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Full text of "Oeuvres complètes de J. de Maistre"

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UNIVERSITY   OF    ILLINOIS    LIBRARY   AT  URBANA-CHAMPAIGN 


AUG2SÎ! 

OCT   9  jfl 


t  ÎS73 


SEP  2  2  1817 


L161  —  O-1096 


ŒUVRES  COMPLETES 

DE 

JOSEPH  DE  MAISTRE 


PROPRIÉTÉ  DES  ÉDITEURS 


Lt*b.  —  Imprimerie  Vitt»  &  Perbdbsel,  ruo  Sala,  58. 


OEUVRES  COMPLÈTES 

DE 

J.  DE  MAISTRE 

NOUVELLE  ÉDITION 
Contenant  ses  Œuvres  posthumes  et  toute  sa  Correspondance  inédite 

TOME  ONZIÈME 

CORRESPONDANCE 
ni 

1808  —  1810 


LYON 

LIBRAIRIE  GÉNÉRALE  CATHOLIQUE  et  CLASSIQUE 

VITTE  et  PERRUSSEL,  ÉDITEURS  -  IMPRIMEURS 
3  et  5,  Place  Bellecour 

•  1885 


• 


LETTRES 


D  E 


J.  DE  MAISTRE 


246 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  4  (16)  janvier  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Quoique  vous  m'eussiez  averti  depuis  longtemps  que 
vous  attendiez  un  envoyé  anglais  à  Cagliari,  j'ai  vu 
cependant  dans  les  papiers  publics,  avec  un  plaisir  égal 
à  celui  de  la  surprise,  le  nom  de  l'honorable  M.  Hill  et 
celui  de  M.  Smith,  son  secrétaire  de  légation.  Cette  dé- 
marche est  bien  digne  de  S.  M.  Britannique.  Quoiqu  Elle 
se  trouve  seule  en  scène  dans  ce  moment,  je  ne  désespère 
pas  que  sa  protection  généreuse  ne  puisse  encore  obtenir 
à  S.  M.  une  situation  décente,  en  attendant  d'autres 
T.  xi.  I 


2  LETTRE 

événements  dont  la  date  seule  me  paraît  douteuse.  Il 
n'y  a  rien  de  si  sage  que  les  mesures  vigoureuses  prises 
par  cette  puissance  :  c'est  ainsi  qu'elle  est  ce  qu'elle  est, 
et  qu'elle  peut  beaucoup.  Lorsqu'il  s'agit  d'agir  terres- 
trement  sur  le  continent  et  de  s'amalgamer  avec  les 
autres  puissances,  elle  n'est  plus  la  même.  Voilà  donc 
le  monde  partage  en  terre  et  en  eau  et  n'ayant  plus  que 
deux  propriétaires.  Jamais  on  n'a  vu  un  tel  état  de 
choses.  Il  y  a  cependant  entre  ces  deux  pouvoirs  une 
immense  différence  :  c'est  que  le  premier  est  invulnérable 
à  la  force  du  second  ,  mais  le  réciproque  n'est  pas  vrai, 
et  c'est  a  quoi  il  faut  faire  grande  attention.  Je  crois 
avoir  eu  l'honneur  de  vous  le  dire  et  rien  n'est  plus  vrai, 
toutes  les  puissances  maritimes  ont  péri  parterre,  depuis 
la  bataille  de  Zama  jusqu'à  celle  d'Agnadcl.  L'Angle- 
terre peut  être  attaquée  ebez  elle  ou  dans  l'Inde.  Une 
Invasion  ebez  elle  parait  chimérique  à  la  raison  méditant 
sur  bs  bases  ordinaires;  cependant  je  ne  serais  pas 
parfaitement  tranquille  sur  ce  point,  vu  que,  dans  les 
temps  de  Révolution,  rien  n'arrive  que  ce  qui  ne  doit 
pas  arriver  j  de  manière  qu'à  chaque  instant  le  bon  sens 
se  trouve  déroule.  Du  coté  de  l'Inde,  le  péril  est  beaucoup 
plus  certain  et  mérite  toute  l'attention  de  l'Angleterre. 
Le  perfectionnement  de  la  navigation,  le  mélange  des 
nations,  la  connaissance  des  langues,  l'audace  d'une 
ambition  sans  frein  et  l'habitude  des  entreprises  exagé- 
rées ont  appris  à  mépriser  les  distances.  La  Russie 
touche  à  la  Perse  et  la  Perse  au  Mogol  :  il  ne  faut  s'en- 
dormir sur  rien. 

  M  faut  se  rappeler  même  qu'on  attache  toujours 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  3 

un  agneau  sur  le  piège  qui  attend  le  loup.  M.  le  Comte 
de  Front,  qui  lira  ceci,  verra  ce  qu'il  en  faut  penser.  Je 
suis  au  reste  fort  éloigné  de  croire  que  rien  de  ce  qui 
peut  passer  dans  la  tête  d'un  individu  puisse  échappera 
l'œil  d'un  gouvernement  éclairé,  qui  en  sait  toujours 
plus  qu'un  particulier:  cependant  mon  avis  est  qu'il  faut 
toujours  dire,  sauf  aux  intéressés  à  faire  de  chaque 
notion  l'usage  convenable. 

Je  contemple  beaucoup  ici  l'ambassade  française  qui 
n'a  rien  de  merveilleux.  Le  spectacle  qui  m'a  frappé,  de- 
puis le  commencement  de  la  Révolution,  c'est  la  médio- 
crité des  personnes  par  qui  de  si  grandes  choses 
s'exécutent.  Dès  que  ces  fameux  personnages  sont  isolés 
et  qu'on  les  voit  un  à  un  séparés  de  la  grande  machine, 
je  vous  assure  que  personne  n'est  humilié.  Dans  ce  mo- 
ment, il  y  a  un  homme  véritablement  extraordinaire  qui 
mène  tout;  mais,  s'il  disparaissait,  vous  verriez  crouler 
l'édifice  en  un  clin  d'œil.  Je  m'amuse  beaucoup  à  consi- 
dérer Caulaincourt.  Il  est  bien  né  et  il  s'en  targue,  il 
représente  un  homme  qui  fait  trembler  le  monde,  il  a 
six  ou  sept  cents  mille  francs  de  rente.  Il  est  le  premier 
partout,  etc.  Je  vous  assure  cependant  qu'il  a  l'air  fort 
commun  sous  sa  broderie,  qu'il  est  raide  en  compagnie 
comme  s'il  avait  des  fils  d'archal  dans  les  jointures,  et, 
qu'au  jugement  de  tout  le  monde,  il  a  l'air  de  Ninette  à 
la  Cour.  Ce  phénomène,  de  la  puissance  balbutiant  de- 
vant la  véritable  dignité,  m'a  frappé  mille  et  mille  fois 
depuis  l'ouverture  de  la  grande  tragédie/ 

Le  Général  Savary  est  parti  le  28  décembre  (n.  s.);  je 
ne  crois  pas  du  tout  qu'avant  son  arrivée,  il  soit  pris 


4  LETTKE 

aucune  détermination  à  mon  égard  :  je  suis  au  demeurant 
à  peu  près  indifférent  sur  le  succès.  Si  je  pars,  je  serai 
très  content  de  pouvoir  entreprendre  quelque  chose 
pour  les  intérêts  du  Roi  ;  si  je  reste,  je  serai  très  content 
d'échapper  aux  dangers  de  cette  entreprise. 

S.  M.  1.  avait  nommé  M.  Bibikof,  ci-devant  Ministre 
en  Bavière,  et  M.  le  Comte  de  Boutourlin,  Ministre  dé- 
signe auprès  de  Sa  Sainteté  avant  la  brouillerie,  pour 
le  représenter,  savoir  :  le  premier  auprès  de  S.  M.  le 
Roi  de  Naples,  et  le  second  auprès  de  S.  M.  le  Roi  de 
Hollande.  Mais  l'Empereur  voyant  que  le  premier  de 
ces  Souverains  lui  envoyait  le  Duc  de  Mondragone  et  le 

second  l'Amiral  ,  il  a  jugé  convenable  à  sa  dignité 

et  à  l'amitié  qui  l'unit  à  S.  M,  l'Empereur  des  Français, 
Roi  d'Italie,  d'envoyer  de  son  côté  des  hommes  plus 
qualifiés.  En  conséquence  le  Prince  Serge  Dolgorouki 
partira  pour  Naples,  et  le  Prince  Repnin  de  Moscou 
pour  Utrecht. 

Rien  de  nouveau  sur  la  Suède.  Beaucoup  de  mauvais 
plaisants  disent  qu'on  attend  les  ordres  de  la  France. 
Cette  guerre,  entreprise  sans  sujet  contre  ce  Roi  gentil- 
homme, serait  extrêmement  anti-nationale  et  probable- 
ment réussirait  mal.  Qui  sait  cependant  si  la  parade 
immense  qui  aura  lieu  après-demain,  n'a  pas  quelque 
rapport  à  cette  guerre.  Après-demain  donc,  jour  de 
l'Epiphanie  et  de  la  bénédiction  des  eaux,  il  y  aura  à 
Saint-Pétersbourg  plus  de  40,000  hommes  sous  les 
armes.  S.  M.  I.  a  pris  la  peine  d'écrire  elle-même,  sur 
six  pages,  le  détail  de  toutes  les  manœuvres,  et  aujour- 
d'hui même  Elle  a  parcouru  les  rues  avec  son  auguste 


A    M.    LE  CHEVALIER    DE  B0SS1. 

frère,  pour  fixer  le  poste  de  chaque  corps.  La  ville  est 
divisée  en  quartiers,  chaque  quartier  est  sous  l'inspec- 
tion d'un  Général,  afin  que  tout  se  passe  dans  l'ordre 
convenable.  Tous  les  uniformes  sont  neufs,  les  bro- 
deries, les  casques  et  les  panaches  sont  de  la  plus  grande 
beauté.  Ordinairement,  c'était  le  thermomètre  qui  déci- 
dait de  cette  cérémonie.  Mais  cette  fois  S.  M.  a  déclaré 
qu'on  n'aurait  nul  égard  à  l'intensité  du  froid.  L'hiver 
étant  enfin  arrivé,  après  un  retard  presque  miraculeux, 
nous  avons  aujourd'hui  dix  degrés.  Qui  sait  s'il  n'y  en 
aura  pas  12  à  \  5  après-demain  ?  Les  parents  qui  verront 
leurs  enfants  sous  les  armes,  à  travers  les  vitres,  désire- 
ront beaucoup  la  fin  de  la  cérémonie.  Vous  noterez, 
Monsieur  le  Chevalier,  que  nul  militaire  ne  peut  porter 
de  pelisse  ni  même  de  manteau  dans  ces  occasions.  Les 
Ministres,  également  sans  pelisse,  font  leur  cour  aux 
Impératrices  sur  un  grand  balcon  qui  a  vue  sur  la  Néva. 
Les  Princesses,  comme  vous  savez,  sont  enveloppées 
artistement.  Le  Corps  diplomatique  n'est  point  gêné  : 
celui  qui  trouve  qu'il  en  a  assez  rentre  dans  la  salle  pour 
se  frotter  à  un  poêle  et  prendre  du  café.  Je  suis,  pour 
mon  compte,  entièrement  façonné  à  ce  climat.  Pour 
revenir  au  sujet  principal,  je  crains  que  ce  nombreux 
-  rassemblement  ne  finisse  par  une  guerre  que  tout  le 
monde  déteste.  —  On  ne  sait  rien  de  certain  sur  l'Au- 
triche. Les  Anglais  ont  été  écartés  de  Vienne,  mais  cette 
première  condescendance  n'est  point  précisément  une 
déclaration  de  guerre.  Le  Cabinet  de  Vienne  a  même  eu 
l'art  de  décliner  habilement  la  première  insinuation,  ou, 
si  vous  voulez,  le  premier  ordre  de  la  France  ;  mais 


6  LETTHE 

jusqu'à  présent  nous  n'avons  pas  vu  que  les  complai- 
sances politiques  aient  un  terme. 

Tout  le  monde  dit  ici,  comme  je  viens  de  l'écrire, 
qu'il  y  aura  après-demain  au  moins  40,000  hommes 
sous  les  armes  :  c'est  un  article  de  foi.  Cependant  quel- 
ques incrédules,  qui  prétendent  même  avoir  le  secret  des 
prêtres,  soutiennent  qu'il  n'y  en  aura  réellement  que 
24)000.  Je  suis  tout  prêt  à  le  croire  ;  car  sur  le  nombre 
des  troupes,  sur  celui  des  morls  dans  les  batailles  et  sur 
la  population  des  villes  et  pays,  je  ne  sais  pas  si  on  a  dit 
une  fois  la  vérité  depuis  la  création  du  monde. 

M.  le  Comte  de  Front  vous  aura  sans  doute  informé 
de  la  manière  noble  et  délicate  avec  laquelle  le  Ministre 
de  Russie  a  été  traité  à  Londres.  C'est  une  bonne  leçon 
a  ce  Cabinet  qui  a  congédié  brusquement  et  sans  au- 
dience Milord  Gower.  11  est  vrai  qu'il  avait  fort  déplu 
ici,  mais  la  politique  doit  toujours  agir  sans  affection  et 
sans  autre  règle  que  la  raison  et  la  grandeur.  Au  reste, 
Monsieur  le  Chevalier,  je  vous  l'ai  dit  souvent  et  rien 
n'est  plus  vrai  :  les  Anglais  ne  savent  pas  négocier,  le 
caractère  national  exclut  même  ce  talent.  Il  a  quelque 
chose  d'exclusif  de  raide  et  de  hautain  qui  gâte  les  af- 
falres.  Tout  traité  d'alliance  avec  eux  ne  doit  avoir  que 
deux  articles:  -Ier  Les  Anglais  feront  par  mer  autant  de 
mal  a  l'ennemi  qu'il  sera  possible  ;  2e  Ils  nous  paieront 
tant  de  millions,  avec  lesquels  nous  lui  ferons  par  terre 
autant  de  mal  que  nous  pourrons.  Tout  le  reste  est  en 
l'ail  cl  finira  mal. 

Les  nations  sont  comme  les  individus,  c'est  un  mé- 
lange de  bien  et  de  mal,  et  l'anglaise  a  d'assez  beaux 


A   M.    LE  CHEVALIER   D fi   KOSSI.  7 

côtés  pour  que  les  autres  puissent  dire  avec  quelque 
mouvement  de  jalousie:  Non  fccit  laliter omni naiioni. 

Au  surplus  on  n'a  exercé  aucune  violence  ni  même 
aucune  rigueur  contre  les  Anglais  qui  sont  ici,  ni  sur 
leurs  propriétés.  L'ancien  Ambassadeur,  Milord  Douglas 
qui  est  à  Moscou  et  qui  s'y  trouve  à  merveille,  a  écrit, 
dit-on,  à  S.  M.  I.  pour  obtenir  la  permission  de  de- 
meurer où  il  est.  On  l'a  excessivement  turlupiné  dans 
les  papiers  anglais  sur  quelques  ridicules  extérieurs 
qu'il  s'était  donnés  ici  et  que  nous  n'avons  pas  vus. 
Son  véritable  tort  est  qu'il  parle  trop  bien  français  et 
italien,  qu'il  s'est  habitué  à  notre  soleil,  à  nos  dames  et 
à  nos  mœurs,  et  qu'il  pourrait  fort  bien  ne  tenir  à  Y  An- 
gleterre que  par  son  nom.  Il  est  devenu  fort  amoureux 
de  la  belle  et  riche  Comtesse  Potocka,  célèbre  par  ses 
amants  et  par  ses  maris,  dont  le  dernier  l'a  laissée  veuve. 
Esclave  grecque  par  sa  naissance,  la  beauté  l'a  menée  à 
tout.  Nul  homme,  dit-on,  n'a  pu  conserver  le  bon  sens 
devant  elle.  Je  l'ai  connue  âgée  de  cinquante  ans:  je  ne 
répondrais  pas  d'une  tête  de  vingt  en  sa  présence.  Dou- 
glas veut  l'épouser,  mais  elle  ne  veut  pas  parce  qu'une 
sorcière  lui  a  prédit  qu'elle  mourrait  Impératrice.  —  Que 
de  bon  sens  de  part  et  d'autre  !  Mais  je  ne  puis  recom- 
mencer une  autre  feuille.  Pardon. 


8 


LETTRE 


247 

A  u  Mê  m  e  . 

Saint-Pétersbourg,  10  janvier  1808. 

Ce  serait  une  chose  plaisante,  M.  le  Chevalier,  si  vous 
aviez  commence  quelque  négociation  au  moment  où  j'ai 
fait  cette  démarche  auprès  de  la  France.  Ma  foi,  tant  pis 
pour  vous  !  Pourquoi  ne  me  tenez  vous  pas  au  fait  de  ce 
qui  se  passe  ?  Au  reste,  je  ne  vois  pas  qu'il  puisse  ar- 
river le  moindre  inconvénient  de  tout  ceci.  L'Empereur 
de  France  rira  tout  au  plus  de  vous  et  de  moi  :  ce  n'est 
pas  un  grand  mal.  Je  penche  toujours  à  croire  qu'on  a 
fait  une  équivoque  sur  la  personne.  Ce  que  je  vous  de- 
mande en  grâce,  c'est  de  vouloir  bien  vous  rappeler  ce 
que  je  me  souviens  d'avoir  eu  l'honneur  de  vous  mander 
une  fois.  Je  vous  ai  prié,  et  je  vous  prie  de  nouveau  très 
instamment  de  faire  en  sorte  qu'on  ne  dispose  pas  de 
moi  sans  m'avertir  ;  ce  serait  me  rendre  désobéissant, 
sans  qu'il  \  eût  de  ma  faute,  et  me  perdre  sans  raison, 
.le  consentais  volontiers  à  m'absenter  pour  quelque  temps 
si  j'avais  pu  ainsi  me  rendre  utile  au  Roi;  mais  que 
j'aille  planter  ailleurs  mon  tabernacle,  c'est  ce  qui  n'est 
pas  possible.  Vous  m'avez  coupé  en  deux  :  je  ne  puis 
laisser  ici  une  moitié  de  moi-môme  et  conduire  l'autre 
ailleurs.  Il  faudrait  pour  cela  des  préliminaires  qui  sont 
orl  éloignés  des  idées  de  S.  M.;  d'ailleurs  j'ai  bâti  ici 


A    M.    LE  CHEVAL]  EK   DE   ROSSI.  9 

une  maison  telle  quelle,  malgré  voti>canon  qui  n'a  cessé 
de  tirer  sur  moi  avec  toute  la  poudre  et  tous  les  boulets 
qui  vous  restaient.  A  mon  âge,  voulez-vous  que  j'aille 
bâtir  ailleurs  avec  les  mêmes  dangers?  ISon,  en  vérité, 
il  y  a  trop  à  perdre.  Je  ne  crois  pas  inutile  de  prendre 
ces  précautions  avec  vous  ;  car,  telle  est  la  bizarrerie  des 
événements  à  cette  époque,  qu'on  pourrait  fort  bien  me 
croire  utile  ailleurs,  au  moment  où  j'y  songerais  le 
moins;  et  vous  êtes  trop  équitable  pour  ne  pcs  sentir 
que  je  ne  suis  plus  en  état  de  prendre  mon  parti  sur 
deux  pieds.  Laissez-moi  donc  ici  tant  que  je  vous  serai 
utile,  renvoyez-moi  quand  je  vous  ennuierai,  même 
sans  m'avertir  (de  la  même  manière  que  mon  grade  me 
fut  ôté  il  y  a  trois  ou  quatre  ans).  Je  ne  puis  plus  éprou- 
ver ni  chagrin  ni  plaisir.  Une  autre  raison  me  chassera 
du  service  du  Roi,  même  malgré  vous  et  malgré  moi, 
c'est  la  dépense.  Tout  est  hors  de  prix.  J'avais  promis 
de  tenir  compte  sans  retard  de  la  somme  payée  à  ma 
femme  :  je  n'aime  pas  parler  en  L'air  ni  demander  de 
l'argent;  jamais  je  n'en  ai  demandé,  excepté  pour  ache- 
ter du  pain  et  de  la  bière  en  arrivant  ;  mon  fils  me 
dévore,  malgré  sa  sagesse  qui  fait  spectacle  ici.  J'espère 
que  vous  ne  me  direz  pas  :  Pourquoi  Vavez-vous  mis  là. 

On  m'a  donné  ici  pour  certain  que  S.  M.  la  Reine 
était  enceinte.  Ensuite  j'ai  appris  de  Milan  que  la  chose 
était  douteuse.  Si  la  chose  était  vraie,  ou  si  la  Princesse 
nouvellement  arrivée  devenait  enceinte  (ce  qui  revient 
au  même  pour  la  succession),  souvenez-vous  de  cette 
vérité  ,  que  le  Prince  qui  naîtra  en  Sardaigne,  qui  sera 
élevé  en  Sardaigne  et  qui  aura  une  nourrice  sarde,  ne 


10  LETTRE 

régnera  jamais.  La  première  chose  dont  un  observateur 
philosophe  s'aperçoit  en  Sardaigne,  c'est  que  la  Souve- 
raineté n'appartient  point  à  ce  peuple:  voilà  pourquoi 

11  n'y  a  jamais  eu  de  Roi  sarde,  quoique  toutes  les 
autres  îles,  depuis  la  Sicile  jusqu'à  Ithaque,  aient  eu 
leurs  Souverains  indigènes. 

Si  le  ciel  nous  donnait  un  Prince,  il  faudrait  nous 
garder  de  l'ancienne  éducation  piémontaise  (fort  bonne 
in  Mo  temporc)  comme  de  la  mort  II  faut  que  l'éducation 
soit  tout  à  fait  septentrionale,  et  il  faut  surtout  que 
l'enfant  royal  ait  auprès  de  lui  une  bonne  anglaise  qui 
lui  donne  sa  langue  in  succum  et  sanguinem.  D'abord  il 
n'y  a  plus  que  deux  langues  libres  dans  le  monde,  les 
autres  sont  serres,  et  puis  il  y  a  d'autres  raisons  pour  la 
langue  anglaise  :  croyez-moi  sans  autre  détail.  Tout  ceci 
ctant  fort  délicat,  je  vous  l'écris  confidentiellement,  sauf 
a  vous,  Monsieur  le  Chevalier,  à  en  faire  l'usage  que  les 
circonstances  suggéreront.  Muriinùm  vale. 

Y  A  Mlu  Adèle  de  Maistrr. 

Sainl-Pétersbourg,  10  janvier  1808. 

Mon  cher  Cœar,  dans  une.  lettre  qui  peut-être  ne  te 
sera  point  encore  parvenue  lorsque  tu  recevras  celle-ci, 
je  te  disais  que  je  n'avais  pas  la  moindre  espérance  de 


k  Mlle  ADÈLE  DE  MAISTBE.  H 

t'envoyer  mon  portrait,  qui  ne  se  faisait  jamais  que  de- 
main. Le  même  jour  j'allai  chez  Xavier.  Tout  à  coup  il 
me  dit,  à  propos  de  toute  autre  chose  :  «  A  propos,  il 
«  faut  que  je  fasse  ton  portrait  ;  voyons  si  j'ai  des  ivoires. 
«  —  Non,  rien  ne  me  contente  ;  il  faut  que  je  le  peigne 
«  sur  cette  palette  qui  est  forte  :  je  vais  la  laver.  —  Fort 
«  bien  ,  allons  vite.  —  A  propos,  j'ai  pensé  qu'il  fallait 
«  le  faire  graver,  j'ai  déjà  parlé  au  graveur.  Tu  as 
(c  beaucoup  d'amis  :  cette  gravure  est  nécessaire.  »  — Et 
voilà,  ma  chère,  comment  tu  auras  dans  peu  de  temps 
ma  chienne  de  figure.  Tu  auras  peine  à  me  reconnaître, 
tant  j'ai  vieilli.  Je  ne  suis  pas  gris  comme  un  âne, 
comme  disait  notre  ami  Costa,  mais  blanc  comme  un 
cygne.  Cela  est  plus  élégant  et  plus  triste.  Que  veux-tu, 
ma  chère  Adèle  ,  il  faut  obéir  au  temps. 

Son  vol  impétueux  me  presse  et  me  poursuit. 
Je  n'occupe  qu'un  point  de  la  vaste  étendue, 

Et  mon  âme  éperdue 
Sous  mes  pas  chancelants  voit  ce  point  qui  s'enfuit. 

J'aurais  cependant  bien  mauvaise  grâce  de  me  plaindre 
d'être  ainsi  poussé  par  le  temps  ;  ce  qui  me  fâche,  c'est 
de  faire  le  voyage  loin  de  toi,  et  de  ne  pouvoir  jaser 
avec  toi  pendant  que  la  barque  vole.  Ma  plume  res- 
semble un  peu  (et  en  cela  seul)  à  celle  de  Madame  de 
Sévigné  :  elle  a  la  bride  sur  le  cou.  Elle  pouvait  bien  se 
dispenser,  par  exemple,  de  griffonner  ces  lugubres  mo- 
„  ralités  sur  le  temps;  mais  qui  peut  arrêter  certaines 
plumes  ? 


1 2  LETTRE 

Nos  sanlés  respectives  sont  parfaites.  Ton  frère  est 
toujours  à  cheval,  et  me  mange  plus  d'argent  que  je  ne 
voudrais  ;  mais  je  ne  puis  me  plaindre,  puisqu'il  en 
mange  moins  quil  ne  faudrait.  Si  l'on  te  faisait  Cheva- 
lier-Garde, tune  serais  pas  plus  sage.  L'on  me  compli- 
mente beaucoup  sur  son  éducation  ;  mais,  comme  il  est 
de  toute  justice,  j'en  renvoie  tout  l'honneur  à  ta  mère, 
car  je  n'ai  rien  tant  en  horreur  que  de  posséder  le  bien 
d'autrui.  —  Si  tu  ne  trouves  pas  dans  cette  lettre  une 
feuille  de  sa  façon,  il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir,  il  allait 
prendre  la  plume  lorsqu'il  a  été  commandé.  Gloire,  tu 
commandes  ;  adieu  mes  amours!  Cette  gloire  pacifique 
ne  m'ôte  pas  le  sommeil.  Je  ne  me  rappelle  jamais  l'autre 
sans  terreur. 

Je  t'avais  invitée ,  par  écrit ,  à  un  souper  où  tu 
n'es  point  venue  :  je  t'attendis  en  bâillant  jusqu'à 
deux  heures  du  matin.  Tu  as  commis  là  une  grande 
indignité, 

Et  le  Caucase  affreux,  t'engendrant  en  courroux, 
Te  fit  le  cœur  plus  froid,  plus  dur  que  ses  cailloux. 

Peut-on  finir  plus  amoureusement  ?  Mille  tendresses  à 
mes  trois  femmes. 


A  M.    LE  CHEVALIER  DE  R0SSI. 


13 


249 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  janvier  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Vous  avez  vu  dans  mes  précédents  numéros  que  je  ne 
croyais  par  devoir  adhérer  jusqu'à  nouvel  ordre  à  ce 
devoir  hebdomadaire  dont  vous  me  parlez  dans  votre 
numéro  26.  En  premier  lieu,  écrire  toutes  les  semaines 
par  la  poste,  c'est  donner  un  chiffre  (si  on  ne  Ta  pas 
déjà)  :  tenez  la  chose  pour  sûre.  D'ailleurs  si  je  vous  écri- 
vais chaque  semaine,  je  serais  obligé  de  vous  écrire  que 
la  Neva  coule  à  Saint-Pétersbourg.  Ensuite  lorsque  je 
trouverais  l'occasion  d'un  courrier,  êtes-vous  bien  sûr 
que  sans  secrétaire  ni  aide  d'aucune  espèce,  j'aurais  la 
patience,  peut-être  même  le  pouvoir,  de  reprendre  toutes 
ces  petites  lettres  et  de  les  refondre  péniblement  pour  en 
faire  des  dépêches  telles  que  celles  que  je  vous  adresse? 
IN'ayant  point  de  registre,  il  faudrait  prendre  les  copies  à 
la  presse  anglaise  qui  me  les  rendrait  en  chiffres.  Il  fau- 
drait donc  traduire  :  joli  travail,  comme  vous  voyez. 
Conclusion  :  il  n'y  a  rien  de  mieux  que  de  me  servir, 
comme  je  fais,  de  tous  les  courriers  Anglais,  Allemands 
et  Siciliens  pour  envoyer  des  dépêches  en  règle.  J'ai 
pour  moi  l'exemple  de  tous  les  autres  Ministres.  Aucun 


\A  LETTRE 

n'écrit  par  la  poste.  Je  vois  par  votre  dernière  lettre  que 
vous  avez  été  longtemps  privé  des  miennes  ;  c'est  un 
accident,  un  véritable  casus  maris,  inévitable  dans  notre 
position. 

Vous  avez  vu,  Monsieur  le  Chevalier,  combien  j'ai 
été  surpris  de  lire  dans  une  lettre  d'Allemagne  :  //  y  a 
un  plénipotentiaire  Français  à  Cagliari.  J'en  doute  en- 
core, quoique  le  ton  général  de  votre  dernière  lettre 
favorise  cette  supposition.  En  tous  cas  j'aurai  l'honneur 
de  vous  dire  sur  ce  sujet,  comme  sur  celui  du  testament 
du  Cardinal  d'York,  que  pour  les  choses  qui  intéressent 
essentiellement  le  Souverain  et  qui  ne  peuvent  être  ca- 
chées, il  est  de  toute  nécessité  d'informer  les  Ministres 
résidents  près  des  Cours  principales,  et  même  de  leur 
donner  quelques  instructions  éventuelles,  sans  lesquelles 
ils  sont  exposés  à  répondre  et  même  à  agir  mal.  Vous 
ne  pensez  pas  sans  doute  que  le  testament  du  Cardinal 
puisse  être  ignoré  :  tous  les  papiers  le  publieront,  tout 
le  monde  en  parlera.  Alors  le  Ministre,  obligé  de  ré- 
pondre comme  ne  sachant  rien,  fait  tout  au  moins  une 
figure  ridicule  ;  ce  qui  est,  je  vous  assure,  très  peu  né- 
cessaire. Tout  ceci  sauf  meilleur  avis. 

La  plupart  des  officiers  piémontais  qui  sont  ici  se 
trouvent  dans  le  plus  grand  embarras,  car  ils  sont  me- 
nacés de  la  confiscation  s'ils  ne  rentrent  pas  dans  un 
terme  de  trois  mois  qui  est  déjà  expiré.  Le  Chevalier 
Gianotti,  qui  avait  profité  de  la  paix  pour  aller  voir  sa 
famille,  s'est  trouvé  présent  à  la  promulgation  de  la  loi; 
mais  en  brave  homme  qu'il  est,  il  a  dit  qu  il  avait  prêté 
serment  et  il  est  parti  ;  mais  il  s'est  fait  précéder  d'une 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE   ROSSI.  \  5 

lettre  qui  implorait  mes  bons  offices  dans  cette  circons- 
tance. Il  serait  inutile  de  vous  expliquer  tout  ce  que  j'ai 
fait,  car  vous  ne  connaissez  ni  les  hommes  ni  les  ani- 
croches du  moment.  Le  gouvernement  ne  montre  aucune 
chaleur  pour  eux,  et  même  le  Ministre  des  affaires  étran- 
gères a  répondu  tranquillement  au  plus  intéressé  de  tous 
(le  Baron  de  Meyran  qui  vient  d'hériter  de  son  frère), 
qu'il  était  bien  naturel  qu'un  Prince  cherchât  à  ramener 
ses  sujets.  Ainsi  doit  parler  la  politique  qui  a  beaucoup 
de  cervelle,  mais  point  de  front.  De  savoir  ensuite  si 
cette  phrase  doit  être  prise  au  pied  de  la  lettre,  c'est  une 
autre  question.  Le  Comte  de  Roumantzof  a  le  cœur  très 
bon.  L'Empereur  aime  beaucoup  les  Piémontais.  Il  peut 
très  bien  se  faire  que  le  jour  même  où  ce  discours  a 
été  tenu,  on  ait  agi  pour  ces  officiers. 

Messieurs  le  Comte  de  Galaté,  le  Chevalier  Manfredi 
et  le  Baron  de  Meyran  ont  reçu  la  croix  de  Saint-Georges. 
Ce  dernier  n'était  désigné  d'abord  que  pour  celle  de 
Saint-Wladimir  ;  mais  la  chose  dépendait  en  partie  du 
Ministre  de  la  Marine,  chez  qui  je  suis  reçu  avec  une 
bonté  qui  ressemble  à  l'amitié  ou  même  à  la  parenté. 
Saint-Wladimir  s'est  métamorphosé  en  Saint-Georges. 

Je  vous  ai  fait  connaître  la  manière  délicate  avec  la- 
quelle il  vient  de  m'obliger  grandement  dans  la  personne 
de  mon  frère.  Je  tâcherai  de  profiter  de  ses  dispositions 
bienfaisantes  pour  rendre  service  aux  officiers  piémon- 
tais qui,  je  l'espère,  en  seront  quittes  pour  la  peur. 

Voilà  la  flotte  russe  à  Lisbonne.  Le  6  de  ce  mois  (n.  s.) 
est  arrivé  ici  un  courrier  envoyé  par  l'Amiral  Siniavin, 
par  qui  nous  avons  su  le  départ  du  Prince  Royal  de 


I 6  LETTRE 

Portugal  pour  le  Brésil.  Je  suis  grandement  aise  qu'il 
ait  pris  son  parti.  C'est  le  seul  Prince  de  l'univers  qui 
gagne  en  puissance  et  en  richesses  en  quittant  son  trône, 
car  il  trouvera  à  Rio-Janeiro,  l'or,  les  perles,  les  diamants 
qui  font  sa  richesse  ;  mais  cette  richesse  sera  à  lui,  ce 
qui  est  un  peu  différent.  Voilà  le  plus  grand  événe- 
ment qui  soit  arrivé  sur  le  globe  depuis  mille  ans.  Il  me 
semble  qu'il  y  a  plus  de  deux  ans  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  l'annoncer  directement  à  S.  M.,  ou  à  vous  peut-être, 
Monsieur  le  Chevalier.  Je  disais  :  —  Ou  la  Cour  d'Es- 
pagne, ou  celle  de  Portugal,  ou  Vune  et  Vautre  peut-être 
se  verront  obligées  de  se  transporter  en  Amérique;  alors 
la  Souveraineté  naîtra  dans  cette  partie  du  monde,  et  ce 
sera  une...,  etc..  INous  y  voici.  Lorsque  jadis  le  Portugal 
se  révolta  contre  Philippe  II,  on  répandit  en  Espagne 
des  billets  portant  :  Exemplum  enim  dedi  vobis  ut  quemad- 
modum  ego  feci  ità  et  vos  facialis.  C'est  aujourd'hui  qu'il 
faudrait  répéter  cet  avis  avec  des  intentions  beaucoup 
meilleures  :  mais,  qui  sait  s'il  en  serait  temps  ?  Malheu- 
reuse Espagne!  Là  et  ailleurs,  c'est  une  terrible  chose 
qu'une  femme  !  Mais  la  proscription  est  générale  et  la 
Révolution  universelle.  Je  le  répète  :  la  France  s'empare 
de  l'Europe,  et  l'Europe  s'empare  du  monde.  Choiseul, 
d'Aranda,  Tanucci,  Pombal,  Kaunitz  même,  Frédéric  II 
et  Joseph  II  agissant  noblement  par  eux-mêmes,  et 
sous-aidés  par  une  foule  de  complices  visibles  ou  invi- 
sibles avaient  mis  toutes  les  monarchies  de  l'Europe 
plus  ou  moins  hors  de  leur  base.  Dans  cet  état,  il  ne  faut 
qu'une  secousse  :  elle  est  arrivée,  tout  a  croulé.  Celui 
qui  est  destiné  à  faire  tout  ce  qu'on  a  vu  et  tout  ce  qu'on 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  M 

verra,  s'empare  des  nations  pour  ainsi  dire  vacantes.  Il 
les  réunit  dans  sa  main  de  fer  et  les  fait  marcher  vers 
son  but.  Je  vous  avoue  au  reste,  Monsieur  le  Chevalier, 
que  je  n'ai  pas  reconnu  sa  profondeur  ordinaire  dans 
l'affaire  de  Portugal,  Où  est  l'utilité,  j'entends  pour  lui, 
de  ce  grand  changement?  Que  devient  le  subside  du 
Portugal  ?  Il  y  a  plus  :  que  deviendra  le  Potosi  dans  six 
mois  ?  Comme  on  doit  rire  à  Londres  du  blocus  des 
ports  !  Il  ne  reste  plus  aux  Anglais,  pour  l'écoulement  de 
leurs  marchandises,  que  l'Asie,  l'Afrique,  l'Amérique,  et 
toute  l'Europe  contrebandière.  Certainement  S.  M.  l'Em- 
pereur des  Français  en  sait  plus  que  moi  :  cependant  ces 
questions  ne  me  paraissent  pas  bien  claires. 

Il  me  semble  que  l'Angleterre  pourrait,  si  elle  voulait, 
placer  tous  les  Princes  malheureux  en  Amérique.  —  Et 
pourquoi  pas?  Cette  idée  d'autre  monde  fait  peur  à  l'ima- 
gination; dans  le  fait, ce  n'est  rien.  On  se  traîne,  de  Rome 
ici,  à  travers  des  fatigues  et  des  ennuis  inconcevables 
qui  durent  deux  mois  :  tandis  que  l'homme  qui  s'em- 
barque à  Cadix  avec  sa  femme,  ses  enfants,  ses  domes- 
tiques, s'en  va,  sans  la  moindre  fatigue,  coucher  à  La 
Havane  en  quinze  jours.  Il  ne  s'agit  que  de  régner,  bien 
si  l'on  peut,  mal  s'il  est  nécessaire,  mais  il  faut  régner. 

J'ai  dans  la  tête  un  ouvrage  où  je  développerais  les 
causes  et  les  résultats  futurs  de  cet  incroyable  renverse- 
ment, car  c'est  un  sujet  où  je  crois  voir  assez  clair  ;  mais 
je  n'ose  rien  entreprendre  avant  de  savoir  à  quoi  m'en 
tenir  sur  mon  départ.  Il  y  a  aujourd'hui  plusieurs  jours 
que  j'aurais  pu  avoir  réponse.  Peut-être  l'Empereur  a- 
t-il  voulu  attendre  le  Général  Savary  pour  se  décider  ; 
t.  xi.  2 


\ 8  LETTRE 

peut-être  le  grondera-t-il  de  m'avoir  entendu;  peut-être. 
V agent  envoyé  (si  ce  n'est  pas  un  rêve)  rend  ma  démarche 
inutile.  Enfin  il  y  a  mille  peut-être,  mais  la  suspension 
est  bien  fatigante  pour  moi. 

L'auguste  beau-frère  de  S.  M.  ne  doute  pas  de  pou- 
voir revenir  à  Mitau  quand  il  voudra,  mais  certaines 
notions  qui  me  sont  parvenues  m'en  font  douter  très 
fort.  Je  me  flatte  au  moins  qu'il  ne  s'embarquera  pas 
sans  avoir  la  certitude  d'être  reçu.  M.  le  Comte  de  Blacas 
est  toujours  ici,  mais  d'une  manière  très  pénible.  Il  veut 
absolument  se  retirer  volontairement,  mais  son  Maître 
s'obstine  à  le  retenir,  je  ne  sais  pas  trop  pourquoi.  Nous 
logeons  dans  la  même  maison  et  nous  sommes  fort  bons 
amis  ;  souvent  nous  sortons  ou  nous  rentrons  ensemble 
dans  la  même  voiture.  Nous  sommes  même  entrés  en- 
semble dans  une  maison  où  se  trouvaient  les  Français. 
Blacas  ne  leur  parle  jamais,  ne  les  salue  jamais,  et  ne 
les  regarde  même  jamais  :  c'est  ce  qu'il  doit  faire.  Mes 
devoirs  sont  différents,  mais  je  n'ai  pas  voulu  imiter 
certaines  personnes,  des  Français  même,  qui  fuient  le 
Comte  de  Blacas.  Je  ne  me  gêne  nullement,  et  je  ne  vois 
pas  que  j'aie  aucunement  déplu  ni  au  gouvernement  ni  à 
l'Ambassade  Française.  J'ai  même  des  preuves  du  con- 
traire. Le  Général  Savary  fut  choqué  d'abord  de  la 
hauteur  de  Blacas,  et  il  me  dit  ouvertement  :  «  Cet 
homme  me  choque  la  vue  ;  j'ai  déjà  été  tenté  deux  fois 
de  lui  servir  un  plat  de  mon  métier.  »  —  Gardez-vous  en 
bien,  lui  dis-je,  vous  ne  pourriez  faire  plus  mal.  Le 
Comte  de  Blacas  est  un  brave  homme  qui  fait  son  devoir,  et 
vous  ne  devez  rien  faire  contre  lui.  —  Il  peut  se  faire  que 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  9 

je  lui  aie  été  utile  ;  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  ne  lui 
a  rien  dit.  Il  est  même  invité  à  La  Cour  ;  cependant  il 
n'y  va  pas,  pour  ne  pas  se  trouver  à  côté  de  ses  amis. 
Son  très  grand  bon  sens  lui  dicte  une  raison  de  s'en  al- 
ler qui  me  paraît  décisive.  Si  je  pars  volontairement,  je 
reviendrai  quand  je  voudrai  ;  si  je  me  fais  exclure,  je  ne 
pourrai  plus  revenir  quand  l'intérêt  du  Roi  Vexigcra. 
Mais  précisément  parce  que  ce  départ  serait  utile  à  son 
Maître,  je  crains  que  ce  Prince  n'y  consente  jamais, 
L'Anathème  n'est  pas  levé  !  C'est  la  loi  du  moment. 

Je  suis  extrêmement  curieux  de  savoir  si  mon  savant 
cousin,  le  Chevalier  Napion,  aura  suivi  la  Cour  de  Por- 
tugal ;  je  sais  que  le  7  novembre  il  avait  d'autres  idées  ; 
mais  qui  saiteequi  s'est  passé  jusqu'au  27,  h\\  heuresdu 
matin,  jour  du  départ? 

La  légation  Française  a  donné  ici  la  plus  mauvaise 
idée  du  Prince  Royal  de  Portugal.  Elle  l'a  tourné  en 
ridicule  de  plus  d'une  manière,  le  présentant  entre 
autres  comme  un  Prince  superstitieux,  occupé  à  sonner 
les  cloches  et  à  danser  avec  des  moines.  Tout  le  monde 
d'ailleurs  me  semblait  d'accord  avec  eux  sur  la  faiblesse 
de  son  caractère,  de  manière  que  je  mourais  de  peur 
qu'il  se  laissât  prendre.  Me  voilà  tranquille.  Encore  une 
fois,  je  ne  conçois  pas  du  tout  l'Empereur  des  Français. 
Je  penche  à  croire  qu'il  n'a  pas  cru  que  le  Prince  parti- 
rait, d'autant  plus  que  sa  légation  a  constamment  af- 
firmé ici  quil  ne  partirait  pas.  Vous  aurez  remarqué  que 
l'Infant  d'Espagne  est  parti  avec  sa  famille  adoptive  : 
cette  circonstance  est  fort  remarquable.  Il  y  a  bien  trois 
mois  qu'il  est  arrivé  ici,  dans  la  terre  d'un  négociant  de 


20  LETTRE 

Londres,  un  plan  écrit  en  Anglais,  portant  une  division 
de  toute  l'Amérique  méridionale  entre  l'Infant  et  le 
Prince  régent  de  Portugal.  Suivant  ce  plan,  ce  dernier 
devait  acquérir  le  Pérou  et  régner  avec  le  titre  d'Empe- 
reur de  l'Amérique  méridionale;  à  l'Infant  était  attribué 
le  Chili,  etc.;  et  l'Angleterre,  pour  son  droit  de  com- 
mission, avait,  comme  il  est  de  toute  justice,  la  Havane. 
Il  n'y  a  rien  là  de  fort  improbable.  Dès  qu'une  grande 
puissance  force  les  moyens,  sa  rivale  l'imite  sur  le 
champ,  et  il  n'y  a  plus  de  droit  public. 

Je  vous  ai  parlé  plus  d'une  fois  de  certains  présages 
sinistres  qui  m'effrayaient  au  delà  de  toute  expression. 
Tout  à  coup,  au  grand  étonnement  des  spectateurs  intel- 
ligents, il  s'est  fait  un  calme  parfait.  J'en  ai  demandé  la 
raison  à  un  homme  capable  de  bien  juger.  Il  m'a  répondu 

très  sérieusement  Cette  réponse  est  caractéristique  : 

on  croit  voir  ces  insectes  de  Virgile  qui  vont  s'exterminer, 
lorsque  tout  est  apaisé  pulveris  eociguijactu. 

Les  papiers  publics  ont  extrêmement  parlé  du  rem- 
placement de  M.  le  Comte  deMeerfeld  par  M.  le  Comte 
de  Bellegarde.  Ce  serait  une  assez  grande  bizarrerie  que 
celle  qui  amènerait  ici  un  Ambassadeur  d'Autriche  com- 
patriote du  Ministre  de  S.  M.  Le  premier  demanda 
l'autre  jour  à  l'Ambassadeur  de  Suède  ce  papier  français 
dont  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  parler,  et  où  il  est  (lui, 
Comte  deMeerfeld)  si  maltraité.  L'Ambassadeur  de  Suède 
répondit  qu'il  n'avait  pas  cette  feuille,  mais  l'Autrichien 
s'étant  bien  douté  que  la  gazette  n'avait  été  refusée  que 
par  politesse,  la  lui  a  fait  demander  par  le  Duc  de  Serra- 
Capriola  de  la  manière  la  plus  pressante.  Le  Baron  de 


A   M.    LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  2î 

Stedingk  Ta  donc  envoyée  à  l'Ambassadeur  d'Autriche 
qui  l'a  renvoyée  accompagnée  de  six  pages  de  justifi- 
cation. Il  y  démontre  par  des  pièces  authentiques  : 
4°  Qu'il  n'était  point  à  Braunau  qu'on  l'accuse  d'avoir 
mal  défendu;  2°  Qu'il  n'a  pas  fait  un  mouvement  sans  un 
ordre  précis  de  l'Empereur  son  Maître.  Le  Prince  Bagra- 
tion,  qui  était  sur  les  lieux  et  qui  d'ailleurs  fait  beaucoup 
de  plaintes  sur  ce  Général,  l'absout  de  même  complète- 
ment sur  les  accusations  imprimées  à  Paris.  Cependant 
ces  publicités  sont  fort  désagréables.  M.  de  Meerfeld  est 
homme  d'esprit,  fort  b@n  Autrichien,  très  bon  théori- 
cien, brave  comme  son  épée,  mais  il  a  une  certaine 
finesse  entortillée  qui  ne  plaît  pas,  et  jamais  il  n'a  été 
heureux  à  la  guerre.  Or,  vous  savez,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, ce  que  disait  avant  tout  Mazarin  lorsqu'on  lui  pro- 
posait un  général.  —  Est-il  heureux  ?  —  Il  est  assez  com- 
mun dans  le  monde  devoir  des  gens  qui  savent  fort  bien 
les  jeux  et  qui  s'y  ruinent. 

S.  M.  I.  vient  de  faire  présent  à  Monsieur  l'Ambas- 
sadeur de  France,  d'un  carrosse  magnifique  qui  a  coûté 
8,000  roubles,  attelé  de  six  chevaux  de  la  plus  grande 
beauté.  M.  le  Général  de  Caulaincourt  a  donné  4  00  Na- 
poléons au  cocher  qui  lui  a  amené  la  voiture. 

Le  Roi  de  France  est  inscrit  cette  année  dans  l'aima- 
nach  de  la  Cour  de  la  manière  suivante  :  Son  Altesse 
Royale  Louis  Stanislas  Xavier,  frère  de  S.  M.  Louis  XVI, 
Roi  de  France.  Celui  qui  a  inventé  cette  phrase  mérite 
bien  la  croix  de  Saint-Wladimir  qui  s'accorde  aux  talents 
dans  tous  les  genres. 

Ce  même  Prince  avait  un  cuisinier,  homme  de  confi- 


22  LETTRE 

ance  comme  tout  ce  qui  l'entoure.  Cet  homme  était  dans 
la  cuisine  un  véritable  Cerbère,  et  le  meilleur  garde  du 
corps  de  S.  M.  Si  quelqu'un  étrangers  la  maison  s'était 
avisé  d'approcher  de  son  feu  ou  de  son  potager,  il  eût 
été  homme  à  lui  jeter  un  tison  dans  les  jambes.  —  Il 
vient  de  partir  et  de  rentrer  en  France. 

Ri  en  de  nouveau  sur  la  Suède  ;  on  se  flatte  toujours 
que  la  continuation  de  la  paix  n'est  pas  au  rang  des 
choses  impossibles,  je  souhaite  qu'on  ne  se  trompe  pas. 

Il  faudrait  enfin,  je  le  sens,  vous  remercier  de  tout  ce 
que  vous  me  dites  d'obligeant  dans  ce  numéro  26  auquel 
je  réponds,  mais  je  vous  prie  de  m'excuser  ;  je  n'en  ai 
pas  la  force.  Homme  sans  pain  et  sans  espérance,  père 
sans  patrie  et  sans  propriété,  époux  sans  femme,  man- 
dataire sans  moyens,  ministre  sans  fonctions,  gentil- 
homme sans  titre,  employé  sans  grade,  etc.,  etc.  — 
Occallui.  Je  ne  suis  plus  qu'un  tronc  et  ne  sens  plus  rien. 

J'ai  l'honneur  d'être  

P.  S.  —  On  parle  publiquement  en  Suède  et  en  Da- 
nemark, et  ici  universellement,  du  mariage  de  S.  M. 
l'Empereur  des  Français,  Roi  d'Italie,  avec  la  grande 
Duchesse  Catherine.  Cela  ferait  un  superbe  mariage  * 
mais  nous  ne  comprenons  pas  comment  on  aplanirait  la 
difficulté  du  divorce  nécessairement  préalable.  On  dit 
sur  cela  que  le  premier  mariage  est  purement  civil,  mais 
je  n'en  crois  rien,  et  je  croirai  le  divorce  quand  je  le 
verrai.  Je  me  borne  à  vous  faire  connaître  les  faits  sans 
me  répandre  en  réflexions  inutiles.  Tous  les  intéressés 
sont  majeurs  et  savent  ce  qu'ils  font. 


AU  CHEVALIER  DE  MAISTBE. 


23 


250 

Au  Chevalier  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  7  (19)  janvier  1808. 

Je  ne  sais,  mon  cher  Nicolas,  si  tu  as  jamais  lu  ou 
entendu  une  description  de  la  cérémonie  de  la  bénédic- 
tion des  eaux  :  dans  le  doute,  je  t'en  envoie  une  petite 
narration.  Ce  ne  peut  être  que  du  papier  perdu,  le  plus 
léger  des  inconvénients. 

On  bâtit  sur  la  Néva  une  espèce  de  pavillon,  ou,  si  tu 
veux,  un  temple  en  rotonde  antique,  formé  par  un  cir- 
cuit de  colonnes  et  ouvert  de  toutes  parts.  Dans  cette 
enceinte,  on  fait  un  trou  à  la  glace,  qui  met  à  découvert 
les  eaux  de  la  Néva,  et  l'on  remplit  un  baquet  qu'on  bé- 
nit, et  dont  l'eau  sert  ensuite  à  baptiser  les  enfants 
nouveau-nés  qu'on  y  présente,  et  à  bénir  les  drapeaux 
de  tous  les  corps  de  troupes  qui  sont  à  Pétersbourg.  La 
cérémonie  faite,  on  verse  l'eau  du  baquet  dans  le  puits  ; 
et  voilà  comment  toute  la  Néva  se  trouve  bénite  par 
communication.  Jadis  on  apportait  une  grande  impor- 
tance à  faire  baptiser  les  enfants  avec  cette  eau  :  on  les 
plongeait  immédiatement,  suivant  le  rit  grec,  dans  l'eau 
de  la  Néva  ;  et  quelques  voyageurs  ont  raconté  sérieuse- 
ment que,  lorsque  l'Archevêque  laissait  échapper  de  ses 
mains,  pétrifiées  par  le  froid,  quelqu'un  de  ces  enfants, 


24  LETTRE 

il  disait  froidement  :  Davai  drougoi  (Donnez-m'en  un 
autre).  C'est  un  conte  fondé,  comme  il  arrive  toujours, 
sur  quelques  cas  particuliers  généralisés  par  la  malice. 
Au  surplus,  le  Gange  voit  souvent  des  choses  tout  aussi 
extravagantes. 

Le  matin  de  l'Épiphanie,  le  clergé,  avec  ses  plus  beaux 
habits  de  cérémonie,  part  du  palais  d'hiver  en  procession 
pour  se  rendre  sur  la  INéva,  et  toute  la  Cour  suit  à  pied. 
Maintenant  les  princesses  seules  et  les  petits  princes  se 
trouvent  à  cette  procession,  l'Empereur  et  le  grand  Duc 
Constantin,  son  frère,  étant  à  cheval  à  la  tète  des  trou- 
pes. La  cérémonie  dure  plus  d'une  heure,  et  je  n'ai  pas 
encore  vu,  depuis  six  ans,  que  les  princesses  s'en  soient 
dispensées.  A  leur  retour,  elles  viennent  se  placer  sur 
un  grand  balcon,  ou,  pour  mieux  dire,  sur  une  petite 
terrasse  attenante  à  l'une  des  grandes  salles  du  palais. 
C'est  là  où  nous  leur  faisons  notre  cour,  pendant  que  les 
troupes  défilent  devant  elles.  Cette  seconde  procession 
n'a  pas  duré  hier  moins  de  deux  heures  mortelles  ;  et  je 
ne  doute  pas,  en  considérant  ce  temps  et  l'immense 
espace  que  les  troupes  occupaient,  et  ayant  pris  d'ail- 
leurs l'avis  des  hommes  les  plus  instruits,  que  nous 
n'ayons  vu  défiler  trente  mille  hommes.  Toutes  ces 
troupes  (d'une  beauté  incomparable)  ont  fait,  pendant  la 
procession,  trois  salves  divisées  par  corps,  et  ont  tiré 
d'une  manière  détestable.  Nos  milices  auraient  été  pu- 
nies pour  une  pareille  lourdise.  Ici  il  ne  m'a  guère  paru 
qu'on  y  ait  fait  la  moindre  attention.  J'ai  déjà  observé 
ce  phénomène  d'autres  fois.  Un  tiers  des  fusils  peut- 
être  a  gardé  le  silence.  Les  yeux  français  et  autrichiens 


AU  CHEVALIER  DE  MAISTBE.  25 

ont  bien  aperçu  cette  circonstance,  qui  a  été  attribuée  au 
défaut  des  armes  ;  mais  j'en  doute  beaucoup.  Outre 
l'envie  de  garder  la  poudre,  il  y  a  une  autre  cause  qui  te 
paraîtra  bien  étrange,  mais  dont  je  ne  suis  pas  moins 
parfaitement  assuré  :  c'est  la  peur  des  recrues  qui  crai- 
gnent de  tirer  ! 

Pendant  cette  marche  de  deux  heures,  les  Impéra- 
trices et  l'auguste  famille  n'ont  jamais  remué.  Tu  entends 
bien  qu'elles  sont  enveloppées,  de  la  tête  aux  pieds,  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  chaud  et  de  plus  magnifique  en 
fait  de  pelisses;  cependant  c'est  une  corvée,  à  cause  du 
visage  surtout. 

Quant  à  ceux  qui  font  leur  cour,  ils  ne  sont  point 
gênés  :  ils  rentrent  dans  la  salle,  se  chauffent,  boivent  du 
vin,  des  liqueurs,  et  mangent  toutes  les  fois  qu'ils  en 
ont  fantaisie. 

Un  spectacle  précieux  était  celui  de  l'Ambassadeur  de 
France,  pénétré  et  transi  de  froid,  rouge  comme  une 
crête  de  coq,  et  tremblant  comme  un  roseau.  Il  nous  a 
beaucoup  divertis  ;  mais,  en  récompense,  il  a  été  comblé 
d'honneurs.  Le  matin,  S.  M.  I.  a  envoyé  chez  lui  le 
Grand  Maréchal  de  la  Cour  (note  bien,  je  te  prie)  pour 
l'inviter  à  suivre  l'Empereur  à  la  parade.  En  même  temps 
il  lui  était  recommandé  de  ne  point  s'inquiéter,  et  de 
demeurer  tranquille  chez  lui  jusqu'à  dix  heures.  —  A 
dix  heures  donc,  S.  M.  I.  lui  a  envoyé  un  cheval  pour 
lui,  et  trois  autres  pour  les  trois  aides  de  camp  qu'il  vou- 
drait choisir.  L'un  des  élus  lui  a  dit  :  Mon  général,  f  ai- 
merais mieux  une  bataille  que  la  journée  d'aujourd'hui  ! 
—  Comment  donc  ?  —  Mais  oui  ;  on  se  tire  des  coups  de 


26  LETTRE 

fusil,  mais  au  moins  cela  sert  à  quelque  chose.  De  son 
côté,  Monseigneur  le  grand  Duc  envoya  un  message  fort 
poli  à  Monsieur  l'Ambassadeur,  lui  faisant  dire  qu'il 
ne  lui  envoyait  point  de  chevaux,  parce  qu'il  savait  que 
son  frère  lui  en  envoyait  ;  mais  qu'il  serait  enchanté  de 
pouvoir  lui  être  utile  à  quelque  chose.  M.  de  Caulaincourt 
a  donc  eu  le  très  grand  mais  très  froid  honneur  d'ac- 
compagner S.  M.  I.  à  la  parade  ;  et  ce  fut  de  là  qu'il 
nous  rapporta  ces  belles  couleurs  et  ce  grelottement  qui 
amusa  beaucoup  le  balcon. 

Il  n'y  avait  hier  que  six  degrés  de  froid  ;  mais  il  y 
avait  malheureusement  du  vent,  ce  qui  double  l'effet  du 
froid.  Les  troupes  demeurèrent  huit  heures  de  suite  sous 
les  armes.  Parmi  cette  foule  de  soldats,  aucun  peut-être 
n'avait  mangé,  et  très  peu  avaient  dormi,  à  cause  de  la 
toilette  militaire.  Ils  ont  dû  beaucoup  souffrir  ;  quelques 
uns  s'évanouirent  et  tombèrent.  Qui  sait  ce  qui  se  rend 
aujourd'hui  dans  les  hôpitaux  ?  C'est  de  quoi  on  s'em- 
barrasse fort  peu  ;  ce  qu'on  ne  voit  pas  ne  fait  nul  effet. 
Ce  qu'on  vit  malheureusement  très  distinctement,  ce  fut 
le  malheur  arrivé  à  un  jeune  Chevalier-Garde,  M.  Wa- 
louieff.  Il  montait  un  jeune  cheval  qui  n'avait  pas  encore 
vu  ou  assez  vu  le  feu.  Aux  premières  décharges,  l'animal 
se  cabra  et  s'emporta  d'une  manière  terrible.  Le  jeune 
homme  était  gelé,  privé  de  mouvement  et  de  tact  ;  ne 
pouvant  tenir  la  bride,  il  fut  renversé  comme  une  bûche. 
Le  pied  resta  pris  dans  rétrier,  et  le  cheval  se  mit  à 
traîner  ce  malheureux  officier  sur  la  grande  place  d'ar- 
mes :  ce  fut  un  spectacle  épouvantable.  On  arrêta  à  la 
fin  le  cheval,  mais  le  cavalier  était  bien  maltraité.  D'à- 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  27 

bord  on  le  dit  mort,  comme  il  arrive  toujours  ;  mais 
aujourd'hui  j'entends  dire  qu'il  est  mieux.  Au  reste,  on 
dit  qu'il  avait  mérité  son  malheur  en  buvant  beaucoup 
de  liqueurs  pour  s'échauffer,  chose  qu'il  ne  faut  jamais 
faire  lorsqu'on  est  dans  le  cas  de  s'exposer  au  froid  ; 
nous  avions  souvent  l'occasion  de  faire  cette  expérience 
dans  les  Alpes.  Adieu,  cher  ami  ;  je  joins  cette  feuille 
à  ma  lettre  de  ce  jour  pour  l'amusement  de  toi  et  des 
nôtres. 

251 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 
Saint-Pétersbourg,  20  janvier  (1er  février)  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Vos  trois  lettres  des  4  5,  16  et  4  9  novembre,  numéros 
27,  28  et  29,  me  sont  parvenues  ici  par  la  voie  deRome> 
le  28  du  mois  dernier.  Toutes  trois  sont  des  duplicata 
parvenus  avant  les  dépêches  originelles.  J'ai  appris  avec 
un  extrême  chagrin  les  nouvelles  angoisses  de  S.  M.  au 
sujet  des  brigandages  commis  sur  les  côtes  de  la  Sar- 
daigne.  C'est  la  triste  répétition  de  tout  ce  que  j'ai  vu 
pendant  que  j'étais  régent  en  Sardaigne.  Les  armateurs 
sont  toujours  un  peu  corsaires  de  leur  nature,  et  ce 
n'est  pas  sans  raison  que  cette  noble  dénomination  a  été 
étendue  jusqu'à  eux  ;  mais  il  est  véritablement  inconce- 


28  LETTRE 

vable  que  des  vaisseaux  de  Roi  se  permettent  dépareilles 
violences.  Un  capitaine  de  haut  bord  anglais  ne  m'a-t-il 
pas  dit,  sur  son  vaisseau,  à  Cagliari  :  Je  voudrais  bien  que 
la  rupture  dont  on  nous  parle  avec  le  Danemark  se  trouvât 
vraie,  je  prendrais  tout  de  suite  ce  beau  vaisseau  Danois 
qui  est  là  à  côté  de  moi.  —  Comment  donc,  lui  dis-je,  vous 
prendriez  un  vaisseau  ami  du  Roi  au  milieu  du  port?  Il 
me  répliqua  :  Sans  doute.  Dès  que  nous  sommes  amis  du 
Roi,  tous  nos  ennemis  sont  les  siens;  nous  lui  ferions  une 
politesse  en  prenant  ce  vaisseau.  Ne  sont-ils  pas  venus 
une  fois,  armes  hautes  et  baïonnette  au  bout  du  fusil, 
prendre  dans  la  Darse  un  vaisseau  monté  par  un  Turc 
qui  leur  était  suspect  et  l'emmener  sans  autre  forme  de 
procès?  J'ai  vu  tout  cela,  etc.,  etc.  Il  n'y  a  cependant 
rien  de  moins  digne  d'une  grande  puissance  que  d'abuser 
de  l'état  ou  nous  sommes  pour  nous  jeter  de  semblables 
affaires  sur  les  bras.  Au  reste,  si  les  Anglais  sont  sujets 
à  commettre  de  certaines  fautes,  il  leur  arrive  aussi  de 
les  réparer  magnifiquement,  et  je  me  crois  fondé  dans 
la  persuasion  où  je  suis  que  Son  Excellence  M.  le  Comte 
de  Front  aura  obtenu  de  la  Cour  de  Londres,  bien  in- 
formée, les  indemnisations  que  S.  M.  a  certainement 
droit  de  réclamer. 

En  thèse  générale,  il  est  incontestable  que  les  Anglais 
seraient  de  grandes  dupes  s'ils  n'établissaient  pas  sur 
mer  le  même  droit  public  que  leurs  ennemis  proclament 
sur  le  continent;  il  n'est  pas  moins  vrai  que  nous  voilà 
ramenés  au  xe  siècle,  et  il  serait  à  désirer  au  moins 
qu'on  voulût  bien  à  Londres  prendre  quelques  mesures 
pour  mettre  un  auguste  et  malheureux  ami  à  l'abri  de 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  KOSSI.  29 

telles  vexations.  Conformément  à  vos  intentions,  je  ne 
dirai  rien  ici,  quoique  les  Russes  s'en  soient  mêlés,  du 
moins  jusqu'à  nouvel  ordre.  —  Comme  j'ai  tout  dit  sur 
Tilsitt  et  ses  suites,  je  n'y  reviens  plus.  Quand  je  dis 
suites,  j'entends  celles  que  nous  avons  vues  jusqu'à  pré- 
sent ,  car  il  s'en  faut  qu'elles  soient  épuisées.  Elles 
se  développent,  au  contraire,  de  la  manière  la  plus 
effrayante.  Hélas,  Monsieur  le  Chevalier,  j'ai  vu  périr 
la  Souveraineté  en  Savoie,  en  Piémont,  en  Suisse  ;  j'ai  vu 
son  triste  cadavre  à  Venise,  à  Florence,  à  Parme,  etc. 
Ce  hideux  spectacle  devrait-il  encore  me  poursuivre 
jusque  sous  l'étoile  polaire  ?  Je  ne  suis  pas  sans  de  très 
grandes  craintes  à  cet  égard.  Tout  va  mal,  et  très  mal, 
je  vous  l'assure,  et  je  vois  devant  mes  yeux  un  avenir 
bien  sombre. 

La  guerre  contre  la  Suède  est  à  peu  près  décidée.  Déjà 
les  troupes  filent  vers  la  Finlande  et  cela  s'appelle  une 
occupation.  C'est  par  ce  mot  (qui  n'est  qu'un  mot)  que 
les  Français,  qui  sont  ici  tout-puissants,  font  illusion  à 
l'Empereur,  qui  est  le  plus  honnête  homme  de  son  Em- 
pire. Comment  ne  se  trouve-t-il  pas  un  digne  conseiller 
qui  ait  le  courage  de  démontrer  à  un  si  bon  Prince 
l'horrible  iniquité  et  l'infamie  d'une  telle  guerre  ?  Une 
guerre  contre  son  beau-frère,  contre  le  Chevalier  des 
Rois  et  le  Roi  des  Chevaliers,  qui  a  refusé  noblement, 
dans  les  moments  les  plus  critiques,  de  faire  sa  paix 
particulière  avec  des  avantages  immenses,  pour  mainte- 
nir ses  obligations  envers  la  coalition  en  général,  et 
envers  l'Empereur  en  particulier,  qui  s'est  empressé  au 
premier  signal  d'envoyer  ses  propres  armes  en  Russie 


30  LETTRE 

et  de  dégarnir  ses  arsenaux  en  faveur  de  S.  M.  I.  qui  en 
manquait. —  Et,  cette  année,  on  tournera  ces  mêmes  ar- 
mes contre  lui  î  Cette  idée  est  intolérable.  Attendez-vous, 
Monsieur  le  Chevalier,  à  quelque  chose  d'extraordinaire. 
La  nation  abhorre  cette  guerre,  l'armée  n'en  veut  point. 
Qui  sait  ce  qui  arrivera?  Les  bontés  de  S.  M.  I.  m'ont 
naturalisé  dans  ce  pays.  Je  vous  assure  que  peu  de 
Russes  souffrent  dans  leur  cœur  autant  que  moi.  C'est  le 
Général  Buxhovden,  le  Pultuskien,  qui  commande  l'armée 
de  Finlande.  Il  est  bien  digne  de  faire  une  guerre  qu'il 
est  décent  de  mal  faire. 

Le  Baron  de  Stedingk,  Ambassadeur  de  Suède,  est 
toujours  ici,  car  il  ri  y  a  point  de  guerre,  comme  je  vous 
disais  tout  à  l'heure  ;  mais  il  s'attend  à  partir  au  premier 
jour,  et,  suivant  les  apparences,  il  combattra  les  Russes 
qu'il  a  déjà  combattus  avec  avantage  sur  le  même  théâtre. 
Il  sera  extrêmement  et  universellement  regretté,  car  c'est 
un  excellent  homme  :  il  est  vrai  cependant  que  son  carac- 
tère le  portant  naturellement  aux  mesures  de  prudence 
et  de  circonspection,  je  crois  qu'il  aurait  désiré  que  son 
Maître  eût  filé  plus  doux.  Cette  opinion  ne  lui  est  pas 
particulière,  à  beaucoup  près.  —  Mais  vous  ne  serez 
probablement  pas  fâché  de  connaître  la  nature  des  négo- 
ciations entre  les  deux  Cours.  En  \  781 ,  l'Impératrice 
Catherine  II  proclama  la  neutralité  armée  et  la  liberté 
de  la  Baltique.  D'autres  circonstances,  mais  surtout  la 
coalition  et  l'alliance  avec  l'Angleterre,  avaient  suspendu 
ces  belles  maximes.  Aujourd'hui  on  veut  que  S.  M.  le 
Roi  de  Suède  y  revienne.  Il  répond  très  sensément  des 
choses  qui  ne  souffrent  pas  de  réplique  :  «  Les  circons- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  31 

«  tances  ont  totalement  changé  et  je  ne  puis  absolument 
(c  me  détacher  de  l'Angleterre.  Depuis  que  le  Danemark 
«  n'a  plus  de  flotte,  que  vous  n'en  avez  plus  vous-même 
ce  et  que  les  côtes  de  la  Baltique  depuis  Stralsund  jusqu'à 
«  Memel  sont  occupées  par  les  Français,  comment  peut- 
cc  il  être  question  de  la  neutralité  armée  et  de  la  liberté 
«  de  la  Baltique  ?  »  Concevez-vous  qu'on  puisse  répon- 
dre à  cela  quelque  chose  de  raisonnable  ?  Cependant  la 
Finlande  sera  occupée  et  le  Général  russe  publiera  un 
manifeste  dans  lequel  il  protestera  qu'il  ne  s'agit  point 
de  guerre,  mais  seulement  d'une  mesure  de  sûreté  jus- 
qu'à la  paix  générale.  En  attendant,  si  les  Russes  peuvent 
joindre  la  flottille  suédoise  qui  est  de  ce  côté  du  golfe 
à  Helsingfords,  nul  doute  qu'ils  ne  la  brûlent  par  mesure 
de  sûreté.  J'ai  quelques  raisons  de  craindre  que  l'Am- 
bassadeur n'ait  pas  cru  assez  tôt  à  la  guerre.  Si  les 
Suédois  arrivent  à  temps,  on  m'assure  qu'ils  se  battront 
volontiers  contre  les  Russes ,  contre  lesquels  ils  sont 
extrêmement  irrités.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  guerre  coûte 
déjà  infiniment  à  la  Russie.  La  Finlande  ne  produit  rien  : 
il  faut  tout  transporter.  La  défense  des  côtes  nécessite 
encore  des  dépenses  extraordinaires.  Je  vous  en  don- 
nerai un  seul  exemple  d'après  lequel  vous  jugerez  des 
matières.  On  fait  construire  à  la  fois  quatre-vingts  cha- 
loupes canonnières,  à  10,000  roubles  l'une.  Pour  faire 
face  aux  dépenses,  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  qu'une 
augmeutation  illimitée  de  billets,  qui  perdent  tous  les 
jours  davantage,  comme  vous  ne  l'aurez  que  trop  vu  par 
le  paiement  du  dernier  semestre  des  subsides.  Lorsque 
j'arrivai  ici  il  y  a  six  ans,  8,000  roubles  me  valaient  à 


32  LETTBE 

peu  près  20,000  livres  de  Piémont,  aujourd'hui  ils  ne 
m'en  vaudraient  pas  4  6.  Ne  sachant  plus  comment  se 
tirer  de  cette  situation  embarrassante,  on  s'est  résolu  à 
établir  un  nouvel  impôt,  chose  étrange  dans  ce  pays,  et 
qui  fera,  à  ce  qu'on  dit  de  toute  part,  un  très  mauvais 
effet.  Voici  un  autre  malheur:  la  peste  s'était  déclarée  à 
Astrakhan  ;  on  la  croyait  circonscrite  dans  ce  gouverne- 
ment, lorsqu'on  a  appris  qu'elle  avait  envahi  ceux  de 
Rostof  et  de  Tambof,  les  plus  fertiles  de  l'Empire.  Tout 
de  suite  on  a  envoyé  des  Cosaques  pour  former  un 
cordon,  des  gens  de  l'art  pour  administrer  des  remèdes, 
des  Sénateurs  pour  veiller  atout,  etc.,  etc.  En  attendant, 
les  grains  vont  manquer  en  grande  partie,  et  le  sel  tout 
à  fait.  Les  paiements  publics  sont  retardés  cette  année, 
ce  qu'on  n'a  jamais  vu,  et,  tandis  que  la  frontière  im- 
portante se  dégarnit,  la  France  a  200,000  hommes  à  sa 
disposition  dans  la  Pologne,  la  Prusse,  la  Westphalie, 
etc.,  etc.  Tel  est  l'état  des  choses,  Monsieur  le  Chevalier, 
et  certes  il  n'est  pas  brillant.  Qu'arrivera-t-il  ?  C'est  ce 
qu'il  est  impossible  de  dire.  Que  ferai-je  moi-même? 
C'est  ce  qui  ne  l'est  pas  moins.  Je  suis  pénétré  de  crainte 
et  de  regret.  Je  meurs  de  peur  qu'on  ne  pousse  le  bon 
Empereur  dans  le  précipice.  Comment  peut-on  comman- 
der la  guerre  au  Souverain  de  30  millions  d'hommes, 
qui  peut  faire  800  lieues  sur  ses  terres  et  dont  les  fron- 
tières sont  intactes?  Quelle  inexplicable  fatalité  le  porte 
à  entreprendre  deux  guerres  antinationales  qui  jettent 
son  peuple  dans  l'état  le  plus  violent?  Encore  une  fois, 
j'en  suis  malade,  etcomme  particulier  et  comme  ministre. 
Je  permis  à  mon  fils  unique,  l'année  dernière,  puisque 


A  M.    LE  CHEVALIER  DE   KOSSI.  33 

l'honneur  et  le  malheur  l'ordonnaient  impérieusement, 
d'aller  affronter  les  saisons  et  le  canon  pour  la  cause  de 
l'Europe.  Mais  s'il  doit  être  tué,  allant  pour  sa  part 
égorger  l'innocence  et  protéger  une  épouvantable  usur- 
pation, je  vous  l'avoue,  Monsieur  le  Chevalier,  toute  ma 
raison  est  à  bout,  et  je  dis  de  tout  mon  cœur  comme 
Job  :  Maudit  soit  le  jour  où  je  suis  né!  Il  y  a  ici  plusieurs 
Français  attachés  jusqu'à  la  dernière  extrémité  au  parti 
du  Roi  et  qui  ont  pris  du  service  en  Russie,  où  ils 
croyaient  au  moins  leur  conscience  en  repos. 

Aujourd'hui  ils  vont  trouver  sur  le  champ  de  bataille, 
qui?  Le  corps  du  Duc  de  Vienne  devant  qui  on  porte  le 
drapeau  blanc,  qu'on  appelle  les  Dragons  du  Roi  de 
France,  et  qui  ont  des  fleurs  de  lis  sur  leurs  casques  ! 
Concevez-vous  rien  d'égal?  En  vérité,  je  crois  que  le 
genre  humain  en  entier  est  maudit,  tant  ce  que  nous 
voyons  ressemble  peu  à  rien  de  ce  qu'ont  vu  les  temps 
passés.  Vous  me  faites  l'honneur  de  me  dire  que  cet  état 
de  choses  ne  vous  paraît  encore  présenter  rien  de  stable. 
Pardonnez-moi,  Monsieur  le  Chevalier  :  il  y  a  quelque 
chose  de  stable  ,  c'est  l'instabilité.  Pour  longtemps 
encore  nous  ne  verrons  que  des  ruines.  Il  ne  s'agit  de 
rien  moins  que  d'une  fusion  du  genre  humain.  Lorsque 
les  nations,  écrasées  sous  le  même  marteau,  auront  perdu 
ce  qu'elles  ont  d'hétérogène  et  d'antipathique  et  qu'elles 
ne  formeront  plus  qu'un  même  métal  malléable,  et  pré- 
paré pour  toutes  les  formes,  l'ouvrier  paraîtra  et  le 
métal  en  prendra  une.  Sera-t-il  Dieu,  table  ou  cuvette? 
Nous  verrons,  ou  plutôt  on  verra  !  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  que  l'univers  marche  vers  une  grande  unité  qu'il 
t.  xi.  3 


34  LETTRE 

n'est  pas  aisé  d'apercevoir  ni  de  définir.  La  fureur  des 
voyages,  la  fureur  des  langues»  le  mélange  inouï  des 
hommes  opéré  parla  secousse  terrible  de  la  Révolution, 
des  conquêtes  sans  exemple  et  d'autres  causes  encore 
plus  actives  quoique  moins  visibles  ne  permettent  pas  de 
penser  autrement. 

La  lenteur  de  l'ouvrage  étant  proportionnée  à  son 
importance,  c'est  ce  qui  me  faisait  désirer  avec  tant 
d'empressement  pour  S.  M.  un  état  provisionnel,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  qui  permit  à  Lui  et  à  son  auguste 
famille  d'attendre  paisiblement  l'avenir  que  nous  dési- 
rons. J'ai  été  véritablement  charmé  de  voir  dans  votre 
numéro  29  que  pour  obtenir  cet  état  supportable,  j'avais 
fait  ce  que  vous  me  conseillez  d'après  les  ordres  de 
S.  M.,  du  moins  en  général;  car,  pour  les  détails,  ils 
n'étaient  pas  devinables. 

Au  demeurant,  Monsieur  le  Chevalier,  tout  homme 
est  obligé  d'entreprendre  ce  qui  lui  paraît  bon  et  avan- 
tageux ;  mais  personne  n'est  obligé  de  réussir. 

Gengis-Kkan  est  arrivé  le  2  janvier  à  Paris.  Au  premier 
moment  je  saurai  s'il  a  dit  oui  ou  non,  ou  s'il  a  dit  qu'il 
ne  dirait  ni  oui  ni  non.  L'affaire  n'a  nullement  transpiré 
ici,  de  manière  que  je  ne  vois  pas  d'inconvénient  dans 
aucune  supposition.  Plus  je  considère  la  chose,  et  plus 
je  vois  que  j'ai  pris  le  bon  parti.  —  Consultez  l'Histoire 
et  la  Philosophie  (j'entends  la  bonne),  vous  verrez  que 
le  colosse  actuel  ne  peut  être  ébranlé,  et  le  repos  rendu 
au  monde,  que  par  un  homme  extraordinaire,  né  tout 
exprès  pour  ce  grand  œuvre.  Il  sera  très  certainement 
jeune  :  il  sera  Prince  ou  il  aura  la  confiance  exclusive 


A  M.   LE   CHEVALIER  DE   P.OSSl.  35 

d'un  grand  Prince.  Il  ne  prendra  conseil  de  personne  et 
il  aura  l'air  d'un  inspiré.  Mais  cet  homme  où  est-t-il? 
Existc-t-il  même?  On  n'en  sait  rien.  Ce  qu'on  sait  bien, 
c'est  que  tous  les  hommes  influents  qui  nous  sont  con- 
nus semblent  faits  exprès  pour  perpétuer  le  mal.  L'opi- 
nion a  perdu  le  monde.  Avant  qu'une  opinion  contraire 
ait  germé,  point  de  salut.  Donc  il  faut  prendre  les  voies 
conciliatoires  et  tâcher  d'obtenir  une  situation  suppor- 
table. Je  connais,  comme  vous  l'imaginez  assez,  les  im- 
menses dangers  de  l'entreprise  ;  mais  ceux  qui  montent 
à  l'assaut  savent  bien  qu'ils  y  peuvent  périr  :  cependant 
ils  y  montent. 

Pendant  que  j'écrivais  cette  lettre,  on  me  donne  comme 
une  chose  certaine  que  S.  M.  Suédoise  a  déjà  évacué  la 
Finlande,  et  qu'Elle  a  écrit  à  S.  M.  T.  une  lettre  où  Elle 
lui  dit:  «  Je  ne  puis  faire  aucune  résistance;  l'année 
dernière  je  me  suis  épuisé  pour  vous.  Vous  ne  trouverez 
pas  un  soldat  en  Finlande  ;  je  verrai  si  vous  aurez  le 
courage  de  venir  attaquer  jusque  dans  le  sein  de  ses 
Etats  votre  plus  fidèle  allié.  »  Je  ne  puis,  comme  vous 
sentez,  répondre  des  mots  de  cette  lettre  ;  mais  la  lettre 
en  général  paraît  constante.  D'ailleurs,  c'est  une  de  ces 
occasions  où  ce  que  l'on  dit  et  ce  que  l'on  peut  dire  sont 
absolument  la  même  chose.  Le  printemps  ouvrira  une 
scène  bien  remarquable.  Si  les  Anglais  forcent  le  Sund, 
il  peut  arriver  d'étranges  choses,  surtout  si  les  Suédois 
poussés  à  bout  agissent  de  concert  avec  leurs  alliés.  Ici 
on  élève  des  batteries  à  Catherine- Haff,  promenade  aux 
portes  de  la  ville,  sur  l'embouchure  de  la  Néva. 

On  prend  aussi  de  grandes  mesures  à  Cronstadt.  La 


36  LETTRE 

défense  de  ce  port  est  surtout  confiée  à  M.  du  Ponton, 
officier  du  génie  au  service  de  la  France,  attaché  à  l'Am- 
bassade et  à  M.  Zundler,  sujet  de  S.  M.  Le  premier  a 
reçu  en  partant  mille  sequins  pour  ses  équipages.  Le 
second  sera  un  peu  moins  payé;  cependant  il  le  sera  et 
c'est  une  bonne  commission.  Ils  sont  partis  hier  dans 
la  même  voiture,  à  la  suite  de  l'Amiral,  ministre  de  la 
marine.  Cet  accouplage  est  bizarre  et  digne  de  cette  épo- 
que où  tous  les  éléments  se  combattent.  Les  Suédois,  qui 
ne  sont  rien  moins  qu'Anglais  dans  le  cœur,  vont  com- 
battre avec  eux  et  pour  eux,  et  qui  sait  si  des  sujets  du 
Roi  ne  sont  pas  destines  à  brûler  des  vaisseaux  du  Roi 
d'Angleterre  à  qui  nous  devions  tout  !  On  a  vu  les  mêmes 
contradictions  en  Bavière,  et  ceci  me  ramène  à  ma  grande 
thèse  :  «  Que  dans  toutes  les  Révolutions,  il  y  a  des  ques- 
tions de  morale  insolubles  pour  la  conscience  la  plus 
éclairée  et  la  plus  délicate.  »  Nui  doute,  par  exemple,  que 
Guillaume  d'Orange  n'ait  été  un  usurpateur,  digne  de 
périr  sur  l'échafaud;  nul  doute  que  Georges  III  ne  soit 
un  Souverain  légitime  digne  de  l'amour,  de  l'admiration, 
des  respects  de  l'univers.  Mais  à  quel  moment,  entre  ces 
deux  points  extrêmes,  la  légitimité  a-t-elle  commencé  ? 
A  quel  moment  le  Jacobite  est-il  devenu  coupable?  Ré- 
ponde qui  pourra. 

Il  y  a  mille  questions  de  ce  genre  :  dans  ce  moment 
plusieurs  officiers  se  trouvent  placés  entre  deux  ser- 
ments. Un  personnage  exalté  a  conseillé  à  un  jeune 
homme  qui  dépend  de  lui,  et  qui  se  trouve  dans  ce  cas, 
de  déserter  et  dépasser  en  Suède.  C'est  à  merveille: 
mais  si  le  fidèle  est  arrêté  en  chemin,  qu'on  lui  déchire 


À  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  37 

son  uniforme ,  qu'on  lui  casse  son  épée  à  la  tête  de 
l'armée  et  qu'on  l'envoie  en  Sibérie,  n'est-ce  pas,  Mon- 
sieur le  Chevalier,  que  cela  sera  une  opération  assez 
désagréable?  Le  temps  seul  terminera  la  question  comme 
il  termine  tout.  J'ai  laissé  courir  ma  plume  sur  ce  sujet, 
pour  mettre  clairement  l'état  des  choses  sous  les  yeux 
de  S.  M. 

Je  passe  maintenant  à  une  simple  promotion  qui  forme 
ici  dans  ce  moment  un  très  grand  événement. 

M.  le  Général  Westmitinof  était  ici  Ministre  de  la 
guerre  et  Gouverneur  militaire  de  la  ville,  deux  emplois 
qui  se  réunissent  assez  souvent  dans  ce  pays.  Depuis 
quelque  temps,  celui  de  Gouverneur,  détaché  de  l'autre, 
avait  été  conféré  au  Prince  Labanof,  l'un  des  plénipo- 
tentiaires de  Tilsitt.  M.  le  Général  Westmitinof  n'était 
donc  plus  que  Ministre  de  la  guerre,  c'est-à-dire  rien, 
car  il  n'était  que  Ministre  nominal  et  dans  le  fait  toute 
l'autorité  appartenait  au  Comte  de  Liéven,  qui  avait  ce 
qu'on  appelle  le  petit  portefeuille,  et  qui  faisait  tout. 
M.  le  Comte  de  Liéven  est  aide  de  camp  général  et  jouit 
ou  jouissait  (en  vérité,  je  ne  sais  comment  dire)  d'une 
haute  faveur.  Madame  son  épouse  est  dame  de  Cour  ; 
Madame  sa  mère  est  gouvernante  des  grandes  Duchesses  ; 
enfin  cela  s'appelait  un  homme  ancré.  M.  le  Général 
Ouwarof,  colonel  des  Chevaliers-Gardes  et  inspecteur 
général  de  la  première  division  de  cavalerie,  jouissait 
aussi  d'une  grande  faveur.  Les  aides  de  camp  généraux 
étaient  aussi  des  enfants  gâtés  du  premier  ordro,  et 
l'imagination  publique  était  accoutumée  à  cette  oligar- 
chie militaire. 


38  LETTRE 

Tout  à  coup  on  a  vu  sortir  de  dessous  terre,  sans  le 
moindre  signe  préliminaire  ,  le  Général  Araktcheief , 
Gouverneur  delà  ville  sous  Paul  Ier,  avant  le  mémorable 
Pahlen,  et  depuis  quelque  temps  général  de  l'artille- 
rie. Sous  ce  dernier  rapport,  on  en  parle  diversement; 
mais,  si  j'en  crois  de  fort  bons  juges,  il  serait  fort  embar- 
rassé de  fondre  ou  de  pointer  un  canon.  Cet  homme,  dans 
son  ancienne  place,  fit  trembler  la  Russie.  Sur  les  dis- 
cours que  j'avais  ouï  de  part  et  d'autre  et  que  je  n'avais 
nul  intérêt  d'approfondir ,  je  le  regardais  comme  le 
Séjan  du  dernier  règne.  Depuis  qu'il  est  monté  sur  le 
piédestal,  j'ai  pris  des  informations  plus  exactes  sur 
son  compte.  J'ai  trouvé  qu'il  est  dur,  sévère,  inflexible, 
mais  qu'il  ne  peut  s'appeler  méchant.  Il  subit  auprès  de 
Paul  Ier  les  alternatives  ordinaires  de  faveur  et  de  défa- 
veur comme  tous  les  autres  gens  en  place.  Il  fut  tour  à 
tour  chassé  et  rappelé.  Un  caprice  l'avait  exilé  à  la  fin 
du  règne,  un  autre  caprice  le  ramena  à  Saint-Pétersbourg 
où  il  arriva  le  \\  mars  4  802.  L'habile  Pahlen  profita  de 
cette  circonstance  bizarre,  et  fit  croire  à  sa  bande,  qui 
avait  déjà  le  bras  levé,  qu'Araktcheief  arrivait  pour 
soutenir  l'entreprise,  mais  rien  n'était  plus  faux.  Il 
n'entra  pour  rien  dans  ce  coup  détestable  qu'on  n'envi- 
sage point,  au  reste,  dans  ce  pays,  avec  nos  yeux  euro- 
péens, comme  je  m'en  suis  convaincu  mille  fois.  Enfin, 
Monsieur  le  Chevalier,  voilà  ce  personnage  remarquable 
devenu  tout  à  coup  Ministre  de  la  guerre  avec  une  puis- 
sance entièrement  inconnue  sous  ce  règne.  Il  s'est  fait 
donner  le  titre  d'inspecteur  général  de  l'armée,  dont  il  a 
tout  de  suite  commencé  à  user  sans  miséricorde.  Il  a 


A   M.    LE  CHEVALIER   L»E   R0SSI.  39 

exigé  une  garde  alternative  de  tous  les  régiments  qui 
sont  ici,  sans  distinction.  Le  Grand  Duc  Constantin, 
comme  chef  de  la  cavalerie,  a  voulu  s'opposer,  mais  il  a 
fallu  plier.  Ce  Prince,  en  considération  de  ses  services, 
de  ses  connaissances  militaires  et  de  sa  naissance  dis- 
tinguée est  parvenu  heureusement  au  grade  de  lieute- 
nant-général ;  mais  de  là  à  celui  de  général  en  chef  et 
d'inspecteur  suprême  de  toute  l'armée,  il  y  a  bien  loin. 
Aussi  M.  Araktcheief  a  dit  sans  façon  à  Son  Altesse 
Impériale  :  Demain  j'irai  inspecter  vos  deux  régiments, 
ayez  soin  que  tout  soit  en  ordre.  Le  lendemain  le  Prince 
s'est  présenté  chez  son  supérieur  ;  mais  celui-ci  a  tiré  sa 
montre  :  le  temps  pressait,  il  a  congédié  le  Prince,  sans 
l'entendre,  ce  qui  est  tout  simple. 

Pierre  III  s'était  mis,  comme  vous  savez,  au  service 
de  Frédéric  IL  II  disait  un  jour  à  l'Ambassadeur  de 
Prusse  :  «  Ah  !  Monsieur  l'Ambassadeur,  votre  Maître  a 
bien  peu  reconnu  mes  services.  Pendant  toute  la  guerre 
que  nous  lui  avons  faite,  je  n'ai  jamais  manqué  de  l'aver- 
tir de  tout  ce  qu'on  décidait  dans  le  conseil  de  l'Impé- 
ratrice Elizabeth  où  j'étais  appelé  :  cependant  je  ne  suis 
que  général  major,  mais  j'espère  qu'il  m'avancera.  »  Ce 
discours  fut  enregistré  ici  d'une  manière  solennelle  et 
vous  pouvez  y  compter  comme  si  vous  l'aviez  entendu. 
—  Ce  sang,  quoique  filtré  à  travers  Catherine  II,  est 
demeuré  le  même.  Je  reviens  au  Ministre.  Sur  la  fin  du 
règne  de  cette  même  Impératrice,  Paul  Ier  qui  ne  pouvait 
établir  son  Corps  de  Garde  auprès  d'Elle,  l'avait  fixé  à 
Gatchina.  Là  il  avait  formé  un  corps  avec  tout  ce  qui 
lui  était  tombé  sous  la  main  et  il  l'exerçait  soir  et  matin, 


40  LETTRE 

tout  à  son  aise.  Ces  militaires  de  Gatchina  étaient  le 
plastron  des  plaisanteries  de  tout  l'Empire.  On  les  appe- 
lait les  Gachinois  ;  mais  il  fallut  bien  changer  de  ton  le 
lendemain  de  la  mort  de  l'Impératrice,  où  l'on  vit  ces 
Messieurs  arriver  triomphants  à  Saint-Pétersbourg , 
souiller  les  parquets  du  Palais  d'Hiver  avec  leurs  semelles 
de  paysans,  et  substituer  l'odeur  de  la  pipe  et  de  l'écu- 
rie à  l'ambre  de  Catherine.  En  un  instant  ils  furent 
maîtres  de  tout.  Araktcheief  était  du  nombre,  et  fut 
jusqu'à  la  fin  tout  ou  rien,  suivant  le  caprice  du  jour. 
Quelques  personnes,  comme  j'avais  l'honneur  de  vous  le 
dire,  m'ont  assuré  qu'il  n'est  pas  essentiellement  mé- 
chant, mais  vous  connaissez  le  proverbe  :  Bciicdicere  de 
Pâtre  priore.  Partout,  et  surtout  ici,  on  loue  celui  qui 
est  craint  :  pour  moi  je  penche  à  le  croire  méchant,  et 
très  méchant.  Au  surplus  cela  ne  prouve  rien  contre  la 
promotion,  car  il  est  plus  que  probable  que,  dans  ce 
moment,  Tordre  ne  peut  être  établi  que  par  un  homme 
de  cette  espèce.  Il  reste  à  savoir  comment  S.  M.  I.  s'est 
déterminée  à  créer  un  Visir,  car  rien  n'est  plus  opposé 
à  son  caractère  et  à  ses  systèmes.  Sa  maxime  fondamen- 
tale était  de  ne  donner  à  chacun  de  ses  mandataires 
qu'une  portion  circonscrite  de  confiance.  Il  employait 
même  volontiers,  du  moins  sans  répugnance,  deux  en- 
nemis mortels  sans  que  l'un  pût  jamais  parvenir  à  dé- 
raciner l'autre.  D'où  vient  donc  ce  changement  soudain? 
On  parle  diversement  sur  ce  point;  mais  je  crois  très 
fort  savoir  à  quoi  m'en  tenir.  D'abord  l'Empereur  en 
peut  iguorer  l'épouvantable  désordre  qui  règne  partout 
chez  lui,  mais  surtout  dans  l'armée.  Il  est  donc  naturel 


A   M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  Ai 

que,  aidé  peut-être  de  quelque  conseil  français,  il  ait 
senti  qu'une  main  de  fer  était  seule  capable  de  réparer 
le  désordre;  mais,  sans  nier  cette  cause,  je  crois  en  aper- 
cevoir une  plus  profonde.  Il  est  impossible  que  S.  M.  L 
ait  ignoré  la  fermentation  que  je  vous  ai  suffisamment 
fait  connaître.  11  y  a  des  personnes  singulièrement  at- 
tachées à  la  sienne. 

Je  ne  puis  douter  d'ailleurs  qu'une  générosité  étran- 
gère lui  ait  fait  parvenir  des  avis  importants.  Je  trouve 
tout  simple  qu'il  ait  mis  à  côté  de  lui  un  épouvantait  du 
premier  ordre  ;  voilà  ce  que  je  pense. 

Araktchcief  n'a  contre  lui  que  les  Impératrices,  le 
Comte  de  Liéven,  le  Général  Ouwarof,  tous  les  aides  de 
camp,  les  Tolstoï,  en  un  mot  tout  ce  qui  compte  ici,  et 
tout  ce  qui  tient  à  tout  ce  qui  compte.  S'il  se  tient  à  sa 
place,  il  faut  qu'il  soit  bien  cramponé  et  que  S.  M.  I.  ait 
pris  de  bien  fortes  délibérations.  En  attendant  il  écrase 
tout.  Il  a  fait  disparaître  comme  un  brouillard  les  in- 
fluences les  plus  marquantes.  Il  adresse  de  mauvais 
compliments  ;  il  désarme,  il  envoie  aux  arrêts,  etc.,  etc. 
Un  militaire  de  haut  parage  me  disait,  il  y  a  peu  d'heures, 
qu'il  croyait  que  la  chose  pourrait  bien  finir  par  un 
coup  terrible  de  la  part  de  quelque  offensé  qui  ne  sau- 
rait pas  se  posséder.  Mais  les  Russes  ont  trop  de  prin- 
cipes pour  tuer  des  Ministres. 

Vous  ne  sauriez  croire,  Monsieur  le  Chevalier,  combien 
ce  nouvel  ordre  de  choses  m'intrigue  personnellement. 
Je  n'ai  pas  mal  fait  jusqu'ici  les  affaires  de  notre  chère 
colonie  piémontaise.  J'étais  surtout  très  distinctement 
entendu  chez  le  Comte  de  Liéven  ;  maintenant  je  ne  sais 


4*2  LETTRE 

pas  trop  comment  aborder  le  nouveau  Ministre  qui  ne 
sait  pas  un  mot  de  français.  Mon  fils  étant  parvenu  à 
parler  couramment  le  Russe,  je  vais  le  lui  proposer  pour 
drogman  :  qui  sait  s'il  en  voudra?  Je  ne  suis  pas  médio- 
crement en  peine;  cependant  il  faut  voir. 

MM.  Rana  et  Gianotti  reviennent  de  Géorgie  passa- 
blement mécontents,  mais  je  crois  qu'on  se  prépare  à 
les  consoler  ici.  Le  premier  est  le  plus  fort  dans  la  langue 
russe.  Cet  avantage  est  grand  pour  celui  qui  peut  se  le 
procurer. 

N'oubliez  pas  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire 
pour  le  commerce  de  Sardaigne  ;  ce  moment  me  semble- 
rait bien  avantageux. 

J'ai  lu  dans  les  papiers  publics  que  M.  le  Marquis  de 
Saint-Marsan  venait  d'accepter  la  place  de  conseiller 
d'Etat  à  Paris.  Je  crois  qu'il  a  pris  le  bon  parti  :  après 
avoir  donné  ce  qu'on  doit  à  l'attachement  et  à  l'espé- 
rance, il  n'y  a  plus  qu'une  imprudence  stérile  à  choquer 
l'autorité  locale.  Qui  sait  si  cet  excellent  homme  ne  pour- 
rait pas  nous  être  utile  de  quelque  façon?  Je  ne  doute 
pas  que  si  Bonaparte  l'interrogeait  sur  mon  compte,  il 
ne  favorisât  de  toutes  ses  forces  mon  arrivée,  qui  pour- 
rait bien  être  ou  avoir  été  contrariée  par  d'autres.  Il  y 
a  longtemps  que  je  sens  la  nécessité  des  voies  concilia- 
toires  que  vous  m'indiquez  dans  votre  numéro  29,  mais 
je  me  suis  vu  obligé  de  m'adresser  d'abord  à  la  source; 
car  pour  ce  qui  est  d'échauffer  comme  vous  dites  cer- 
taines personnes,  il  n'y  faut  pas  penser,  du  moins  de 
longtemps  ;  c'est  un  dogme  du  moment  de  ne  rien  de- 
mander et  surtout  de  ne  toucher  aucunement  les  deux 


À  M.    LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  43 

cordes  Naples  et  Sardaigne.  Voilà  pourquoi  on  s'est  abs- 
tenu si  fort  de  prendre  aucune  part  directe  à  mes  vues 
politiques,  se  contentant  d'approuver  l'intention  démon 
voyage  et  de  parler  de  ma  personne  en  termes  qu'il  ne 
m'est  pas  permis  de  copier.  Le  même  esprit  s'est  fait 
sentir  dans  l'affaire  des  officiers  piémontais.  L'Empereur 
n'a  pas  voulu  faire  une  demande  de  peur  qu'on  ne  lui 
en  fasse  deux.  Cependant  le  Ministre  s'est  avancé  jusqu'à 
leur  dire  qu'il  tenait  de  S.  M.  I.  quElle  serait  fort  aise^ 
si  on  les  laissait  tranquilles.  Cela  signifie  sans  doute  que 
c'est  ce  qu'il  a  dit  lui-même  à  l'Ambassadeur  de  France. 
Quand  même  on  refuserait  de  m'entendre,  ce  qui  me  pa- 
rait commencer  à  devenir  probable,  la  démarche  que 
j'ai  faite  ne  serait  cependant  pas  superflue:  comme  elle 
a  été  accompagnée  d'une  grande  faveur  de  ce  côté-ci, 
qui  sait  ce  qui  arrivera?  Il  peut  arriver  un  moment  où 
il  soit  bon  que  mon  nom  se  présente. 

Au  surplus,  Monsieur  le  Chevalier,  les  affaires  en 
général  sont  un  jeu. 

Qui  ne  voudrait  jouer  à  l'Hombre  qu'avec  cinq  mata- 
dors perdrait  rarement  toute  sa  fortune.  Quelque  chose 
est  soumis  à  la  règle  et  au  calcul  ;  le  reste  doit  être  laissé 
à  ce  qu'on  appelle  hasard. 

On  a  parlé  du  fameux  mariage,  à  Paris  comme  ici. 
Quelqu'un  m'a  assuré  qu'il  en  a  été  expressément  ques- 
tion àTilsitt,  et  que  le  grand  intéressé  a  répondu  :  «  Pour 
cet  article,  il  dépend  exclusivement  de  ma  mère.  »  Cela 
peut  être  vrai':  mais  qui  peut  en  avoir  la  certitude? 
Les  Russes  n'y  voient  pas  la  moindre  difficulté  du 
côté  du  divorce.    Accoutumés  à  un  Pape  qui  porte 


44  LETTRE 

Tépée,  ils  croient  qu'on  coupe  tout  avec  cet  instrument. 

La  réunion  des  Eglises  est  encore  un  objet  dont  on  a 
beaucoup  parlé,  je  ne  puis  vous  dire  jusqu'où  la  chose  a 
été  portée;  mais  je  ne  puis  douter  qu'il  n'ait  été  question 
de  quelque  chose.  Dernièrement,  M.  de  Rayneval,  pre- 
mier secrétairede  l'Ambassade  française,  me  dit  dans  une 
maison  où  nous  passions  la  soirée  ensemble  :  «  M.  Gré- 
goire (nosti  hominem)  me  prie  instamment  de  Paris  de 
tâcher  de  lui  trouver  ici  des  renseignements  sur  ce 
qui  fut  fait  au  commencement  du  siècle,  sous  Pierre  Ier, 
pour  la  réunion  des  Eglises.  Ne  sauriez-vous  point,  Mon- 
sieur le  Comte,  me  dire  où  je  pourrais  les  trouver?  » 
Je  lui  répondis:  «  Ecrivez  à  M.  Grégoire  qu'il  entre  cbez 
le  premier  libraire  qu'il  trouvera  sur  sa  route  en  sortant 
de  chez  lui  et  qu'il  demande  les  Annales  politiques,  litté- 
raires et  religieuses  de  M.  l'ai >bé  Boulogne  ;  tome  2,  vers 
le  milieu  du  volume,  il  trouvera  la  chose  parfaitement 
détaillée.  »  Il  ne  poussa  pas  plus  loin  la  conversation  ; 
mais  il  est  bien  évident  qu'on  avait  imaginé  quelque 
chose  dans  le  grand  magasin  des  Révolutions.  La  grande 
phrase  ici  est  :  Le  Pape  fera  tout  ce  que  Bonaparte 
voudra.  Je  pense  bien  autrement;  je  crois  qu'il  sera  iné- 
branlable sur  le  divorce  comme  sur  d'autres  points  mis 
en  avant.  C'est  le  sacre  qui  trompe  les  observateurs  :  il 
n'y  a  point  de  conclusions  à  tirer  de  ce  fait.  Les  meil- 
leurs apôtres  pour  la  réunion  seraient  une  douzaine  de 
dames  de  qualité  qui  la  désirent  vivement.  Aucune  af- 
faire de  ce  monde,  sacrée  ou  profane,  grande  ou  petite, 
bonne  ou  mauvaise  ne  s'est  faite  sans  femme.  Il  ne  me 
paraît  pas  au  reste  que  le  Saint-Père  soit  instruit  de 


A  M.   LE  CHEVAL1EK   DE   IlOSSI.  45 
■ 

certaines  précautions  qu'il  devrait  prendre  ici.  Ce  que  je 
puis  vous  assurer,  c'est  que  la  réunion  brusque  et  solen- 
nelle, telle  qu'on  l'a  annoncée  dans  les  papiers,  serait  un 
moyen  sûr  de  renverser  la  Russie. 

Je  vous  dois  encore  un  chapitre  sur  un  Ministre  extrê- 
mement marquant  dans  ce  moment,  c'est  l'amiral  Tchit- 
chagof,  Ministre  de  la  marine.  Il  est  fils  de  cet  autre 
amiral  du  même  nom  qui  gagna,  sous  Catherine  II,  la 
grande  bataille  navale  contre  les  Suédois,  et  dont  le 
buste  en  marbre  est  placé  à  l'Ermitage.  Je  ne  puis  vous 
dire  qu'il  vive  encore,  mais  il  n'est  pas  enterré.  Il  a 
quatre-vingt-dix  ans,  et  il  est  sourd  et  aveugle.  Son  fils 
est  une  des  têtes  les  plus  extraordinaires  qui  existent 
dans  ce  pays  ;  il  a  été  élevé  en  Angleterre  où  il  a  appris 
surtout  à  mépriser  son  pays  et  tout  ce  qui  s'y  fait.  Ses 
discours  sont  d'une  hardiesse  qui  pourrait  porter  un 
autre  nom.  Comme  il  a  beaucoup  d'esprit  et  d'origina- 
lité, ses  traits  aigus  et  polis  s'enfoncent  profondément. 
Il  passe  pour  être  extrêmement  Français,  mais  la  chose 
est  certainement  moins  vraie  qu'on  ne  le  croit,  car  il  est 
certain  qu'il  a  contracté  en  Angleterre  une  admiration 
pour  ce  pays,  qui  est  très  visible  pour  tous  ses  amis.  Je 
crois  bien  qu'il  a  bon  nombre  d'idées  françaises  dans  la 
tête  ;  cependant  il  est  difficile  de  savoir  précisément  à 
quoi  s'en  tenir,  vu  qu'il  contredit  tout,  uniquement  pour 
se  divertir  ;  quelquefois  je  l'appelle  :  Le  gentilhomme  de 
Vautre  cd/é,  pour  faire  rire  sa  femme  qui  est  Anglaise  et 
qu'il  aime  passionnément.  Ses  aventures  avec  Paul  1  sont 
ravissantes.  Un  jour  je  lui  demandais  :  ce  Où  étiez-vous, 
Monsieur  l'Amiral,  sous  le  règne  précédent  ?  »  11  me 


46  LETTRE 

répondit:  «Tantôt  à  Cronstadt,  tantôt  en  prison  ».  Une 
fois  après  une  scène  épouvantable  avèc  l'Empereur, 
Paul  Ier  lui  dit  qiïil  ne  voulait  plus  de  lui  et  qiïil  le  con- 
gédiait sm*  le  champ.  Sur  quoi  l'Amiral  se  déshabilla  de- 
vant le  Maître  et  sortit  de  la  Cour  en  chemise.  Vous 
m'avouerez  que  cd  trait  est  joli  et  qu'on  ne  peut  guère  le 
voir  ailleurs.  Comme  il  ne  veut  absolument  ni  voler,  ni 
permettre  qu'on  vole  dans  sa  sphère,  il  est  détesté.  Il 
peut  se  faire  aussi  qu'il  ait  des  torts  réels  dont  je  ne  suis 
pas  informé  ;  mais  je  puis  vous  assurer,  sur  le  témoi- 
gnage des  officiers  piémontais  qui  ont  fait  la  campagne 
de  Grèce,  témoignage  bon  et  désintéresse,  que  s'il  a 
régné  quelque  ombre  d'ordre  sur  la  flotte,  on  l'a  dû 
uniquement  à  la  terreur  qu'inspirait  le  nom  de  Tchit- 
chagof.  Depuis  plus  de  trois  ans,  la  voix  publique  le 
congédie  ici  tous  les  quinze  jours,  et  lui  n'a  cessé  de 
gagner  du  terrain  en  continuant  à  se  moquer  de  tout.  Il 
n'y  a  pas  fort  longtemps  que  dans  un  très  petit  comité, 
chez  un  chambellan  de  ses  amis,  nous  exprimions  de 
très  bonne  foi  notre  crainte  à  son  sujet,  il  nous  parais- 
sait impossible  que  cet  homme  se  tînt  à  sa  place. 

11  était  alors  ministre  adjoint,  ce  qui  revient  assez  à 
ce  que  nous  appelons  Régent.  Le  lendemain  nous  ap- 
prîmes qu'il  venait  d'êlre  fait  Amiral  et  Ministre  en  chef 
avec  une  augmentation  de  revenu  de  4  2,000  roubles. 
L'Empereur  sait  ce  que  ce  Ministre  dit  et  ce  qu'il  pense 
comme  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Cependant  il  le  retient 
et  l'élève  beaucoup.  Mon  avis  est  qu'il  compte  sur  son 
désintéressement  et  qu'il  croit  avoir  besoin  de  sa  tète 
violente.  Quoique  la  maison  de  l'Amiral  soit  peut-être 


A   M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  47 

celle  de  Saint-Pétersbourg  où  il  soit  le  pins  difficile  de 
pénétrer,  cependant,  Monsieur  le  Chevalier,  sans  avoir 
prévu  cette  difficulté,  sans  avoir  pris  aucun  détour,  enfin 
sans  savoir  comment,  je  suis  entré  là  comme  l'eau  entre 
dans  une  éponge.  J'y  suis,  non  sur  le  pied  de  la  poli- 
tesse et  de  l'hospitalité,  mais  sur  celui  de  l'amitié.  Il  en 
a  bien  pris  aux  sujets  du  Roi,  mais  surtout  à  mon  frère. 
On  dira  ce  qu'on  voudra  de  ce  personnage  extraordi- 
naire, mais  je  lui  dois  beaucoup  comme  Ministre  et 
comme  particulier,  et  jamais  il  ne  me  sera  permis  de 
l'oublier.  L'Empereur  vient  de  lui  confier  une  espèce 
d'emploi  de  la  plus  haute  importance.  Il  l'a  chargé  de  la 
défense  des  côtes,  et  à  mis  sous  ses  ordres  les  gouver- 
neurs militaires  de  toutes  les  provinces  maritimes.  Le 
voilà  en  collision  directe  avec  Araktcheief.  Je  crois  voir 
deux  boulets  de  canon  qui  se  heurtent  de  front.  On 
regarde  comme  certain  que  l'un  des  deux  écrasera  l'autre. 

Trouvant  une  occasion  parfaitement  sûre  j'en  profite 
pour  vous  écrire  en  toute  liberté  et  pour  faire  connaître 
à  S.  M.  les  acteurs  qui  représentent  sur  le  théâtre  où  je 
suis  placé.  Que  vous  dirais-je  d'ailleurs  si  je  ne  vous 
parlais  pas  de  l'Empire?  Les  grandes  nouvelles  dans  ce 
moment  viennent  du  midi  et  vous  en  êtes  plus  près  que 
moi. 

11  faut  toujours  avoir  l'œil  sur  l'Inde  et  si  je  ne  me 
trompe  agir  en  Perse,  autant  que  j'en  puis  juger  sans 
avoir  pu  ouvrir  certains  portefeuilles. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  une  respectueuse  considé- 
ration, Monsieur  le  Chevalier,  votre  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur. 


48 


LETTRE 


252 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  janvier  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  reçu  avant  hier,  par  M.  Bustori,  votre  paquet  con- 
tenant les  numéros  35,  36  et  37,  et  votre  confidentielle 
du  2  novembre  dernier.  Que  voulez-vous  que  je  vous 
dise?  11  est  trop  vrai  que  nous  ne  nous  entendons  jamais, 
et  je  renonce  de  bon  cœur  à  vous  persuader,  comme 
vous  renoncez  de  votre  côté  à  me  persuader  moi-môme. 
Vous  accusez  mes  Lunettes  Russes,  et  vous  ne  faites  pas 
attention  aux  Lunettes  Sardes  que  vous  portez.  Puisque 
nous  en  sommes  à  l'optique,  pouvez-vous  ignorer,  Mon- 
sieur le  Chevalier,  que  le  verre  concave  qui  rapetisse  les 
objets  est  précisément  aussi  menteur  que  le  verre  con- 
vexe qui  les  amplifie.  La  différence  qu'il  y  a  entre  nous 
deux  c'est  que,  lorsque  je  raisonne  sur  Pétersbourg  par 
les  règles  de  Pétersbourg,  je  vois  et  raisonne  très  juste, 
au  lieu  que  vous,  Monsieur  le  Chevalier,  quand  vous  me 
prouvez  que  telle  ou  telle  chose  ne  doit  pas  choquer  à 
Saint-Pétersbourg  parce  qu'elle  paraît  bonne  et  raison- 
nable à  Cugliari,  vous  me  paraissez  tout  à  fait  hors  des 
règles  de  l'optique,  et  permettez-moi  d'ajouter  encore 
de  la  logique. 


A  M.   LE  CHEVALIEll  DE  ROSSI.  49 

Quant  au  salpêtre  dont  vous  me  croyez  pétri,  je  vous 
prierai  encore  d'observer  que  nul  homme  ne  passe  pour 
bouillant  ou  emporté  parce  qu'il  l'a  été  avec  tel  homme 
ou  à  tel  moment.  Il  faut,  pour  qu'il  mérite  sa  réputation, 
qu'il  le  soit  toujours,  ou  au  moins  ordinairement.  Il  y  a 
sept  ans  que  je  suis  ici,  au  milieu  des  circonstances  les 
plus  difficiles  et  des  hommes  les  plus  aisés  à  effaroucher. 
Par  quel  enchantement  est-il  arrivé  que  mon  salpêtre, 
loin  de  produire  la  moindre  explosion,  a  paru  à  tout  le 
monde  du  beurre  frais. 

Dites,  Monsieur  le  Chevalier,  autant  de  mal  qu'il  vous 
plaira  de  ce  qui  vous  choque  dans  mon  caractère,  je  me 
soucie  fort  peu  de  vous  contredire  puisque  vous  ne  criti- 
quez que  votre  ouvrage. 

Je  ne  veux  pas  divaguer  davantage  sur  ce  sujet,  puis- 
que nous  n'avons  plus  de  langue  commune  et  que  nous 
ne  pouvons  nous  entendre.  D'ailleurs  il  s'est  passé  bien 
des  choses  depuis  votre  lettre  du  2  novembre,  à  laquelle 
je  réponds  maintenant.  Ensuite  de  très  mures  réflexions 
et  avec  toutes  les  précautions  requises,  j'avais  tenté 
avec  Bonaparte...  Je  n'ai  pu  réussir  et  j'en  suis  toujours 
très  fâché.  Si  vous  m'aviez  répondu  tout  simplement  : 
S.  M.,  bien  persuadée  que  vous  ne  pouvez  rien  entreprendre 
que  par  un  véritable  zèle  pour  son  service,  désapprouve 
néanmoins  votre  idée  et  souhaite  que  vous  ne  l'ayez  pas 
exécutée,  je  n'avais  certainement  rien  à  dire,  car  tout 
Ministre  qui  prend  sur  lui  d'agir  sans  autorisation,  dans 
les  occasions  où  il  n'a  pas  le  temps  de  consulter,  doit 
faire  entrer  dans  ses  calculs  la  chance  de  la  désappro- 
bation (ou  de  la  non  approbation)  ce  qui  n'est  pas  tout  à 
t.  xi.  4 


50  LETTRE 

fait  la  même  chose.  Mais  vous  saisissez  une  plume  mas- 
sive, et  vous  me  répondez  comme  à  un  jeune  homme  qui 
débuterait  dans  le  monde  et  qui  chercherait  une  répu- 
tation ;  je  pourrais  même  ajouter  comme  à  une  espèce 
de  mauvais  sujet.  Vous  souhaitez,  pour  mon  bien,  que 
je  ne  sois  pas  parti,  et  vous  m'apprenez  même  que  S.  M. 
veut  bien  ne  pas  donner  d'interprétation  sinistre  à  ma 
démarche.  C'est  une  extrême  clémence,  Monsieur  le 
Chevalier,  mais  qui  a  tout  à  fait  achevé  de  m'aliéner. 
Cette  lettre  m'a  paru  un  péché  capital  contre  la  délica- 
tesse, et  contre  les  égards  que  tous  les  Souverains  veu- 
lent bien  avoir  pour  de  vieux  serviteurs.  Eh!  que  me  fait 
à  moi  cette  Troie  où  je  cours?  Etait-ce  pour  mon  plaisir 
ou  pour  mon  profit,  que  je  voulais  aller  à  Paris  ?  Si 
j'avais  voulu  faire  ma  paix  particulière,  ou  me  tourner 
d'un  autre  côté,  après  avoir  pris  congé  respectueuse- 
ment, je  n'aurais  pas  été  plus  coupable  que  les  Ducs  et 
Pairs  qui  ont  quitté  les  flancs  de  leur  ancien  Maître  pour 
s'en  aller  faire  leurs  affaires,  en  disant  comme  on  dit 
ici  :  Tout  est  fini.  Quel  motif  pouvait  donc  me  déterminer, 
sinon  une  volonté  ardente  d'être  utile  à  S.  M.,  volonté 
qui  est  considérée  et  appréciée  par  les  hommes  équita- 
bles? Pour  être  en  règle  en  me  retirant,  aux  yeux  du 
moraliste  le  plus  rigide,  je  n'avais  qu'à  lui  montrer  la 
lettre  où  vous  m'intimez  franchement  le  divorce,  et  la 
séparation  éternelle  d'avec  ma  femme  et  mes  enfants, 
sans  ajouter  le  plus  léger  compliment,  un  mot  seulement, 
je  ne  dis  pas  de  compassion  et  d'intérêt,  mais  de  simple 
politesse.  Encore  une  fois,  Monsieur  le  Chevalier,  quel 
motif  coupable  et  suspect  pouvait  me  déterminer  ?  Mais 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  5t 

ces  réflexions, qui  sautent  aux  yeux,  ne  m'épargnèrent  pas 
votre  aimable  lettre  du  4  5  février  qui  acheva  de  me  dé- 
courager. Ne  voyant  donc  plus  dans  mon  cœur  qu'une 
fidélité  froide  qui  ne  me  contentait  plus,  quand  même 
S.  M,  aurait  daigné  s'en  contenter,  je  me  hâtai  de  me 
dénoncer  moi-même  et  de  vous  offrir  de  me  retirer  pu- 
rement et  simplement,  sans  aucune  stipulation  quelcon- 
que, ne  voulant  jamais  rien  accepter  de  S.  M.  mécontente. 
Si  Elle  est  entrée  dans  cette  idée,  tout  est  dit  :  il  ne  vous 
reviendra  de  ma  part  ni  plainte  ni  clabaudage.  Quelque 
traitement  que  S.  M.  m'ait  fait  souffrir,  je  sais  ce  que 
tout  le  monde  lui  doit,  ce  que  je  lui  dois  en  particulier, 
et  quels  sont  les  devoirs  d'un  homme  délicat  dans  ces 
tristes  circonstances  ;  de  votre  côté,  Monsieur  le  Che- 
valier, j'espère  que  vous  ne  me  forcerez  à  aucune  apo- 
logie, ce  que  je  regarderais  comme  la  plus  grande  des 
calamités.  Je  n'ai  qu'une  chose  à  vous  dire  encore  dans 
cette  supposition,  c'est  que  je  ne  trouverai  dans  mon 
changement  de  position  d'autre  plaisir,  ou  pour  parler 
plus  exactement,  d'autre  consolation  que  celle  de  pro- 
curer à  mes  enfants  un  Souverain  qu'ils  n'ont  pas,  un 
étal,  et  une  propriété  quelconque,  article  que  je  place 
avant  tous  les  autres,  et  sans  lequel  tous  les  autres  ne 
sont  rien  pour  moi.  Du  reste,  ce  pays  est  le  dernier  où  je 
voudrais  passer  ma  vie. 

Dans  la  supposition  contraire,  c'est-à-dire  en  suppo- 
sant que  S.  M.  n'ait  pas  dédaigné  les  services  d'un 
mécontent,  je  les  continuerai  loyalement  comme  je  l'ai 
offert  :  je  n'ai  pas  deux  paroles.  Si  l'offre  est  sincère,  je 
puis  ajouter  qu'elle  n'est  pas  moins  désintéressée,  puis- 


52  LETTRE 

que  je  n'attends,  ni  ne  puis  rien  attendre,  du  rétablis- 
sement de  S.  M.  (que  je  désire  cependant  de  toutes  les 
forces  de  mon  cœur).  Je  n'ai  cessé  de  vous  dire,  Monsieur 
le  Chevalier,  sans  équivoque,  sans  balancement,  sans 
variation,  et  nunc  et  semper,  qu'en  calculant  mon  âge,  le 
nombre  et  la  nature  des  circonstances  où  nous  sommes, 
la  Restauration  est  un  événement  absolument  nul  pour 
moi,  que  je  n'espère  rien,  que  je  ne  demande  rien,  que 
je  suis  prêt  môme  à  mettre  entre  les  augustes  mains  de 
S.  M.  une  renonciation  écrite  à  toute  prétention  ren- 
voyée à  cette  époque  ;  qu'en  conséquence  je  ne  lui  de- 
mandais en  grâce  que  les  moyens  aisés,  raisonnables, 
discrets,  et  absolument  en  sa  puissance  de  tolérer  d'une 
manière  moins  douloureuse  la  position  excessivement 
pénible  où  il  lui  a  plu  de  me  placer.  Elle  a  jugé  à  propos 
de  repousser  péremptoirement  toutes  mes  demandes  ;  et 
sans  doute  Elle  est  bien  la  maîtresse  ;  mais  vous  voyez 
au  moins  que  ma  détermination  ne  présente  pas,  dans 
cette  seconde  supposition,  le  moindre  alliage  d'ambition, 
d'égoïsme  ou  d'intérêt  ;  puisqu'au  contraire  je  sacrifie 
aux  lois  de  la  délicatesse,  et  sans  aucun  équivalent  pos- 
sible, la  seule  chose  dont  je  me  soucie  réellement  dans 
ce  monde,  l'état. 

Si  je  demeure  au  service  de  S.  M.  vous  n'entendrez 
plus  de  moi  aucune  plainte  :  il  faut  finir  ces  intermina- 
bles querelles.  Déjà  vous  avez  pu  observer,  tout  à  votre 
aise,  que  l'œil  le  plus  fin  ne  pourrait  pas  découvrir  dans 
ma  correspondance  officielle  la  plus  légère  trace  de 
mécontentement  ;  j'espère  que  chez  moi  l'homme  et  le 
Ministre  sont  bien  séparés,  et  que  l'un  n'a  jamais  épousé 


A  M.    LE  CHEVALIEU  DE  ROSSI.  53 

les  ressentiments  de  l'autre.  Il  faut  à  l'avenir,  si  je  de- 
meure à  ma  place,  que  le  premier  se  taise  comme  le 
second.  C'est  le  parti  que  je  prendrai,  et  il  me  coû- 
tera d'autant  moins  que  je  suis  persuadé  depuis  long- 
temps que  toutes  les  routes  me  sont  fermées  pour  arriver 
au  cœur  de  S.  M.  En  convenant  néanmoins  que  mon 
devoir  est  de  cacher  l'ulcère ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il 
doive  guérir. 

Après  vous  avoir  écrit  les  lettres  amères  dictées  par  la 
vôtre  du  -15  février,  j'ai  vu  des  difficultés  à  mon  rappel 
actuel,  que  je  n'avais  pas  vues  d'abord  ;  mais  à  cet  égard, 
S.  M.  ne  doit  se  gêner  aucunement  :  quand  elle  voudra, 
comme  elle  voudra,  tout  ce  qu'elle  voudra,  et  sans  que 
je  prétende  me  faire  valoir  pour  cela,  au  contraire,  je 
proteste  formellement  qu'un  homme  affecté  comme 
vous  l'avez  vu,  n'est  pas  même  susceptible  de  mérite. 

Un  mot  de  votre  lettre  me  ferait  regarder  mon  rappel 
en  Sardaigne  comme  une  idée  qui  s'est  présentée  entre 
les  autres.  Mais,  comment  donc,  Monsieur  le  Chevalier, 
le  Roi,  après  m'avoir  refusé  un  état  pour  mon  fils,  et 
m'avoir  condamné  par  le  fait  à  une  indigence  sans  fin 
pour  le  soutenir  ici,  pourrait-il  encore  me  séparer  de 
lui,  et  nous  perdre  l'un  par  l'autre?  Cette  idée  est  si 
cruelle,  si  étrangère  à  la  grandeur  d'âme  de  l'auguste 
famille  de  S.  M.,  et  à  la  sienne  propre,  que  vous  me  per- 
mettrez de  ne  lapas  mettre  au  rang  des  choses  possibles. 

La  querelle  que  vous  me  faites  sur  la  rareté  de  mes 
lettres  est  si  peu  fondée,  que  je  m'attends  à  des  excuses 
de  votre  part.  Depuis  le  6  décembre  1807  jusqu'au  4  6 
décembre  dernier,  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  vingt- 


54  LETTRE 

quatre  lettres  officielles  (depuis  le  numéro  32  jusqu'au 

55  inclusivement),  dont  plusieurs  ont  20  pages,  et,  outre 
les  lettres  officielles,  une  lettre  non  numérotée,  du  9  (24) 
octobre,  adressée  par  la  voie  de  M.  Torlonia;  or,  dans  les 
circonstances  actuelles  et  vu  les  immenses  difficultés  des 
correspondances,  la  mienne  est  une  correspondance  très 
et  môme  trop  active  ;  mais  j'ai  suivi  vos  intentions  :  il 
faut  pour  cela  être  bien  aux  aguets,  et  n'avoir  pas  laissé 
échapper  une  seule  occasion.  —  Eh  bien,  Monsieur  le 
Chevalier,  qu'en  dites-vous  ?  Faites-moi  réparation 
d'honneur,  ou  je  me  fâche.  Quant  à  la  forme  de  mes 
lettres,  c'est  une  autre  affaire.  Nous  n'aurons  sur  ce 
point  aucune  difficulté,  et  le  tout  dépendra  de  vous.  Nous 
assistons  au  plus  grand  et  au  plus  terrible  spectacle  qui 
ait  jamais  été  donné  aux  hommes.  Il  est  bien  fait  pour 
exciter  les  réflexions,  et  je  vois  que  de  forts  grands  Ca- 
binets recommandent  expressément  à  des  Ministres  de 
confiance  de  laisser  courir  leur  plume,  et  d'exposer  leur 
manière  de  penser  sur  les  événements.  Il  ne  tiendrait 
qu'à  moi,  Monsieur  le  Chevalier,  de  vous  prouver  maté- 
riellement que  je  ne  suis  pas  sans  droit  pour  dire  mon 
avis  sur  ces  grands  événements  ;  mais  je  n'y  ai  nul  inté- 
rêt, et  si  S.  M.  s'accommode  mieux  d'une  gazette  dé- 
charnée de  ce  pays,  parlez,  Monsieur  le  Chevalier,  il  est 
bien  aisé  de  vous  satisfaire. 

Voici  qui  s'adresse  particulièrement  à  vous.  Peu 
d'hommes  m'ont  inspiré  d'abord  plus  d'estime  et  de 
confiance  que  vous,  Monsieur  le  Chevalier  ;  je  crois  que 
vous  ne  l'avez  pas  oublié,  je  m'applaudis  dans  le  temps 
d'avoir  à  correspondre  avec  vous.  Je  me  rappelle  vous 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE   ROSSÏ.  55 

avoir  écrit  un  jour,  en  riant,  que  le  premier  article  de 
mon  Décalogue  était  :  Non  tripotaberis,  et  je  me  flatte  que 
vous  ne  m'avez  jamais  mis  au  rang  des  hommes  qui  ont 
la  foi  sans  les  œuvres.  Je  n'ai  rien  oublié  pour  me  mon- 
trer à  vous  tel  que  je  suis,  ami  de  la  vérité,  de  Y  unité, 
de  la  droiture  ;  ennemi  mortel  de  toute  espèce  de  dé- 
tour. Je  vous  ai  toujours  témoigné  une  confiance  sans 
borne.  Je  voyais  avec  plaisir  deux  plumes  sur  votre  bu- 
reau, celle  du  Ministre  et  celle  de  l'ami;  maintenant  j'en 
vois  une  qui  se  dessèche  et  bâille  faute  d'exercice.  Les 
deux  personnages  commencent  à  se  confondre,  et  comme 
dans  la  fable  de  Salmacis,  neutrumque  et  utrumque  vi- 
dentur.  Divisez-les  de  nouveau,  je  vous  en  prie,  mais 
d'une  manière  claire  et  distincte,  en  sorte  que  je  ne 
puisse  m'y  tromper;  vous  me  ferez  le  plus  sensible 
plaisir,  et  pour  me  le  procurer  il  me  semble  qu'il  vous 
en  coûtera  bien  peu:  renoncez  seulement  à  l'infaillibilité. 
Est-ce  trop  exiger?  Ne  croyez  pas  surtout  que  Dieu  vous 
ait  condamné  à  vivre  Bœotum  in  aere  crasso,  qu'on  n'ait 
pas  le  sens  commum  dans  le  reste  de  l'univers,  que  je 
ne  me  forme  pas  la  moindre  idée  de  ces  grands  mots  de 
justice,  de  bonté,  d'honneur,  de  délicatesse,  que  toutes 
mes  pensées  sur  ces  objets  sacrés  soient  des  hérésies,  et 
toutes  les  ^vôtres  des  canons.  Dites-moi  quelque  chose 
qui  ressemble  à  ceci  :  Il  est  vrai,  je  conviens,  il  pourrait 
bien  se  faire,  en  effet,  j'avoue,  etc.,  et  je  vous  saute  au 
cou  ;  je  demande  bien  peu,  Monsieur  le  Chevalier,  mais 
qui  sait  si  je  réussirai?  L'Empire  de  la  raison  n'est  heu- 
reusement pas  seul  dans  ce  monde  ;  mais  il  est  bien 
restreint,  et  tout  le  reste  est  mené  par  ce  que  les  hommes 


56  LETTRE 

appelent  hasard,  fortune,  destin,  etc.,  sans  trop  savoir 
ce  qu'ils  disent.  Demandez-vous  à  vous-même  pourquoi 
je  suis  parvenu  à  être  si  malheureux  et  si  mécontent  sous 
les  ordres  d'un  Souverain  si  bon,  si  grand,  si  généreux, 
si  juste  que  S.  M.?  Demandez-vous  ensuite  comment  un 
Prince  brillant  de  toutes  ces  qualités  a  pu  se  déterminer, 
se  complaire  même,  à  humilier,  à  chagriner,  à  pousser  à 
la  mutinerie  un  homme  qui  lui  était  aussi  ardemment 
dévoué  que  moi  ;  vous  ne  trouverez  pas  d'autre  réponse 
sinon  que  les  choses  humaines  sont  maudites  et  qu'elles 
ne  peuvent  aller  bien.  Donnez-moi  du  contraire  une 
preuve  qui  dépend  de  vous,  et  croyez-moi  en  attendant, 
avec  un  respectueux  attachement,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, votre,  etc. 

253 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  30  janvier  (11  février)  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Quoique  les  armées  aient  marché  en  Finlande,  la 
guerre  n'a  pas  commencé  et  l'ambassadeur  est  toujours 
ici,  à  la  vérité  de  fort  mauvaise  humeur,  mais  enfin  il  y 
est.  Dans  ses  notes,  il  ne  doute  pas  un  moment  de  la 
loyauté  de  S.  M.  I.  et  ne  croit  pas  la  guerre  possible. 
Dans  son  cœur,  il  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  décidé.  Des 
voyageurs  arrivés  tout  nouvellement  de  Suède  disent 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE   ROSSI.  57 

qu'ils  n'y  ont  pas  va  le  moindre  préparatif  ni  la  moindre 
apparence  de  guerre.  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  Y  au- 
rait-il quelque  convention  secrète?  C'est  ce  que  nombre 
de  personnes  croient  ou  regardent  du  moins  comme 
probable  :  pour  moi  je  ne  suis  pas  trop  de  cet  avis.  On  se 
divise  encore  sur  la  question  de  savoir  si  le  Roi  de  Suède 
se  défendra  :  je  pense  qu'il  vaudrait  mieux  demander 
s'il  pourra  se  défendre  ;  car,  s'il  en  a  les  moyens,  je  ne 
comprends  pas  comment  son  caractère  lui  permettra  de 
se  laisser  dépouiller  sans  résistance.  J'ignore  quelle  es- 
pèce de  secours  les  Anglais  pourront  et  voudront  lui 
donner.  Au  reste,  Monsieur  le  Chevalier,  il  ne  peut  y 
avoir  qu'une  manière  de  penser  sur  la  loyauté  et  les 
nobles  sentiments  de  S.  M.  Suédoise.  Nous  assistons, 
Monsieur  le  Chevalier,  à  une  longue  et  terrible  maladie 
de  l'esprit  humain.  Il  est  impossible  d'en  connaître  les 
bornes,  et  bien  difficile  d'en  découvrir  le  remède. 

Nous  venons  de  perdre  le  Comte  de  Norona,  Ministre 
d'Espagne  qui  a  été  rappelé  (je  ne  dis  pas  par  son  Maître). 
Il  emporte  l'estime  universelle,  et  laisse  en  particulier 
pour  moi  un  grand  vide  dans  la  société.  Son  successeur 
est  le  Général  Pardo  de  Figaroa,  homme  extrêmement 
distingué  du  côté  des  talents,  et  qui  en  réunit  même  qui 
semblent  s'exclure  mutuellement,  car  il  a  dans  son  pays 
une  grande  réputation  militaire  et  il  est  en  même  temps 
grand  connaisseur  dans  les  beaux  arts,  littérateur,  ju- 
risconsulte, helléniste  même,  etc.;  mais,  si  je  ne  me 
trompe  infiniment,  c'est  un  mauvais  sujet  du  premier 
ordre.  En  arrivant  il  a  débuté  par  refuser  de  voir  le  Duc 
de  Serra-Capriola.  En  vain  le  Secrétaire  de  la  légation 


58  LETTRE 

espagnole  (M.  d'Anduaga  qui  est  parti  avec  le  Comte  de 
Norona),  lui  fit  les  plus  grandes  instances  pour  qu'il 
jetât  un  billet  chez  le  Duc,  Pardo  répondit  bravement 
qu'il  ne  reconnaissait  dans  le  Duc  de  Serra-Capriola  nul 
caractère  diplomatique,  vu  qu'un  simple  Infant  d'Es- 
pagne (Ferdinand  IV)  n'avait  nul  droit  d'envoyer  des 
Ministres.  Il  a  traité  de  même  le  Chevalier  Navarru  de 
Andrade,  chargé  d'affaires  de  Portugal.  Ces  Messieurs, 
comme  vous  l'imaginez  assez,  sontjustement  furieux.  On 
s'est  mis  à  l'appeler  Figaro,  en  jouant  sur  son  nom,  et  il 
est  possible  que  ce  baptême  de  la  malice  imprime  un 
caractère  qui  ne  s'efface  jamais. 

Cequeje  vous  ai  dit  sur  l'Espagne  est  la  vérité  même. 
D'un  autre  côté,  le  Général  Pardo  ne  se  gêne  nullement 
sur  le  compte  de  Caulaincourt  :  il  le  traite,  à  ce  qu'on 
m'assure,  de  Général  de  la  Garde  qui  n'a  jamais  vu  que 
le  feu  de  la  cuisine.  Je  suis  curieux  de  voir  quelle  figure 
fera  un  homme  qui  déplaît  à  l'Empereur  et  à  la  France. 
En  attendant,  je  me  tiendrai  avec  lui  sur  le  ton  de  la 
plus  grande  réserve.  Il  paraît  que  nous  nous  sommes 
sentis  et  peut-être  est-il  arrivé  avec  quelques  mémoires 
sur  mon  compte,  car  il  n'a  point  cherché  à  me  parler  ; 
nous  en  sommes  donc  aux  froides  révérences.  C'est  aussi 
ma  position  à  l'égard  des  Français  :  je  leur  parle  avec 
politesse  lorsque  l'occasion  s'en  présente,  mais  je  ne 
cherche  point  à  les  voir.  Par  le  moyen  de  mes  amis,  j'es- 
père être  parvenu  à  persuader  assez  bien  Caulaincourt 
que  je  suis  extrêmement  gêné  par  l'incertitude  où  me 
tient  son  Maître  qui  n'a  rien  répondu  à  ma  demande  et 
qui  se  met  d'ailleurs  dans  un  état  de  demi-guerre  avec 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  59 

le  mien,  en  faisant  rayer  son  nom  de  tous  les  almanachs 
qui  lui  obéissent,  de  manière  que  je  ne  sais  si,  dans  les 
règles  diplomatiques,  je  puis  voir  son  Ambassadeur.  Au 
moyen  de  cette  manœuvre  très  innocente,  Caulaincourt 
me  croit  réellement  embarrassé,  ce  qui  m'amuse  beau- 
coup in  petto,  et  je  reste  chez  moi,  à  mon  grand  con- 
tentement; car  ces  Messieurs,  sauf  leur  respect,  sont 
bien  mauvaise  compagnie.  J'en  reviens  toujours  à  ce  que 
je  vous  ai  dit  sur  la  médiocrité  des  personnes. 

Il  y  a  au  reste  , en  France,  deux  partis  qu'on  pourrait 
appeler  le  parti  Bonaparte  et  le  parti  Talleyrand  :  d'ac- 
cord contre  l'Europe,  ils  se  détestent  mutuellement.  Le 
premier  est  plus  âpre,  plus  révolutionnaire;  le  second  est 
plus  agréable  dans  ses  formes.  Souvent  on  dirait  qu'ils 
n'agissent  pas  d'après  les  mêmes  principes.  Savary,  par 
exemple,  a  fort  mal  traité  ici  l'Envoyé  d'Espagne  :  il  lui 
a  cherché  une  querelle  ridicule  sur  je  ne  sais  quel  pré- 
tendu défaut  d'égards  dont  ce  dernier  n'était  nullement 
coupable 3  il  s'est  continuellement  plaint  de  lui  et  n'a 
cessé  de  lui  faire  de  la  peine.  Caulaincourt,  au  contraire, 
a  eu  l'air  de  ne  pas  savoir  un  mot  de  tout  ce  qui  s'est 
passé  et  à  fort  bien  traité  le  Comte  de  Norona.  La  même 
différence  de  procédés  s'est  fait  apercevoir  à  l'égard  de 
l'Ambassadeur  d'Autriche.  Qui  sait  ce  qui  a  pu  produire 
cette  division  de  parti,  qui  me  semble,  en  creusant  jus- 
qu'au fond,  une  division  de  gentilshommes  et  de  bour- 
geois? 

Le  Général  Araktcheief  va  son  train,  et  il  me  semble 
que  les  gens  sensés,  en  convenant  de  ses  défauts  durs 
et  repoussants,  conviennent  aussi  que  cet  homme  est  fait 


60  LETTRE 

pour  le  moment.  On  ne  parle  que  de  ses  décisions  tran- 
chantes et  sévères.  Reste  à  savoir  si  le  malade  pourra 
et  voudra  soutenir  le  remède.  Je  vais  tâcher  de  m'intro- 
duire  auprès  de  lui  avec  mon  drogman,  pour  pouvoir 
toujours  me  rendre  utile  aux  officiers  piémontais  qui 
sont  ici  ;  car,  pour  moi,  je  ne  me  trouve  nullement  dans 
sa  sphère. 

Les  Gardes  sont  averties  de  se  tenir  prêtes  pour  l'un 
des  premiers  jours  de  la  semaine  prochaine  avec  équi- 
pages domestiques.  Bien  des  gens  pensent  cependant  que 
ces  corps  ne  seront  employés  que  comme  réserve.  Véri- 
tablement ils  seraient  (la  cavalerie  du  moins)  très 
déplacés  en  Finlande;  mais  il  y  a  des  gens  qui  regar- 
dent du  côté  de  la  Turquie.  En  attendant,  les  Français 
ont  fortifié  Korono  et  autres  points  importants  de  la 
frontière  polonaise.  Mais  lorsque  l'Empereur,  il  y  a 
quelque  temps,  voulut  faire  mine  d'opérer  de  son  côté, 
on  se  fâcha  terriblement,  et  on  lui  demanda  s'il  avait 
quelques  soupçons. 

254 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  14  (26)  février  1808. 

Monsieur  le  Chevalier, 

C'est  la  dernière  fois  que  j'aurai  l'honneur  de  vous 
écrire  par  la  voie  de  Londres,  c'est-à-dire  de  la  Suède 


A   M.   LE  CHEVAL! EU  DE  R0SSI.  64 

La  guerre  est  déclarée  et  la  Finlande  ést  occupée  pres- 
que sans  résistance.  La  déclaration  de  cette  Cour  a  été 
remise  ici  à  l'Ambassadeur  de  Suède,  mais  on  lui  a  re- 
fusé un  passe -port  pour  son  courrier,  et  lorsqu'il  a 
allégué  la  nécessité  de  faire  connaître  cette  détermination 
à  sa  Cour,  on  lui  a  répondu  que  S.  M.  I.  avait  chargé 
son  Ministre  à  Stockholm  de  communiquer  la  déclara- 
tion. Nous  sommes  destinés  à  voir  dans  tous  les  genres 
des  choses  fort  extraordinaires  !  C'est  la  première  fois 
peut-être  qu'on  remet  à  un  ambassadeur  une  déclara- 
tion de  guerre  en  lui  refusant  les  moyens  de  la  faire 
parvenir  à  son  Maître.  Qui  sait  si  nous  ne  devons  pas 
voir  bientôt  quelque  chose  de  plus  singulier  encore? 
L'Ambassadeur  va  partir  :  lui  permettra-t-on  de  passer 
par  la  Finlande  ?  Sur  le  simple  doute  proposé  l'autre  jour 
(non  par  moi)  dans  une  grande  société,  une  dame 
s'écria  :  Cela  n'est  pas  possible;  pour  qui  nous  prend-on? 
Pour  moi  je  ne  dis  rien  :  encore  une  fois  tout  a  changé 
dans  le  monde. 

Je  n'ai  pas  lu  la  déclaration,  mais  je  sais  qu'elle  con- 
tient précisément  les  mêmes  griefs  dont  je  vous  ai  fait 
part  préalablement.  D'ailleurs  dès  que  la  Russie  est  en 
guerre  avec  l'Angleterre  et  que  la  Suède  refuse  de  se 
détacher  de  cette  dernière  puissance  et  de  s'unir  à  ses 
ennemis  pour  la  forcer  de  faire  la  paix,  il  est  clair  qu'il 
faut  lui  faire  la  guerre.  Je  supprime  toutes  les  réflexions; 
puisqu'on  fait  cette  guerre,  c'est  une  belle  preuve  qu'il 
faut  la  faire. 

Le  chargé  d'affaires  de  Portugal  a  voulu  de  son  côté 
envoyer  un  courrier  à  Londres.  11  a  été  refusé  de  même 


62  LETTRE 

et  on  lai  a  fermé  la  bouche  par  l'exemple  de  l'Ambassa- 
deur de  Suède.  Il  est  obligé  d'envoyer  par  Kœnigsberg, 
où  son  courrier  frétera  un  vaisseau  :  jugez  de  l'embarras. 
D'ailleurs  cette  porte,  suivant  les  apparences,  sera  bien- 
tôt fermée  comme  les  autres,  de  manière  que  toute  com- 
munication sera  fermée  de  ce  côté. 

Il  y  a  ici  une  fièvre  de  bals  et  de  fêtes  telle  qu'on 
n'en  a  jamais  vu.  On  fait  danser  cinq  ou  six  cents  per- 
sonnes et  on  leur  donne  à  souper.  C'est  une  bagatelle  : 
la  dernière  fête  donnée  par  le  grand  Chambellan,  Alexan- 
dre Louis  Narischkine,  lui  coûte  au  delà  de  40,000 
roubles. 

La  famille  Impériale  les  ayant  presque  toutes  hono- 
rées de  sa  présence,  vous  sentez  qu'on  n'a  rien  épargné. 
C'est  une  élégance,  un  luxe,  une  profusion  dont  rien 
n'approche.  Je  m'y  traîne  par  devoir,  pour  quelques 
instants,  en  me  rappelant  mon  Tite-Live  :  Inter  acrioris 
belli  pericula  hœc  Bomœ  gerebnntur. 

Au  milieu  des  circonstances,  uniques  dans  l'histoire, 
il  faut  surtout  avoir  l'œil  sur  l'Empire  de  Turquie.  Sa 
chute  semble  ajournée,  mais  je  crois  qu'on  peut  toujours 
la  regarder  comme  infaillible.  La  Servie  est  déjà  déta- 
chée, le  reste  suivra.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire 
passer  un  jour  un  fragment  remarquable,  imprimé  à 
Paris,  sur  les  anciennes  prétentions  de  la  Maison  de 
Savoie.  L'Achaïe,  Chypre,  etc.,  n'étaient  que  des  titres. 
Qui  sait  ce  que  ces  titres  peuvent  devenir  à  cette  époque 
de  prodiges  !  Il  faut  avoir  l'œil  sur  tout.  A  Londres  on 
peut  tout  dire  :  ici  c'est  autre  chose  ;  je  ne  puis  dire  en 
ce  moment  que  ce  que  je  dirais  à  des  Français. 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  63 

L'embarras  et  l'ennui  de  Caulaincourt  sont  visibles 
malgré  les  distinctions  dont  il  est  comblé.  On  regarde 
comme  certain  qu'il  a  grande  envie  de  se  retirer,  et 
comme  Savary  qui  s'était  retiré  avec  peine,  a  suivant 
les  apparences  grande  envie  de  revenir,  je  crois  qu'il  y 
parviendra.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  ces  deux 
Messieurs  appartiennent  à  deux  sectes  différentes.  En 
général,  la  noblesse  qui  a  donné  dans  la  Révolution  n'a 
point  de  grâce.  C'est  elle  cependant  qui  a  fait  la  Révolu- 
tion; car,  partout  où  il  y  a  une  aristocratie  saine,  le  trône 
ne  risque  rien,  et  le  monde  sera  agité  jusqu'à  ce  qu'il  se 
soit  formé  une  légitime  et  solide  aristocratie.  —  Je  re- 
viens à  la  Suède. 

Son  Excellence  M.  le  Comte  de  Front  aura  probable- 
ment eu  connaissance  de  l'offre  qui  a  été  faite  ici  par 
S.  M.  Suédoise,  au  nom  de  l'Angleterre,  de  laisser  la 
Baltique  libre  et  de  n'y  pas  faire  entrer  un  vaisseau  de 
guerre,  si  la  Russie  voulait  se  désister  de  la  guerre 
contre  la  Suède.  Puisque  cette  offre  n'a  pas  été  acceptée, 
vous  sentez  que  la  guerre  était  absolument  nécessaire. 
En  refusant  à  l'Ambassadeur  de  Suède  un  passe-port 
pour  son  courrier,  on  lui  a  dit,  dans  la  réponse  écrite, 
que  S.  M.  I.  avait  pris  la  détermination  de  ne  permettre 

à  aucun  voyageur  ,  etc.  Ce  mot  est  très  probablement 

un  avant-goût  du  refus  qu'on  lui  prépare,  après  l'avoir 
comblé  des  égards  les  plus  distingués  ;  car  il  n'a  jamais 
été  mieux  traité  que  dans  la  dernière  audience  qu'il  a 
eue,  il  y  a  deux  ou  trois  jours  de  S.  M.  T.  Si  le  passe- 
port lui  est  refusé,  il  est  décidé  à  se  démettre  solennel- 
lement de  son  titre  et  à  se  constituer  prisonnier  comme 


64  LETTRE 

Général  Suédois.  L'estime  universelle  et  peut-être  unique 
dont  il  jouit  ici  depuis  si  longtemps,  donnera  à  cette 
démarche  beaucoup  d'éclat  et  beaucoup  d'influence  sur 
l'opinion. 

Il  y  a  eu  à  Louisia,  peu  au  delà  de  la  frontière  de 
Finlande,  deux  hommes  tués  du  côté  des  Russes  :  du 
reste  il  n'y  a  pas  de  résistance.  On  parle  d'un  manifeste  de 
S.  M.  Suédoise  à  ses  sujets  de  Finlande,  par  lequel  i! 
leur  déclare  que,  vu  l'impossibilité  absolue  où  Elle  se 
trouve  de  leur  porter  du  secours,  Elle  se  voit  obligée  de 
s'en  reposer  sur  eux-mêmes  du  soin  de  leur  propre  dé- 
fense. La  grande  question  est  de  savoir  si  les  Russes 
peuvent  s'emparer  de  Helsingfords  et  de  la  flottille  sué- 
doise qui  s'y  trouve  (probablement  prise  dans  les  glaces). 
Je  sais  que  l'endroit  est  très  fort,  mais  j'ignore  si  la 
saison  et  d'autres  circonstances  ne  favoriseront  pas  les 
Russes.  Je  ne  sais  si  le  digne  Roi  de  Suède  se  tirera  de 
là  ;  mais  je  regarde  comme  très  probable  que  le  Dane- 
mark achèvera  de  s'y  perdre.  Nous  verrons  comment 
les  Anglais  et  les  Suédois  marcheront  ensemble. 

M.  le  Comte  de  Front  vous  aura  sans  doute  beaucoup 
parlé  de  S.  M.  le  Roi  de  France,  qui  est  à  Londres.  On  a 
cru  assez  généralement  qu'il  était  parti  d'ici  avec  l'in- 
tention de  se  rendre  en  Angleterre,  mais  rien  n'est  plus 
faux.  Milord  Gower  s'était  d'abord  fâché  ici  contre  M.  le 
Comte  de  Blacas  qu'il  accusait  de  ne  l'avoir  pas  instruit 
de  ce  voyage  ;  mais  il  a  vu  la  vérité  avant  de  partir.  Le 
Roi  de  France  s'étant  décidé  en  Suède,  il  en  fit  part  en 
Angleterre,  ensuite  il  partit  lui-même  ;  mais  par  un  ac- 
cident de  mer,  il  arriva  avant  ses  dépêches,  ce  qui  fit  en 


A  M.   LE  CHEVALIER   DE   ROSSI.  65 

Angleterre  un  assez  mauvais  effet,  que  l'arrivée  posté- 
rieure du  Paquebot  n'a  pas,  je  crois,  tout  à  fait  effacé. 
Ce  Prince  est  fait,  par  ses  qualités  personnelles,  pour 
conquérir  l'estime  universelle;  mais  sa  Cour  lui  donne 
beaucoup  d'affaires,  et  probablement  plus  qu'il  ne  croit. 
Tout  favori  est  détesté  :  c'est  une  maxime  de  la  Monar- 
chie qui  la  trouble  souvent  ;  or,  M.  le  Comte  d'Avaray 
est  un  Français  tel  qu'il  n'en  a  jamais  existé.  S.  M.  m'a 
fait  l'honneur  de  m'écrire  à  moi-même  :  C'était  lui,  c'était 
moi  (expression  célèbre  dans  notre  langue,  de  Montaigne 
parlant  de  son  ami  La  Boëtie).  En  effet,  le  Roi  et  son 
ami  ne  sont  qu'un,  c'est  un  seul  esprit,  un  seul  cœur, 
une  seule  pensée,  et  pour  tout  homme  qui  les  approche 
ou  qui  les  connaît,  il  est  démontré  que  jamais  le  Roi  ne 
résistera  à  une  seule  idée  de  son  ami,  et  que  jamais  homme 
vivant  ne  pourra  faire  croire  ni  même  soupçonner  au  Roi 
que  le  Comte  d'Avaray  a  pu  se  tromper.  Qu'arrive-t-il  de 
là  ?  Que  tout  ce  qui  entoure  le  Roi,  et  tout  ce  qui  se 
mêle  de  ses  affaires  a  conçu  contre  l'ami  intime  une 
haine  forcenée  qui  nuit  beaucoup  aux  intérêts  de  S.  M. 
Il  faut  cependant  rendre  justice  au  Comte  d'Avaray;  je 
ne  connais  pas  de  dévouement  plus  pur  que  le  sien.  Lui 
et  le  Comte  de  Blacas  sont  peut-être  les  seuls  Français 
qui  aiment  le  Roi  pour  le  Roi,  sans  ambition,  sans  inté- 
rêt et  sans  limite.  Mais  s'ils  sont  égaux  du  côté  des 
sentiments,  ils  ne  le  sont  pas  du  côté  des  talents.  Blacas 
est  né  homme  d'état  et  Ambassadeur  :  je  ne  lui  compare 
aucun  homme  de  sa  bande  !  Ti  est  le  seul  qui  défende 
d'Avaray,  comme  il  défendrait  la  main  ou  le  pied  de  son 
Maître.  Il  est  secondé  par  l'ange  de  paix,  la  céleste  Du- 


XI. 


66  LETTRE 

chesse  d'Angoulême,  qui  ne  cesse  de  se  jeter  entre  les 
combattants,  de  remontrer,  de  calmer,  de  raccommoder, 
mais  sans  beaucoup  de  fruit.  Ce  qu'il  y  a  de  déplorable, 
c'est  que  les  agents  du  Roi  se  permettent  de  blâmer  ses 
démarches  hautement  et  sans  mesure.  Ils  remplissent 
même  de  leurs  plaintes  les  lettres  qu'ils  écrivent  à  leurs 
amis  ;  il  serait  difficile  d'imaginer  rien  d'aussi  condam- 
nable. En  supposant  deux  hommes,  dont  l'un  posséderait 
toute  la  confiance  de  son  Maître  tandis  que  l'autre  croi- 
rait avoir  à  s'en  plaindre  grièvement,  si  tous  les  deux 
se  permettaient  quelques  légères  critiques,  je  pourrais, 
suivant  les  circonstances,  excuser  le  premier,  jamais  le 
second.  Mais  les  Français  n'ont  plus  de  morale,  et  je  ne 
sais  pas  même  où  il  en  reste. 

Voilà  donc,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  Prince  qui  n'a 
certainement  aucun  supérieur  dans  son  auguste  classe, 
en  esprit  naturel,  en  connaissances  acquises,  en  justice, 
en  clémence,  en  élévation  de  sentiments,  le  voilà,  dis-je, 
desservi  par  un  homme  dont  il  est  énivré  ;  et  voilà  cet 
homme,  qui  affronterait  mille  morts  pour  son  Maître, 
destiné  à  lui  nuire  continuellement  sans  que  l'un  ni 
l'autre  se  doute  jamais  de  la  vérité.  —  Pauvre  nature 
humaine  !  Qui  oserait  dire  au  Roi:  «  Sire I  Un  favori  est 
très  bon  et  très  respectable  à  sa  place.  Il  serait  bien 
étrange  que  les  Princes  n'eussent  pas  le  droit  d'avoir  un 
ami  ;  mais  s'il  paraît  à  la  guerre  ou  dans  les  négocia- 
tions, tout  est  perdu.  C'est  une  loi  du  monde  comme  la 
chaleur  ou  la  gravité.  »  Qui  oserait  même  dire  au  Comte 
d'Avaray  :  «  Bon  sujet,  tenez-vous  à  l'ombre.  Il  y  a  sou- 
vent plus  de  gloire  à  dire  :  J'ai  eu  l'honneur  de  ne  pas 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  67 

servir  le  Roi,  qu'à  dire  :  J'ai  eu  l'honneur  de  le  servir. 
Priez  votre  Maître  de  vous  donner  tort  quatre  ou  cinq 
fois  la  semaine  sur  les  points  dont  vous  conviendrez 
ensemble,  afin  d'exclure  l'idée  de  votre  influence  su- 
prême. »  Il  n'y  a  pas  moyen,  Monsieur  le  Chevalier  ; 
c'est  là  une  de  ces  nombreuses  occasions  où  l'homme 
sage  doit  repousser  toute  idée  d'une  perfectibilité  idéale 
et  prendre  les  hommes  comme  ils  sont. 

Le  mal  est  que  le  monde  est  plein  de  têtes  légères 
qui  pensent  mal  du  Roi,  désespèrent  de  sa  cause  et  se 
tournent  même  contre  lui  à  cause  de  ces  petites  misères. 
Ils  ne  veulent  pas  voir  que  les  passions  humaines  sont 
comme  la  poudre  qui  a  plus  de  force  à  mesure  qu'elle 
est  plus  resserrée.  Il  y  a  quelquefois  plus  d'agitations, 
plus  à'impegno  pour  élire  un  gardien  entre  les  quatre 
murs  d'un  couvent,  qu'il  n'y  en  aurait  pour  élire  l'A- 
voyer  de  Berne  ou  le  Doge  de  Venise.  Ils  disent  :  «Voyez 
cette  petite  Cour  qui  passe  la  journée  à  se  déchirer  et  à 
faire  des  fautes:  jugez  de  ce  quelle  ferait  à  Paris.  »  Il 
n'est  guère  possible  de  raisonner  plus  mal.  Alors  la 
poudre  brûlerait  au  grand  air  et  ne  produirait  que  de  la 
flamme  sans  explosion.  Le  balancement  de  toutes  les 
influences,  les  lois,  les  coutumes,  les  remontrances  et 
jusqu'aux  chansons  contribueraient  à  maintenir  l'ordre, 
l'équilibre  et  tout,  comme  auparavant. 

Mais  le  mal  est  fait,  Monsieur  le  Chevalier  ;  l'opinion 
est  contre  le  Roi  :  du  moins  il  n'y  en  a  plus  ou  point 
encore  en  sa  faveur.  Les  grandes  puissances  ont  eu  la 
fatale  et  incompréhensible  politique  de  le  tenir  dans 
l'ombre  et  de  le  regarder  comme  un  proscrit  qui  de- 


68  LETTRE 

mandait  l'aumône.  Elles  n'ont  que  trop  réussi.  La  France 
ne  le  connaît  pas.  Il  était  fermement  résolu  à  revenir  en 
Russie,  mais  je  crois  que  des  avis  bien  motivés  le  feront 
changer  d'avis.  Nulle  part  il  ne  peut  être  mieux  qu'en 
Angleterre,  et  je  ne  sais  même  s'il  peut  être  sûrement 
en  nul  autre  lieu  de  l'Europe.  Quel  spectacle,  Monsieur 
le  Chevalier  !  A  la  fin  du  xvne  siècle,  Louis  XIV  donne 
l'hospitalité  à  Jacques  II,  chassé  par  ses  sujets;  au  com- 
mencement du  xixe,  Georges  III,  héritier  du  spoliateur, 
la  donne  à  celui  de  Louis  XIV  !  On  tremble  en  voyant 
ces  épouvantables  vicissitudes.  Mais  pour  en  revenir  à 
la  politique  pratique,  il  me  semble  que  les  Anglais  de- 
vraient tâter  les  colonies  françaises,  pour  voir  si  toutes 
ou  quelques-unes  ne  seraient  point  tentées  de  se  détacher 
de  la  Métropole  pour  se  donner  au  Roi  de  France. 
L'exemple  du  Brésil  est  tentant,  et  aucun  préjugé  d'hon- 
neur ne  pourrait  arrêter  celui  qui  serait  tenté  de  se 
prêter  à  ce  projet.  Je  me  suppose  Gouverneur  de  la 
Martinique,  par  exemple  :  pour  aucune  raison  je  ne  cède- 
rais  l'île  à  des  étrangers,  quelle  que  fût  ma  haine  contre 
le  gouvernement  actuel.  Mais  si  on  me  proposait  un 
Rourbon,  la  fleur  de  Lis  et  l'indépendance,  je  prêterais 
l'oreille.  Les  Colonies  souffrent  certainement,  et  il  serait 
aisé  de  les  tourmenter,  de  les  affamer  davantage.  Dans 
cet  état  de  choses,  supposez  qu'on  leur  offre  tout  à  coup 
l'émancipation  et  la  liberté  ;  je  vous  assure,  Monsieur  le 
Chevalier,  que  cette  perspective  serait  bien  séduisante. 
Supposez  maintenant  qu'une  seule  île  se  détermine.  Quel 
spectacle,  et  quelle  tentation  pour  les  voisins  qui  ver- 
raient ce  pavillon  libre  et  le  commerce  tous  les  jours  plus 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  69 

florissant  !  —  Quand  le  Roi  ne  voudrait  pas  y  aller, 
qu'on  y  établisse  un  Bourbon  quelconque,  qui  serait 
reconnu  et  dont  on  recevrait  les  Ministres,  ce  serait 
encore  un  grand  coup  et  un  bel  épouvantail. 

On  m'apporte  dans  ce  moment  la  déclaration  de  S.  M.  I. 
datée  du  4  0  de  ce  mois.  J'ai  l'honneur  de  vous  la  trans- 
mettre avec  la  note  d'accompagnement  où  vous  remar- 
querez le  nom  qu'on  donne  à  la  guerre.  Vous  verrez 
aussi  de  quelle  manière  j'ai  répondu.  Comment  penser  à 
exprimer  contre  ma  conscience  un  vœu  direct  contre 
l'Angleterre,  la  seule  puissance  qui  nous  protège,  ou 
contre  ses  alliés?  Jamais. 

J'ai  déjà  eu  quelques  conversations  avec  le  nouveau 
ministre  d'Espagne.  Il  est  très, bon  à  connaître,  je  vous 
assure,  car  il  est  très  instruit  sur  plusieurs  points.  D'a- 
bord nous  avons  battu  les  buissons  sur  la  langue  grec- 
que, et  sur  quelques  points  de  science  qui  ne  font  de 
tort  à  personne.  Ensuite,  nous  avons  légèrement  dérivé 
vers  la  politique.  Je  le  crois  au  fond  très  bon  Espagnol, 
mais  serviteur  du  temps  et  du  Prince  de  la  Paix.  Il 
appartient  précisément  à  cette  espèce  d'hommes  dont  on 
peut  tirer  le  plus  grand  parti.  Sous  ce  rapport,  je  me 
lierais  volontiers  avec  lui;  mais  comme  il  a  mal  débuté, 
ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  je  suis  obligé  de  m'observer  et 
de  me  tenir  en  arrière. 

On  dit  que  les  choses  ont  tourné  en  Espagne  et  que 
la  scène  sera  ensanglantée.  J'en  suis  inconsolable.  Cette 
respectable  nation  est  peut-être  (on  peut  dire  est  certai- 
nement) celle  de  l'Europe  qui  a  moins  mérité  ces  mal- 
heurs. Lorsqu'on  envisage  l'État  de  l'Europe  depuis  le 


70  LETTRE 

Tage  jusqu'à  la  Tornéa,  la  tête  tourne  comme  lorsqu'on 
regarde  dans  un  gouffre  sans  fond. 

J'en  étais  ici  de  ma  dépêche  lorsque  j'ai  appris  qu'au 
lieu  de  passer  par  Kœnigsberg,  elle  partirait  plus  tôt  et 
plus  sûrement  par  une  occasion  de  confiance  qui  la  por- 
terait à  Vienne.  Je  me  gêne  donc  moins  pour  vous  dire 
le  reste.  Quoique  je  ne  vous  écrive  que  par  des  cour- 
riers, je  les  examine  encore  ;  car  tous  n'ont  pas  le  même 
degré  de  sûreté. 

Je  voulais  donc  vous  dire,  Monsieur,  que  si  j'en  crois 
mes  propres  observations,  celles  des  autres  et  les  indi- 
ces qui  s'élèvent  de  toutes  parts,  nous  marchons  à  une 
catastrophe  prochaine  et  inévitable.  Joignez  l'action 
continuelle  et  absolue  de  la  France  aux  sentiments  inté- 
rieurs que  je  vous  ai  fait  connaître,  et  voyez  ce  qui  peut 
arriver.  Je  puis  me  trouver  dans  des  embarras  dont 
il  n'y  a  pas  d'exemple  :  c'est  bien  aujourd'hui  que  vous 
ne  pouvez  pas  me  donner  des  instructions  :  mais  dans 
ce  moment  la  vertu  est  à  côté  du  danger. 

M.  le  Comte  de  Tolstoï  s'est  conduit  à  Paris  avec 
beaucoup  de  bon  sens  et  de  fermeté.  Au  lieu  de  se  lais- 
ser enivrer  par  des  caresses  bruyantes,  il  s'en  est  tou- 
jours tenu  à  demander  l'exécution  de  ce  qui  avait  été 
promis  à  son  maître.  Aussi  il  déplaît,  et  il  se  déplaît.  Je 
crois  même  qu'il  a  arrêté  à  Vienne  Madame  son  épouse 
qui  allait  le  joindre  à  Paris.  Je  doute  qu'il  tienne  là.  On 
me  donne  pour  sûr  que  le  Général  Hinof  (prononcez, 
Kinof)  part  pour  Paris  avec  une  commission  particu- 
lière. Celui-là  réussira  parfaitement.  Où  sommes-nous 
et  que  deviendrons-nous  ? 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  1\ 

La  guerre  suspendue  entre  l'Angleterre  et  l'Autriche 
est  enfin  déclarée  ;  car  les  Ambassadeurs  étant  partis 
respectivement,  nul  doute  que  l'Angleterre  n'attaque  la 
première  sans  attendre  davantage.  J'ai  vu  encore,  dans 
les  papiers  publics,  que  Bonaparte  nous  l'avait  déclarée 
formellement,  en  ordonnant  à  ses  vaisseaux  de  courir 
sus  à  tous  les  bâtiments  venant  de  Sardaigne  et  y  allant. 
Dès  que  nous  ne  pouvons,  ni  ne  voulons,  ni  ne  devons 
rompre  avec  l'Angleterre,  cette  finale  était  iuévitable. 
Vous  voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  que  nous  avons 
gagné  à  payer  les  vaisseaux  Français  pris  sur  nos  cô- 
tes :  à  présent  je  puis  vous  le  dire,  c'est  une  mesure  de 
peur,  où  il  y  avait  tout  à  perdre  et  rien  à  gagner.  Le 
Roi  ainsi  insulté  gardera-t-il  chez  lui  le  consul  Fran- 
çais ?  Il  ne  nous  manque  plus  que  cela.  Je  n'examine 
point  ce  qu'il  fallait  faire  précédemment,  tenons-nous- 
en  au  moment  présent  :  le  reste  est  superflu.  Le  Patri- 
moine de  S.  M.  est  perdu  (du  moins  pour  un  temps  que 
personne  n'a  droit  de  fixer),  tous  nos  amis  nous  ont 
abandonnés,  excepté  l'Angleterre  :  il  ne  nous,reste  qu'à 
nous  jeter  dans  ses  bras  sans  aucune  retenue.  Vous  sa- 
vez, Monsieur  le  Chevalier,  que  je  n'ignore  pas  ses  torts 
et  ce  qu'on  peut  dire  contre  elle  :  mais  elle  a  de  magni- 
fiques côtés,  et,  encore  une  fois,  que  pouvons-nous  faire 
de  mieux  que  de  l'intéresser  et  de  l'engager  même  en 
nous  donnant  tout  à  fait  à  elle  ?  La  politique  poltronne 
et  tâtonnante  ne  vaut  rien  du  tout,  et  n'a  sauvé  per- 
sonne. 

Le  Roi  de  Suède  avec  sa  hauteur,  qu'il  a  peut-être 
poussée  trop  loin  (je  ne  décide  rien),  est  encore  sur  ses 


72  LETTRB 

pieds  avec  toute  sa  gloire.  Qu'est  devenu  son  voisin 
avec  sa  belle  prudence  ?  Il  n'y  a  plus  qu'une  ancre,  tenons- 
nous-y.  Monsieur  le  Comte  de  Front  ne  m'ayant  plus 
écrit  depuis  longtemps  (il  n'en  a  pas  les  moyens),  je  ne 
sais  plus  où  nous  en  sommes  avec  l'Angleterre,  ni  ce 
qu'elle  est  disposée  à  faire  pour  nous.  Notre  politique,  à 
vous  dire  le  vrai,  me  semble  un  peu  à  bâtons  rompus, 
tandis  que  les  affaires  doivent  se  mener  de  front.  Sou- 
vent je  me  suis  abstenu  de  certaines  démarches  de 
crainte  d'en  croiser  d'autres.  Enfin,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, chaque  homme  et  chaque  Cabinet  se  conduit  comme 
il  l'entend  ;  mais  voyons  ce  que  peut  faire  l'Angleterre. 
J'ai  surtout  les  îles  en  vue,  à  cause  delà  sûreté. 

Dernièrement  on  cita,  dans  un  dîner  nombreux,  une 
lettre  de  Londres  où  il  était  dit  :  «  Tous  les  Ministres 
étrangers  sont  allés  voir  le  Roi  de  France,  excepté  celui 
de  S.  »  Sur  quoi  mon  voisin  me  dit:  ce  Cette  lettre  initiale, 
Monsieur  le  Comte,  ne  signifie  pas  Suède  ».  Je  ne 
blâme  personne  et  moins  que  personne  Monsieur  le 
Comte  de  Front  qui  sait  parfaitement  ce  qu'il  doit  faire. 
Cependant  prenez-y  garde  :  rien  de  ce  qui  peut  faire 
baisser  une  Maison  Royale  dans  l'opinion  ne  peut  être 
conforme  à  la  prudence.  Je  sens  bien  que  le  dilemme 
est  dur;  croyez  que  j'en  sens  toute  l'amertume.  Malheu- 
reusement il  faut  se  décider. 

Puisque  Bonaparte,  malgré  toute  la  faveur  qui  m'a 
poussé  ici,  n'a  pas  voulu  me  recevoir  (car  je  regarde  la 
chose  comme  décidée),  vous  voyez  qu'il  ne  s'embar- 
rasse de  personne  et  qu'il  exécute  ses  plans  sans  avoir 
égard  à  rien.  Au  reste  la  tentative,  sur  ce  point  n'aura 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  73 

et  ne  pouvait  avoir  aucun  inconvénient.  J'ai  fait,  ce  que 
j'ai  pu:  maintenant  je  n'ai  plus  rien  à  faire  jusqu'à  nou- 
vel état  de  choses. 

De  nouvelles  lettres  de  Londres  nous  annoncent  que  + 
le  Roi  de  France  y  a  été  fort  bien  et  dignement  traité, 
mais  que  le  Ministère  n'a  pas  voulu  traiter  avec  M.  le 
Comte  d'Avaray  ;  il  a  réussi  comme  ici.  Au  reste  il  y  a 
dans  tout  ce  qui  se  passe,  mais  surtout  dans  les  in- 
croyables succès  d'un  seul  homme,  quelque  chose  de 
surnaturel  qui  désoriente  le  bon  sens. 

Rien  n'a  changé  dans  ma  situation.  Mêmes  formes 
extérieures,  mêmes  égards,  mêmes  invitations,  mêmes 
communications,  etc.  Mais  tout  cela  sans  préjudice  de 
la  maxime  éternelle,  que  la  puissance  est  toujours  gê- 
née devant  celui  qu'elle  n'a  pu  défendre. 

J'ai  Thonneur  d'être  

SUPPLÉMENT 

M.  d'Arberg,  Chambellan  de  Bonaparte  ,  vient  d'arri- 
ver pour  proposer  à  S.  M.  I.  une  nouvelle  entrevue  sur 
la  frontière,  c'est-à-dire  sur  la  Vistule  (beau  phéno- 
mène de  cette  époque!)  pour  y  terminer  définitivement  les 
affaires  de  la  Prusse,  de  la  Suède  et  de  la  Turquie.  Ceci  est 
sûr  ;  ce  qui  suit  est  peut-être  une  fiction  de  la  malice. 
On  dit  que  quelqu'un,  représentant  au  Ministre  des  Af- 
faires étrangères  l'extrême  danger  d'exposer  nouvelle- 
ment un  grand  Souverain  à  l'action  d'une  influence  si 
prépondérante,  il  avait  repondu  :  J'y  serai;  sur  quoi  on 
se  sépare  en  ricanant  le  vers  de  Corneille  :  Contre  tant 


74  LETTRE 

d'ennemis  que  vous  reste-t-il?  Moi.  Chacun  se  demande: 
Ira-t-il?  riira-t-ilpas?  mais  pourquoi  n'irait-il  pas,  si 
Vautre  insiste  ? 

L'Ambassadeur  de  Suède  est  toujours  ici  ;  on  lui  a 
envoyé  un  passe-port  pour  Memel,  dans  cette  saison  !  Il 
a  fait  de  nouvelles  instances  auxquelles  on  n'avait  point 
encore  répondu  hier.  Je  crois  qu'il  persiste  toujours 
dans  la  résolution  que  je  vous  ai  fait  connaître.  Tous 
les  honnêtes  gens  sont  indignés  d'une  telle  violation  du 
droit  public  qui,  dans  le  fond  peut-être,  a  pour  but  de 
retarder  le  départ  d'un  Général. 

Vous  aurez  sûrement  appris  que  Bonaparte,  à  son 
passage  par  Turin,  avait  conféré  une  foule  de  places  aux 
hommes  les  plus  distingués  du  pays.  Il  a  beaucoup  vu 
et  beaucoup  consulté  le  Marquis  de  Barol>5  l'homme  de 
son  rang  et  de  ma  connaissance  qui  a  le  plus  de  lumières 
et  de  sagacité  î  Bonaparte  qui,  malheureusement  pour 
l'Europe,  se  connaît  en  hommes  mieux  que  personne,  ne 
m'étonne  point  en  s'adressant  à  lui.  Je  crois  bien  que  sa 
conduite  politique  aura  été  souvent  blâmée  ;  mais  croyez 
qu'elle  n'a  été  déterminée  que  par  sa  grande  pénétra- 
tion. Il  a  tout  prévu  et  m'a  souvent  annoncé  à  moi- 
même  ce  que  nous  voyons.  Il  n'est  pas  vrai,  au  reste, 
que  dans  une  révolution  (aussi  grande  surtout  que 
celle  dont  nous  sommes  témoins),  tout  le  monde  doive  se 
conduire  de  la  même  manière.  Deux  marches  diamétra- 
lement opposées  peuvent  être  l'une  et  l'autre  parfaite- 
ment fondées  en  raison.  Il  m'est  impossible  de  douter 
que  Bonaparte  ayant  très  souvent  vu  le  Marquis  de 
Barol,  après  ma  demande  faite,  il  ne  lui  ait  parlé  de 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  75 

moi,  et  j'ai  reçu  trop  de  preuves  dans  ma  vie  de  son 
amitié  et  de  sa  délicatesse  pour  douter  davantage  qu'il 
n'ait  répondu  de  la  manière  la  plus  favorable.  Je  re- 
garde comme  une  chose  démontrée  que  le  Général  Sa- 
vary  s'est  absolument  réservé  cette  affaire,  et  que  si  le 
Général  de  Caulaincourt  en  sait  quelque  chose,  c'est 
uniquement  par  ce  que  lui  en  a  dit  ici  (peut-être  un  peu 
trop  vite)  Pami  que  j'ai  employé.  Souvenez-vous  de  ce 
que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  au  sujet  des  deux 
partis.  Qui  sait  si  Bonaparte  ne  les  connaît  pas,  et  s'il 
ne  les  emploie  pas  volontairement  pour  les  éclaircir  l'un 
par  l'autre.  Il  peut  très  bien  se  faire  que  Savary  ait  été 
grondé  pour  s'être  chargé  de  transmettre  ma  demande, 
et  que  ma  tentative  ne  soit  honorée  que  d'un  profond 
silence.  Cependant  il  faut  attendre  encore  un  peu. 

Notre  cher  Duc  de  Serra-Capriola  continue  ici  à  se 
gêner  assez  peu.  Il  dit  que  l'Empereur  est  trahi  et  il  a 
raison.  Quant  à  moi,  je  m'y  prends  d'une  autre  manière  ; 
mais  si  j'étais  appuyé  comme  le  Duc,  et  si  la  Russie  ne 
payait  aucun  subside  au  Roi,  je  parlerais  autrement. 
Ma  situation  est  extrêmement  délicate,  car  je  suis  tenu 
de  plaire,  ou  de  ne  pas  déplaire  à  des  gens  de  systèmes 
absolument  opposés.  La  promotion  d'Araktcheief  m'a 
totalement  désorienté  sous  un  certain  rapport.  Je  vois 
clairement  que  le  Comte  de  Roumantzof  craint  de  me 
recevoir,  pour  ne  pas  faire  ombrage  aux  Français.  Je 
ne  dois  point  trop  élever  la  voix,  mais  cependant  je  ne 
veux  pas  qu'il  me  prenne  pour  un  aveugle.  Je  vous 
adresse  ci-jointe  la  réponse  que  j'ai  faite  à  la  Note  par 
laquelle  il  a  fait  part  au  Corps  diplomatique  de  sa  no- 


76  LETTRE 

mination  au  poste  de  Ministre  des  Affaires  étrangères  ; 
car  jusqu'à  présent  le  Général  de  Budberg  était  censé 
absent  pour  cause  de  santé.  Vous  y  verrez  comment,  à 
travers  la  phrase  la  plus  polie,  je  lui  ai  cependant  donné 
mon  coup  de  patte.  Je  veux  bien  qu'il  me  croie  pru- 
dent, mais  pas  imbécile.  Quant  à  la  déclaration  contre 
la  Suède  et  la  réponse  que  j'y  ai  faite,  comme  il  est 
parfaitement  égal  à  S.  M.  de  lire  ces  pièces  quelques 
jours  plus  tôt  ou  plus  tard,  je  les  ai  fait  passer  par  l'An- 
gleterre, profitant  pour  cela  de  la  dernière  occasion  que 
j'aurai  probablement  pour  ce  pays.  J'ai  profité  de  même 
de  tous  les  courriers  qui  ont  passé  par  la  Finlande  pour 
vous  écrire  par  la  voie  d'Angleterre,  et,  pour  éviter  des 
répétitions  inutiles  (et  qui  me  seraient  d'ailleurs  impos- 
sibles) ,  j'ai  envoyé  à  M.  le  Comte  de  Front  mes 
lettres  officielles  à  cachet  volant,  avec  prière  de  vous  les 
faire  tenir  incessamment.  J'ai  profité  d'occasions  par- 
faitement sûres  pour  faire  connaître  un  peu  plus  parti- 
culièrement, à  lui  comme  à  vous,  le  théâtre  où  je  me 
promène  tristement  au  milieu  des  difficultés  de  tout 
genre.  Je  suis  comblé  dans  le  monde  de  marques  de 
bonté  et  de  considération.  Il  y  en  a  même  qui  m'éton- 
nent  comme,  par  exemple,  de  m'être  vu  invité  à  dîner 
à  brûle-pourpoint  par  la  Comtesse  Alexandre  Soltikof, 
femme  du  Ministre-adjoint  des  Affaires  étrangères.  — 
Comment  donc,  Madame  la  Comtesse,  lui  dis-je  en  riant, 
vous  fréquentez  les  lépreux  !  —  Monsieur,  les  règles  ne 
sont  pas  faites  pour  vous. — M'inchino.  Vous  connaissez 
sans  doute  les  lois  sévères  qui  écartent  ici  le  Corps  di- 
plomatique de  tout  le  district  des  affaires  étrangères,  et 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  77 

vous  pensez  bien  que  la  Comtesse  n'a  pas  fait  ce  pas 
sans  autorisation.  —  Allons  donc  dîner  chez  le  Comte 
Alexandre  Soltikof,  Ministre-adjoint  des  Affaires  étran- 
gères ! 

255 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  6  (18)  mars  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

J'avais  résolu  ab  initio  d'avoir  l'honneur  de  vous  en- 
voyer le  mémoire  que  j'ai  fait  passer  en  France,  ou 
lorsqu'il  serait  décidé  que  j'irais  ou  lorsqu'il  le  serait 
qu'on  ne  voulait  pas  m'entendre.  Cette  dernière  suppo- 
sition paraît  réalisée,  du  moins  tacitement,  quoique  je 
ne  voulusse  pas  répondTe  que  ce  mémoire  n'aura  jamais 
aucun  effet.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  voilà.  Il  n'est  connu  ici 
que  de  trois  personnes  :  de  M.  de  Laval,  Chambellan  ac- 
tuel de  S.  M.  L,  qui  a  été  l'entremetteur  dans  cette  af- 
faire et  le  seul  homme  de  Saint-Pétersbourg  qui  par  une 
certaine  réunion  de  circonstances  pouvait  m'être  utile  ;  de 
M.  le  Comte  Alexandre  de  Soltikof,  ministre-adjoint  des 
Affaires  étrangères,  et  de  mon  frère.  Tous  trois  l'ont  ap- 
prouvé en  général,  mais  le  premier  trouve  que  je  n'ai 
pas  assez  loue  Bonaparte.  Le  second,  au  contraire,  pré- 
tend qu'il  y  est  assez,  et  même  assez  finement  loué.  Mais 


78  LETTRE 

ni  l'an  ni  l'autre  n'ont  remarqué  la  dernière  phrase  que 
mon  frère  a  trouvée  hardie  et  même  un  peu  téméraire. 
Sa  perspicacité  sur  ce  point  m'a  surpris,  car  il  a  vu  très 
clairement  le  combat  qui  s'éleva  dans  ma  conscience 
entre  la  haine  et  la  politique.  Je  conviens  qu'il  en  est  ré- 
sulté quelque  chose  de  légèrement  ambigu,  et  par  consé- 
quent de  hardi  ;  mais  je  n'ai  nul  regret  à  cette  tournure. 
Ce  que  j'avais  à  dire  exigeait  de  certaines  précautions 
d'un  genre  tout  contraire  à  ce  qu'on  pourrait  imaginer  ; 
et,  à  tout  prendre,  je  crois  que  j'ai  dit  ce  que  je  devais 
dire. 

Je  ne  vous  envoie  qu'un  brouillard,  mais  je  vous  ai 
fait  connaître  depuis  longtemps  mon  insurmontable 
répugnance  pour  les  copies  :  j'espère  que  vous  me  par- 
donnerez, 

SUPPLEMENT. 

Vous  n'avez  pas  oublié,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  dis- 
cours qui  me  fut  tenu  à  table  et  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
vous  rapporter  :  —  Celte  lettre  initiale  S  ne  signifie  sûre- 
ment pas  Suède.  Jugez  du  plaisir  avec  lequel  j'ai  appris 
que  contre  toutes  les  probabilités  imaginables,  la  lettre 
signifiait  précisément  Suède  et  qu'en  effet  le  Ministre  de 
cette  puissance  n'est  pas  allé  voir  le  Roi  de  France.  Per- 
sonne n'en  comprend  la  raison,  mais  peu  m'importe.  Il 
me  suffit  que  ce  trait  de  rare  prudence  ne  soit  pas  sur 
notre  compte  ;  on  n'aurait  pas  manqué  de  le  tourner  en 
ridicule. 

Je  crois  la  nouvelle  entrevue  décidée.  D'abord  l'Empe- 
reur avait  dit  non;  mais  on  a  insisté,  et  le  départ  paraît 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  79 

décidé.  Les  suites  de  la  nouvelle  entrevue  font  trembler. 

On  m'assure  dans  ce  moment  que  Davoust  marche  sur 
la  Moldavie  et  qu'il  se  dirige  sur  la  Perse.  J'imagine  que 
la  Turquie  se  trouvera  sur  la  route.  Il  est  assez  probable 
que  l'Autriche  aura  reçu  des  offres  à  ce  sujet,  et  que 
Bonaparte  s'en  servira  en  grande  partie  pour  ranimer  la 
Pologne.  Je  ne  crois  pas  que  la  Russie  ait  autre  chose 
que  la  Valachie  et  la  Moldavie  :  vous  verrez  qu'on  lui 
prendra  sa  portion  de  la  Pologne  et  même  la  Courlande 
et  la  Livonie.  Je  ne  doute  pas  que  le  projet  décidé  de 
Bonaparte  ne  soit  d'en  faire  une  puissance  asiatique.  La 
postérité  en  contemplant  l'humiliation  de  ce  grand  pou- 
voir en  jugera  bien  autrement  que  nous  qui  en  souffrons. 
A  présent  que  je  vois  clair  dans  certaines  choses  ;  je  suis 
forcé  de  convenir  avec  moi-même,  contre  moi-même, 
qu'une  influence  Russe  en  Europe  serait  un  fléau  ter- 
rible. 

L'Espagne  est  conquise  et  le  Portugal  réuni.  Quel 
spectacle  !  Et  quand  on  songe  que  le  renversement  ou 
l'abaissement  de  tant  de  trônes,  et  l'établissement  d'une 
monarchie  universelle  ne  sont  point  encore  la  Révolution 
mais  seulement  les  moyens  de  la  Révolution.,  on  peut  ju- 
ger de  son  importance.  Au  milieu  des  ruines,  je  songe 
toujours  aux  lies  et  à  la  Grèce.  Le  Roi  serait  bien  mieux  à 
Famagouste  ou  à  Candie  qu'à  Cagliari.  Si  le  voyage 
s'exécute,  j'en  parlerai  à  tout  hasard.  De  voire  côté,  Mon- 
sieur le  Chevalier,  traitez  ce  chapitre  avec  l'Angleterre. 
L'Ambassadeur  de  Suède  est  encore  ici,  mais  sur  le  point 
de  partir.  Je  doute  beaucoup  que  son  Maître  puisse  être 
sauvé  :  je  crois  voir  une  loi  générale  contre  lui. 


80 


LETTRE 


256 

Au  Même, 

6  (18)  mars  1808. 

Monsieur  le  Chevalier, 

M.  l'Ambassadeur  de  Suède  étant  sur  son  départ,  je 
lui  remets  cette  lettre  qui  vous  parviendra,  quand  il 
plaira  à  Dieu,  par  la  voie  d'Angleterre.  Le  Ministre 
Comte  de  Roumantzof  a  répondu  à  ses  nouvelles  ins- 
tances par  une  lettre  extrêmement  honorable  qui 
porte  en  substance  :  Si  vous  voulez  demeurer  à  Saint- 
Pétersbourg,  vous  y  serez  traité  avec  toute  la  considé- 
ration qui  vous  est  due  ;  si  vous  préférez,  avant  votre 
départ,  un  séjour  hors  de  la  capitale,  l'Empereur  vous 
offre  son  château  de  Tsarskoe-Selo.  Si  vous  laissez  votre 
famille,  elle  sera  sous  sa  protection  spéciale  ;  si  vous 
désirez  un  vaisseau  de  S.  M.  I.,  il  est  à  vos  ordres  ;  si 
vous  préférez  en  demander  un  à  votre  Maître,  je  me 
charge  de  faire  passer  une  dépêche.  Quant  au  passage 
par  la  Finlande,  l'Empereur  ne  peut  changer  ses  dispo- 
sitions, etc. 

Véritablement,  il  y  a  bien  quelque  délicatesse  à  faire 
passer  un  Général  tel  que  M.  de  Steddingk  au  travers 
de  l'armée  Russe.  Enfin,  Monsieur  le  Chevalier,  il  s'en 
va  par  Baltic-Port,  à  quelques  lieues  ouest  de  Revel.  Il  a 


A  M.   LE  CHEVAUEH  DE   ROSSI.  81 

écrit  à  S.  M.  L  pour  lui  demander  un  vaisseau,  et  dans 
sa  dépêche,  qu'il  a  envoyée  à  cachet  volant  au  Ministre, 
il  détaille  toute  la  négociation  et  lui.  communique  les 
pièces,- je  sais  qu'elles  ont  toutes  été  communiquées  à 
l'Ambassadeur  de  France;  sur  l'article  de  Tsarskoe-Selo, 
il  a  répondu  que  ce  séjour  lui  rappelerait  des  idées  trop 
pénibles  (Catherine  II  et  la  haute  faveur  qu'elle  lui  ac- 
cordait). Voilà  donc  qui  est  entendu. 

Je  vous  écris  ceci  à  huit  jours  de  l'Equinoxe,  par 
21  degrés  de  froid.  Jugez  de  l'état  de  l'armée  en  Fin- 
lande où  le  froid  est  beaucoup  plus  aigu.  Le  Général 
Ministre  Araktcheief,  qui  est  allé  la  visiter,  se  loue 
beaucoup  de  l'état  où  il  l'a  trouvée.  Il  dit  surtout  qu'il 
n  y  avait  que  cent  hommes  dans  les  hôpitaux.  Credat 
Judœus  Apella,  non  ego.  Plus  d'une  personne  ont  ren- 
contré des  convois  de  soldats  revenant  avec  des  mem- 
bres gelés  :  je  plains  ces  soldats  au  delà  de  toute  ex- 
pression. Jusqu'à  Sveaborg  on  est  allé  grand  train  ; 
c'était  ce  qu'on  appelle  enfoncer  des  portes  ouvertes. 
Mais  il  a  fallu  s"arrêter,  et  je  ne  sais  trop  ce  qui  arri- 
vera ;  on  y  a  trouvé  six  mille  hommes  de  garnison  et 
mille  bouches  à  feu.  Vous  allez  sans  doute  vous  écrier  : 
Cela  n'est  pas  possible!  Je  l'ai  dit  tout  comme  vous,,  Mon- 
sieur le  Chevalier;  cependant,  comme  on  ne  varie  pas 
sur  ce  point,  j'en  conclus  seulement  que  les  forces  sont 
très  considérables  et  fort  supérieures  à  ce  qu'on  croyait. 
On  parle  d'un  assaut  à  la  Souvarof  :  mais  Souvarof  est 
mort,  la  chose  est  incontestable  \  d'ailleurs  Sveaborg  est 
bâti  (vis-à-vis  Helsingfords)  sur  quatre  ou  cinq  rochers 
à  plus  de  trois  verstes  du  rivage  :  aller  là,  découvert 
t.  xi.  6 


82  LETTRE 

jusqu'au  soulier,  c'est  un  jeu  à  perdre  4  5,000  hommes, 
et  quand  ils  arriveraient,  qui  leur  promet  qu'ils  ne 
trouveront  pas  la  glace  rompue  au  pied  des  remparts  ? 
Enfin  c'est  une  entreprise  des  plus  chanceuses.  On  dit 
que  les  Suédois  et  même  les  Finlandais  sont  furieux, 
qu'il  y  a  beaucoup  d'enthousiasme,  etc.;  mais  les  nou- 
velles de  l'armée  sont  si  soigneusement  étouffées  qu'il 
est  difficile  de  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Avis  à  vous, 
Monsieur  le  Chevalier,  lorsque  vous  lirez  des  nouvelles 
à  700  lieues. 

Le  Général  Russe  Buxhovden  a  publié  une  procla- 
mation aux  Finlandais  datée  deFriderichsham  le  6  (4  8) 
février.  On  la  cache  très  soigneusement,  cependant  elle 
est  connue  :  on  y  déclare  la  Finlande  unie  pour  toujours 
comme  province  Russe  (en  vérité  je  serais  plus  porté  à 
croire  qu'en  fin  de  compte  l'Ingrie  reviendra  à  la  Suède). 
On  promet  aux  Finlandais  le  rétablissement  de  leurs 
anciens  privilèges  ,  et  l'on  convoque  les  Etats-Géné- 
raux à  Abo  ;  vous  voyez  que  cette  marche  est  tout  à 
fait  gallicane. 

Malgré  toutes  les  précautions  imaginables,  on  ne  peut 
nous  empêcher  de  savoir  que  tout  va  assez  mal  en  Fin- 
lande. Les  généraux  (outre  le  chef)  sont  :  Sprengporten, 
Bagration  et  Suchtelen.  Le  premier  est  un  traitre,  envoyé 
là  comme  Suédois  pour  agir  sur  les  esprits  (mesure 
également  fausse  et  dangereuse),  le  Prince  Bagration,  à 
qui  des  circonstances  heureuses  avaient  fait  une  espèce 
de  réputation,  n'en  est  pas  moins  un  homme  excessive- 
ment médiocre,  pour  ne  rien  dire  de  plus.  Suchtelen, 
chef  du  génie,  est  un  homme  doux  et  savant,  mais  timide 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  83 

et  sans  nerf,  je  ne  puis  dire  d'ailleurs  ce  qu'il  vaut 
comme  militaire  ;  mais  tous  sont  brouillés.  Déjà  un 
corps  de  500  hommes,  poussé  en  avant  mal  à  propos 
par  le  Prince  Bagration,  et  commandé  par  le  Colonel 
Borosdin,  a  été  surpris  et  écharpé  par  les  Finlandais.  Il 
en  est  résulté  une  scène  violente  entre  ces  deux  Mes- 
sieurs ;  on  n'a  rien  oublié  pour  étouffer  cet  événement, 
cependant  il  est  connu.  Tenez  pour  sûr,  Monsieur  le 
Chevalier,  que  tout  finira  mal  :  laissez  venir  le  beau 
temps,  les  Suédois  et  les  guinées. 

Vous  aurez  peut-être  lu  cette  phrase  dans  les  papiers 
publics  :  «  Les  troupes  Russes  qui  sont  en  Italie  s'étaient 
mises  en  route  pour  retourner  chez  elles  ;  mais  un  or- 
dre  de  S.  M.  l'Empereur  Napoléon  les  a  retenues  jusqu'à 
nouvel  ordre.  »  Vous  ne  sauriez  croire  combien  ce  trait 
a  offensé  la  nation.  Il  y  en  a  qui  sont  moins  connus  et 
qui  sont  bien  plus  terribles.  L'Empereur  voulait  aller  en 
Finlande  :  Caulaincourt  l'a  su,  il  a  dit  au  Ministre  qu'il 
se  disposait  à  suivre  S.  M.  Le  Ministre  lui  a  répondu 
que  ce  n'était  qu'une  simple  course  pour  voir  l'armée. 
«  N'importe,  a  repris  Caulaincourt,  je  suis  ici  pour  être 
auprès  de  l'Empereur,  et  quand  il  ne  serait  absent  que 
deux  jours,  je  veux  le  suivre.  »  L'Empereur  a  supprimé 
son  voyage.  Je  pense  que  ce  trait  suffira  pour  vous 
faire  savoir  où  nous  en  sommes. 

Sur  l'esprit  public,  l'aigreur,  le  mécontentement  et 
les  bruits  sinistres,  vous  savez  tout.  Les  actions  de 
l'Impératrice  Mère  commencent  à  baisser,  et  celles  de 
l'Impératrice  régnante  gagnent  en  proportion.  Regardez 
la  mappemonde,  Monsieur  le  Chevalier,  voyez  la  place 


84  LETTBE 

qu'y  occupe  la  Russie, calculez  ses  moyens,  rappelez-vous 
sa  réputation  d'hier,  et  comprenez  si  vous  pouvez  l'état 
où  elle  se  trouve.  Quelles  études  et  quelles  découvertes 
je  fais  sur  la  politique  !  Mais  qu'elles  me  coûtent  cher! 

Le  Marquis  Douglas  est  toujours  ici,  prisonnier  à 
l'auberge  de  par  la  goutte  mais  non  de  par  le  gouverne- 
ment dont  il  n'a  eu  qu'à  se  louer  depuis  la  déclaration 
de  la  guerre.  Les  espions  de  Caulaincourt  notent,  dit- 
on,  les  noms  de  ceux  qui  vont  le  voir.  Si  Ton  se  met  à 
avoir  peur  d'eux,  il  doit  mourir  d'ennui.  On  assure  tou- 
jours (et  même  je  l'ai  ouï  assurer  par  un  de  ses  com- 
patriotes) qu'il  voulait  épouser  la  Comtesse  Potocka  et 
que  cette  dame  l'en  avait  dissuadé  elle-même  et  lui  avait 
conseillé  de  retourner  sans  délai  en  Angleterre.  M.  le 
Comte  de  Front  vous  aura  assez  mis  au  fait  de  tout  ce 
qui  se  dit  à  Londres,  dans  le  temps,  contre  cet  Ambassa- 
deur ;  mais  toutes  ces  plaisanteries  n'avaient  point  de 
fondement  réel,  et  pour  moi  je  crois  qu'il  était  plus  fait 
pour  ce  pays  que  son  taciturne  successeur.  Un  Anglais 
tout  à  fait  Anglais,  et  surtout  qui  n'a  pas  voyagé,  ne 
sera  jamais  bon  en  Russie  (quel  que  soit  d'ailleurs  son 
mérite)  que  pour  la  simple  représentation.  Le  mérite 
même  peut  nuire  s'il  n'est  pas  environné  de  certaines 
formes. 

M.  Zundler  est  revenu  de  sa  course  sur  la  côte  jus- 
qu'à Riga.  Ce  qu'il  a  vu  formerait  un  roman,  ou  pour 
mieux  dire  une  comédie.  Il  me  paraît  qu'on  a  été  très 
content  de  lui.  Il  ne  fera  aucun  mauvais  usage  de  ce 
qu'il  a  vu.  Mais  que  dire  de  cet  officier  Français  (M.  du 
Ponton)  qui  était  à  la  tête  de  l'expédition  ?  Je  ne  puis 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  85 

croire  qu'un  gouvernement  éminemment  ombrageux  par 
nature  puisse  oublier  les  premières  règles  de  la  pru- 
dence, au  point  de  déceler  ainsi  tous  les  endroits  faibles 
de  la  cuirasse  à  des  hommes  incapables  d'aucun  senti- 
ment généreux  et  avec  qui  d'ailleurs  on  peut  être  brouillé 
dans  six  mois.  M.  Zundler  va  résider  à  Cronstadt. 

Voilà  l'auguste  famille  de  France  partagée  en  deux, 
sans  que  nous  puissions  savoir  si,  quand  et  comment 
les  deux  parties  pourront  se  rejoindre.  On  continue 
d'affirmer  ici  en  général  que  le  Roi  a  été  mal  reçu,  mais 
il  y  a  beaucoup  à  rabattre  de  cette  assertion,  du  moins 
à  ce  qu'il  paraît.  Que  ne  donnerais-je  pas  pour  que  le 
Comte  de  Blacas  eût  suivi  son  maître  à  Londres,  avec 
sa  pleine  confiance.  Le  trait  le  plus  marqué  de  son 
grand  caractère  est  de  n'avoir  ni  haine  ni  jalousie  contre 
le  Comte  d'Avaray.  Il  y  a  eu  à  Londres  de  terribles  tri- 
pots dont  M.  le  Comte  de  Front  vous  aura  informé  mieux 
que  je  ne  pourrais  le  faire.  Dans  cette  Cour,  malheureu- 
sement si  mutilée  et  si  rétrécie,  on  aperçoit  de  grandes 
vérités,  plus  clairement  peut-être  qu'on  ne  les  verrait 
dans  un  grand  Empire. 

Tous  les  hommes  aiment  la  monarchie.  Tous  sont 
portés  à  bien  penser  du  Roi  et  à  le  croire  juste.  Tous 
sont  bien  aise  qu'il  y  ait  un  homme  au-dessus  de  tous 
les  autres,  auquel  on  puisse  appeler  des  erreurs  de  tous 
les  autres.  L'indépendance  des  jugements  du  Roi  étant 
donc  un  bien  commun,  comme  l'air,  dès  qu'un  homme 
passe  pour  les  diriger,  on  se  met  à  le  détester  de  toute 
part  comme  un  monopoleur  qui  prend  pour  lui  ce  qui 
appartient  à  tout  le  monde.  Telle  est  l'origine  de  cette 


86  LETTRE 

haine  contre  les  favoris  dont  j'avais  l'honneur  de  vous 
parler  dans  mon  précédent  numéro,  et  quoiqu'elle  pa- 
raisse au  premier  coup  d'oeil  naître  du  bas  et  méprisable 
sentiment  de  l'envie,  cependant  elle  est  fondée,  comme 
vous  voyez,  en  raison  et  en  délicatesse.  Elle  suppose 
même  nécessairement  la  supériorité  morale  du  Souve- 
rain sur  tous  les  autres  hommes. 

Il  serait  à  désirer  que  ces  réflexions  parvinssent  jus- 
qu'à S.  M.  Très  Chrétienne,  ses  affaires  en  iraient 
mieux.  Je  m'étendis  un  peu  sur  ce  point  dans  mon 
dernier  numéro,  parce  que  je  croyais  qu'il  serait  lu  par 
Son  Excellence  M.  le  Comte  de  Front,  qui  peut-être 
aurait  trouvé  l'occasion  d'en  faire  usage,  du  moins  en 
partie  ;  mais  la  dépêche  a  dû  prendre  une  autre  route, 
et  le  Comte  de  Blacas  ayant  attaché  plus  d'importance 
que  je  ne  croyais  à  mes  idées  sur  les  Iles,  j'en  ai  formé 
un  mémoire  à  part  que  je  lui  ai  remis. 


257 

A  M.  le  Général  Par  do. 

Ministre  d'Espagne. 

Saint-Pétersbourg,  20  mars  (Ie'  avril)  1808. 
Monsieur  le  General, 

Je  viens  de  lire  avec  un  plaisir  infini  votre  Examen 
analytique  du  tableau  de  la  Transfiguration,  qui  est,  dans 


A  M.   LE  GÉNÉRAL  PABDO.  87 

le  vrai,  un  traité  complet  sur  la  peinture  antique  et  mo- 
derne. Cet  ouvrage  réunit  tous  les  genres  de  mérites: 
logique  saine,  observations  fines,  analyses  déliées,  éru- 
dition choisie,  toujours  prise  aux  sources  mêmes,  et 
jamais  dans  les  dictionnaires  ou  dans  les  tables  de  ma- 
tières, bon  ton  d'ailleurs,  style  de  bonne  compagnie,  et 
grâce  castillane  revenue  de  Paris.  Rien  n'y  manque,  à 
mon  avis  ;  et  le  titre  même  a  un  grand  mérite,  en  ce 
qu'il  ne  promet  qu'une  très  légère  partie  de  ce  que  vous 
donnez. 

Tout  de  suite  j'ai  fait  passer  cet  excellent  livre  à  mon 
digne  ami,  M.  le  Comte  de  Blacas,  qui  ne  s'amusera 
peut-être  pas  autant  que  moi  avec  les  passages  de  Pla- 
ton et  d'Aristote,  mais  qui  est  bien  plus  digne,  en  re- 
vanche, de  rendre  à  l'auteur  toute  la  justice  qui  lui  est 
due  en  qualité  de  connaisseur. 

S'il  vous  était  jamais  possible,  Monsieur  le  Général, 
lorsque  le  livre  sera  retourné  dans  vos  mains,  de  vous 
en  séparer  de  nouveau  pour  quelques  jours  en  ma  fa- 
veur, je  trouverais  peut-être  le  courage  de  vous  présenter 
quelques  doutes  qui  flottent  depuis  longtemps  dans  ma 
tête  sur  le  beau  en  général,  et  sur  d'autres  objets  moins 
abstraits.  En  attendant,  Monsieur  le  Général,  me  per- 
mettrez-vous  d'arrêter  votre  attention  sur  un  passage 
de  Quintilien  extrêmement  précieux,  mais  que  vous  ne 
paraissez  pas  avoir  traduit  avec  le  même  bonheur  qui 
vous  l'a  fait  trouver,  —  page  4  27  :  Nec  pictura  in  qua 
niliil  circumlitum  est  eminet  :  ideoque  artifices,  etiam  quum 
plura  in  eadem  tabula  opéra  contulerunt,  spatiis  distin- 
guunt,  ne  umbrœ  in  corpora  cadant.  Vous  traduisez  :  Ni 


8S  LETTRE 

tampoco  sobresale  una  pittura  quando  esta  circumdada  de 
obscuridad,  etc.  Si  je  ne  me  trompe  infiniment,  Monsieur 
le  Général,  c'est  tout  le  contraire.  Quintilien  veut  dire 
qu'ime  figure  ri  a  point  de  saillie  lorsqu'elle  nest  pas 
encadrée  dans  V  ombre.  Et  voilà  pourquoi,  njoute-t-il,  les 
anciens  artistes,  lors  même  que  leurs  tableaux  contiennent 
plusieurs  figures,  ne  les  groupent  jamais;  ils  les  isolent 
constamment,  de  peur  que  Vune  ne  tombe  dans  Vombre  de 
l'autre  et  nen  soit  éclipsée.  Voilà,  Monsieur  le  Général 
(avec  un  peu  de  paraphrase),  le  véritable  sens  du  passage. 
Vous  me  demanderez  peut-être  pourquoi  je  m'avise  de 
traduire  anciens  artistes  ?  A  cause  de  contulerunt,  qui  me 
paraît  se  rapporter  assez  clairement  au  temps  passé.  Vous 
n'avez  pas  droit,  ce  me  semble,  de  traduire  introduycen, 
il  fallait  dire  introduycieren  (jebarbarise  peut-être,  mais 
vous  m'entendez).  Quand  l'expression  contulerunt  ne 
ferait  naître  qu'un  doute,  je  vous  tiens  pour  obligé  en 
conscience  de  le  laisser  subsister. 

Pour  ce  qui  est  des  conséquences  qu'on  a  droit  de 
tirer  de  ce  passage  sur  la  manière  des  anciens  peintres, 
nous  en  parlerons,  j'espère,  une  autre  fois.  Mais,  quoi 
qu'il  en  soit,  je  crois  comme  vous,  et  peut-être  plus  que 
vous  (car  je  ne  suis  point  obligé  d'être  modeste  pour 
vous),  que  vous  avez  indiqué  un  passage  décisif. 

Afin  de  payer  faiblement,  mais  au  moins  en  monnaie 
qui  ait  cours  chez  vous,  le  plaisir  que  vous  m'avez  pro- 
curé, j'ai  l'honneur  de  vous  adresser  le  premier  volume 
de  la  philosophie  de  Stay.  Je  ne  connais  pas  déplus  grand 
effort  de  latinité  moderne.  Voyez,  je  vous  prie,  sans 
aller  plus  loin  (Préf.,  p.  xviij),  comme  il  a  exprimé  les 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  X9 

deux  règles  :  que  la  vitesse  est  comme  les  temps  divisés 
par  l'espace:  et  que  les  solides  semblables  sont  comme  les 
cubes  de  leurs  côlés  homologues. 

Agréez,  je  vous  prie,  l'assurance  de  la  haute  considé- 
ration... 

258 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  16  (28)  avril  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Depuis  votre  numéro  29  du  \  9  novembre,  arrivé  ici 
le  28  janvier,  je  n'ai  rien  reçu  de  vous. 

Aucune  nouvelle  de  Finlande  :  Sveaborg  tient  toujours. 
On  assure  généralement,  mais  personne  n'a  pu  en  avoir 
la  certitude,  que  le  gouverneur  a  promis  de  se  rendre 
s'il  n'était  pas  secouru  le  4ermai.  Si  la  promesse  est  vraie, 
elle  est  nulle  ;  car  il  est  presque  impossible  que  les  glaces 
tiennent  jusqu'à  cette  époque.  —  Voici  au  reste  un  pe- 
tit abrégé  de  toute  cette  affaire  de  Suède. 

Lorsque  l'Empereur  fit  remettre  ici  à  l'Ambassadeur 
de  Suède  la  déclaration  de  guerre  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  transmettre,  l'Ambassadeur  demanda  tout  de 
suite  un  passe-port  pour  envoyer  un  courrier  à  son 
Maître  ;  mais  le  passe-port  lui  fut  refusé  en  disant  que 
V Empereur  se  chargeait  de  faire  passer  lui-même  cette 


90  LETTRE 

déclaration.  Le  courrier  Russe  partit  donc  et  s'en  alla 
jusqu'à  Abo,  en  semant  chemin  faisant  le  manifeste  aux 
Finlandais.  Les  glaces  brisées  empêchèrent  le  courrier 
de  s'embarquer.  Il  fut  donc  obligé  de  revenir  sur  ses 
pas  ;  mais  il  fut  arrêté  et  dévalisé  par  les  Suédois.  De- 
puis Ton  a  dit  publiquement  à  Stockholm  et  ici  qu'il 
avait  été  pendu,  mais  c'est  un  conte;  il  est  vrai  cepen- 
dant qu'on  n'en  a  plus  entendu  parler  :  ce  qui  signifie 
seulement  qu'il  est  dans  quelque  prison,  ou  qu'on  l'a 
rendu  aux  Russes  qui  n'en  parlent  plus. 

Cependant  le  Roi  de  Suède,  informé  par  le  télégraphe 
d'Abo  qu'une  armée  Russe  était  entrée  en  Finlande  sans 
déclaration  de  guerre  et  qu'elle  distribuait  le  manifeste 
que  vous  avez  vu,  crut  devoir  mettre  la  main  sur  la  lé- 
gation Russe  et  sur  ses  papiers  (dont  il  ne  s'est  cepen- 
dant pas  emparé);  en  même  temps  son  Ministre  écrivit 
au  Général  russe  en  Finlande  une  lettre  où  il  lui  disait 
que  se  voyant  ainsi  attaqué  sans  raison,  et  ne  voyant 
arriver  ni  son  Ambassadeur  ni  dépêches  de  sa  part,  il 
avait  lieu  de  croire  à  quelque  violence  commise  sur 
M.  de  Steddingk,  ce  qui  l'avait  obligé  de  prendre  ses 
précautions  en  arrêtant  M.  Alopes;  on  s'est  bien  gardé 
de  faire  connaître  cette  dépêche  au  public.  En  réponse, 
le  Général  Russe  remit  cette  lettre  de  l'Ambassadeur  de 
Suède  dont  le  Ministre  des  Affaires  étrangères  s'était 
chargé  et  dont  je  vous  ai  suffisamment  entretenu. 

Il  résulte  de  tout  ce  détail  que  le  Roi  de  Suède  a  par- 
faitement raison.  Vous  avez  vu  tous  les  hurlements 
Français  dans  les  papiers  publics  ;  mais  ce  n'est  que  du 
bruit.  Les  enfants  seuls  croient  que  le  Roi  s'est  exposé 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  94 

par  ce  coup  d'éclat.  A  quoi  s'est-il  exposé  ?  A-t-il  un  en- 
nemi de  plus?  Ceux  qu'il  a  sont-ils  devenus  plus  puis- 
sants ?  C'est  une  maxime  prouvée  par  toutes  les  pages  de 
l'histoire  que,  dans  les  grandes  secousses  politiques,  les 
puissances  secondaires  ne  peuvent  se  sauver  que  par  les 
coups  de  tête  et  les  mesures  exagérées.  Je  ne  sais  ce  qui 
arrivera,  mais  je  suis  bien  sûr  que  si  Napoléon  avait  à 
choisir  une  alliance  de  mariage  dans  toutes  les  familles 
royales  de  l'Europe,  il  choisirait  celle  de  Suède.  En  at- 
tendant, le  Danemark  paraît  absolument  anéanti.  Vous 
aurez  vu  dans  toutes  les  gazettes  la  fable  de  l'entrée  des 
Français  dans  la  Séeland  :  Bernadotte  seul  était  à  Co- 
penhague et  il  a  jugé  à  propos  de  partir  incessamment  et 
de  revenir  sur  le  continent  en  faisant  un  très  grand  tour. 
Je  ne  voudrais  pas  répondre  de  la  personne  même  du 
Roi  s'il  s'obstine  dans  sa  capitale  où  rien  n'est  stable. 
Voici  une  des  idées  qui  peut  vous  faire  comprendre  l'état 
des  têtes  :  enfermer  Marie  dans  un  couvent,  chasser  tous 
les  Princes,  et  donner  l'Empire  au  fils,  sous  la  Régence 
d'Elisabeth  ,  en  lui  faisant  épouser  une  grande-du- 
chesse. 

L'effervescence  que  je  vous  ai  fait  connaître  s'est 
considérablement  calmée,  du  moins  dans  les  discours  ; 
mais,  je  vous  le  répète,  on  ne  peut  compter  sur  rien.  Des 
gens  infiniment  au  fait  des  affaires  pensent  que  la  paix 
avec  l'Angleterre  est  infaillible  avant  le  mois  de  septembre 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  comme  quelqu'un  me 
disait  l'autre  jour.  Alors  la  France  nous  tombera  dessus  : 
autre  perspective  terrible. 

Tous  les  yeux  dans  ce  moment  sont  tournés  sur  l'Es- 


02  LETTBE 

pagne...  Si  loin  du  théâtre,  je  n'ai  pas  assez  de  données 
pour  juger  sainement  ce  grand  mouvement,  qui  n'aura 
peut-être  pour  résultat  que  la  punition  de  la  plus  cou- 
pable des  femmes,  celle  de  son  complice,  et  la  fondation 
d'un  nouvel  Empire  au  Mexique  ;  c'est  une  de  mes  pro- 
phéties favorites,  comme  vous  l'aurez  vu  plus  d'une  fois. 
Le  Pape  nous  occupe  aussi  beaucoup.  Permettez  que  je 
finisse  en  latin.  Numquam  atrocioribus  cladibus  magisve 
justis  judiciis  approbatum  est  non  esse  cura  dits  securita- 
tem  nostram,  esse  ultionem. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

SUPPLÉMENT 

Avril  ^  808.  —  S.  M.  le  Roi  de  France  s'étant  fixé  en 
Angleterre,  toute  sa  famille  doit  le  suivre.  Le  Comte  de 
Blacas  a  donc  demandé  une  frégate  à  l'Empereur  qui 
s'y  est  prêté  de  la  manière  la  plus  aimable  ;  et  M.  le 
Comte  de  Roumanzof  a  dit  au  Comte  de  Blacas  qu'il  n'a- 
vait plus  qu'à  s'adresser  au  Ministre  de  la  marine  pour 
l'exécution.  Il  croyait  donc  la  chose  faite  ,  mais  lorsqu'il 
s'est  présenté  à  l'Amiral  Tchitchagof,  il  a  essuyé  un 
refus  tranchant  :  Les  frégates  nous  sont  nécessaires,  la 
chose  n'est  pas  possible.  Rien  n'a  pu  le  tirer  de  là.  Le 
Comte  de  Blacas  a  cru  qu'ayant  la  parole  d'honneur  de 
l'Empereur  il  était  sûr  ;  mais  il  s'est  trompé,  tout  a 
échoué  devant  l'opposition  de  l'Amiral.  Le  pauvre 
Comte  de  Blacas  a  dit  les  choses  les  plus  vives  au  Mi- 
nistre des  Affaires  étrangères.  Le  tout  en  vain.  Il  a  donc 
fallu  s'adresser  au  grand  Chevalier,  et  demander  une 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  93 

frégate  au  roi  de  Suède.  —  A  vous  dire  la  vérité,  j'en 
suis  fâché  pour  S.  M.  L;  il  est  dur  pour  Elle  d'en  être 
réduite  là. 

Quoique  dans  un  sens  il  n'y  ait  plus  d'espérance, 
c'est-à-dire  qu'il  n'y  ait  aucune  force  capable  de  faire 
plier  la  France,  il  faut  cependant  se  garder  de  donner  à 
cette  vérité  une  extension  qui  la  convertirait  en  faus- 
seté. Rien  ne  peut  vaincre  la  France,  mais  la  France 
peut  fort  bien  se  vaincre  elle-même.  Mille  raisons  dé- 
montrent que  rien  n'a  pu  empêcher  Napoléon  de  pour- 
suivre l'exécution  de  ses  projets  ;  mille  raisons  démon- 
trent que.....  Quant  aux  dates,  j'ai  toujours  dit  que 
c'est  lettre  close  pour  l'esprit  humain. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  aussi  plus  d'une  fois 
que,  ni  ici  ni  là,  on  ne  découvre  l'homme  dont  le  monde 
a  besoin  ;  mais  qui  est-ce  qui  connaissait  Napoléon 
avant  qu'il  eût  pris  son  vol  ?  Et  voyez  ce  qu'il  a  fait  en 
dix  ou  douze  ans.  Il  est  possible  sans  doute  que  le 
grand  homme  qni  doit  suivre  l'homme  extraordinaire 
ne  soit  pas  né  ;  mais  il  est  possible  aussi  qu'il  ait  25 
ans  ;  ainsi  on  ne  peut  rien  affirmer. 

Je  ne  sais  ce  qui  arrivera,  ou  ce  qui  est  arrivé  en  Es- 
pagne, mais  de  nul  pays  du  monde  il  ne  pourrait  partir 
des  choses  plus  extraordinaires,  si  ce  fruit  est  mûr, 

L'Ambassadeur  d'Autriche  dans  ses  billets  d'invita- 
tion ne  me  donne  plus  le  titre  de  Ministre.  Il  traite  le 
Duc  de  même.  Nous  n'avons  encore  pris  aucun  parti  à 
cet  égard. 


94 


LETTRE 


259 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  avril  1808. 

Vous  connaissez  sans  doute,  Monsieur  le  Chevalier,  la 
thèse  soutenue  en  Angleterre  par  tous  les  gens  sages. 
Ils  disent  que  Jacques  II  ne  fut  nullement  déposé  mais 
qu'il  abdiqua  par  sa  fuite.  Il  n'en  est  rien  cependant, 
mais  on  ne  peut  se  dispenser  d'applaudir  à  un  sophisme 
qui  dispense  de  soutenir  qu'un  peuple  peut  avoir  le 
droit  de  déposer  son  Souverain,  proposition  qu'il  ne 
faudrait  pas  soutenir  quand  même  elle  serâit  vraie,  ce 
qui- n'est  pas. 

Mais  ce  qui  fut  sophisme  en  Angleterre  pourrait  bien 
être  raisonnement  en  Espagne,  où  l'état  des  choses  est 
tout  différent,  unique  même,  à  ce  qu'il  me  semble.  Les 
Espagnols  n'ont  certainement  pas  chassé  leur  Maître,  ils 
n'ont  pas  pris  parti  entre  l'un  et  l'autre  ;  ils  se  sont  décla- 
rés prêts  à  se  sacrifier  pour  l'autorité  légitime.  Dans  ce 
moment  terrible  de  dangers  et  de  malheurs,  le  Roi 
(quel  qu'il  soit)  abandonne  ses  sujets  et  va  se  remettre 
volontairement  entre  les  mains  du  mortel  ennemi  de  sa 
famille.  Quid  juris  ?  Si,  dans  cette  hypothèse,  le  Con- 
seil de  Castille,  les  Grands  du  royaume,  ou  les  Corlès 
déclaraient  le  trône  vacant  et  l'offraient  à  un  autre 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  95 

Prince,  je  crois,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire, 
qu'il  serait  bien  donné.  Il  ne  manquerait  pour  ramener 
le  moyen  âge  qui,  sur  certains  articles  avait  plus  de 
bon  sens' que  nous,  que  de  consulter  le  Pape  sur  la  va- 
lidité du  changement  ;  car  je  nie  que,  dans  certains  cas, 
il  y  ait  aucun  moyen  de  faire  mieux. 

Il  reste  un  jeune  Prince  en  Espagne  ;  mais  pour  lui 
donner  la  couronne,  il  faudrait  de  même  prononcer  une 
déchéance.  Qu'arriverait-il  d'ailleurs  si  on  lui  opposait 
des  difficultés  qui  sont  connues  de  l'univers  et  écrites 
sur  son  visage  ? 

Nous  parlions  l'autre  jour  de  l'Espagne,  Monsieur  le 

Comte  de  M  et  moi  :  S'ils  se  ressouvenaient  de  leurs 

anciens  Maîtres,  me  dit-il,  et  s'ils  appelaient  1  Archiduc 
Charles,  par  exemple,  je  répondrais  bien  que  jamais  les 
Français  n'entreraient  en  Espagne. 

Je  pensai  bien  que  l'Archiduc  ne  se  ferait  pas  presser, 
mais  je  n'aperçus  pas  d'autres  idées  au  Comte  de  M  

Tout  ceci  n'aura  peut-être  pas  le  sens  commun  lors- 
que vous  le  lirez,  mais  à  une  grande  distance  des  événe- 
ments on  est  obligé  de  raisonner  hypothétiquement  ;  et 
en  me  renfermant  dans  le  cercle  des  possibles,  je  crois 
qu'au  moment  et  au  lieu  où  je  vis,  ce  n'est  pas  un  para- 
doxe de  croire  que  le  trône  d'Espagne,  suivant  la  tour- 
nure que  prendront  les  affaires,  peut  vaquer  légalement. 

J'ai  beaucoup  parlé  de  l'Espagne  avec  le  Général 
Pardo.  Il  pense  que  les  Espagnols  répugnent  infiniment 
à  la  scission  de  l'Amérique,  et  que,  pour  maintenir  l'u- 
nion, ils  préféreront  obéir  à  tout  Souverain  quelconque: 
c'est  fort  bien  quant  aux  Espagnols  ;  mais  les  Améri- 


v 


96  LETTRE 

cains  que  pensent-ils  ?  C'est  là  la  question.  Résisteront- 
ils  à  la  tentation  d'être  libres  et  grands  sans  être  cou- 
pables ?  Suivant  les  règles,  cette  couronne  appartiendrait 
à  S.  M.  le  Roi  des  deux  Siciles.  Se  poi  non  si  sente,  un 
autre  Prince  pourrait  se  mettre  sur  les  rangs.  —  Mais  à 
quoi  bon  jeter  l'œil  dans  ces  profondeurs  ?  On  n'y  voit 
goutte. 

P.  S.  —  Depuis  que  j'ai  écrit  ceci,  j'ai  lu  la  lettre 
de  Napoléon  au  Prince  des  Asturies.  C'est  une  pièce  dia- 
bolique, et  qui  a  ceci  de  particulier  que  le  poison  ré- 
sulte de  la  publicité  ;  car  si  l'on  suppose  qu'un  courrier 
ait  porté  la  lettre  au  Prince  et  qu'elle  soit  demeurée  con- 
fidentielle, je  ne  crois  pas  que  Louis  XIV  eût  pu  écrire 
mieux  ;  mais  du  moment  où  la  pièce  est  livrée  à  l'im- 
pression, la  plus  pure  raison  se  change  en  atrocité.  Le 
passage  sur  la  Reine  est  écrit  (puisqu'il  devait  avoir  le 
grand  jour)  avec  la  griffe  de  Satan. 


260 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  mai  1808. 

Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  promis,  dans  un  de  mes  précédents  numéros,  de 
vous  donner  pleine  satisfaction  sur  une  tentative  qui 


A  M.   LE  CHEVALIER  DR  ROSSI.  97 

vous  a  paru  si  étrange.  Je  m'acquitte  aujourd'hui  de  ma 
parole,  en  vous  priant  néanmoins,  avant  tout,  de  ne 
donner  à  tout  ce  que  vous  allez  lire  que  le  nom  d' 'éclair- 
cissement-, car,  pour  les  apologies,  je  les  abandonne  vo- 
lontiers à  ceux  qui  en  ont  besoin. 

Les  Etats  du  Roi  sont  conquis,  et  possédés  par  un 
homme  rare,  extraordinaire,  etc.  (Je  lui  donnerai  volon- 
tiers toutes  les  épithètes  qu'on  voudra,  excepté  celle  de 
grand,  laquelle  suppose  une  moralité  qui  lui  manque). 
Cet  homme  est  surtout  remarquable,  ainsi  que  tous  ses 
collègues  qui  figurent  dans  l'histoire,  par  une  volonté 
invincible.  Avant  d'agir,  il  réfléchit  ;  mais  dès  qu'il  a 
pris  son  parti,  jamais  on  ne  l'a  vu  reculer.  C'est  un  ins- 
trument visiblement  choisi  par  la  Providence  pour  opé- 
rer l'une  des  plus  grandes  Révolutions  qu'on  ait  vues 
sur  la  terre. 

Dans  les  vastes  projets  qui  remplissent  cette  tête, 
l'Italie  occupe  l'un  des  premiers  rangs.  Il  y  tient  d'une 
manière  inflexible  ;  et  le  Piémont,  qui  est  la  clef  de  ce 
beau  pays,  est  aussi  la  province  qu'il  a  serrée  le  plus 
fortement  dans  ses  bras  de  fer.  II  s'en  est  occupé  sans 
relâche  ;  il  y  a  tout  détruit  et  tout  changé.  Il  l'a,  pour 
ainsi  dire,  pétrie  pour  l'amalgamer  avec  la  France,  et  il 
se  plaît  à  dire  qu'il  faudrait  trois  siècles  pour  rétablir  ce 
qui  existait. 

On  peut  dire  que,  depuis  la  bataille  de  Marengo,  la 
restitution  du  Piémont  a  cessé  d'être  possible.  Cependant 
on  pouvait  encore  se  flatter  ;  mais,  depuis  celle  d'Aus- 
terlitz,  aucun  homme  usant  de  sa  raison  n'a  pu  conser- 
ver d'espérance.  Tout  se  réduit  donc  dans  ce  moment, 
t.  xi.  7 


98  LETTRE 

pour  S.  M.,  à  une  indemnité  plus  ou  moins  dispropor- 
tionnée. Pour  l'obtenir,  nous  comptions  sur  deux  amis 
puissants  :  l'un  a  disparu  comme  un  brouillard  (du  moins 
pour  quelque  temps)  ;  que  fera  l'autre  ?  Je  n'en  sais  rien. 
Un  prophète  qui  était  Roi  a  dit  :  Ne  vous  fiez  pas  aux 
Rois  (Nolite  confidere  in  principibus) .  Certainement, 
Monsieur  le  Chevalier,  ce  grand  et  saint  personnage  n'a 
pas  voulu  déprimer  un  ordre  auguste  dont  il  était  membre 
lui-même;  il  a  voulu  seulement  exprimer  une  vérité 
toute  simple:  c'est  que  tous  les  actes  des  Souverains 
étant  nécessairement  soumis  à  la  raison  d'État,  laquelle 
obéit  à  son  tour  aux  agitations  éventuelles  du  monde 
politique  et  moral,  faire  dépendre  sa  sûreté  et  son  salut 
des  dispositions  constantes  d'une  Cour  quelconque,  c'est 
au  pied  de  la  lettre,  se  coucher,  pour  dormir  à  l'aise, 
sur  l'aile  d'un  moulin  à  vent. 

Outre  ces  observations  générales,  j'en  ai  de  particu- 
lières à  l'Angleterre.  Les  gouvernements  mixtes  forment 
toujours  des  alliés  équivoques.  Je  n'entends  point  man- 
quer de  respect  à  ce  gouvernement,  je  le  vénère,  au 
contraire,  et  l'admire  infiniment  (à  sa  place  néanmoins, 
et  non  ailleurs)  ;  mais  il  est  cependant  vrai  que  ces 
sortes  de  gouvernements  rendent  les  alliances  bien  pré- 
caires. Tl  faut  accorder  une  foule  de  volontés.  L'opinion 
tient  le  sceptre.  La  guerre  et  la  paix  sont  déclarées  sou- 
vent à  la  Bourse  avant  de  l'être  à  Saint- James,  et  nul 
Ministre  ne  peut  résister  à  la  volonté  de  la  nation  bien 
exprimée.  Le  Roi,  d'ailleurs,  touche  à  la  fin  de  sa  noble 
carrière.  A  sa  place,  nous  voyons  arriver  un  élève  de 
Fox,  sur  lequel  je  compte  fort  peu.  Même  dans  toute  la 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  99 

vigueur  du  règne  actuel  et  du  ministère  passé,  je  vois 
Pitt,  accusé  de  nous  avoir  abandonnés,  dire  en  plein 
parlement  :  «  Nous  aurions  rendu  un  fort  mauvais  service 
au  Roi  de  Sardaigne  en  le  plaçant  en  contact  avec  ces  ré- 
publiques incendiaires  d'Italie.  »  Je  vois  S.  M.  mise  dans 
la  balance,  au  traité  d'Amiens,  avec  l'île  de  Ceylan,  et 
complètement  sacrifiée  sans  balancer.  Je  lis  enfin  les 
lettres  anciennes  du  digne  Comte  de  Front,  où  il  ne  cesse 
de  me  répéter  que,  si  les  deux  puissances  n'agissent  pas 
de  concert,  il  a  bien  peu  d'espérance.  Aujourd'hui  que 
non  seulement  elles  n'agissent  pas  de  concert,  mais  en 
sens  contraire,  que  pourra  et  que  voudra  l'Angleterre  ? 
C'est  ce  que  j'ignore.  Ajoutons  que  la  haine  mortelle  que 
Napoléon  a  vouée  à  cette  puissance  retombe  sur  nous, 
et  que,  du  moment  où  il  nous  a  vus  sous  sa  tutelle  seule, 
il  était  de  toute  évidence  qu'il  allait  tomber  sur  nous, 
quand  ce  ne  serait  que  pour  étouffer  sur  le  champ  la 
petite  faveur  qu'allait  prendre  notre  pavillon,  et  prévenir 
l'utilité  dont  il  pourrait  être  aux  Anglais  pour  leurs  spé- 
culations dans  la  Méditerranée.  En  attendant,  sa  haine 
épouvantable  se  déploie  de  toutes  les  manières  contre 
S.  M.  Il  refuse  de  la  reconnaître  pour  Souverain  ;  il  fait 
disparaître  son  nom  de  tous  les  calendriers  qui  lui  obéis- 
sent, etc. 

Et  lorsque,  avec  cet  homme  qui  tient  l'Europe  dans  sa 
main,  on  en  viendra  enfin  à  une  paix  finale  (supposé 
cependant  qu'elle  soit  possible),  s'il  vient  à  s'obstiner 
irrémissiblement,  et  à  faire  des  offres  acceptables  à  l'An- 
gleterre sans  vouloir  entendre  parler  de  nous,  fera-t-elle 
la  guerre  pour  le  Roi? 


\ 00  LETTRE 

Au  moment  où  je  m'occupais  le  plus  fortement  de  ces 
tristes  idées,  il  arrive  ici  un  favori  de  Napoléon.  Cet 
homme  se  prend  de  quelque  intérêt  pour  moi,  sans  sa- 
voir pourquoi,  car  je  ne  lui  avais  pas  même  fait  une 
visite.  De  plus,  il  est  présenté  dans  une  maison  avec 
laquelle  je  suis  fort  lié;  et  le  chef  de  cette  maison,  qui 
est  un  Français  naturalisé  dans  ce  pays,  et  Chambellan 
de  S.  M.  I.,  est  un  homme  délié,  qui  est  fait  exprès  pour 
conduire  une  affaire,  et  qui  me  vent  d'ailleurs  beaucoup 
de  bien.  Je  réfléchis  sur  tout  cela,  et  je  me  demande  s'il 
n'y  aurait  pas  moyen  de  tirer  parti  des  circonstances  en 
faveur  de  S.  M.  Les  hommes  extraordinaires  ont  tous 
des  moments  extraordinaires;  il  ne  s'agit  que  de  savoir 
les  saisir.  Les  raisons  les  plus  fortes  m'engagent  à  croire 
que,  si  je  pouvais  aborder  Napoléon,  j'aurais  des  moyens 
d'adoucir  le  lion,  et  de  le  rendre  plus  traitable  à  l'égard 
de  la  Maison  de  Savoie.  Je  laisse  mûrir  cette  idée,  et 
plus  je  l'examine,  plus  elle  me  paraît  plausible.  Je  com- 
mence par  les  moyens  de  l'exécuter,  et,  à  cet  égard,  il 
n'y  a  ni  doute  ni  difficulté.  Le  Chambellan,  M.  de  Laval, 
dont  il  est  inutile  que  je  vous  parle  plus  longuement, 
était,  comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure, /iw7  exprès. 
Il  s'agissait  donc  uniquement  d'écarter  de  cette  entre- 
prise tous  les  inconvénients  possibles,  et  de  prendre 
garde  avant  tout  de  ne  pas  choquer  Napoléon.  Pour  cela 
je  commence  par  dresser  un  mémoire,  écrit  avec  cette  es- 
pèce de  coquetterie  qui  est  nécessaire  toutes  les  fois 
qu'on  aborde  l'autorité,  surtout  l'autorité  nouvelle  et 
ombrageuse,  sans  bassesse  cependant,  et  même,  si  je  ne 
me  trompe,  avec  quelque  dignité.  Vous  en  jugerez  vous- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  ]0\ 

même,  puisque  je  vous  ai  envoyé  la  pièce.  Au  surplus, 
Monsieur  le  Chevalier,  gavais  peu  de  craintes  sur  Bo- 
naparte. La  première  qualité  de  l'homme  né  pour  mener 
et  asservir  les  hommes,  c'est  de  connaître  les  hommes. 
Sans  cette  qualité,  il  ne  serait  pas  ce  qu'il  est.  Je  serais 
bien  heureux  si  S.  M.  me  déchiffrait  comme  lui.  Il  a  vu, 
dans  la  tentative  que  j'ai  faite,  un  élan  de  zèle  ;  et  comme 
la  fidélité  lui  plaît  depuis  qu'il  règne,  en  refusant  de 
m'écouter  il  ne  m'a  cependant  fait  aucun  mal.  Le  Sou- 
verain légitime,  intéressé  dans  l'affaire,  peut  se  tromper 
sur  ce  point  ;  mais  l'usurpateur  est  infaillible. 

Tout  paraissant  sûr  de  ce  côté,  et  m'étant  assuré  d'ail- 
leurs de  l'approbation  de  cette  Cour,  et  même  de  la  pro- 
tection que  les  circonstances  permettaient,  il  fallait 
penser  à  l'Angleterre,  prévenir  tout  mécontentement 
de  sa  part,  et  prendre  garde  surtout  de  lui  fournir  un 
moyen  d'échapper  à  ses  engagements  en  nous  disant  : 
Puisque  vous  agissez  sans  moi,  vous  n'avez  pas  besoin  de 
moi.  Je  me  rends  donc  chez  l'Ambassadeur  d'Angleterre, 
qui  était  sur  le  point  de  partir,  et  je  lui  fais  part  de  mon 
projet  en  lui  expliquant  que  l'idée  appartenait  uniquement 
à  moi,  et  le  priant  d'en  parler  dans  ce  sens  en  Angle- 
terre, si  je  venais  à  partir,  ce  qui  était  douteux.  Il  ne 
me  fit  qu'une  seule  objection  :  Ne  vaudrait-il  point  mieux 
peut-être  attendre  ce  qu'on  pourra  faire  pour  le  Roi  à  la 
paix  générale  ?  Je  lui  répondis  :  Milord,  Votre  Excellence 
pourrait-elle  m' assurer  que  V Angleterre,  dans  un  traité  de 
paix,  insistera  sur  V indemnisation  du  Roi  ?  —  Il  se  tut. 
Je  continuai  sans  insister. —  Je  voudrais  tâcher,  Milord, 
d'adoucir  cet  homme,  et  de  lui  faire  adopter  des  idées  plus 


\  02  LETTRE 

modérées,  afin  qu'il  soit  plus  traitable  lorsque  la  généro- 
sité de  S.  M.  Britannique,  de  qui  nous  attendons  tout,  lui 
proposera  des  indemnisations  pour  nous.  Il  me  remercia 
de  ma  confiance,  et  n'insista  plus  de  son  côté  sur  l'ob- 
jection. Je  lui  remis  une  lettre  pour  M.  le  Comte  de 
Front,  dans  laquelle  j'instruisais  ce  dernier  de  tout  ce 
qui  s'était  passé,  l'autorisant  à  déclarer,  dans  le  cas  où 
je  partirais,  que  S.  M.  ignorait  cette  démarche,  faite 
absolument  à  mes  périls  et  risques. 

Et  la  même  déclaration  était  insérée  dans  le  mémoire 
sur  mon  expresse  parole  d'honneur,  et  certainement 
on  y  croira.  Ainsi,  Monsieur  le  Chevalier,  nul  inconvé- 
nient possible  pour  S.  M.  :  tout  est  prévu.  Cependant, 
pour  abonder,  je  déclare  par  écrit,  dans  ma  lettre  d'ac- 
compagnement au  Général  Savary,  que,  si  mes  qualités 
ne  sont  pas  exprimées  dans  mon  passe-port,  je  ne  partirai 
point.  En  effet,  il  ne  me  convenait  nullement  de  montrer 
un  écrit  qui  aurait  supposé  que  S.  M.  n'est  pas  ce  qu'elle 
est.  Enfin,  comme  une  certaine  supposition,  absolument 
hors  de  la  sphère  des  probabilités,  n'était  cependant  pas 
tout  à  fait  hors  de  celle  des  possibles,  je  priai  S.  M.  de 
vouloir  bien  se  rappeler  une  lettre  que  j'avais  eu  l'hon- 
neur de  lui  écrire  une  fois  ;  et,  de  mon  côté,  j'avais 
pris  mes  mesures  pour  n'être  embarrassé  dans  aucune 
supposition. 

Tout  étant  donc  scrupuleusement  prévu,  et  la  consul- 
tation préliminaire  étant  impossible,  je  me  déterminai. 
Maintenant,  Monsieur  le  Chevalier,  raisonnons.  Que 
pouvait-il  arriver?  Ou  Napoléon  me  recevait,  ou  non. 
Dans  le  dernier  cas,  il  n'y  a  ni  bien  ni  mal  de  fait  :  ce 


À  M.   LE   CHEVALIER  DE  ROSSI.  \  03 

n'est  rien,  et  tout  reste  à  sa  place.  Dans  le  premier  je 
vous  avoue  que  j'avais  de  grandes  espérances.  Pour  ôter 
les  épines  du  passage,  j'avais  exclu  le  mot  restitution; 
quelle  puissance  de  l'Europe  oserait  le  prononcer?  Mais 
je  savais  quelles  cordes  je  devais  toucher,  et  il  ne  s'agis- 
sait pour  moi  que  d'arriver.  Quand  je  n'aurais  fait 
qu'amortir  la  haine  et  l'infatigable  persécution  qui  nous 
font  tant  de  mal,  j'aurais  beaucoup  fait.  Le  nom  de  S.  M. 
rétabli  dans  toutes  les  listes  royales,  ses  Ministres  admis 
à  Paris  et  reconnus  partout,  son  pavillon  respecté,  le 
commerce  de  ses  sujets  libre,  etc.,  c'était  beaucoup  ; 
mais  vous  entendez  assez  que,  si  j'avais  trouvé  les  che- 
mins ouverts,  j'aurais  entrepris  d'autres  choses.  Je  comp- 
tais commencer  la  conversation  à  peu  près  de  cette 
manière  :  Ce  que]  ai  à  vous  demander  avant  tout,  c'est  que 
vous  ne  cherchiez  point  à  ni  effrayer,  car  vous  pourriez 
me  faire  perdre  le  fil  de  mes  idées,  et  fort  inutilement, 
puisque  je  suis  entre  vos  mains.  Vous  m'avez  appelé,  je  suis 
venu;  j'ai  votre  parole.  Faites-moi  fusiller  demain,  si  vous 
voulez,  mais  écoutez-moi  aujourd'hui. 

Quant  à  l'épilogue  que  j'avais  également  projeté,  je 
puis  aussi  vous  le  faire  connaître,  je  comptais  dire  à  peu 
près  :  Il  me  reste,  Sire,  une  chose  à  vous  déclarer  :  c'est 
que  jamais  homme  vivant  ne  saura  un  mot  de  ce  que  j'ai  eu 
Vhonneur  de  vous  dire,  pas  même  le  Roi  mon  Maître  ;  et 
je  ne  dis  point  ceci  pour  vous,  car  que  vous  importe  ?  Vous 
avez  un  bon  moyen  de  me  faire  taire,  puisque  vous  me  tenez. 
Je  le  dis  à  cause  de  moi,  afin  que  vous  ne  me  croyiez  pas 
capable  de  publier  cette  conversation.  Pas  du  tout,  Sire  ! 
Regardez  tout  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  comme 


4  04  LETTRE 

des  pensées  qui  se  sont  élevées  d'elles-mêmes  dans  votre 
cœur.  Maintenant  je  suis  en  règle  ;  si  vous  ne  voulez  pas 
me  croire,  vous  êtes  bien  le  maître  de  faire  tout  ce  qui  vous 
plaira  de  ma  personne,  elle  est  ici. —  En  effet,  si  Napo- 
léon m'avait  cru  assez  fou  pour  me  vanter  de  ce  que 
j'avais  dit  dans  cette  occasion,  il  ne  devait  plus  me  laisser 
voir  le  jour  ;  et  il  n'y  avait  nulle  raison  de  m'exposer  à 
ce  danger  sans  utilité  pour  S.  M. 

Voilà,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  que  j'avais  à  vous 
dire  sur  ce  point.  Il  en  résulte,  avec  l'évidence  la  plus 
complète:  1°  que  la  tentative  que  j'ai  faite  a  été  calculée 
avec  toute  la  prudence  imaginable  ;  2°  qu'elle  pouvait 
être  d'une  utilité  immense  à  S.  M.;  3°  qu'elle  ne  pouvait 
lui  faire  aucun  mal  ;  4°  que  toutes  les  chances  favorables 
étaient  pour  Elle  ;  5°  et  tous  les  dangers  pour  moi. 

Que  Bonaparte  et  sa  race  doivent  tomber,  c'est  ce  qui 
me  paraît  infaillible  ;  mais  quelle  sera  l'époque  de  cette 
chute  ?  C'est  ce  que  personne  ne  sait.  Or,  comme  cette 
suspension  peut  détruire  la  Maison  de  Savoie  de  deux 
manières  et  sans  retour,  pour  écarter  ce  danger  autant 
que  la  chose  est  possible,  que  fallait-il  faire?  Ce  que  j'ai 
fait  :  il  n'y  a  pas  deux  réponses. 

Comment  donc  cette  idée  a-t-elle  été  si  mal  accueillie 
à  Cagliari  ?  Je  crois  que  vous  m'en  dites  la  raison  sans  le 
savoir,  dans  la  première  ligne  chiffrée  de  votre  lettre  du 
\  5  février,  où  vous  me  dites  que  la  mienne  est  un  monu- 
ment de  la  plus  grande  surprise.  Voilà  le  mot,  Monsieur 
le  Chevalier:  le  cabinet  est  surpris,  tout  est  perdu.  En 
vain  le  monde  croule,  Dieu  nous  garde  d'une  idée  im- 
prévue !  Et  c'est  ce  qui  me  persuade  encore  davantage 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  ^  05 

que  je  ne  suis  pas  votre  homme  ;  car  je  puis  bien  vous 
promettre  de  faire  les  affaires  de  S.  M.  aussi  bien  qu'un 
autre,  mais  je  ne  puis  vous  promettre  de  ne  jamais  vous 
surprendre.  C'est  un  inconvénient  de  caractère  auquel 
je  ne  vois  pas  trop  de  remède.  Depuis  six  mortelles  an- 
nées, mon  infatigable  plume  n'a  cessé  d'écrire  chaque 
semaine  que,  S.  M.  comptant  absolument  sur  la  puissance 
ainsi  que  sur  la  loyauté  de  son  grand  ami,  et  ne  voulant 
pas  faire  un  pas  sans  son  approbation,  etc.  :  c'est  cela  qui 
ne  surprend  pas  !  Dieu  veuille  bénir  les  armes  de  M.  de 
Front  plus  que  les  miennes  !  Quand  j'ai  vu  qu'elles  se 
brisaient  dans  mes  mains,  j'ai  fait  un  effort  pour  voir 
si  je  pourrais  rompre  la  carte;  l'ennemi  n'a  pas  voulu 
m'entendre:  si  vous  y  songez  bien,  vous  verrez  que  c'est 
une  preuve  certaine  que  j'avais  bien  pensé.  Il  a  jugé  à 
propos,  au  reste,  de  garder  un  silence  absolu  sur  cette 
démarche  ;  car  je  n'ai  nulle  preuve  qu'il  en  ait  écrit  à 
son  Ambassadeur  ici,  et  je  suis  sur  qu'il  n'en  a  pas  parlé 
au  Comte  Tolstoï  à  Paris. 

Au  surplus,  Monsieur  le  Chevalier,  sans  me  permettre 
des  communications  imprudentes,  je  ne  m'en  suis  pas 
cependant  tout  à  fait  fié  à  moi-même.  J'ai  discuté  la  chose, 
par  exemple,  avec  l'ami  qui  était  confident  nécessaire  et 
dont  j'estime  la  dextérité,  avec  le  Ministre  des  Affaires 
étrangères,  avec  le  Ministre  adjoint,  l'un  des  hommes 
les  plus  sages  de  ce  pays,  avec  le  Prince  Czartoryski  qui 
est  d'un  autre  parti.  Pas  un  ne  m'a  fait  la  moindre  ob- 
jection contre  le  projet,  et  presque  tous  l'ont  jugé  très 
utile,  si  je  pouvais  l'exécuter.  Or,  permettez-moi  de  vous 
le  dire,  Monsieur  le  Chevalier,  lorsqu'une  idée  née  dans 


106  LETTftE 

une  tête  saine  qui  surmonte  un  cœur  droit  a  de  plus  été 
examinée  attentivement  et  approuvée  par  quatre  ou  cinq 
hommes  de  poids,  elle  ne  saurait  plus  être  absurde  ni 
condamnable;  elle  peut  être  simplement  désapprouvée, 
mais  c'est  bien  différent.  Tout  Ministre  qui  agit  de  son 
chef,  dans  ces  occasions  rares  où  il  ne  lui  est  pas  possible 
de  consulter,  sait  bien  que  son  Maître  peut  dire  oui  ou 
non  ;  mais  lorsque  vous  me  dites  que  S.  M.,  sans  donner 
de  sinistres  interprétations  à  mes  démarches,  etc.,  c'est 
précisément  comme  si  vous  aviez  écrit  au  Maréchal 
Souwarof  :  Le  Roi,  Monsieur  le  Maréchal,  sans  croire  que 
vous  êtes  un  poltron,  pense  néanmoins,  etc.  Je  n'en  dis 
pas  davantage  sur  ce  point,  vu  qu'il  est  aisé  de  s'échauf- 
fer en  écrivant  comme  en  parlant. 

C'est  un  principe  incontestable  en  diplomatie,  et  sans 
lequel  même  il  n'y  a  point  de  diplomatie,  qu'un  Ministre 
peut  signer  sub  spe  rati  tout  ce  qui  lui  paraît  utile  à  son 
Maître,  et  qui  ne  peut  souffrir  délai.  Si  nous  avions  été 
admis,  le  duc  et  moi,  à  Tilsitt,  n'aurait-il  pas  fallu  signer? 
Et  si,  dans  ce  moment  même,  Napoléon  exigeait  sur  la 
frontière  une  négociation  soudaine  sur  les  intérêts  du 
Roi,  menaçant  de  ne  plus  écouter  au  delà  du  court  délai 
qu'il  fixerait,  faudrait-il  répondre,  votre  lettre  à  la  main, 
que  je  ne  puis  entamer  aucune  négociation,  à  moins  que 
mon  Gouvernement  ne  m'en  ait  prescrit  d'avance  tous 
les  détails?  Impossible,  Monsieur  le  Chevalier.  Tant  que 
je  serai  Ministre,  je  ferai  le  Ministre.  Si  les  propositions 
me  paraissaient  blesser  les  intérêts  de  Sa  Majesté,  je  re- 
fuserais de  signer  ;  mais  si  je  les  trouvais  bonnes  ou 
tolérables,  je  signerais  sub  spe  rafi,  et  Sa  Majesté  ferait 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  107 

ensuite  ce  qui  lui  paraîtrait  convenable.  —  Mais  il  y  a 
plus,  dans  ce  cas.  Permettez-moi  de  vous  demander  dans 
quel  endroit  de  mes  dépêches  vous  avez  trouvé  le  mot 
ou  Tidée  de  négociation  ?  Il  n'y  a  pas  d'idée  que  j'aie 
exclue  plus  exactement.  Tout  se  réduit  à  la  demande 
d'une  simple  conversation  comme  simple  particulier.  Ja- 
mais je  n'ai  dit  un  mot  de  plus.  Si  j'avais  pu  arriver,  je 
serais  allé,  sans  avoir  écrit  un  mot,  dire  à  Sa  Majesté  : 
Voilà,  Sire,  ce  qui  ma  été  dit;  Votre  Majesté  en  fera 
Vusage  qu'elle  jugera  à  propos. 

Si  cela  s'appelle  une  négociation,  j'entends  bien  mal  le 
sens  des  mots.  J'en  reviens  donc  toujours  à  la  surprise: 
il  n'y  a  que  cela. 

Une  circonstance  bien  remarquable,  c'est  que,  pendant 
que  mon  mémoire  marchait  à  sa  destination,  vous  ap- 
prouviez mot  à  mot  ma  conduite  dans  votre  numéro  29 
du  4  9  novembre  ;  de  manière  que  ce  fut,  suivant  mon 
usage,  avec  une  parfaite  bonne  foi  que,  dans  ma  réponse 
à  cette  lettre  (médiate  ou  immédiate,  il  ne  m'en  souvient 
plus),  je  me  félicitai  d'avoir  rencontré  précisément  votre 
idée.  En  effet,  vous  me  dites  dans  cette  lettre  :  Nous  tâ- 
cherons, avec  Vadresse  convenable,  d'amener  le  rappro- 
chement que  vous  conseillez  (ne  vous  fâchez  pas,  je  vous 
prie,  si  je  vous  dis  en  passant  que,  dans  ce  genre,  toute 
adresse  est  maladresse).  Vous  continuez:  Mais  Sa  Ma- 
jesté pense  que  vous  pourriez  y  contribuer  vous-même,  au 
moins  indirectement  (c'est  ce  que  j'ai  taché  de  faire),  par 
Ventremise  du  Ministère  de  Russie  lui-mê7ne  (c'est  ce  que 
j'ai  fait)  ou  par  quelque  personne  en  liaison  avec  le  négo- 
ciateur (c'est  encore  ce  que  j'ai  fait)  ;  il  est  vrai  que  vous 


108  LETTRE 

ajoutez,  sans  vous  compromettre.  Mais  vous  savez  de 
reste  que  ces  formules  de  bureau  n'ont  absolument  point 
de  sens,  et  signifient  au  fond  :  Dites  et  ne  dites  pas,  faites 
et  ne  faites  pas.  D'ailleurs,  Sa  Majesté  n'était  nullement 
compromise  dans  aucune  supposition  possible,  et  moi- 
même  je  ne  Tétais  point  comme  Ministre.  A  la  rigueur, 
je  pouvais  l'être  personnellement,  car  on  était  maître 
sans  doute  de  m'emprisonner  ou  même  de  m'étrangler  à 
Paris  ;  mais  tout  cela,  sauf  l'intérêt  de  bonté,  ne  fait  rien 
du  tout  à  Sa  Majesté. 

Il  y  a  une  expression  dans  votre  lettre,  Monsieur  le 
Chevalier,  qui  vous  a  paru  sûrement  très  simple,  mais 
qui  m'inspire  à  moi  les  réflexions  les  plus  profondes  et 
les  plus  tristes.  Ce  qui  peut  arriver  de  plus  heureux  pour 
vous,  me  dites-vous,  c'est  que,  etc. 

Je  suis  charmé  de  savoir  ce  qui  peut  m'arriver  déplus 
heureux,  mais  vousm'obligerezbeaucoup  de  m'apprendre 
ce  qui  pourrait  m'arriver  de  malheureux.  Entrez,  je  vous 
prie,  avec  vous-même  dans  cette  triste  analyse,  examinez 
l'un  après  l'autre  tous  les  côtés  par  où  il  est  possible  de 
blesser  et  de  punir  un  homme.  Vous  verrez  que  tout  est 
fait  et  qu'il  n'y  a  plus  moyen  de  tuer  un  cadavre  ni  de 
frapper  sur  le  rien.  Il  me  vient  même  une  idée  extrava- 
gante dont  je  veux  vous  faire  part.  Si  je  trahissais  S.  M. 
(belle  supposition  comme  vous  voyez),  quel  est  le  tribu- 
nal qui  me  jugerait?  Je  n'en  vois  aucun  de  compétent. 
Je  ne  tiens  plus  au  monde  que  par  mes  enfants,  et  à 
mes  fonctions  que  par  la  conscience.  Tous  les  autres 
liens  sont  coupés.  Je  crois  que  nous  aurons  tous  vécu 
avant  que  ce  grand  tremblement  de  terre  ait  cessé.  Je 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI .  4  09 

suis  bien  sûr  au  moins  que  je  serai  hors  de  combat  avant 
l'époque  du  repos.  J'arriverai  donc  insensiblement  au 
moment  où  je  ne  serai  plus  bon  à  personne,  et  je  mourrai 
sans  état  et  sans  patrie,  sans  avoir  même  connu  tous  mes 
enfants.  Je  ne  vois  dans  l'avenir  aucune  supposition  heu- 
reuse, aucune  amélioration  possible  sur  la  ligne  où  je 
suis  placé.  Servez-vous  donc  de  moi  tant  qu'il  vous  plaira, 
je  ne  révoque  aucune  parole;  mais  ne  me  grondez  ni  me 
menacez  jamais,  car  cela  me  rend  malade. 

Mais  ceci,  Monsieur  le  Chevalier,  me  ramène  toujours 
au  soupçon  trop  légitime  que  je  pourrais  bien  n'être 
point  fait  du  tout  pour  le  service  de  S.  M.  J'ai  passable- 
ment réussi  dans  ce  pays  ;  mais  qu'est-ce  que  cela  prouve? 
J'ai  réussi  de  même  auprès  des  hommes  de  toutes  les 
couleurs  avec  qui  la  Révolution  m'a  confronté  ;  jamais 
avec  nos  Princes,  du  moins  comme  je  l'aurais  voulu. 
Elevé  dans  le  fond  d'une  petite  province,  livré  de  bonne 
heure  à  des  études  graves  et  épineuses,  vivant  au  milieu 
de  ma  famille,  de  mes  livres  et  de  mes  amis,  membre 
d'ailleurs  d'un  ordre  fort  peu  agréé,  peut-être  n'étais-je 
bon  que  pour  la  vie  patriarcale  où  j'ai  trouvé  autant  de 
bonheur  qu'un  homme  en  peut  goûter  sur  la  terre.  La 
Révolution  en  a  ordonné  autrement.  Après  quelques 
expériences  malheureuses,  je  m'étais  arrangé  pour  ter- 
miner paisiblement  ma  carrière  en  Sardaigne:  me  regar- 
dant comme  mort,  ce  pays  me  plaisait  assez  comme 
tombeau.  Point  du  tout,  il  a  fallu  venir  représenter  sur 
ce  grand  théâtre.  Le  Roi  sait  avec  quelle  répugnance  je 
suis  venu.  Il  était  clair  qu'on  allait  me  martyriser  dans 
le  temps  présent,  en  me  promettant  locum  refrigerii  dans 


\ \ 0  LETTRE 

un  temps  fabuleux  ;  jamais  je  n'ai  demandé  que  le  genre 
de  secours  qui  dépendait  du  Roi,  pour  vivre  aujourd'hui 
d'une  manière  tolérable  ;  toujours  je  me  suis  moqué  de 
demain.  Je  ne  suis  pas  assez  sot  pour  ignorer  mon  âge  et 
l'art  d'évaluer  les  probabilités.  De  savoir  si  S.  M.  ne  m'a 
point  traité  avec  trop  de  rigueur,  c'est  une  question  ré- 
servée à  Elle.  Personne  ne  juge  le  Roi,  mais  je  suis  bien 
le  maître  de  me  juger  moi-même.  Une  fois  que  la  tête 
est  échauffée  et  le  cœur  ulcéré,  on  se  donne  tous  les  jours 
des  torls,  et  je  suis  prêt  à  me  reconnaître  tous  ceux  que 
vous  voudrez.  Un  homme  qui  se  croit  humilié  ne  vaut 
rien,  il  est  toujours  aigre,  toujours  fatigant;  et  comment 
ne  déplairais-je  pas  à  S.  M.  puisque  je  me  déplais  à  moi- 
même?  Telles  sont  les  réflexions  qui  m'agitent  et  que  je 
soumets  de  nouveau  au  profond  discernement  de  S.  M. 
Jugera-t-elle  à  propos  de  me  rappeler  ?  J'admirerai  en 
cela  sa  sagesse  et  ne  me  plaindrai  nullement,  comme  je 
ne  me  suis  jamais  plaint  par  le  passé,  hors  de  mes  lettres. 
Voudra-t-elle  au  contraire  employer  toujours  mes  ser- 
vices? Elle  peut  compter  jusqu'à  la  fin  sur  la  même  fidé- 
lité et  sur  le  même  zèle,  quel  que  soit  d'ailleurs  le 
mécontentement  que  je  me  suis  bien  gardé  de  cacher. 
Tout  ce  que  je  crains  c'est  d'être  employé  par  humanité. 
Il  n'y  a  rien  que  je  ne  préfère  à  ce  malheur.  Maintenant 
que  vous  en  savez  autant  que  moi,  je  suis  tranquille.  Il 
me  suffît  de  vous  ajouter  que  si  j'avais  eu  connaissance, 
à  l'époque  où  je  me  suis  décidé,  de  la  singulière  décou- 
verte que  je  vous  ai  fait  connaître,  jamais  je  n'aurais  tenté 
de  faire  ce  voyage  ;  mais  je  l'ignorais  absolument  comme 
vous  l'avez  vu  par  la  date  des  lettres.  Cette  découverte 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  \\\ 

au  reste  me  paraît  une  pure  curiosité  qui  ne  sortira  ja- 
mais du  portefeuille  qui  la  recèle,  à  moins  qu'il  ne  soit 
permis  de  s'en  amuser,  époque  dont  je  crois  n'ignorer  que 
la  date. 

261 

Au  Même 

Saint-Pétersbourg,  mai  1808. 

Où  je  me  trompe  fort,  ou  l'entreprise  qui  vous  a  si 
fort  alarmé  est  du  nombre  de  ces  choses  qui  paraissent 
grandes  de  loin  à  l'œil  de  l'imagination,  mais  qui  sont 
très  petites  lorsque  la  raison  vient  à  les  examiner  de 
près.  A  la  vérité  le  succès  n'était  pas  probable  ;  mais 
le  danger  était  nul  :  ainsi  pourquoi  ne  pas  essayer  ? 
J'avoue  cependant  que,  si  au  lieu  de  me  blâmer  en  gé- 
néral, vous  me  montriez  un  inconvénient  que  je  n'ai  ni 
aperçu  ni  prévu,  je  n'aurais  rien  à  dire  ;  mais  vous  ne 
m'indiquez  rien  de  tel.  Vous  voyez,  Monsieur  le  Che- 
valier, l'état  des  choses  ;  les  trônes  mêmes  semblent  coa- 
lisés avec  celui  qui  les  veut  détruire.  Ce  que  nous  voyons 
ne  s'est  jamais  vu  ,  et  peut-être  ne  se  verra  jamais. 
Que  faut-il  faire  dans  de  pareilles  circonstances  ?  C'est 
un  terrible  problème.  Rien  n'est  plus  commode,  sans 
doute,  que  de  ne  pas  remuer,  et  d'attendre  le  résultat 
de  la  guerre  et  de  la  bonne  volonté  de  notre  unique  allié  ; 
mais  ne  nous  y  fions  pas.  Nous  en  savons  assez  pour  con- 


\ | 2  LETTRE 

naître  le  danger  que  nous  courons.  Si  M.  le  Marquis  de 
Saint-Marsan  avait  été  admis  à  Paris  en  4  802,  il  aurait 
rempli  les  vues  de  S.  M.  qui  le  désirait.  Si  Tannée  der- 
nière, nous  avions  pu,  M.  le  Duc  de  Serra-Capriola  et  moi, 
être  admis  à  Tilsitt,  pour  dire  nos  raisons,  certainement 
nous  y  serions  allés.  Si  donc  j'avais  pu  pénétrer  seul 
jusque  ce  terrible  homme,  je  ne  savais  y  voir  aucun 
inconvénient,  et  je  me  suis  décidé  sur  un  raisonnement 

qui  me  paraît  sans  réplique:          ou  il  m'appellera,  et 

dans  ce  cas,  c'est  certainement  parce  qu'il  a  conçu 
quelque  idée  avantageuse,  car  il  n'y  a  pas  moyen  de 
croire  qu'il  me  fasse  faire  5  à  600  lieues  pour  me  dire 
qu'il  n'a  rien  à  me  dire.  Il  est  capable  de  tout  excepté 
d'une  absurdité.  Vous  me  parlez  de  négociation  :  faites 
attention  que  je  l'ai  sévèrement  exclue.  11  ne  s'agissait 
que  d'une  simple  conversation  dont  il  pouvait  résulter 
beaucoup  d'avantages  et  nul  inconvénient.  La  chose,  au 
reste,  n'ayant  pu  avoir  lieu,  je  me  borne  à  désirer  que 
S.  M.  ne  regrette  jamais  que  je  n'aie  pu  partir.  Il  me 
semble  que  j'avais  tout  prévu. 

Après  tout,  Monsieur  le  Chevalier,  j'en  reviens  tou- 
jours à  ce  que  je  vous  ai  souvent  dit.  Je  me  défie  beau- 
coup de  moi-même  et  je  n'ai  jamais  cru  posséder  les 
qualités  nécessaires  pour  contenter  S.  M.  dans  ce  poste. 
Je  suis  venu  avec  une  extrême  répugnance,  et  jamais  je 
n'ai  été  tranquille  un  seul  instant.  La  confiance  est  né- 
cessaire dans  un  moment  aussi  difficile.  Je  puis  vous 
assurer  que  le  chagrin  de  me  retirer  sera  mille  fois 
moindre  pour  moi  que  celui  d'embarrasser  Sa  Majesté  ; 
ainsi  je  suis  toujours  prêt  à  me  retirer  sans  fracas  et 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  44  3 

sans  murmure,  au  premier  signal  que  vous  me  ferez, 
d'autant  plus  que  je  n'ai  jamais  pu  me  guérir  du  soup- 
çon d'être  odieux. 

J'ose  espérer  que  S.  M.,  de  son  côté, n'accompagnerait 
cette  détermination  d'aucune  circonstance  capable  de 
me  la  rendre  plus  désagréable,  puisque  je  n'ai  point  de- 
mandé cette  place,  que  je  l'ai  toujours  redoutée,  et  que 
d'ailleurs  je  me  crois  sûr  de  n'avoir  aucunement  démé- 
rité. 


262 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  mai  1808. 

Vous  aurez  une  idée  du  Ministère  actuel,  si  je  vous 
dis  que  le  Ministre  des  Affaires  étrangères  (qui  l'est 
aussi  du  Commerce)  a  fait  imprimer  dans  la  gazette  de 
Saint-Pétersbourg  un  ukase  portant  règlement  pour  le 
commerce  entre  la  Russie  et  l'île  de  Gothland.  Imaginez 
l'effet  que  produira  à  Stokholm  l'ineffable  ridicule 
d'une  telle  loi.  Je  vous  assure,  Monsieur  le  Chevalier, 
que  nos  affaires  ici  vont  très  mal  et  de  toutes  les  ma- 
nières. Voilà  la  division  du  Général  Barclay  de  Tolly 
qui  arrive  de  Vitebsk  pour  se  rendre  en  Finlande.  Qui 
jamais  à  ouï  dire  que  l'Empereur  de  Russie,  pour  ren- 
forcer une  armée  qui  est  aux  portes  de  la  capitale,  doit 
appeler  des  soldats  de  4200  verstes  ?  L'armée  se  fond 
t.  xi.  8 


\ \ h  LETTRE 

en  Finlande  et  en  Turquie  :  c'est  ce  que  veut  Bonaparte. 
L'Autriche  seule  peut  lui  donner  quelques  alarmes  par 
les  efforts  admirables  qu'elles  a  faits  pour  se  remettre, 
et  par  son  attitude  imposante,  dont  vous  êtes  sans 
doute  informé.  La  vitalité  de  cet  Empire  est  véritable- 
ment admirable  ;  mais  la  force  physique  ne  peut  se 
passer  de  la  force  morale;  tant  que  vous  verrez  l'Autri- 
che tremblante  et  sans  confiance  dans  ses  propres  for- 
ces, tant  que  vous  entendrez  ses  Princes  et  ses  Géné- 
raux dire  :  «  Nous  ne  sommes  pas  en  état  de  faire  la 
guerre  »,  il  est  clair  qu'en  effet  on  ne  saurait  la  faire.  Il 
n'est  pas  douteux  que  si  les  grandes  puissances  s'enten- 
daient, on  pourrait  résister  et  se  sauver;  mais  comment 
s'entendre  ?  Où  est  le  patriotisme  ?  Où  est  le  génie?  Où 
sont  les  nobles  déterminations  ?  Le  fameux  proverbe  : 
Quos  Jupiter  vull  perdere,  prius  dementat,  est  vrai  des 
nations  comme  des  individus.  En  attendant,  Napoléon 
avance  à  pas  de  géant.  Avec  les  calices  et  les  encen- 
soirs d'Espagne,  il  aura,  si  on  le  laisse  faire,  un  sur- 
croît de  force  avec  lequel  il  découpera  l'Autriche  et  en 
fera  quatre  ou  cinq  petites  souverainetés  dans  la  Ligue 
Rhénane.  Je  doute  que  cette  œuvre  l'occupe  plus  de  six 
mois.  Je  crois  la  nation  Espagnole  (même  abandonnée 
par  ses  maîtres)  très  capable  d'un  mouvement  qui  occu- 
perait au  moins  beaucoup  Napoléon,  et  donnerait  un 
beau  champ  aux  entreprises  du  Nord.  Mais  vous  nous 
verrez  regarder  l'exécution  de  l'Espagne,  comme  elle  nous 
regardait  il  y  a  deux  ans,  et  tout  ira  de  même  jusqu'à 
ce  qu'une  maladie,  un  poignard,  ou  un  grand  homme 
vienne  enfin  changer  la  scène.  Je  dis  changer,  car  la 


A  M.    LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  \\$ 

tragédie  ne  finirait  pas.  Les  successeurs  d'Alexandre 
ensanglantaient  beaucoup  le  monde  ;  mais  je  crois  que 
nous  ferions  pire  après  la  mort  de  Bonaparte. 

En  attendant,  c'est  une  consolation  de  savoir  que  la 
Révolution  dure  toujours.  Napoléon  établit  partout  des 
Royaumes,  comme  Robespierre  établissait  partout  des 
Républiques.  L'un  ne  sera  pas  plus  stable  que  l'autre  ; 
mais  tous  les  yeux  sont  encore  fermés  et  c'est  là  le 
mal,  car  les  choses  ne  peuvent  changer  sans  que  les 
hommes  changent.  Si  j'avais  l'honneur  de  parler  à  S.  M., 
j'en  dirais  davantage. 

263 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  mai  1808. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Dans  une  lettre  du  25  avril  dernier  écrite  à  M.  Rolle, 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  donner  les  nouvelles, comme  on 
peut  les  donner  par  la  poste.  La  prise  de  Sveaborg  est 
une  des  merveilles  de  cette  époque.  C'est  un  véritable 
Gibraltar  rendu  sans  coup  férir.  On  ne  manque  pas  de 
dire  dans  le  public  que  cette  forteresse  a  coûté  cent  et 
même  deux  cent  mille  ducats,  et  quelques  plaisants  amers 
ont  dit  que  pour  ce  haut  fait  d'armes,  il  aurait  fallu  don- 
ner le  grand  cordon  de  Saint  Wladimir  à  M.  Goloubtzof 


\ \ 6  LETTIŒ 

(trésorier  de  l'Empire).  Qui  sait  cependant  si  le  Gouver- 
neur, M.  de  Cronstedt,  n'a  pas  perdu  la  tête  ?  11  y  avait 
dans  la  forteresse  beaucoup  de  Finois  et  même  beaucoup 
de  Finoises.  C'était  déjà  une  grande  faute.  Il  a  admis 
deux  fois  des  parlementaires  dans  la  place  ;  seconde 
faute  capitale.  On  ne  sait  comment  ces  gens  ont  intrigué 
pour  obtenir  de  cet  homme  la  capitulation  qui  a  livré  la 
place.  Elle  portait  que  si  les  secours  n'arrivaient  pas  le 
21  août,  etc..  Là-dessus  on  dit  que  le  Gouverneur  avait 
cru  stipuler  à  jeu  sûr  parce  qu'il  n'était  pas  probable  que 
les  glaces  tinssent  encore  à  cette  époque.  Mais  il  n'y  a  rien 
de  si  connu  et  de  sifréquentque  les  exemples  ducontraire; 
et  comment  veut-on  qu'un  officier  suédois  les  ignore? 
D'ailleurs  il  y  a  une  observation  décisive  contre  lui,  à  ce 
qui  me  semble  du  moins.  S'il  a  fait  son  devoir,  pourquoi 
ne  se  rend-il  pas  auprès  du  Roi?  Les  uns  disent  qu'il  vient 
ici  ;  d'autres,  qu'il  se  retire  sur  les  terres  de  sa  femme  en 
Finlande,  mais  personne  ne  dit  qu'il  retourne  en  Suède. 

Je  vous  ai  fait  savoir  dans  la  même  lettre  la  prise  de 
l'île  de  Gottland.  Cette  expédition  imaginée  par  l'amiral 
Tchitchagof  a  été  blâmée  par  le  bon  sens  universel,  qui 
en  a  vu  le  résultat.  En  effet,  l'Empereur,  instruit  par  une 
autre  voie  (probablement  le  Ministre  des  guerres),  s'était 
déterminé  à  rappeler  les  \  h  ou  \  8 ,000  hommes  qui  avaient 
pris  possession  de  l'île  ;  mais  c'était  trop  tard.  Le  cour- 
rier arrivé  dans  le  port  de  Window  y  a  reçu  la  nouvelle 
que  les  Suédois,  avec  cinq  vaisseaux  de  ligne  et  5,000 
hommes  de  débarquement,  étaient  venus  reprendre  l'île 
et  faire  prisonniers  les  Russes  sans  la  moindre  résistance. 
Qui  sait  comment  les  choses  se  sont  passées  ?  Le  Roi  de 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  \\  7 

Suède,  qui  est  excessivement  irrité,  aura  peut-être  mis 
dans  la  chose  un  peu  de  Fourches  Caudines.  On  ignore 
encore  les  détails. 

L'Amiral,  qui  avait  déjà  un  parti  terrible  contre  lui, 
achève  de  se  perdre  dans  l'esprit  public  par  cette  opéra- 
tion militairement  ridicule.  Araktcheief,  que  je  vous  ai 
suffisamment  fait  connaître,  en  profitera  sans  doute  pour 
le  renverser.  Il  a  dit,  à  ce  qu'on  m'assure,  que  l'un  ou 
Vautre  devait  disparaître,  et  je  crois  qu'à  la  fin,  malgré 
l'inexplicable  empire  du  Ministre  de  la  Marine  sur  l'esprit 
de  S.  M.  L,  celui  des  Guerres  finira  par  l'emporter.  En 
attendant,  je  continue  d'être  fort  bien,  même  sur  le  pied 
de  l'amitié  chez  cet  inexplicable  Amiral.  Sa  femme  est 
Anglaise;  elle  a  de  l'esprit,  du  sens,  de  l'instruction,  de 
la  morale  surtout,  et  c'est  une  excellente  épouse  comme 
toutes  les  Anglaises,  quand  elles  s'en  mêlent.  Comme  il 
l'aime  éperdument,  je  lui  fais  ma  cour  avec  assez  d'assi- 
duité. Elle  reçoit  les  mercredis.  C'est  une  assemblée  gé- 
nérale où  tout  le  monde  va,  même  ceux  qui  voudraient 
étrangler  son  mari.  Mais  j'y  soupe  de  plus  tous  les  di- 
manches ;  c'est  le  jour  de  la  Bible,  où  les  Anglaises  ne 
reçoivent  que  les  parents  ou  les  amis:  souvent  je  me  suis 
trouvé  tête  à  tête  lorsque  le  Ministre  est  absent.  Elle  a 
l'air  d'une  colombe,  et  je  ne  connais  rien  de  si  fin,  de 
si  décidé  et  de  si  difficile  à  saisir. 

C'est  dans  sa  maison  seule  (excepté  les  grands  diners 
diplomatiques)  où  je  me  trouve  à  table  avec  l'Ambassa- 
deur de  France.  Il  me  parle  poliment  et  sans  affectation. 
Je  lui  réponds  de  même  ;  je  ne  le  flatte  ni  ne  lui  manque. 
Un  Secrétaire  de  son  ambassade,  ayant  été  présenté  il  y 


\ \ 8  LETTRE 

a  un  mois  à  peu  près,  je  ne  reçus  point  les  billets  ordi- 
naires, de  manière  que  je  pris  cela  pour  une  déclaration 
de  guerre  ;  mais  c'était  un  oubli,  ou  les  maximes  ont 
changé,  car  je  viens  de  recevoir  son  billet  avec  le  nou- 
veau titre  de  Duc  de  Vicence,  à  l'occasion  d'une  autre 
présentation.  J'ai  rendu  le  billet  comme  de  raison,  mais 
je  ne  vais  point  faire  de  visite  proprement  dite,  et  il  ne 
m'invite  pas  à  dîner  :  voilà  où  nous  en  sommes.  Il  ne 
me  paraît  pas  au  reste  que  son  Maître  cherche  à  me  faire 
de  la  peine,  car  rien  ne  lui  serait  plus  aisé  à  cette  époque 
d'asservissement. 

Je  reviens  à  la  guerre. 

Les  Russes,  en  s'emparant  de  la  Finlande,  sont  allés 
en  avant  à  leur  manière,  et  ils  ont  fait  une  pointe  telle 
qu'ils  ont  remporté  un  avantage  dans  un  endroit  où 
peut-être  des  hommes  ne  se  sont  jamais  battus,  entre 
Tornéo  et  Uleaborg  ;  mais  bientôt  la  chance  a  tourné, 
le  Général  Bulatof  a  été  battu  du  côté  de  Polava,  lui- 
même  a  été  blessé  à  mort  et  fait  prisonnier  :  on  assure 
qu'il  a  péri.  Bientôt  on  a  parlé  d'un  second  échec,  qui 
paraît  certain  quoiqu'on  étouffe  cette  nouvelle,  et  Ton  t 
assure  que  les  Russes  ont  reculé  jusqu'à  Wasa.  Cette 
guerre  est  maudite  sous  tous  les  rapports,  elle  est  im- 
morale, elle  est  avilissante  :  les  Russes  la  font  à  contre- 
cœur. J'en  suis  inconsolable. 

Nous  n'avons  pas  moins  assisté  le  27  avril  (9  mai)  au 
Te  Deum  chanté  pour  la  prise  de  Sveaborg  et  la  conquête 
définitive  de  toute  la  Finlande.  Ensuite  il  y  eut  une  grande 
parade  militaire  autour  de  la  statue  de  Pierre  Ier,  par  un 
vent  froid  et  violent  qui  tourmenta  beaucoup  tout  le 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  49 

monde,  surtout  les  dames.  La  pauvre  Impératrice  ré- 
gnante était  là,  et  fixait  tous  les  yeux  :  on  aurait  bien  pu, 
à  ce  qui  me  semble,  l'exempter  de  ce  martyre.  Pendant 
la  longue  cérémonie,  sa  fille  se  mourait  d'une  dentition 
pénible  accompagnée  de  convulsions.  La  nuit  du  29  au  30 
fut  très  mauvaise  ;  à  cinq  heures  du  matin,  on  alla  ré- 
veiller l'Empereur;  à  sept  heures,  l'enfant  qui  était  dans 
les  bras  de  sa  mère  se  jeta  sur  son  épaule  et  ne  remua 
plus.  L'Impératrice  crut  que  l'enfant  se  reposait;  un  ins- 
tant après,  elle  porta  la  main  sur  la  tête  de  la  petite, 
qu'elle  sentit  couverte  d'une  sueur  froide.  —  Ah!  ma 
chère  Lise,  tu  me  quittes  !  Elle  était  morte. 

Quoique  le  cadavre  fut  assez  défiguré,  l'auguste  mère 
ne  l'a  presque  pas  quitté  jusqu'au  moment  des  obsèques, 
et  la  nuit  même  qui  les  a  précédées,  'elle  l'a  passée  tout 
entière  à  côté  de  ces  tristes  restes.  Le  matin  à  8  heures, 
elle  était  à  genoux  et  presque  prosternée  au  pied  du  lit. 
Elle  savait  que  c'était  le  moment  :  sans  se  laisser  avertir, 
elle  se  leva  et  partit  comme  un  trait. 

Est-ce  fatalité?  Est-ce  étourderie,  ou  hasard,  ou  tout 
ce  que  vous  voudrez  ?  Une  voiture  contenant  deux  char- 
mantes petites  filles  se  trouva  sur  le  chemin  du  convoi  ; 
et  la  mère  de  ces  enfants  s'est  trouvée  comme  les  autres 
autour  de  la  chapelle  ardente.  Il  aurait  mieux  valu  que 
tout  cela  ne  fût  pas  arrivé. 

Vous  ne  sauriez  croire  combien  ce  malheureux  évé- 
nement a  donné  de  cœurs  à  l'Impératrice  ou  échauffé 
ceux  qui  lui  appartenaient  déjà.  Elle  est  bien  malheu- 
reuse et  bien  aimable. 

Le  chirurgien  de  l'Empereur  (un  Anglais  nommé 


\20  LETTRE 

Wiley)  le  consolait  en  lui  disant  qu'il  était  jeune  ainsi 
que  l'Impératrice,  et  qu'il  devait  espérer  d'autres  en- 
fants. L'Empereur  répondit:  Non,  mon  cher  ami,  Dieu 
naime  pas  mes  enfants.  Quel  bonheur  s'il  avait  tenu  ce 
discours  à  quelque  tête  vénérable,  blanche  en  dehors, 
et  sage  en  dedans  ! 

J'ai  l'honneur  de  vous  faire  part  de  Tordre  qui  a  dé- 
pouillé ici  tous  les  Français  de  l'ancien  régime  de  la 
cocarde  blanche  et  de  la  croix  de  saint  Louis.  Caulain- 
court  s'était  plaint  à  l'Ambassadeur  d'Autriche  d'avoir 
vu  M.  le  Comte  de  Blacas  dans  un  grand  dîner  diplo- 
matique donné  par  le  Comte  de  Meerfeld.  Il  alla  même 
jusqu'à  lui  dire  qu'il  ne  pouvait  plus  se  trouver  chez  lui 
si  le  Comte  de  Blacas  s'y  trouvait  ;  sur  quoi  l'Ambassa- 
deur d'Autriche  répondit  bravement  (à  ce  qu'il  m'a  dit) 
que  M.  l'Ambassadeur  de  France  était  maître  de  se  con- 
duire comme  il  le  jugerait  convenable.  Tout  de  suite 
Caulaincourt  a  fait  sa  demande  et  avant  qu'on  eût  pu 
recevoir  une  réponse  de  Paris,  ce  qui  a  été  remarqué, 
l'ordre  de  quitter  la  cocarde  fut  donné.  Par  où  vous  voyez 
qu'on  s'est  déterminé  sur  la  simple  réquisition  du  Duc 
de  Vicence.  Un  officier  de  police  appela  le  Comte  de 
Blacas  chez  le  Gouverneur  militaire  de  la  ville  qui  lui 
communiqua  l'ordre  ;  car  le  Comte  de  Roumantzof,  qui 
l'estime  beaucoup,  n'osa  pas,  au  pied  de  la  lettre,  se  char- 
ger de  cette  commission.  Le  Comte  de  Blacas,  de  retour, 
écrivit  sur  le  champ  au  Comte  de  Roumantzof  une  lettre 
extrêmement  belle  et  énergique,  et  il  y  renferma  sa  co- 
carde en  lui  disant  qu'il  la  déposait  entre  les  mains  de 
V Empereur  jusqu'à  ce  que  les  vrais  Français  la  vinssent 


À.  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  121 

reprendre  etc.,  etc..  Quoique  toute  la  lettre  soit  semée 
de  traits  les  plus  forts,  il  n'a  point  déplu  du  tout  ;  car 
malgré  tout  ce  que  nous  voyons,  on  aime  et  lui,  et  sa 
cause,  et  son  Maître.  Peu  de  jours  après,  l'ordre  de  quit- 
ter la  croix  de  saint  Louis  a  paru  de  la  manière  que  je 
vous  ai  fait  connaître,  et  M.  de  Meerfeld  ayant  déplu  à 
Paris,  Napoléon  a  fait  demander  officiellement  son  rap- 
pel à  Vienne.  La  Cour,  sans  faire  la  moindre  opposition, 
a  répondu  qu'il  était  déjà  rappelé.  Il  partira  dans  le  mois 
emmenant  sa  femme  qui  est  fort  avancée  dans  sa  tardive 
grossesse.  11  est  assez  peu  aimé  ici,  et  il  doit  beaucoup 
à  sa  femme  qui  Test  universellement.  Il  a  beaucoup  d'es- 
prit et  d'habileté,  mais  il  ne  peut  inspirer  la  confiance. 
J'ai  par  bonheur  fort  bien  réussi  auprès  de  lui,  et  nous 
nous  séparerons  fort  bons  amis.  Un  jour,  dans  un  bal, 
un  spectateur  disait  à  un  autre  en  lui  montrant  Madame 
de  Meerfeld  :  «  Voyez-vous  là-bas  cette  petite  femme  ?  C'est 
elle  qui  a  perdu  l'Europe. —  Comment  donc?  —  C'est  que 
c'est  elle  qui  avec  ses  parents,  ses  amis,  ses  intrigues,  et 
toute  son  influence,  est  venue  à  bout  de  faire  nommer  et 
envoyer  ici  l'Ambassadeur  qui  a  rompu  la  coalition.  » 
Ce  n'était  peut-être  pas  si  mal  dit.  Une  autre  femme  bien 
plus  jeune  et  plus  belle,  chez  qui  le  lord  Gower  allait 
beaucoup,  a  peut-être  fait  encore  plus  de  mal.  Mais  le 
monde  est  ainsi  fait,  et  personne  ne  doit  s'en  étonner. 

Immédiatement  après  l'ordre  de  quitter  la  Cocarde  et 
la  Croix,  le  Comte  de  Blacas  a  demandé  ses  passe-ports; 
mais  en  même  temps  il  a  reçu  des  dépêches  de  son  Maître 
qui  renouvellent  l'ordre  de  tenir  ferme  tant  qu'il  sera 
possible,  et  Madame  la  Duchesse  d'Angoulême  lui  manis- 


\22  LETTRE 

feste  le  même  désir.  Il  part  donc  pour  Mitau  prêt  à  reve- 
nir, peut-être  dans  deux  mois.  Mais  je  doute,  s'il  revient, 
que  Bonaparte  le  laisse  tranquille.  Je  ne  saurais  vous 
dire  pourquoi  S.  M.  Louis  XVIII  tient  si  fort  à  cette  ré- 
sidence. Peut-être  croit-il,  avec  tout  le  monde,  que  l'état 
actuel  est  forcé,  et  qu'il  faut  s'attendre  à  un  grand  chan- 
gement dans  cette  Cour.  Peut-être  a-t-il  des  raisons 
particulières  que  nous  ne  connaissons  pas. 

Notre  cher  ami  le  Duc  est  devenu  simple  particulier. 
11  tenait  toute  prête  une  Note  par  laquelle  il  déclarait  se 
démettre  de  ses  fonctions,  et  au  moment  où  il  reçut  celle 
du  Ministre  qui  lui  interdisait  ta  Cour,  il  envoya  la  sienne 
de  manière  qu'elles  avaient  l'air  de  s'être  croisées.  En- 
suite il  fit  part  au  Corps  diplomatique,  par  une  lettre 
circulaire,  qu'il  avait  cessé  ses  fonctions.  Chacun  s'est 
empressé  de  lui  répondre  de  la  manière  la  plus  flatteuse  : 
je  vous  envoie  ma  réponse.  L'Empereur  lui  a  fait  écrire 
une  lettre  particulière,  laquelle  le  déclare  parfaitement 
libre  de  demeurer  à  Saint-Pétersbourg  tant  qu'il  voudra; 
mais  la  lettre  est  écrite  sottement  Je  ne  sais  ce  qu'or- 
donnera son  Maître  5  s'il  venait  à  supprimer  ses  appoin- 
tements, il  serait  à  terre.  Il  vend  sa  maison  de  campagne 
et  son  hôtel  en  ville.  Il  gagnera  beaucoup  à  la  vente  de 
ces  objets  ;  cependant  c'est  un  triste  spectacle. 

Je  ne  sais  quand  la  Maison  de  France  partira  :  le  mo- 
ment dépend  de  la  frégate  que  doit  envoyer  le  Roi  de 
Suède. 

Le  refus  fait  ici  d'une  frégate  est  une  dureté  (pour  ne 
rien  dire  de  plus)  dont  l'Amiral  ne  se  disculpera  jamais. 
Le  Comte  de  Roumantzof  ayant  assuré  le  Comte  de  Bla- 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSÏ.  4  23 

cas  que  les  nouveaux  événements  ne  pouvaient  nuire  à 
la  continuation  du  subside,  ce  dernier  en  a  demandé 
l'assurance  par  écrit,  vu  que  la  frégate  pour  partir  ayant 
été  refusée  après  une  parole  d'honneur  donnée  par  S.M.I., 
une  simple  parole  ne  pouvait  le  rassurer  contre  une  op- 
position du  Ministre  des  finances,  semblable  à  celle  du 
Ministre  de  la  marine.  Rien  de  plus  sincère  comme  vous 
voyez.  —  On  a  donné  l'assurance  par  écrit. 

Ce  qui  s'est  passé  en  Espagne  nous  doit  dégoûter  à 
jamais  de  l'art  des  conjectures.  Qui  jamais  aurait  pu 
prévoir  cet  inconcevable  spectacle?  Des  hommes  du  pre- 
mier rang,  des  Grands  d'Espagne  amenant  en  France 
entre  les  mains  de  Bonaparte  une  branche  entière  des 
Bourbons  !  Il  y  a  de  quoi  pétrifier.  Et  ces  Princes  qui  se 
livrent  ainsi  pourraient  aller  au  Mexique  avec  cinquante 
vaisseaux  de  ligne  pour  y  régner  sur  \  2  ou  \  h  millions 
d'hommes,  habitant  le  plus  beau  pays  de  l'univers  !  L'En- 
voyé d'Espagne  parle  sur  ces  grands  événements  avec 
beaucoup  de  raison  et  comme  un  bon  Espagnol. C'est  dom- 
mage qu'il  se  soit  annoncé  en  arrivant  comme  une  créa- 
ture du  Prince  de  la  Paix,  ce  début  lui  a  fait  tort.  Du 
reste  il  est  très  instruit  et  très  bon  à  entendre,  surtout 
sur  l'Amérique  qu'il  connaît  parfaitement. 

Pendant  que  j'écrivais  cette  lettre,  on  m'a  assuré  que 
le  Gouverneur  de  Sveaborg  n'a  point  de  torts  :  que  la 
garnison  manquait  totalement  de  vivres,  et  que  depuis 
plusieurs  jours,  elle  était  réduite  à  la  demi-ration.  Dans 
ce  cas,  on  pourrait  donner  tort  à  S.  M.  Suédoise,  mais 
Elle  se  défendra  en  disant  qu'Elle  ne  pouvait  pas  croire 
à  la  guerre.  En  effet,  il  paraît  qu'Elle  y  a  cru  très  tard  ; 


124  LETTRE 

de  manière  qu'il  est  très  possible  qu'Elle  n'ait  pas  fait 
approvisionner  la  place.  Au  surplus,  il  faut  toujours  at- 
tendre le  parti  que  prendra  M.  de  Cronstedt. 

Les  Russes,  en  s'emparant  de  l'île  de  Gottland,  ont  été 
fort  aidés  par  un  Ministre  du  saint  Evangile  qui  a  con- 
seillé et  prêché  la  soumission  et  la  non-résistance.  Je  ne 
sais  ce  qui  s'est  passé  entre  lui  et  les  Russes  :  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  les  Suédois  en  arrivant  l'ontfait  pendre. 

264 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  28  mai  (9  Juin)  1808). 
Monsieur  le  Chevalier, 

Après  vous  avoir  exposé  dans  un  détail  suffisant  les 
motifs  qui  m'avaient  déterminé  à  tenter  quelque  chose 
auprès  de  Napoléon,  il  m'a  paru  que  ces  motifs,  reposant 
essentiellement  sur  l'extrême  danger  de  notre  situation, 
il  y  en  avait  peut-être  à  montrer  ce  tableau  dans  son 
entier.  Le  tout  se  trouvant  d'ailleurs  mêlé  avec  une  foule 
de  choses  qui  me  sont  particulières,  j'ai  jugé  à  propos 
d'en  faire  un  numéro  particulier  et  de  le  soumettre  ab- 
solument à  votre  prudence  et  à  votre  amitié!  Gardez-le, 
si  vous  voulez,  comme  une  lettre  confidentielle,  ou  com- 
muniquez le  si  vous  le  jugez  à-propos  :  vous  en  êtes 
absolument  le  maître. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  KOSST.  125 

A  la  distance  où  nous  sommes,  une  correspondance 
est  quelque  chose  de  bien  singulier.  Tousjles  objets  se 
voyant  de  part  et  d'autre  sous  des  formes  si  différentes, 
les  jugements  différent  nécessairement  dans  la  même 
proportion.  Pendant  que  vous  m'adressez  des  querelles 
de  Cagliari,  je  suis  ici  environné  de  gens  qui  me  conseil- 
lent tout  ce  qui  serait  nécessaire  pour  n'en  plus  entendre. 
Un  Ministre  étranger  me  dit  à  brûle-pourpoint  dans 
une  assemblée.  «  Est-ce  que  votre  Roi  n'a  pas  un  mor- 
ceau de  terre  à  vous  donner  dans  sa  Sardaigne  ?  »  Un 
personnage  marquant,  qui  s'intéresse  à  moi,  me  dit  à  la 
Cour:  «  Vous  n'avez  que  votre  Roi  dans  la  tête,  pensez 
un  peu  à  vous.  »  Tous  me  conseillent,  à  présent  que  tout 
est  fini,  d'être  père  et  mari  et  de  songer  à  un  établisse- 
ment. Je  pourrais  vous  nommer  vingt  Français,  Hollan- 
dais, etc.,  qui  ont  perdu  biens  et  patrie  par  la  même 
raison  qui  me  les  a  fait  perdre,  et  qui  ont  retrouvé  l'un 
et  l'autre  dans  ce  pays.  Mon  fils  et  mon  frère  sont  des 
exemples  qui  dispensent  de  tous  les  autres.  Vous  me  con- 
naissez assez,  j'espère,  pour  croire  que  dans  les  choses 
qui  intéressent  l'honneur  et  la  conscience,  je  ne  me  dé- 
terminerai jamais  par  ces  sortes  de  spéculations  ;  mais 
il  est  vrai  cependant  que  lorsque  des  preuves  de  mécon- 
tentement m'arrivent  au  moment  où  je  sacrifie  de  nou- 
veau dans  la  plus  calme  délibération,  Y  état,  c'est-à-dire 
tout,  je  ne  puis  m'empêcher  de  rire  de  la  bizarrerie  des 
choses  humaines.  Peu  de  jours  avant  l'arrivée  de  votre 
numéro  du  15  février,  un  des  hommes  qui  s'intéressent 
le  plus  à  moi,  et  qui  porte  un  des  premiers  noms  de  son 
pays,  médisait  encore  :  «  Donnez-nous  seulement  laper- 


4  26  LETTBE 

mission  d'agir,  nous  parlerons  tous  à  la  fois,  toutes  les 
voix  arriveront  ensemble  à  l'Empereur.  »  On  est  allé  jus- 
qu'à nommer  d'avance  l'établissement  qui  pourrait  me 
convenir.  A  tout  cela  je  n'ai  répondu  que  ce  que  je 
répondrai  toujours  :  Tant  qiïily  aura  une  Maison  de  Sa- 
voie et  qu'elle  voudra  employer  mes  services,  je  ne  chan- 
gerai jamais.  Je  ne  prétends  point  me  pavaner  de  ces 
sentiments,  je  crois  au  contraire  que  celui  qui  se  vante 
d'un  mérite  l'efface  ;  mais  du  moment  où  je  ne  suis  pas 
agréé,  ces  sentiments  deviennent  une  pure  folie.  Parlez, 
je  me  retire  et  tout  est  dit.  Quand  un  prêtre  dit  la  messe, 
quand  un  militaire  défend  une  redoute,  quand  un  ma- 
gistrat décide  du  tien  et  du  mien,  etc.,  il  importe  fort 
peu  de  savoir  le  degré  de  faveur  dont  il  jouit;  il  n'en  est 
pas  de  même  d'un  Ministre  :  plaire,  si  je  ne  me  trompe, 
est  pour  lui,  non  un  bonheur,  mais  un  devoir. 

Soyez  persuadé,  Monsieur  le  Chevalier,  que  le  Roi 
s'est  totalement  trompé  sur  moi,  jamais  je  ne  vous  l'aurai 
assez  dit,  et  jamais  il  ne  sera  possible  à  ma  franchise  de 
vous  détailler  toutes  les  conséquences  de  cette  erreur. 
Le  système  de  soupçon,  de  crainte,  d'humiliation,  de 
proscription  même,  adopté  à  mon  égard,  ne  s'accorde  pas 
avec  un  poste  aussi  lumineux  que  celui  où  l'on  m'a  placé. 
Il  fallait  me  donner  plus  de  marques  extérieures  de  con- 
fiance. Que  suis-je  dans  ce  moment  ?  En  vérité  je  n'en 
sais  rien.  C'est  un  théorème  inébranlable  de  la  Révolu- 
tion que  tout  habitant  des  départements  réunis  demeure 
Français  s'il  n'est  émigré.  Or  à  l'époque  où  les  émigrés 
furent  effacés  en  masse,  à  la  charge  de  rentrer,  de  prêter 
serment,  etc.,  moi  je  demandai  d'être  effacé  comme 


A  M*  LE   CHEVALIER  DE  HOSSI. 

étranger,  ri  ayant  jamais  été  Français,  ne  Vêtant  pas,  et  ne 
voulant  pas  iêtre,  et  ne  pouvant  même  rentrer  en  France 
que  pour  y  haïr  le  Gouvernement  qui  m'avait  dépouillé;  là- 
dessus  je  fus  rayé  purement  et  simplement,  sans  obliga- 
tion de  rentrer  ou  de  prêter  serment  (chose  qui  demeure 
à  jamais  inexplicable)  et  cependant, je  fus  maintenu  dans 
tous  les  droits  de  citoyen  Français,  ce  qui  fit  croire  bon- 
nement à  votre  prédécesseur  que  j'avais  demandé  d'être 
fait  citoyen  Français.  En  même  temps  je  m'étais  tourné 
du  côté  de  S.  M.,  et  je  lui  demandais,  puisqu'il  ne  lui 
restait  plus  que  la  Sardaigne,  d'être  fait  gentilhomme 
Sarde  :  cette  demande  ne  réussit  pas.  Je  ne  puis  prêter, 
comme  tant  d'autres  qui  ont  vu  venir  la  tempête,  le  ser- 
ment Russe  puisque  j'ai  l'honneur  d'être  encore  au  ser- 
vice du  Roi.  Je  suis  donc  Français  de  par  le  Roi,  allié 
sur  ce  point  avec  la  loi  Française  ;  et  qui  empêche  Napo- 
léon de  m'appeler  en  France,  comme  mon  prédécesseur, 
et  même  d'exiger  de  l'Empereur  qu'il  ne  me  reconnaisse 
plus?  Il  est  bien  le  maître!  A  tout  cela  sans  doute  il  n'y 
a  plus  de  remède;  mais  vous  voyez  quel  être  je  suis  et 
comment  j'ai  été  protégé  et  adopté  par  mon  Souverain  ! 
Jusque  dans  ses  grâces  même,  il  y  a  toujours  eu  un  côté 
mortifiant  (pour  ne  rien  dire  de  plus)  très  aisé  à  sentir; 
c'est  ce  qui  m'a  fait  perdre  vingt  fois  le  courage,  et  m'a  en- 
gagé à  prier  si  souvent  S.  M.  de  ne  pas  se  laisser  gêner  par 
sa  bonté,  et  de  me  congédier.  Je  puis  sans  doute  m'être 
échauffé  la  tête  et  avoir  écrit  des  choses  trop  fortes,  et  je 
serai  toujours  le  premier  à  l'avouer;  mais,  dans  le  prin- 
cipe, la  raison  et  la  politique  sont  pour  moi.  Vous  direz 
ce  qui  vous  plaira  comme  Ministre,  mais  vous  savez  bien 


\  28  LETTRE 

que  ce  qui  me  nuit  auprès  de  S.  M.  est  invincible  (homme, 
femme,  maxime  ou  tout  ce  qui*  vous  plaira,  qu'importe?) 
C'est  à  vous  de  voir  si  un  tel  homme  est  bien  celui  qui 
convient  à  S.  M. 

Je  ne  me  suis  pas  trop  flatté  que  S.  M.  agrée  jamais 
mon  projet  de  voyage  en  Piémont  ;  mais  celui  de  me 
cacher  quelque  temps  en  province  me  paraît  tout  à  fait 
plausible.  Toute  ma  famille  a  ses  peines,  ses  embarras, 
ses  besoins,  qu'on  n'est  pas  tenu  d'articuler.  Il  m'impor- 
terait beaucoup  d'avoir  par  devers  moi  une  petite  somme 
disponible.  Une  expérience  de  six  ans  me  détrompe  ab- 
solument de  la  possibilité  de  remplacer  jamais  celle  que 
j'ai  consumée  en  arrivant  ici.  Il  faudrait  être  le  dernier 
des  hommes  pour  songer  à  faire  une  demande  à  S.  M. 
Qu'y  a-t-il  de  plus  simple  que  de  me  retirer  quelque 
temps  en  province  dans  la  terre  d'une  maison  amie  ?  Je 
suis  pressé  très  amicalement  sur  ce  point,  et  vous  savez 
qu'en  peu  de  temps  j'aurai  accumulé  aisément  3  ou  4,000 
roubles.  Ma  présence  devient-elle  nécessaire  ici ,  il  ne 
faut  que  le  temps  de  la  poste  pour  me  faire  accourir. 
Cette  idée  me  semble  raisonnable  ;  cependant  je  vous  ai 
dit  que  je  la  soumettais  encore  sans  discussion  au  juge- 
ment de  S.  M.,  si  Elle  me  retient  dans  ce  poste.  Ainsi  je 
suis  en  règle. 

Je  vous  prie,  Monsieur  le  Chevalier,  de  bien  assurer 
S.  M.  que  dans  la  demande  que  je  fais  de  m'éloigner  de 
la  capitale  pendant  quelque  temps,  il  n'y  a  ni  caprice  ni 
bouderie.  C'est  l'absolue  nécessité  qui  m'y  force  ;  quel 
ennui,  GrandDieu  !  que  celui  d'ennuyer  !  Mais  je  ne  sais 
qu'y  faire,  sur  mon  honneur. 


AU  COMTE    SïODOUM!  E. 


129 


265 

j-  Au  Comte  Rodolphe. 

29  mai  1808. 

J'ai  reçu  avec  un  extrême  plaisir,  mon  très  cher  en- 
fant, votre  lettre  de  Saint-Michel,  du  i Ornai.  Je  com- 
mençais à  m'impatienter  ;  car  vous  savez  que  celui  qui 
demeure  trouve  toujours  le  temps  plus  long  que  celui  qui 
court  le  monde.  Vous  avez  pris  le  hon  parti  que  je  vous 
ai  toujours  recommandé,  celui  d'écrire  quatre  lignes 
par  jour,  où  vous  pouvez  et  quand  vous  pouvez,  en  at- 
tendant le  bon  plaisir  d'un  courrier.  Mais  il  faut  mettre 
la  date  du  jour  où  vous  terminez,  ou  en  mettre  deux.  Je 
suis  bien  aise  que  vous  ayez  tout  de  suite  été  mis  en  ac- 
tivité, et  j'espère  que  cette  campagne  vous  sera  fort  utile.  ^ 
Vous  faites  la  guerre  dans  un  pays  extrêmement  diffi- 
cile, et  vous  avez  d'excellentes  cartes  sous  la  main  ;  pro- 
fitez-en pour  vous  faire  un  œil  géographique  :  c'est  là  tout 
le  militaire.  Je  ne  parle  pas  de  la  valeur,  celui  qui  n'en 
a  pas  doit  filer  ;  mais  vous  ne  sauriez  croire  combien  je 
suis  entiché  de  ce  coup  d'œil  géographique,  et  même  to- 
pographique ;  ou  je  me  trompe  fort,  ou  c'est  lui  qui  fait 
les  généraux.  J'aime  fort  que  vous  n'ayez  peur  de  rien, 
quand  il  le  faut  ;  mais  j'ai  peur  qu'il  n'y  ait  de  la  témé- 
rité stérile  à  nager  en  Finlande  avant  la  naissance  des 
feuilles.  Vous  ferez  bien,  au  reste,  de  vous  exercer  à  la 
natation  lorsque  l'occasion  s'en  présentera.  —  J'ai  bien 
ri  du  dialogue  entre  les  deux  militaires,  et  j'ai  trouve 

T.  XT.  9 


I  30  LKTTR73 

assez  plaisant  que  vous  ayez  été  V Ambassadeur  de  cette 
affaire;  j'espère  que  les  choses  se  calmeront.  La  pauvre 
Marquise  se  mourait  de  peur  que  la  collision  de  ces  deux 
têtes  ne  produisît  quelque  fâcheuse  tempête  ;  mais  je  vois 
que  le  jeune  homme  s'y  est  fort  bien  pris.  D'ailleurs,  il 
est  aisé  au  supérieur  d'être  philosophe. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  je  désire  vous 
revoir,  puisque  vous  ne  pouvez  revenir  que  par  une  rai- 
son heureuse  pour  vous  ;  mais,  dans  ce  moment,  je  n'ose 
me  livrer  à  aucune  espérance.  L'heure  n'est  pas  bonne. 
Vous  saurez,  mon  cher  ami,  que  j'ai  pris  le  parti  d'aller 
passer  quinze  jours  ou  trois  semaines  à  la  campagne, 
pour  y  vivre  en  parfaite  solitude  et  jouir  à  mon  aise  de 
ma  mauvaise  humeur.  C'est  le  Comte  de  Tzernicheff  qui 
m'a  déterminé.  Ainsi,  si  vous  arrivez  ici,  ne  soyez  pas 
surpris  de  ne  pas  me  trouver  ;  tout  de  suite  je  serai  en 
ville.  C'est  un  saut,  comme  vous  savez:  ma  petite  ville- 
gialura  ne  gêne  point  le  cours  des  lettres. 

Point  de  nouvelles  politiques,  excepté  que  le  Roi  d'Es- 
pagne a  cédé  ce  royaume  à  l'Empereur  de  France,  ce  qu'on 
ne  saurait  trop  approuver;  car  pourquoi  verser  du  sang 
inutilement  ?  Céder  est  toujours  mieux.  Je  vous  recom- 
mande de  toutes  mes  forces  l'orthographe,  mon  cher 
enfant.  Ceci  n'est  pas  pédanterie  paternelle:  la  connais- 
sance du  latin  me  rend  ces  fautes  inexplicables.  Bien 
entendu  que  si  jamais  vous  gagnez  des  batailles,  je  n'en 
parle  plus,  car  le  Maréchal  de  Villars  et  cent  autres  ne 
savaient  pas  écrire  ;  je  parle,  en  attendant.  Adieu,  mon 
cher  enfant  ;  vous  savez  si  je  m'occupe  uniquement  de 
vous.  Vale,  Rodolphule  mi  suavissime. 


A  M.   LE  CHEVALIER  DK  ROSST. 


266 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  2(14)  juin  1808. 

Je  ne  sais  plus  que  vous  dire  de  la  guerre  de  Suède. 
Les  Anglais  sont  enfin  entrés  dans  la  Baltique  avec 
seize  vaisseaux  de  ligne,  et  tout  l'accompagnement  or- 
dinaire; mais  on  n'entend  parler  encore  d'aucun  fait 
d'armes.  En  Finlande  on  paraît  en  repos,  du  moins  nous 
n'avons  pas  la  moindre  nouvelle  militaire  depuis  plus  de 
vingt  jours  ;  mais  nous  savons  qu'il  y  a  beaucoup  de 
divisions  et  de  mécontentements  dans  l'armée.  Quoiqu'il 
soit  prouvé  que  le  Général  Buxhovden  ne  fait  que  du 
mal,  il  est  toujours  en  place,  j'ignore  par  quel  sorti- 
lège  

Cette  guerre  ne  pouvant  se  faire  qu'avec  de  l'or,  le 
Gouvernement  est  obligé  de  l'acheter  à  tout  prix,  ce  qui 
contribue  prodigieusement  à  la  chute  des  billets.  Du  mo- 
ment qu'une  nation,  qui  a  du  papier  monnaie,  ne  peut 
plus  payer  à  bureau  ouvert,  elle  est  en  état  de  banque- 
route. La  force  et  l'esprit  public  peuvent  encore  lui 
permettre  de  faire  contenance  pendant  quelque  temps  ; 
mais  à  la  fin  il  faut  qu'elle  y  passe  ;  la  détresse  est 
extrême  et  a  rendu  l'Empereur  intraitable  sur  toutes  les 
affaires  d'argent,  de  manière  que,  quoique  j'aie  eu  le  bon- 
heur de  décider  le  personnage  que  je  vous  ai  nommé  à 


4  32  LETTRE 

faire  son  affaire  de  celle  des  vaisseaux,  et  à  la  proposer 
avec  tous  les  arrangements  que  j'ai  indiqués  comme  plus 
propres  à  la  faire  réussir,  je  n'ose  point  du  tout  compter 
sur  le  succès. 

11  est  inutile,  je  pense,  de  vous  parler  de  la  sensation 
qu'ont  fait  ici  les  dernières  nouvelles  reçues  d'Espagne 
ou  plutôt  de  Bayonne:  à  la  vue  de  pareils  événements, 
on  demeure  muet.  L'Envoyé  d'Espagne  venait  de  rece- 
voir ses  nouvelles  lettres  de  créance,  avec  une  lettre 
autographe  du  Roi  Charles  IV,  qui  faisait  part  de  son 
abdication  à  S.  M.  I.  —  Il  avait  même  déjà  demandé  au- 
dience pour  présenter  ces  deux  pièces,  lorsqu'il  a  reçu 
la  nouvelle  de  tout  ce  qui  s'était  passé.  Depuis  le  renver- 
sement de  l'Empire  romain,  on  n'a  rien  vu  d'égal  à  ce 
qui  se  passe  aujourd'hui  dans  le  monde. 

Toutes  les  races  royales  sont  attaquées  à  la  fois  :  en 
verrons-nous  réellement  de  nouvelles?  Je  ne  crois  pas  ; 
ce  sont  les  familles  qui  régnent,  ce  ne  sont  pas  les  indi- 
vidus. Observez  bien  l'histoire,  Monsieur  le  Chevalier  ; 
vous  verrez  qu'un  Souverain  est  une  plante  dont  per- 
sonne n'a  jamais  vu  la  graine.  Le  premier  qu'on  voit  à 
la  tête  d'une  race  est  toujours  un  homme  distingué  de 
quelque  manière,  et  souvent  même  demi-mythologique. 
Mais  jamais  on  n'a  vu  un  simple  particulier,  pas  même 
César,  pas  même  Thamasp-Kouli-Kan,  devenir  Souve- 
rain et  produire  une  dynastie.  La  souveraineté  ne  s'est 
jamais  formée  brusquement:  elle  croit  en  silence.  Crescit 
occulto  velut  arbor  œvo,  et,  dès  qu'elle  se  montre,  on  la 
reconnaît  à  des  caractères  assez  marqués.  Aujourd'hui 
je  vois  bien  un  individu  visiblement  revêtu  d'une  mis- 


A  M.   LE  CHEVALIER   DE   ROSSI.  \  33 

sion  extraordinaire  ;  mais,  je  vous  le  repète,  il  ne  s'agit 
point  d'individus,  il  s'agit  de  familles.  Napoléon  peut 
être  incontestablement  sacré  sans  que  sa  famille  le  soit, 
et  Louis  XVIII  peut  être  incontestablement  retranche 
sans  que  sa  famille  le  soit  :  d'ailleurs  le  bien  le  moins 
prévu  naît  souvent  des  maux  les  plus  terribles.  Par 
exemple,  il  peut  être  très  utile  qu'une  branche  des  Bour- 
bons soit  amenée  en  France  et  y  séjourne.  Il  peut  être 
utile  et  infiniment  utile  que  des  Princes  de  cette  famille 
s'y  marient  mal,  dans  le  sens  vulgaire  du  mot  ;  mais  c'est 
un  sujet  inépuisable  :  je  me  borne  à  dire  que  je  ne  vois 
pas  le  moindre  symptôme  de  nouvelles  familles  souve- 
raines, et  qu'il  y  a  même  une  infinité  de  signes  con- 
traires. 

L'Impératrice  Elisabeth  est  àTsarskoe-Selo,  non  pour 
y  dissiper,  mais  pour  y  promener  sa  tristesse.  Elle  était, 
l'autre  jour,  seule  avec  la  princesse  Amélie,  sa  sœur,  dans 
les  jardins  d'une  maison  de  campagne  où  je  vais  beau- 
coup, à  sept  heures  du  matin  !  Les  uns  étaient  au  lit  dans 
la  maison,  et  les  autres  se  gardèrent  bien  de  sortir. 
Pauvre  femme  !  Elle  excite  bien  justement  une  compas- 
sion universelle. 

Le  pauvre  Ambassadeur  de  Suède  est  toujours  à  Re- 
vel:  il  devient  infiniment  probable  qu'il  a  déplu  et  que 
son  Maître  le  laisse  là  pour  lui  témoigner  son  déplaisir. 
Le  génie  excessivement  doux  et  prudent  de  ce  Ministre 
convient  peu  à  celui  de  son  Maître,  qui  aurait  voulu,  si 
je  ne  me  trompe,  un  éclat  dans  cette  circonstance.  Vous 
n'avez  peut-être  pas  oublié  ce  que  j'eus  l'honneur  de 
vous  mander  dans  le  temps  :r  qu'il  était  sur  k point* de  se 


4  34  LETTRE 

déclarer  prisonnier,  etc.  C'était  l'avis  qui  lui  avait  été 
donné  par  une  bonne  tête,  et  il  paraissait  l'avoir  agréé  ; 
mais  ensuite,  comme  on  le  laissa  partir  tranquillement 
pour  Revel,  après  l'avoir  accablé  de  compliments,  il  n'a 
pas  cru  devoir  faire  un  éclat.  D'autres  disent  qu'il  est 
accusé  par  le  Roi  de  n'avoir  pas  averti  assez  tôt  du 
danger. 

S.  M.  Suédoise  a  flétri  tous  les  officiers  qui  ont  capi- 
tulé à  Sveaborg  :  on  ajoute  et  leurs  familles;  mais  je 
crois  que  c'est  une  caricature  inventée  pour  critiquer. 
Une  famille,  dont  un  membre  est  dégradé,  n'a  pas  besoin 
qu'on  prononce  rien  contre  elle. 

\ 

267 

Au  Même. 

Septembre  1808. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Je  m'entretenais  l'autre  jour  avec  le  Comte  Alexandre 
Soltikof,  Ministre-adjoint  des  Affaires  étrangères,  au 
sujet  de  quelques  déserteurs  Piémontais  dont  les  inté- 
rêts ent  exigé  mon  intervention,  lorsque  ce  Ministre  fit 
dériver  insensiblement  la  conversation  sur  le  Piémont. 
Il  me  fit  beaucoup  de  questions  sur  ce  pays  auxquelles 
je  satisfis  sur  le  champ,  mais  d'une  manière  succincte. 


A  M.  LE   CHEVALIER  DE  ROSSI.  W> 

Revenu  chez  moi,  il  me  vint  en  tète  que  peut-être  cette 
conversation  avait  quelque  but,  de  manière  qu'ayant  eu 
occasion  d'écrire  de  nouveau  à  M.  le  Comte  de  Soltikof 
pour  un  autre  objet,  je  crus  devoir  ajouter  en  Post 
Scriptum:  «  V.  E.  mè  fit  Vautre  jour  quelques  questions 
géographiques;  si  elle  désirait  de  plus  grands  détails  sur 
ce  sujet,  il  ne  lui  en  coûterait  quune  demi-heure  de  son 
temps.  » 

Deux  ou  trois  jours  après,  je  fus  de  nouveau  appelé, 
et  à  peine  j'étais  assis  :  «  Vous  avez  cru,  me  dit-il,  que 
j'avais  quelque  vue.  »  —  «  Mais  oui,  en  vérité.  Monsieur 
le  Comte,  je  l'ai  cru.  »  Et  en  même  temps  je  tirai  de  ma 
poche  une  carte  géographique  que  j'étalai  sur  la  ta- 
ble. Tout  de  suite  il  y  jeta  les  yeux,  et  la  conversation 
commença  comme  s'il  n'y  avait  eu  aucune  autre 
affaire  sur  le  tapis,  et  comme  si  nous  en  étions  à  Tan- 
née \  804.  Je  lui  montrai  les  confins  de  ce  beau  pays,  je 
lui  parlai  de  ses  forteresses,  de  ses  productions,  de  sa 
population  relative,  double  de  celle  de  la  France  dans 
ses  beaux  jours,  etc.  Il  me  dit:  «  Ce  pays  contenait  trois 
millions  d'hommes.  »  Je  ne  crus  pas  commettre  un  grand 
crime  en  lui  disant]:  Oui.  Ce  discours  nous  conduisit  à 
parler  de  l'indemnisation  de  S.  M.,  de  sa  situation,  de 
la  guerre  actuelle,  et  du  Grand  fléau  de  l'univers.  Tout 
cela  fut  traité  amplement,  mais  je  ne  vous  le  répète 
point  ici  :  il  suffit  de  me  rapporter  à  la  pièce  ci-jointe. 
Toutes  les  fois  que  j'ai  de  ces  conversations  politiques, 
ma  coutume  est  de  les  fixer  sur  le  papier  et  de  les  en- 
voyer au  Ministre,  tantôt  sous  la  forme  de  Notes  régu- 
lières, tantôt  sous  celle  de  simples  lettres.  Plusieurs 


4  36  l,KTTf»  lî 

raisons  m'ont  engagé  dans  ce  cas  à  choisir  celle  d'une 
lettre,  et  même  d'une  lettre  familière. 

Je  pense,  comme  je  l'ai  dit  dans  cette  lettre,  que  l'Em- 
pereur de  Russie  a  fait  ce  qu'il  devait  en  faisant  la  paix. 
Sans  généraux,  sans  pain,  sans  argent,  que  pouvait-il 
faire?  —  Ce  qu'il  a  fait. —  Son  tort,  ou  son  erreur  pour 
parler  plus  respectueusement,  fut  de  quitter  son  Palais. 
Mais,  sur  ce  point,  c'est  aux  autres  Souverains  à  le  con- 
damner s'ils  le  jugent  à  propos  ;  moi,  je  ne  m'en  mêle 
pas. 

Lorsque  le  Ministre  m'annonça  que  nous  étions  aban- 
donnés, je  lui  répondis  que  «je  n'avais  aucune  plainte 
à  faire  contre  S.  M.  /. ,  mais  que  je  plaignais  infiniment 
l'Empereur  de  Russie  obligé  d'abandonner  ses  alliés  ». 
Ensuite  je  me  suis  tu,  et  l'on  m'a  fait  sentir  que  ma  ré- 
serve était  fort  agréée.  Cependant,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, s'il  ne  faut  pas  faire  du  tapage  inutilement,  il  ne 
faut  pas  non  plus  qu'on  nous  prenne  pour  des  simpli- 
ciotti.  De  manière  qu'ayant  trouvé  l'occasion  de  renou- 
veler les  protestations  et  les  sentiments  que  j'ai  tou- 
jours manifestés,  je  l'ai  saisie  avec  empressement.  Les 
paroles  volent,  les  ministres  changent,  ils  ne  savent  ce 
qui  a  été  dit  et  écrit,  il  est  bon  de  rafraîchir  certaines 
idées.  Au  reste,  il  m'est  impossible  de  deviner  celle  qui  a 
passé  dans  la  tête  du  Comte  Soltikof  lorsqu'il  m'a  re- 
mis sur  ce  chapitre,  et  je  n'aurais  pu  faire  à  ce  sujet  que 
des  questions  déplacées  :  peut-être  il  ne  voulait  que 
s'instruire  lui-même. 

Lorsque  vous  recevrez  cette  lettre,  l'Europe  aura  re- 
tenti de  la  trop  fameuse  entrevue  d'Erfurt.  Il  n'y  a  eu, 


A   M.    LE   CHEVALIIU;    I) K    ROSSI.  1  \\7 

je  puis  vous  le  certifier,  dans  toute  la  Russie,  qu'une 
voix  contre  ce  voyage.  L'Impératrice-mère  a  fait  l'im- 
possible pour  l'empêcher.  Le  Grand-Duc  même  s'y  est 
opposé  ;  mais  personne  n'a  fait  plus  d'efforts  que  la 
Grande-Duchesse  Marie  (Weimar).  L'Empereur  est  de- 
meuré inébranlable;  c'était  un  engagement  conditionnel, 
pris  à  Tilsitt.  Il  a  dit  :  «  Je  lui  ai  donné  ma  parole  quand 
il  était  heureux,  je  ne  puis  la  retirer  aujourd'hui  quil 
est  dans  le  malheur  ».  Par  où  vous  voyez,  Monsieur  le 
Chevalier,  combien  S.  M.  I.  tient  à  sa  parole,  et  quelle 
idée  Elle  se  forme  des  affaires  d'Espagne.  Je  crois  pou- 
voir vous  donner  comme  certain  que  l'Empereur  a 
donné  sa  parole  d'honneur  à  son  Auguste  mère  qu'il 
n'attaquerait  jamais.  l'Autriche;  cependant  je  sais  aussi, 
à  n'en  pas  douter,  qu'on  fait  des  dispositions  pour  faire 
marcher  des  troupes  sur  la  frontière  Autrichienne. 
Sans  doute  il  sera  question  des  plus  grands  objets  dans 
cette  entrevue;  n'ayant  plus  de  moyens  de  communi- 
quer directement  avec  vous,  j'ai  fait  savoir  à  M,  le  Che- 
valier de  Ganières  ce  que  les  gens  sensés  pensaient  ici 
sur  les  suites  probables  de  ce  voyage.  La  Pologne,  la 
Prusse,  l'Autriche,  la  Turquie  sont  mises  sur  le  tapis  ; 
mais  ce  qui  est  douloureux  par-dessus  tout,  c'est  que 
ce  voyage  est  par-dessus  tout  une  conjuration  contre 
l'immortelle  Espagne,  et  une  sanction  des  malheurs  de 
l'Europe.  Encore  une  fois,  je  me  tais  sur  les  voyages  aux 
armées.  Le  feu  de  la  jeunesse,  la  séduction  de  la  gloire 
militaire,  la  plus  brillante  de  toutes,  les  illusions  de 
l'espérance,  et  d'autres  circonstances  encore  doivent 
être  prises  en  considération.  Mais  cette  entrevue,  grand 


138  LETTRE 

Dieu  !  cette  entrevue  dont  le  premier  et  infaillible  effet 
sera  d'achever  la  Russie  dans  l'opinion,  quel  mauvais 
génie  Ta  conseillée  ?  Quelques  bons  Russes  (même  en 
assez  grand  nombre)  ont  envisagé  la  chose  du  côté  du 
danger  personnel  de  S.  M.  I.;  s'il  y  en  avait  réellement, 
je  serais  aussi  inquiet  qu'un  autre,  car  toutes  sortes  de 
raisons  m'intéressent  à  sa  personne  Auguste.  Mais  nous 
pouvons  être  tous  bien  trauquilles  sur  ce  point  :  mettre 
la  main  sur  un  Souverain  légitime,  pour  se  jeter  sur  les 
bras  une  nation  indignée,  est  un  pas  d'école  qu'on  ne 
fait  pas  deux  fois  en  une  année.  Le  danger  est  tout  au- 
tre, mais  il  est  bien  grand. 

N'aurez- vous  point  été  surpris,  de  ce  que  sur  votre 
simple  expression,  faites  sentir  au  ministère,  etc.,  j'aie 
tout  de  suite  formé  une  demande  régulière  et  directe  ? 
Dans  ce  cas,  rappelez-vous  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
vous  dire  si  souvent,  que  tous  ces  termes  de  la  diplo- 
matie ordinaire,  faites  sentir,  tâchez  de  découvrir,  ob- 
servez sans  affectation,  etc.,  sont  à  peu  près  nuls  dans 
ce  pays.  Il  y  a  une  barrière  insurmontable  entre  le 
Souverain  et  les  Ministres  étrangers  ;  il  y  en  a  une, 
quoique  moins  haute,  entre  ceux-ci  et  le  Ministre 
des  Affaires  étrangères  (et  vous  concevez  que  la  pru- 
dence dans  ce  moment  la  hausse  de  vingt  pieds  pour 
moi)  ;  les  insinuations,  les  tâtonnements  sont  presque 
impossibles  :  dès  qu'on  veut  quelque  chose,  il  faut  deman- 
der audience  par  écrit,  arriver,  dire  ce  qu'on  veut,  ore 
rotundo,  et  donner  sa  note.  La  langue  Française  dis- 
pense du  Drogman  :  sans  quoi  ce  serait  exactement 
comme  à  Constantinople.  Je  vis  bien  quelque  balance- 


A  M.   LE  COMTE  DE  SOLTIKOF.  \  39 

ment  dans  vos  expressions,  mais  je  vis  aussi  que,  dans 
ce  cas,  il  fallait  ajouter  ma  volonté  à  la  vôtre,  autre- 
ment j'aurais  perdu  cette  carte  pour  S.  M.  L'interrup- 
tion totale  de  la  correspondance  avec  l'Angleterre  (du 
moins  d'elle  à  nous)  me  laisse  ignorer  si  S.  M.  a  été 
indemnisée  à  Londres.  Je  le  souhaite  et  je  l'espère. 


268 

A  M.  le  Comte  de  Soltikof. 

Saint-Pétersbourg,  18  (30)  septembre  1808. 

Monsieur  le  Comte, 

Les  conversations  intéressantes  gagnent  souvent  à 
être  fixées  sur  le  papier.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  en- 
tretenir hier  du  Piémont,  de  sa  situation  géographique, 
de  sa  population  et  de  ses  avantages  de  tout  genre. 
Pour  la  perte  de  ce  pays,  la  Maison  de  Savoie  est 
bien  plus  difficile  à  indemniser  que  toute  autre  ;  car 
il  ne  suffira  dans  aucun  temps  de  lui  dire  :  Prenez  ! 
Elle  n'acceptera  jamais  que  ce  qui  lui  appartient  ou  ce 
qui  lui  sera  cédé  légitimement;  en  attendant,  elle  souf- 
frira, pleine  des  plus  justes  espérances,  dans  une  situa- 
tion malheureuse  à  la  vérité,  mais  qui  ne  manque  pas 
de  grandeur.  Avant  tout,  Elle  a  demaudé  son  bien  qui 
lui  a  été  enlevé,  non  seulement  sans  raison,  mais  sans 


140  LETT  l\  li 

prétexte.  Que  si  les  circonstances  s'y  opposaient  cons- 
tamment, je  crois  qu'elle  aurait  plus  volontiers  accepté 
ses  indemnisations  sur  les  anciennes  Républiques  (Gênes 
ou  Venise)  que  sur  tout  autre  pays,  parce  que  les  terres 
de  ces  Républiques  n'appartenaient  réellement  à  personne 
au  moment  où  les  gouvernements  disparurent,  et  qu'au 
moyen  d'un  petit  nombre  de  précautions,  S.  M.  le  Roi 
de  Sardaigne  aurait  plus  aisément  accordé  ses  intérêts 
avec  sa  délicatesse. 

J'ai  eu  l'honneur  de  plus  de  dire  à  Votre  Excellence 
que  Bonaparte,  par  la  manière  dont  il  a  traité  les  alliés 
et  les  amis  de  votre  Auguste  Maître,  lui  a  manqué  es- 
sentiellement, et  la  chose  me  parait  incontestable.  Après 
la  justice,  un  Souverain  n'a  rien  de  plus  cher  que  sa  puis- 
sance, et  il  ne  fait  jamais  une  figure  plus  sublime  que 
lorsqu'il  est  en  état  de  protéger  et  d'exalter  ses  amis.  Il 
s'ensuit  qu'en  les  écrasant  (autant  qu'il  est  en  lui,  j'en- 
tends) le  maître  actuel  de  la  France  outrageait  directement 
S.  M.  Impériale.  Votre  Excellence  se  sera  sans  doute 
aperçue  que  jamais  il  ne  m'est  échappé  la  plus  légère 
plainte  sur  le  délaissement  de  S.  M.  et  ce  n'est  point  par 
prudence  que  je  me  suis  tu,  c'est  par  conviction,  car  j'ai 
toujours  pensé  que  tout  Souverain  doit  penser  à  lui 
avant  tout,  que  S.  M.  I.  avait  fait  ce  qu'elle  devait  à 
Elle-même  et  à  son  peuple,  et  que  toute  plainte  sur  ce 
point  était  injuste  et  déplacée  ;  mais  ce  n'est  pas  moins 
un  grand  malheur,  et  tout  mon  ressentiment  a  dû  se 
tourner  contre  l'homme  qui  n'en  aime  aucun,  et  qui  pu- 
bliait brutalement  dans  l'univers  l'impuissance  momen- 
tanée d'un  grand  Prince,  en  lui  faisant  de  belles  décla- 


A  M,,e  CONSTANCE  DE  MÀISTBE.  441 

rations  de  tendresse.  En  tout  cela  je  ne  mets  nulle 
passion  :  j'ai  offert  d'aller  lui  parler  tranquillement,  à 
mes  périls  et  risques  ;  il  n'a  pas  voulu  m'entendre  :  à  la 
bonne  heure  !  Que  Votre  Excellence  me  permette  de  lui 
rappeler  la  petite  anecdote  si  connue  d'un  Ministre- 
Cardinal  qui  disait  à  un  jeune  abbé  de  qualité  :  M.  l'Abbé, 
pendant  que  je  vivrai,  vous  ri  aurez  jamais  un  Evôché. 
L'abbé  lui  répondit  très  respectueusement.  Eh  !  bien, 
Monseigneur,  j'attendrai.  —  La  maison  de  Savoie  fera 
de  même  :  elle  attendra. 

Si  cette  lettre  n'est  qu'un  simple  discours  d'homme  à 
homme,  elle  ne  peut  être  placée  en  des  mains  que  j'es- 
time plus  que  les  vôtres,  Monsieur  le  Comte  !  S'il  en 
était  autrement,  j'ai  toujours  tâché  de  ne  rien  écrire  que 
je  pusse  avoir  intérêt  de  cacher. 


269 

A  Mlle  Constance  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  24  octobre  (5  novembre)  1808. 

J'ai  reçu  avec  un  extrême  plaisir,  ma  chère  enfant,  ta 
dernière  lettre  non  datée.  Je  l'ai  trouvée  pleine  de  bons 
sentiments  et  de  bonnes  résolutions.  Je  suis  entièrement 
de  ton  avis:  celui  qui  veut  une  chose  en  vient  à  bout; 
mais  la  chose  la  plus  difficile  dans  le  monde,  c'est  de 
vouloir.  Personne  ne  peut  savoir  quelle  est  la  force  de 


442  LETTRE 

la  volonté,  même  dans  les  arts.  Je  veux  te  conter  l'his- 
toire du  célèbre  Harrisson,  de  Londres.  Il  était,  au  com- 
mencement du  dernier  siècle,  jeune  garçon  charpentier 
au  fond  d'une  province,  lorsque  le  Parlement  proposa  le 
prix  de  \  0,000  livres  sterling  (\  0,000  louis)  pour  celui 
qui  inventerait  une  montre  à  équation  pour  le  problême 
des  longitudes  (si  jamais  j'ai  l'honneur  de  te  voir,  je 
t'expliquerai  cela).  Harrisson  se  dit  à  lui-même  :  «  Je 
veux  gagner  ce  prix.  »  Il  jeta  la  scie  et  le  rabot,  vint  à 
Londres,  se  fit  garçon  horloger,  travailla  quarante 
ans,  et  gagna  le  prix.  Qu'en  dis-tu,  ma  chère  Constance? 
Cela  s'appelle-t-il  vouloir  ? 

J'aime  le  latin  pour  le  moins  autant  que  l'allemand  ; 
mais  je  persiste  à  croire  que  c'est  un  peu  tard.  A  ton 
âge,  je  savais  Virgile  et  compagnie  par  cœur,  et  il  y  avait 
alors  environ  cinq  ans  que  je  m'en  mêlais.  On  a  voulu 
inventer  des  méthodes  faciles,  mais  ce  sont  de  pures  illu- 
sions. Il  n'y  a  point  de  méthodes  faciles  pour  apprendre 
les  choses  difficiles.  L'unique  méthode  est  de  fermer  sa 
porte,  de  faire  dire  qu'on  n'y  est  pas,  et  de  travailler. 
Depuis  qu'on  s'est  mis  à  nous  apprendre,  en  France, 
comment  il  fallait  apprendre  les  langues  mortes,  per- 
sonne ne  les  sait,  et  il  est  assez  plaisant  que  ceux  qui  ne 
les  savent  pas  veuillent  absolument  prouver  le  vice  des 
méthodes  employées  par  nous  qui  les  savons.  Voltaire  a 
dit,  à  ce  que  tu  me  dis  (car,  pour  moi,  je  n'en  sais  rien  : 
jamais  je  ne  l'ai  tout  lu,  et  il  y  a  trente  ans  que  je  n'en 
ai  pas  lu  une  ligne),  que  les  femmes  sont  capables  de 
faire  tout  ce  que  font  les  hommes,  etc.;  c'est  un  compli- 
ment fait  à  quelque  jolie  femme,  ou  bien  c'est  une  des 


A  Mlle  CONSTANCE  DE  MAISTRE.  4  43 

cent  mille  et  mille  sottises  qu'il  a  dites  dans  sa  vie.  La 
vérité  est  précisément  le  contraire.  Les  femmes  n'ont  fait 
aucun  chef-d'œuvre  dans  aucun  genre.  Elles  n'ont  fait  ni 
l'Iliade,  ni  l'Énéide,  ni  la  Jérusalem  délivrée,  ni  Phèdre, 
ni  Athalie,  ni  Rodogune,  ni  le  Misanthrope,  ni  Tartufe, 
ni  le  Joueur,  ni  le  Panthéon,  ni  l'église  de  Saint-Pierre, 
ni  la  Vénus  de  jVIédicis,  ni  l'Apollon  du  Belvédère,  ni  le 
Persée,  ni  le  Livre  des  Principes,  ni  le  Discours  sur 
l'Histoire  universelle,  ni  Télémaque.  Elles  n'ont  inventé 
ni  l'algèbre,  ni  les  télescopes,  ni  les  lunettes  achroma- 
tiques, ni  la  pompe  à  feu,  ni  le'métier  à  bas,  etc.  ;  mais 
elles  font  quelque  chose  de  plus  grand  que  tout  cela  : 
c'est  sur  leurs  genoux  que  se  forme  ce  qu'il  y  a  de  plus 
excellent  dans  le  monde  :  un  honnête  homme,  et  une 
honnête  femme.  Si  une  demoiselle  s'est  laissé  bien  élever, 
si  elle  est  docile,  modeste  et  pieuse,  elle  élève  des  en- 
fants qui  lui  ressemblent,  et  c'est  le  plus  grand  chef- 
d'œuvre  du  monde.  Si  elle  ne  se  marie  pas,  son  mérite 
intrinsèque,  qui  est  toujours  le  même,  ne  laisse  pas  aussi 
que  d'être  utile  autour  d'elle  d'une  manière  ou  d'une 
autre.  Quant  à  la  science,  c'est  une  chose  très  dange- 
reuse pour  les  femmes.  On  ne  connaît  presque  pas  de 
femmes  savantes  qui  n'aient  été  ou  malheureuses  ou 
ridicules  par  la  science.  Elle  les  expose  habituellement 
au  petit  danger  de  déplaire  aux  hommes  et  aux  femmes 
(pas  davantage  !)  :  aux  hommes,  qui  ne  veulent  pas  être 
égalés  par  les  femmes,  et  aux  femmes,  qui  ne  veulent 
pas  être  surpassées.  La  science,  de  sa  nature,  aime  à 
paraître  $  car  nous  sommes  tous  orgueilleux.  Or,  voilà  le 
danger  ;  car  la  femme  ne  peut  être  savante  impunément 


\\f\  LETTRK 

qu'à  la  charge  de  cacher  ce  qu'elle  sait  avec  plus  d'atten- 
tion que  l'autre  sexe  n'en  met  à  le  montrer.  Sur  ce  point, 
mon  cher  enfant,  je  ne  te  crois  pas  forte  ;  ta  tête  est  vive, 
ton  caractère  décidé  :  je  ne  te  crois  pas  capable  de  te 
mordre  les  lèvres  lorsque  tu  es  tentée  de  faire  une  petite 
parade  littéraire.  Tu  ne  saurais  croire  combien  je  me 
suis  fait  d'ennemis,  jadis,  pour  avoir  voulu  en  savoir 
plus  que  mes  bons  Allobroges.  J'étais  cependant  bien 
réellement  homme,  puisque  depuis  j'ai  épousé  ta  mère 
Juge  de  ce  qu'il  en  est  d'une  petite  demoiselle  qui  s'avise 
de  monter  sur  le  trépiea*  pour  rendre  des  oracles  !  Une 
coquette  est  plus  aisée  à  marier  qu'une  savante;  car 
pour  épouser  une  savante,  il  faut  être  sans  orgueil,  ce 
qui  est  très  rare  ;  au  lieu  que  pour  épouser  la  coquette, 
il  ne  faut  qu'être  fou,  ce  qui  est  très  commun.  Le  meil- 
leur remède  contre  les  inconvénients  de  la  science  chez 
les  femmes,  c'est  précisément  le  laconage  (1),  dont  tu  ris. 
Il  faut  même  y  mettre  de  l'affectation  avec  toutes  les 
commères  possibles.  Le  fameux  Haller  était  un  jour,  à 
Lausanne,  assis  à  côté  d'une  respectable  dame  de  Berne, 
très  bien  apparentée,  au  demeurant  cocasse  du  premier 
ordre.  La  conversation  tomba  sur  les  gâteaux,  article 
principal  de  la  constitution  de  ce  pays.  La  dame  lui  dit 
qu'elle  savait  faire  quatorze  espèces  de  gâteaux.  Haller 
lui  en  demanda  le  détail  et  l'explication.  Il  écouta  pa- 
tiemment jusqu'au  bout,  sans  la  moindre  distraction,  et 
sans  le  moindre  air  de  berner  la  Bernoise.  La  sènatrice 


(t)  Mot  piémontais,  qui  signifie  ravaudage. 


A  M,lc  CONSTANCE  DE  MAISTRE.  Mj 

fut  si  enchantée  de  la  science  et  de  la  courtoisie  de  Hal- 
ler,  qu'à  la  première  élection  elle  mit  en  train  tous  ses 
cousins,  toute  sa  clique,  toute  son  influence,  et  lui  fit 
avoir  un  emploi  que  jamais  il  n'aurait  eu  sans  le  beurre 
et  les  œufs,  et  le  sucre,  et  la  pâte  d'amande,  etc..  Or 
donc,  ma  très  chère  enfant,  si  Haller  parlait  de  gâteaux, 
pourquoi  ne  parlerais-tu  pas  de  bas  et  déchaussons? 
Pourquoi  même  n'en  ferais-tu  pas,  pour  avoir  part  à 
quelque  élection?  Car  les  taconeuses  influent  beaucoup 
sur  les  élections.  Je  connais  ici  une  dame  qui  dépense 
cinquante  mille  francs  par  an  pour  sa  toilette,  quoi- 
qu'elle soit  grand'mère,  comme  je  pourrais  être  aussi 
grand-père,  si  quelqu'un  avait  voulu  m'aider.  Elle  est 
fort  aimable  et  m'aime  beaucoup,  n'en  déplaise  à  ta  mère, 
de  manière  qu'il  ne  m'arrive  jamais  de  passer  six  mois 
sans  la  voir.  Tout  bien  considéré,  elle  s'est  mise  à  tri- 
coter. Il  est  vrai  que,  dès  qu'elle  a  fait  un  bas,  elle  le 
jette  par  la  fenêtre  et  s'amuse  à  le  voir  ramasser.  Je  lui 
dis  un  jour  que  je  serais  bien  flatté  si  elle  avait  la  bonté 
de  me  faire  des  bas  ;  sur  quoi  elle  me  demanda  combien 
j'en  voulais.  Je  lui  répliquai  que  je  ne  voulais  point  être 
indiscret,  et  que  je  me  contenterais  d'un.  Grands  éclats 
de  rire,  et  j'ai  sa  parole  d'honneur  qu'elle  me  fera  un  bas. 
Veux-tu  que  je  te  l'envoie,  ma  chère  Constance  ?  Il  t'ins- 
pirera peut-être  l'envie  de  tricoter,  en  attendant  que  ta 
mère  te  passe  cinquante  mille  francs  pour  ta  toilette. 

Au  reste,  j'avoue  que,  si  vous  êtes  destinées  l'une  et 
l'autre  à  ne  pas  vous  marier,  comme  il  paraît  que  la 
Providence  l'a  décidé,  l'instruction  (je  ne  dis  pas  la 
science)  peut  vous  être  plus  utile  qu'à  d'autres  ;  mais  il 
t.  xi.  10 


^46  LETTRE 

faut  prendre  toutes  les  précautions  possibles  pour  qu'elle 
ne  vous  nuise  pas.  Il  faut  surtout  vous  taire,  et  ne  jamais 
citer,  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  duègnes. 

Voilà,  mon  très  cher  enfant,  une  lettre  toute  de  mo- 
rale. J'espère  qne  mon  petit  sermon  pourtant  ne  t'aura 
pas  fait  bailler.  Au  premier  jour,  j'écrirai  à  ta  mère. 
Embrasse  ma  chère  Adèle,  et  ne  doute  jamais  du  très 
profond  respect  avec  lequel  je  suis,  pour  la  vie,  ton  bon 
père. 

Quand  tu  m'écris  en  allemand,  tu  fais  fort  bien  de 
m'écrireen  lettres  latines.  Ces  caractères  tudesques  n'ont 
pu  encore  entrer  dans  mes  yeux,  ni,  par  malheur,  la 
prononciation  dans  mes  oreilles. 


270 

A  la  Même. 

Saint-Pétersbourg,  1808. 

Tu  me  demandes  donc,  ma  chère  enfant,  après  avoir 
lu  mon  sermon  sur  la  science  des  femmes  d'où  vient 
qu'elles  sont  condamnées  à  la  médiocrité  ?  Tu  me  deman- 
des en  cela  la  raison  d'une  chose  qui  n'existe  pas  et  que 
je  n'ai  jamais  dite.  Les  femmesjae  sont  nullement  con- 
damnées à  la  médiocrité  ;  elles  peuvent  même  prétendre 
au  sublime,  mais  au  sublime  féminin.  Chaque  être  doit  se 
tenir  à  sa  place,  et  ne  pas  affecter  d'autres  perfections  que 


A  M,,e  CONSTANCE  DE  MAIST1Œ.  ^  47 

celles  qui  lui  appartiennent.  Je  possède  ici  un  chien 
nommé  Biribi,  qui  fait  notre  joie  ;  si  la  fantaisie  lui 
prenait  de  se  faire  seller  et  brider  pour  me  porter  à  la 
campagne,  je  serais  aussi  peu  content  de  lui  que  je  le 
serais  du  cheval  anglais  de  ton  frère,  s'il  imaginait  de 
sauter  sur  mes  genoux  ou  de  prendre  le  café  avec  moi. 
L'erreur  de  certaines  femmes  est  d'imaginer  que,  pour 
être  distinguées,  elles  doivent  l'être  à  la  manière  des 
hommes.  Il  n'y  a  rien  de  plus  faux»  C'est  le  chien  et  te 
cheval.  Permis  aux  poètes  de  dire  : 

Le  donne  son  venu  te  in  excellenza 
Di  ciascun  arle  ove  hanno  posto  cura. 

Je  t'ai  fait  voir  ce  que  cela  vaut.  Si  une  belle  dame 
m'avait  demandé,  il  y  a  vingt  ans:  «  Ne  croyez-vous 
pas,  Monsieur,  qu'une  dame  pourrait  être  un  grand  gé- 
néral comme  un  homme  ?  »,  je  n'aurais  pas  manqué  de 
lui  répondre  :  «  Sans  doute,  Madame.  Si  vous  com- 
mandiez une  armée,  l'ennemi  se  jetterait  à  vos  ge- 
noux, comme  j'y  suis  moi-même  ;  personne  n'oserait 
tirer  et  vous  entreriez  dans  la  capitale  ennemie  au  son 
des  violons  et  des  tambourins.  »  Si  elle  m'avait  dit  : 
«  Qui  m'empêche  d'en  savoir  en  astronomie  autant  que 
Newton?»,  je  lui  aurais  répondu  tout  aussi  sincère- 
ment :  ce  Rien  du  tout,  ma  divine  beauté.  Prenez  le 
télescope  :  les  astres  tiendront  à  grand  honneur  d'être 
lorgnés  par  vos  beaux  yeux,  et  ils  s'empresseront  de 
vous  dire  tous  leurs  secrets.  »  Voilà  comment  on  parle 
aux  femmes,  en  vers  et  même  en  prose  ;  mais  celle 
qui  prend  cela  pour  argent  comptant  est  bien  sotte. 


4  48  LETTRE 

Comme  ta  te  trompes,  mon  cher  enfant,  en  me  parlant 
du  mérite  un  peu  vulgaire  de  faire  des  enfants  !  Faire  des 
enfants,  ce  n'est  que  de  la  peine  ;  niais  le  grand  hon- 
neur est  de  faire  des  hommes,  et  c'est  ce  que  les  fem- 
mes font  mieux  que  nous.  Crois-tu  que  j'aurais  beau- 
coup d'obligations  à  ta  mère,  si  elle  avait  composé  un 
roman  au  lieu  de  faire  ton  frère?  Mais  faire  ton  frère, 
ce  n'est  pas  le  mettre  au  monde  et  le  poser  dans  son 
berceau  ;  c'est  en  faire  un  brave  jeune  homme,  qui  croit 
en  Dieu  et  n'a  pas  peur  du  canon.  Le  mérite  de  la 
femme  est  de  régler  sa  maison,  de  rendre  son  mari  heu- 
reux, de  le  consoler,  de  l'encourager,  et  d'élever  ses 
enfants,  c'est-à-dire  de  faire  des  hommes  -,  voilà  le  grand 
accouchement,  qui  n'a  pas  été  maudit  comme  l'autre. 
Au  reste,  ma  chère  enfant,  il  ne  faut  rien  exagérer  :  je 
"crois  que  les  femmes,  en  général,  ne  doivent  point  se 
livrer  à  des  connaissances  qui  contrarient  leurs  devoirs  ; 
mais  je  suis  fort  éloigné  de  croire  qu'elles  doivent  être 
parfaitement  ignorantes.  Je  ne  veux  pas  qu'elles  croient 
que  Pékin  est  en  France,  ni  qu'Alexandre  le  Grand  de- 
manda en  mariage  une  fille  de  Louis  XIV.  La  belle  litté- 
rature, les  moralistes,  les  grands  orateurs,  etc.,  suffi- 
sent pour  donner  aux  femmes  toute  la  culture  dont  elles 
ont  besoin. 

Quand  tu  parles  de  l'éducation  des  femmes  qui 
éteint  le  génie,  tu  ne  fais  pas  attention  que  ce  n'est  pas 
l'éducation  qui  produit  la  faiblesse,  mais  que  c'est  la 
faiblesse  qui  souffre  cette  éducation.  S'il  y  avait  un  pays 
d'amazones  qui  se  procurassent  une  colonie  de  petits 
garçons  pour  les  élever  comme  on  élève  les  femmes, 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  \  49 

bientôt  les  hommes  prendraient  la  première  place,  et 
donneraient  le  fouet  aux  amazones*  En  un  mot,  la  femme 
ne  peut  être  supérieure  que  comme  femme  ;  mais  dès 
qu'elle  veut  émuler  l'homme,  ce  n'est  qu'un  singe. 

Adieu ,  petit  singe.  Je  t'aime  presque  autant  que  Biribi, 
qui  a  cependant  une  réputation  immense  à  Saint-Péters- 
bourg. 

Voilà  M.  la  Tulipe  qui  rentre,  et  qui  vous  dit  mille 
tendresses. 

271 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 
Saint-Pétersbourg,  30  octobre  (11  novembre)  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Richelieu  disait  qu'il  n'arrive  jamais  ni  tout  le  bien 
ni  tout  le  mal  qu'on  attend.  Nous  éprouvons  la  vérité  de 
cette  maxime  à  propos  du  voyage  de  S.  M.  L  J'en  ai 
tremblé,  la  Russie  en  a  tremblé,  l'Europe  en  a  tremblé. 
Or,  non  seulement  il  est  sûr  que  ce  voyage  n'a  pas  pro- 
duit tout  le  mal  qu'on  en  attendait,  mais  il  pourrait  fort 
bien  se  faire  qu'il  ait  produit  un  effet  tout  opposé. 
D'abord  il  est  incontestable  que  l'Empereur  a  résisté  à 
toutes  les  vues  principales  de  Bonaparte.  Il  n'a  voulu 
entendre  parler  ni  de  la  guerre  contre  l'Autriche,  ni  du 
royaume  de  Pologne,  ni  du  royaume  de  Thrace,  ni  de 
beaucoup  d'autres  choses  peut-être  que  j'ignore. 


\  50  LETTBE 

Tout  se  réduit  à  ce  qu'il  paraît  : 

1°  A  des  engagements  éventuels  en  cas  de  guerre. 

2°  A  l'envoi  du  Comte  Nicolas  Roumantzof  à  Londres, 
pour  faire  au  nom  des  deux  puissances  des  propositions 
de  paix. 

Quant  au  premier  article,  il  a  été  stipulé,  je  crois,  qu'en 
cas  de  guerre  avec  l'Autriche,  la  Saxe  serait  alliée  de  la 
France,  et  que  la  Russie  enverrait  aussi  des  troupes 
pour  en  imposer.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  accords  éventuels 
ne  gênent  jamais,  et  par  conséquent  doivent  peu  effrayer. 
On  en  fait  ce  qu'on  veut.  A  l'égard  du  second  article, 
vous  concevez  du  premier  coup  d'œil  les  deux  vues  de 
Bonaparte.  Il  veut  d'abord  éblouir  les  conscrits  en  leur 
montrant  la  paix  au  bout  de  la  première  marche  ;  et 
2°,  lorsque  l'affaire  aura  manqué  (comme  il  n'en  doute 
pas),  il  veut  être  en  état  de  crier  dans  tous  ses  papiers: 
«  Vous  voyez  !  Les  Anglais  ne  veulent  pas  la  paix,  je  la 
leur  ai  offerte  de  concert  avec  mon  grand  allié,  etc..  »  On 
débite  déjà  la  réponse  du  Cabinet  anglais  à  la  demande 
des  passe-ports  ;  mais  elle  ne  peut  être  connue.  On  dit 
seulement  ce  qui  doit  être  suivant  toutes  les  apparences: 
«  Si  M.  le  Comte  Roumantzof  vient  pour  traiter  de  la 
paix  particulière  avec  son  Souverain,  il  est  le  bien  venu, 
point  de  difficultés.  S'il  vient  pour  traiter  de  la  paix  gé- 
nérale, il  ne  peut  être  reçu.  »  En  effet,  la  proposition 
seule  est  une  absurdité  politique  au  premier  chef.  Qui 
peut  seulement  soupçonner  que  les  Anglais  veuillent,  je 
ne  dis  pas  abandonner  l'Espagne,  mais  lui  donner  seule- 
ment le  plus  léger  soupçon,  la  plus  légère  inquiétude  ? 
Ainsi  cette  belle  ambassade  n'est  qu'une  farce,  et  per- 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE    KOSSI.  I  "H 

sonne  ne  le  sait  mieux  que  celui  qui  la  fait  jouer.  Reve- 
nons à  S.  M.  I.  Elle  n'avait  vu  Bonaparte  que  dans  deux 
moments  très  fâcheux  pour  Elle,  après  la  bataille  d'Aus- 
terlitz  et  après  celle  deFriedland.  Alors  Elle  était  abattue, 
vaincue  (bien  plus  dans  sa  tête  que  sur  le  champ  de 
bataille).  Elle  n'avait  vu  Bonaparte  que  comme  un 
homme  écrasant,  qui  la  laissait  à  peine  respirer.  Aujour- 
d'hui c'est  tout  autre  chose.  L'Empereur  a  vu  Napoléon 
tout  à  son  aise,  et,  pendant  dix-huit  jours,  il  a  pour  ainsi 
dire  tourné  autour  de  lui  ;  il  a  pu  le  juger  par  lui-même. 
D'ailleurs  il  est  arrivé  à  Erfurt  bien  préparé  par  tout  ce 
qu'il  avait  entendu  ici  de  la  part  de  sa  mère,  de  sa  sœur, 
la  Grande  Duchesse  de  Weimar,  etc.  Je  crois  de  plus 
certain  qu'il  a  appris  à  Kœnigsberg,  de  son  bon  ami,  des 
choses  que  ses  Ministres  ne  lui  avaient  pas  fait  connaître. 
Enfin  il  a  trouvé  à  Erfurt  son  Ambassadeur  à  Paris,  le 
Comte  Tolstoï,  qui  pouvait  être  pour  lui  instar  omnium. 
Ce  Ministre  s'est  infiniment  distingué  à  Paris,  où  il  a 
fort  bien  soutenu  l'honneur  de  son  Maître  et  de  sa  nation, 
sans  que  jamais  aucune  cajolerie  imaginable  ait  pu  en 
faire  une  dupe.  Napoléon  lui  a  joué  le  tour  de  le  faire 
manquer  de  chevaux  sur  la  route,  de  manière  qu'il 
avait  déjà  travaillé  le  Maître  pendant  deux  ou  trois 
jours,  lorsque  le  serviteur  furieux  est  arrivé;  mais  la 
bonne  cause  n'y  a  rien  perdu.  Il  y  a  eu  des  scènes 
assez  violentes.  II  a  dit  à  son  frère,  le  grand  Maréchal, 
que  s'il  rencontrait  jamais  le  Comte  de  Roumantzof  tête  à 
tête,  il  ne  pourrait  s'empêcher  de  lui  donner  un  coup  de 
poing  dans  le  visage,  «  de  manière,  a  dit  le  Maréchal, 
que  j'ai  évité  autant  qu'il  m'a  été  possible  qu'ils  se 


152  LETTRE 

trouvassent  ensemble.  »  Le  Grand  Maréchal  est  bien  un 
des  plus  misérables  humains  que  vous  puissiez  connaître. 
II  s'entend  en  soupes  et  en  sauces  :  du  reste,  il  n'a  pas 
une  idée.  L'Empereur  en  pense  certainement  comme  le 
public.  11  le  plaisante  même  dans  l'occasion,  il  le  lutine, 
il  lui  fait  des  niches,  et  se  moque  de  lui  en  termes  assez 
forts  ;  n'importe,  il  ne  peut  s'en  passer,  et  cet  homme 
a  une  telle  puissance  d'habitude,  il  est  devenu,  par  un 
exercice  de  chaque  minute,  si  profond  dans  la  tactique 
de  l'intrigue,  qu'il  serait  difficile  d'avoir  à  la  Cour  un  ami 
plus  utile,  un  ennemi  plus  dangereux.  Lorsque  l'Empe- 
reur voyage,  c'est  toujours  lui  qui  l'accompagne.  Cette 
fois  tout  est  allé  à  merveille  jusqu'à  la  Vistule  ;  mais  là 
l'Empereur  a  trouvé  Son  Excellence  Grand  cordon 
de  l'honneur  à  cinq  pointes,  Maréchal  de  l'Empire,  ete. 
L'Empereur,  pour  prendre  dans  sa  calèche  ce  grand 
personnage,  a  été  obligé  de  déplacer  le  Comte  Tolstoï,  qui 
a  trotté  jusqu'à  Leipsick  dans  un  chariot  découvert  où  il 
n'a  guère  été  dorloté.  On  a  ri  ici  de  ce  petit  malheur  qui 
heureusement  n'a  pas  eu  de  suite  pour  la  santé  du 
voyageur.  Vous  n'avez  pas  idée  des  caresses  qu'on  a 
faites  à  Erfurt  au  Grand  Maréchal.  On  a  été  avec  lui  aux 
petits  soins.  La  salle  des  conférences  était  décorée  d'une 
superbe  tenture  des  Gobelins.  La  veille  du  départ,  le 
général  Duroc  dit  à  Tolstoï  :  «  Monsieur  le  Maréchal, 
V Empereur  me  charge  de  vous  présenter  cette  tapisserie 
de  sa  part  ;  vous  voudrez  bien  en  décorer  chez  vous  une 
chambre  qui  s  appellera  la  Chambre  d'Erfurt;  votre 
Maître  la  verra  quelquefois,  et  il  se  rappeler  a  celle-ci  qui 
a  entendu  de  grands  débats,  et  d'où  cependant  Von  est  sorti 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  HOSSI.  \  53 

bons  amis.  »  Vous  connaissez  du  reste  la  compagnie 
d'Erfurt,  deux  Empereurs  et  quatre  Rois  (l'un  buonoy 
e  ïaltro  cattivo,  comme  disait  ce  bon  homme  en  parlant 
de  deux  crucifix),  vingt-quatre  princes  souverains  et 
d'autres  princes  de  la  troisième  grandeur  (quorum  non 
est  numerus).  Il  y  a  eu  des  chasses  et  des  fêtes  de  toute 
espèce.  Une  de  ces  fêtes  mérite  d'être  remarquée  ;  le 
Prince  régnant  de  Weimar  a  donné  un  déjeuner  à  Na- 
poléon sur  le  champ  de  bataille  d'Iéna,  et  dans  un  tem- 
ple à  la  Victoire,  bâti  à  grands  frais.  Ce  Prince  était 
général  au  service  du  Roi  humilié  et  presque  anéanti  sur 
cette  place.  Voyez,  je  vous  prie,  ce  que  sont  devenus  ces 
Princes  Allemands  !  Il  y  a  eu  suivant  l'usage  du  moment 
des  échanges  de  Cordons.  L'Empereur  Alexandre  a 
donné  Saint-Andréa  Talleyrand,  à  Rerthier  et  àLannes 
(avec  des  plaques  de  35,000  roubles).  Napoléon  a  donné 
son  Grand  Honneur  à  Roumantzof,  au  Comte  Pierre 
Tolstoï;  et,  si  je  ne  me  trompe,  au  Grand  Maréchal.  Le 
second  ne  pouvait  refuser^  quoiqu'il  en  eût  bonne  envie; 
car  comment  un  sujet  pourrait-il  refuser  un  Ordre  porté 
par  son  Maître  ?  Cependant  il  a  fait  le  ritrosetto;  il  a  dit, 
au  lieu  de  remercier  sur  le  champ,  qu'il  ne  pouvait 
accepter  sans  la  permission  de  son  Maître,  il  s'est  fait 
presque  ordonner;  enfin  il  a  fait  ce  qu'il  a  pu.  Après  quoi 
il  s'en  est  allé,  en  maugréant,  joindre  sa  femme  à  Vienne 
où  il  l'avait  constamment  retenue,  pour  se  rendre  de  là 
à  l'armée  de  Turquie  auprès  du  Maréchal  prince  Prozo- 
rowski.  C'est  lui  sans  contredit,  qui  a  fait  la  bonne 
figure  en  cette  occasion.  Mais  croyez  qu'il  a  laissé 
nombre  de  pointes  dans  le  cœur  de  son  Maître,  dont  le 


\ 54  LETTRE 

plus  grand  visible  désavantage,  dans  ce  moment,  est 
d'avoir  consenti  à  se  charger  des  affaires  de  Napoléon, 
en  envoyant  le  Comte  Nicolas  de  Rome  à  Londres.  Les 
amateurs  des  arts  doivent  désirer  qu'il  arrive,  vu  qu'il 
nous  procurera  incessamment  bon  nombre  de  carica- 
tures :  mais  tout  cela  ne  passe  pas  le  ridicule.  Dès  que 
l'Empereur  a  résisté  aux  principaux  projets,  il  me  semble 
aussi  que  les  principales  craintes  doivent  se  dissiper. 

Il  y  avait  à  Erfurt  une  table  pour  les  Empereurs  et 
les  Rois,  une  deuxième  pour  les  Princes  régnants,  et 
une  troisième  pour  les  autres  Princes.  On  m'a  donné 
pour  très  sûr  que  le  Prince  Constantin  se  voyant  placé  à 
la  troisième  allait  se  retirer,  lorsqu'un  geste  de  son  au- 
guste frère  Ta  retenu.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  son 
couvert  n'a  point  été  mis  à  la  première  table  :  il  y  a  paru 
comme  invité.  Napoléon  n'a  invité  aucun  des  quatre  aides 
de  camp  généraux  qui  dînent  ici  de  droit  avec  l'Empe- 
reur. Il  a  invité  le  Prince  Alexandre  Galitzin,  procureur 
général  du  Synode.  C'est  encore  un  homme  (et  même  un 
jeune  homme)  fort  mince.  Mais  c'est  aussi  un  enfant  gâté 
de  l'habitude,  il  est  toujours  là.  11  se  plaignait  un  jour  à 
l'Empereur  de  ce  qu'il  n'était  jamais  de  ses  voyages  : 
l'Empereur  lui  promit  qu'il  serait  du  premier,  qui  a  été 
celui  d'Erfurt,  et  voilà  comment  le  procureur  général 
du  Synode  a  été  à  Erfurt.  Napoléon  a  demandé  ce  que 
c'était  que  ce  Synode  ?  On  lui  a  expliqué  qu'après  la 
destruction  du  Patriarcat  une  assemblée  d'Evêques  avait 
été  substituée  au  Patriarche  (précisément  comme  le  corps 
des  Maréchaux  de  France  représentait  le  Connétable)  et 
que  l'Empereur  avait  dans  ce  collège  un  député  laïque 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  \  55 

nommé  Procureur  général,  qui  le  représentait  là  comme 
protecteur  de  l'Eglise  (c'est-à-dire  maître  absolu).  Napo- 
léon a  fort  approuvé  l'abaissement  du  clergé,  qu'il  faut 
toujours  tenir,  à  ce  qu'il  dit,  dans  la  dépendance;  mais  il 
a  un  peu  badiné  sur  le  procureur  général  amené  à  Erfurt. 
Il  a  dit:  Est-ce  votre  confesseur  peut-être. L'Empereur 
a  répondu  :  Sur  ces  sortes  de  choses,  on  ne  rit  pas.  Les 
aides  de  camp  généraux  ont  reçu  en  présents  de  fort 
belles  armes,  des  pistolets  et  des  sabres  de  la  fabrique 
de  Versailles.  Par  eux  surtout  on  a  appris  nombre  d'anec- 
dotes curieuses.  Pourriez-vous  croire,  par  exemple,  ce 
qui  est  cependant  très  sûr,  que  les  soldats  sous  les 
armes  et  même  quelques  officiers  traitent  Napoléon  de 
général.  Le  Prince  Troubetzkoy,  l'un  de  ces  Messieurs, 
assistait  avec  les  autres  à  une  grande  cérémonie  militaire 
où  l'on  distribuait  des  récompenses.  Napoléon  demanda 
à  l'un  des  soldats  candidats  :  Et  toi,  pourquoi  demandes- 
tu  Vétoile,  où  Vas-tu  méritée?  Le  soldat  répondit  :  Géné- 
ral, c  est  à  tel  endroit,  où  vous  étiez  bloqué.  Le  Prince 
Troubetzkoy  m'a  dit  qu'il  avait  entendu  vingt  bêtises 
de  ce  genre. 

On  s'est  dit  à  Erfurt  beaucoup  de  choses  que  nous  ne 
savons  pas,  mais  qui  nous  serons  dites  une  fois,  suivant 
les  apparences,  au  moins  parles  événements.  Tenez  dès 
à  présent  pour  très  certain  que  les  premiers  serviteurs 
de  Napoléon  ne  peuvent  pas  le  souffrir,  et  qu'ils  ne 
peuvent  se  souffrir  mutuellement.  Voici  un  fait  particu- 
lier qui  m'a  été  donné  comme  également  certain,  et  que 
les  circonstances  rendent  seules  très  probable.  Tal- 
leyrand,  Berthier  et  Lannes  ont  dit  au  Grand  Maréchal, 


\ 56  LETTKE 

ou  lui  ont  fait  entendre,  qu'ils  étaient  passablement 
ennuyés  de  leur  cher  Maître,  et  que  si  jamais  il  leur 
convenait  de  faire  demi-tour  à  droite,  ils  seraient  bien 
flattés  de  pouvoir  passer  sous  le  sceptre  d'Alexandre.  Un 
illustre  boudeur,  de  qui  je  tiens  le  fait,  ricanait  beaucoup 
de  ce  qu'il  appelait  une  des  plus  grandes  mystifications 
possibles.  Je  lui  dis:  a  Mais,  Monsieur  le  Comte,  êtes-vous 
bien  sûr  de  ne  pas  vous  mystifier  vous-même?  Qui  vous 
a  dit  que  ces  trois  Messieurs  ne  parlaient  pas  sérieuse- 
ment? —  Allons  donc,  allons  donc  !  »  Je  n'en  sais  rien  : 
sûrement  on  a  vu  beaucoup  de  mécontentement,  et  les 
idées  qu'on  a  acquises  là  germeront  un  jour. 

Le  Prince  Kourakin  passe,  comme  vous  l'aurez  appris, 
à  l'Ambassade  de  Paris  ;  avant  de  partir,  il  a  fait  faire 
son  portrait  en  pied;  c'est  le  centième,  je  crois,  car  Tune 
de  ses  plus  grandes  jouissances  est  de  multiplier  sa 
ressemblance.  Dans  cette  dernière  édition  de  lui-même 
on  voit  sur  sa  table  une  liasse  de  papiers  sur  laquelle  on 
lit  Tilsitt,  et  le  Grand  Cordon  de  la  Légion  d'Honneur 
voltige  sur  les  paperasses.  L'Empereur  lui  a  payé 
4  50,000  roubles  de  dettes  :  il  a  \ 0,000  paysans  ! 

J'oubliais  de  vous  dire  que  Bonaparte,  après  s'être 
rendu  médiateur  forcé  entre  la  Turquie  et  la  Russie,  et 
s'être  engagé  à  donner  la  Valachie  et  la  Moldavie  à 
l'Empereur,  finit  par  laisser  faire  ce  dernier  sans  s'en 
mêler,  il  ne  veut  que  brouiller  et  compromettre  la 
Russie  avec  l'Autriche,  ce  qui  peut  arriver  très  aisément 
à  cause  de  ces  deux  provinces  ;  car  le  nouveau  Visir, 
Mustapha  Barinctar  (porte-étendard),  estime  excellente 
tête  qui  ne  veut  pas  absolument  entendre  parler  de  cette 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE   ROSSF.  457 

cession,  et  l'Autriche  de  son  côté  y  répugne  excessive- 
ment, de  sorte  que  si  une  guerre  éclate,  ce  sera  par  cette 
raison  ;  mais  il  est  permis  de  concevoir  de  meilleures 
espérances.  L'envoi  du  Prince  de  Schwartzenberg  ici 
est  un  bon  signe  ;  celui  du  Comte  de  Stakelberg  (le  même 
qui  a  résidé  à  Turin  près  de  Sa  Majesté)  à  Vienne,  en 
est  un  autre  aussi.  Je  ne  sais  si  le  Cabinet  de  Vienne  a 
hien  compris  encore  la  manière  de  traiter  avec  celui-ci  ; 
l'essentiel  est  de  n'avoir  jamais  l'air  de  forcer.  Si  vous 
voulez  qu'un  Russe  accepte  une  chose,  il  ne  faut  pas  la 
lui  mettre  dans  la  main,  il  faut  la  jeter  à  terre,  la  louer 
sans  la  regarder  et  passer.  Quand  il  est  seul,  il  la  ra- 
masse. Quoi  que  son  orgueil  en  puisse  dire,  il  a  la  cons- 
cience de  son  infériorité  à  l'égard  des  nations  plus 
avancées.  Il  suit  de  là  que  dès  qu'on  veut  lui  persuader 
une  chose  trop  vivement,  il  croit  qu'on  veut  lui  mettre 
le  pied  sur  la  gorge  et  il  résiste.  J'ai  toutes  les  raisons 
de  croire  que  l'Empereur  a  été  envoyé  à  Erfurt  par 
l'Impératrice  mère,  qui  a  voulu  à  toute  force  l'empêcher 
d'y  aller. 

Il  y  a  des  qualités  qui  semblent  s'exclure  et  que 
cependant  on  rencontre  tous  les  jours  réunies,  telles 
par  exemple  que  l'indifférence  et  la  jalousie,  le  faste  et 
l'avarice,  la  faiblesse  et  l'obstination.  L'homme  faible 
sent  très  bien  ce  qu'il  est,  car  la  conscience  est  infail- 
lible. Pour  se  faire  donc  illusion,  et  pour  la  faire  aux 
autres,  il  s'obstine  de  sang-froid  et  hors  de  propos.  Il  est 
capable  de  résister  à  son  père,  à  sa  mère,  à  ses  meilleurs 
amis,  à  son  Souverain,  à  Dieu  même,  je  crois,  s'il  se  pré- 
sentait, et  le  lendemain  il  se  laisse  mener  par  son  laquais. 


I 58  LETTRE 

L'inhumaine  guerre  de  Suède  continue  toujours.  A  la 
grande  quantité  de  troupes  qu'on  y  envoie,  et  encore 
par  quelque  chose  qui  m'a  été  dit,  on  pourrait  croire  à 
l'incroyable  projet  d'une  invasion  formelle  de  la  Suède 
par  les  îles  d'Aland,  dès  que  la  gelée  aura  formé  le  plan- 
cher. Cela  s'appelle  jouer  60,000  hommes  et  son  honneur 
à  croix  ou  pile.  J'attends  de  plus  grands  éclaircisse- 
ments. En  attendant,  les  Suédois  ont  gagné  une  véritable 
bataille  sur  les  Russes,  en  leur  tuant,  le  \  6  (28)  octobre 
dernier,  le  Prince  Michel  Dolgorouki,  aide  de  camp 
général,  lieutenant-général  à  27  ans,  etc.,  etc.;  c'est  une 
mort  à  la  Turenne.  Après  une  affaire  où  les  Suédois 
avaient  été  obligés  de  se  retirer,  on  ne  tirait  plus.  Un 
courrier  apporte  un  paquet  au  Général  Toutchkof  ;  le 
Prince  Michel  dit  :  //  doit  y  avoir  des  lettres  pour  moi. 
Il  s'avance  vers  le  courrier  qui  était  éloigné  de  quelques 
pas.  A  moitié  chemin,  un  boulet  parti  d'un  canon  de 
retraite  unique,  arrive  et  le  partage  en  deux.  11  était 
bon  fils,  bon  frère,  bon  militaire,  bon  ami,  et  bon 
Russe.  C'est  une  grande  perte,  universellement  sentie,  et 
c'est  Caulaincourt  qui  a  tué  ce  brave  homme.  Blessé  par 
l'inflexibilité  du  Prince  Michel,  il  a  voulu  qu'on  l'écar- 
tàt.  L'Empereur  ne  sachant  que  faire  l'a  envoyé  en 
Finlande,  et  pour  éviter  les  objections,  il  lui  fit  donnera 
dix  heures  du  matin  l'ordre  de  partir  le  soir. 

Le  Prince  Michel  Dolgorouki  partit  avec  une  extrême 
répugnance,  et  il  a  été  tué.  L'Empereur  est  bien  touché, 
mais  le  Prince  est  mort.  On  apporte  ses  restes  de  Fin- 
lande, pour  les  inhumer  honorablement  à  côté  de  ceux 
du  Prince  Pierre,  son  frère,  mort  de  même  à  27  ans,  et 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  4  59 

dont  je  vous  ai  beaucoup  parlé  dans  le  temps.  Il  y  aura 
donc  deux  fêtes  dans  la  même  semaine,  les  funérailles 
du  Prince  Michel,  et  le  bal  que  toute  la  Garde  donne  à 
S.  M.  L  pour  son  heureuse  arrivée;  il  y  aura  danse, 
souper  de  400  couverts  au  moins,  comédie,  ballet.  Le 
dernier  officier  est  taxé  à  cent  roubles,  et  la  fête  en 
coûtera  soixante  mille. 

L'Eglise  de  Newski  sera  pleine  comme  la  salle  du  bal . 
Comédie,  exécution,  bal,  enterrement,  farce  sottisière, 
oraison  funèbre,  etc.!  Pourvu  qu'on  s'agite,  qu'on  s'as- 
semble et  qu'on  parle,  tout  est  bon  pour  cet  enfant  qu'on 
appelle  homme,  et  qui  n'a  à  l'égard  du  véritable  enfant 
que  l'innocence  de  moins. 

Ma  situation  est  toujours  la  même.  Caulaincourt  me 
regarde  comme  un  animal  curieux,  et  ne  me  dit  rien.  Je 
le  regarde  comme  un  animal  malfaisant,  et  je  ne  lui  dis 
rien.  Un  salut  de  part  et  d'autre  lorsque  nous  nous 
rencontrons  n'est  pas  une  grande  dépense.  Sa  légation, 
ses  entours,  me  veulent  plutôt  du  bien  que  du  mal,  mais 
ce  ne  sont  point  eux  qui  décident,  et  je  ne  les  vois  pas 
plus  que  leur  chef.  Le  Général  Pardo,  envoyé  del  Rey 
fantastico,  comme  on  dit  en  Espagne,  est  bon  à  voir 
pour  ses  rares  connaissances,  son  bon  esprit  et  sa  bon- 
homie même,  mais  vous  sentez  qu'on  n'est  amis  que 
jusqu'aux  autels.  Je  ne  vais  pas  chez  lui,  mais  nous 
avons  quelquefois  une  certaine  correspondance  littéraire 
et  il  m'appelle  dans  ses  billets,  mon  respectable  ami  :  ce 
qui  est  fort  drôle.  Il  allait  de  temps  en  temps  chez  le 
Duc,  et  même  il  y  a  pleuré  ;  mais  depuis  qu'il  a  présenté 
ses  lettres  de  créance,  je  crois  que  toute  correspondance 


\ 60  LETTRE 

sera  rompue.  Il  pourrait  encore  tout  raccommoder.  Le 
Duc  de  Mondragone  est  arrivé  et  a  de  même  présenté 
ses  lettres  de  créance.  Il  s'intitule  Envoyé  de  S.  M.  le 
Roi  des  Deux-Siciles,  et  la  Cour  a  eu  encore  la  faiblesse 
de  lui  passer  ce  titre.  Au  fond  peu  importe.  L'Envoyé  de 
Hollande,  M.  Sixt,  est  un  original  dont  il  est  superflu 
que  je  vous  entretienne.  Il  a  dit  lui-même  à  un  person- 
nage de  son  pays,  de  qui  je  le  tiens,  qu'une  place  de 
^  0,000  sequins  valait  bien  la  peine  qu'on  fil  quelque  chose. 
Voilà  le  motif  déterminant  et  Yallégcance  de  ces  Mes- 
sieurs. Mes  liaisons  sont  toujours  telles  que  je  vous  les 
ai  décrites,  les  meilleures  et  les  plus  solides  que  je  puisse 
désirer.  Je  ne  sais  pas  trop  comment  Caulaincourt  me 
les  pardonne  et  comment  je  n'ai  point  encore  été  l'objet 
de  quelque  motion.  J'évite  autant  que  je  puis  de  le  cho- 
quer et  même  de  le  rencontrer.  Je  ne  cesse  de  lui  adresser 
dans  mon  cœur  le  vers  si  connu  :  Honorez-moi,  Monsieur, 
de  voire  indifférence.  Mais  sûrement  je  n'en  suis  pas  là. 
Qui  sait  ce  qui  me  soutient?  Peut-être  le  Maître,  qui  m'a 
toujours  honoré  de  beaucoup  de  bontés.  La  seule  chose 
que  je  sache,  c'est  que  je  suis  sur  mes  pieds.  Il  y  a  même 
trois  ministères  où  je  suis  reçu,  et  où  je  puis  parler  assez 
à  mon  aise,  quoiqu'en  style  différent,  les  Affaires  étran- 
gères, la  Marine  et  l'Intérieur. 

L'Espagne  continue  d'être  le  sujet  de  toutes  les  atten- 
tions, de  toutes  les  admirations,  et  de  toutes  les  conver- 
sations ;  le  mois  de  mai  4  808  occupera  beaucoup  la 
postérité  :  aujourd'hui  on  ne  le  voit  pas  encore  bien 
distinctement.  Au  moment  où  je  vous  écris,  nous  en 
sommes  ici  aux  victoires  remportées  dans  les  environs 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  I  01 

de  Vittoria,  à  la  fin  de  septembre.  La  sagesse  de  ce 
peuple  est  aussi  remarquable  que  sa  valeur  :  comme  je 
sais  cependant  que  les  idées  nouvelles  ont  fait  d'assez 
grands  progrès  dans  les  hautes  classes  en  Espagne,  j'ai 
regardé  avec  le  microscope  tous  Jes  actes  publics  de  cette 
grande  époque  ;  deux  seulement  m'ont  donné  à  penser. 
Le  premier  est  la  proclamation  de  M.  de  Morlas  à  Cadix, 
pour  éviter  les  vengeances  populaires  ;  il  y  est  dit  : 
«  Souvenez-vous  que  le  Souverain  même  n'a  pas  droit  de 
punir  un  homme  qui  n'est  pas  légalement  condamné.  » 
C'est  en  effet  un  dogme  Européen  que  j'ai  rencontré  dans 
toutes  les  têtes  ;  mais  je  me  suis  aperçu,  il  y  a  déjà  bien 
longtemps,  qu'il  y  a  dans  la  politique  des  choses  vraies 
et  saintes  qui  cependant  ne  doivent  reposer  que  dans  la 
conscience  universelle,  et  qu'on  pourrait  aisément  tour- 
ner en  mal  si  on  les  écrivait.  En  me  supposant  par  im- 
possible arbitre  d'une  question  de  ce  genre,  je  ne 
conseillerais  ni  au  peuple  d'écrire  la  maxime,  ni  au 
Prince  de  s'en  écarter. 

Ma  seconde  animadversion  roule  sur  l'ordre  de  suc- 
cession décrété  par  l'assemblée  générale  des  Cortès. 
Passons  sur  une  triste  exclusion  que  je  vous  ai  annoncée, 
il  y  a  bien  longtemps.  On  peut  la  motiver  en  disant  que 
la  plus  déplorable  nécessité  est  cependant  une  nécessité, 
mais  je  vous  avoue  que  je  ne  verrai  jamais  sans  trembler 
le  droit  attribué  à  une  nation  de  troubler  un  ordre  de 
succession  fixé  par  les  lois  fondamentales,  par  les  usages 
et  par  les  traités.  Pourquoi,  par  exemple,  l'admission 
du  P  rince  héréditaire  de  Naples  au  préjudice  de  son 
père  ?  Pourquoi  celle  de  la  Maison  de  Bavière  au  préju- 
t.  xi.  \\ 


\  62  LETTRE 

dice  de  la  Maison  de  Savoie  ?  —  Mais  peut-être  nous 
sommes  mal  informés.  Je  sais  que  S.  M.  Sicilienne  a  fait 
protester  publiquement  de  ses  droits  en  Espagne.  S.  M. 
ne  serait -elle  pas  dans  le  cas  de  faire  protester  aussi 
de  quelque  manière  pour  ses  droits  éventuels ,  en 
conformité  des  traités  d'Utrecht  et  d'Aix-la-Chapelle? 
Surtout  cela  je  ne  décide  rien. 

On  dit  en  ce  moment  qu'une  haute  et  excellente  dame 
a  sensiblement  changé  de  ton  et  d'humeur,  qu'elle  a  plus 
d'action  et  d'influence  ;  qu'une  belle  dame,  qui  ne  devrait 
pas  l'aimer,  n'en  parle  que  sur  le  ton  de  l'admiration, 
qu'elle  la  nomme  ange  et  divinité  terrestre.  On  ajoute 
que  cette  divinité  commence  à  se  tourmenter  moins  de 
ce  qu'elle  a  perdu,  et  que  sa  consolation  existe  déjà  ;  il 
ne  peut  y  avoir  qu'une  voix  en  Russie  pour  lui  souhaiter 
tout  ce  qu'elle  mérite. 

Je  ne  vois  plus  rien  d'important  à  vous  communiquer 
par  ce  courrier  :  l'aspect  des  affaires  est  fort  beau,  grâce 
à  l'énorme  faute  commise  contre  l'Espagne,  et  au  parti 
qu'une  excellente  nation  en  a  tiré.  L'immobilité  de  l'Au- 
triche et  l'asservissement  de  la  Russie  sont  tristes  sans 
doute,  mais  laissons  faire  au  temps  :  l'inévitable  force 
des  choses  ramènera  la  guerre.  Pendant  qu'Attila  est  sur 
pied,  S.  M.  n'a  ni  espérance  ni  intérêt  de  rentrer  dans 
ses  états  :  dès  qu'il  sera  mort  ou  humilié,  tous  les  droits 
seront  mis  en  avant,  soit  pour  une  restitution,  soit  pour 
une  compensation,  et  dans  ce  cas  je  crois  vous  avoir 
passablement  développé  le  bien  et  le  mal,  le  pour  et  le 
contre  de  toutes  les  suppositions. 


A.   M  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI. 


H3 


272 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  10  (22)  novembre  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Je  fermai  mon  paquet  avant  de  pouvoir  vous  faire 
part  du  mariage  de  Son  Altesse  Impériale,  Madame  la 
Grande-Duchesse  Catherine,  avec  le  Prince  George,  cadet 
de  la  Maison  de  Holstein  Oldenbourg.  Aujourd'hui  il  ne 
reste  aucun  doute  sur  ce  mariage,  quoiqu'il  ne  soit  point 
officiellement  notifié.  La  naissance  de  l'Epoux  ne  saurait 
être  plus  respectable  puisqu'il  est  Holstein  comme  l'Em- 
pereur. Sous  les  autres  rapports  le  mariage  est  inégal, 
mais  il  n'en  est  pas  moins  sage  et  digne  de  la  Princesse 
qui  n'a  pas  moins  de  sagesse  que  d'amabilité.  En  premier 
lieu,  toute  Princesse  dont  la  famille  jouit  de  la  terrible 
amitié  de  Bonaparte  fait  fort  bien  de  se  marier  même  un 
peu  au-dessous  de  ses  espérances  légitimes  ;  car  qui  sait 
toutes  les  idées  qui  peuvent  passer  dans  cette  rare  tête? 
D'ailleurs,  Madame  la  Grande-Duchesse  doit  avoir  l'es- 
prit frappé  du  malheureux  sort  de  ses  sœurs  aînées, 
mariées  en  pays  étrangers  et  mortes  à  la  fleur  do  leur 
âge.  Il  n'est  pas  étonnant  que  son  premier  vœu  soit  de 
ne  pas  abandonner  ses  parents  et  sa  chère  Russie,  car  le 
Prince  s'établit  ici  et  vous  jugez  bien  qu'il  y  jouira  du 


4  64  LETTRE 

sort  le  plus  brillant.  Enfin  je  crois  que  la  Princesse,  qui 
possède  un  cœur  digne  de  son  rang,  se  soucie  fort  peu 
d'entrer  dans  la  Ligue  du  Rhin,  en  épousant  quelque 
Prince  soumis  à  la  grande  domination.  Voilà  ce  que 
j'imagine,  et  je  ne  crois  pas  me  tromper.  Rien  n'égale  la 
bonté  et  les  grâces  de  Madame  la  Grande-Duchesse.  Si 
j'étais  peintre,  je  vous  enverrais  un  de  ses  yeux,  vous 
verriez  combien  la  bonne  nature  y  a  renfermé  d'esprit 
et  de  bonté.  A  l'égard  du  Prince,  les  demoiselles  de  ce 
pays  ne  le  trouvent  pas  assez  aimable  pour  son  auguste 
Epouse;  mais  comme  il  est  difficile  de  l'être  assez  pour 
elle,  on  pourrait  être  de  l'avis  des  demoiselles  sans 
manquer  de  respect  au  Prince.  Dans  deux  ou  trois  con- 
versations que  j'ai  eu  l'honneur  d'avoir  avec  lui,  il  m'a 
paru  plein  de  sens  et  d'instruction.  Il  s'est  déjà  fait  con- 
naître dans  son  Gouvernement  général  de  Revel,  il 
s'applique  de  toutes  ses  forces  à  la  langue  Russe,  et  l'on 
voit  réellement  qu'il  se  fait  une  affaire  capitale  de  réussir 
dans  sa  nouvelle  patrie.  Quel  sort  que  le  sien  comparé  à 
celui  de  tant  de  Princes  !  A  ce  prix,  il  est  bien  heureux 
d'être  cadet.  Avant-hier  il  y  eut  cour  et  gala  à  l'occasion 
de  la  naissance  de  Son  Altesse  Impériale  Monseigneur  le 
Grand-Duc  Michel.  Gaulaincourt,  venant  de  recevoir  la 
nouvelle  de  la  mort  de  son  père,  n'y  parut  point.  En  cela 
le  hasard  le  servit  bien,  car  les  nouvelles  d'Espagne 
faisaient  chuchoter  tout  le  monde,  et  je  crois  même  que 
la  Légation  française  s'en  est  aperçue.  Nous  n'avons 
cependant  (j'entends  le  public)  rien  d'officiel,  mais  en 
réunissant  plusieurs  circonstances,  et  surtout  en  écou- 
tant le  silence,  il  me  paraît  infiniment  probable  que  du  \  8 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  \  65 

au  22  octobre,  les  Espagnols  ont  dû  remporter  quelque 
avantage  signalé.  Les  gens  sages  s'abstiennent,  comme 
vous  sentez,  de  traiter  ce  cbapître  d'une  manière  pu- 
blique, mais  chacun  ayant  ses  confidents  et  ses  petits 
comités,  dans  le  fait  on  ne  parle  pas  d'autre  chose.  Ja- 
mais nation  n'a  donné  un  plus  grand  spectacle  au  monde. 
Je  ne  puis  vous  cacher  que  dans  ce  moment  les  Ministres 
opposés  à  la  puissance  dominante  sont  à  peu  près  passés 
sous  silence,  mais  je  trouve  qu'il  faut  peu  s'inquiéter  de 
ces  démonstrations  extérieures  qui  sont  tout  simplement 
les  suites  d'un  système  adopté,  et  dont  le  Souverain  ne 
doit  compte  à  personne.  Qui  mieux  que  lui  connaît  sa 
situation,  et  ce  qui  convient  le  plus  au  moment  présent? 
La  politique  a  ses  règles  et  ses  formules  extérieures,  qui 
n'ont  rien  de  commun  avec  les  sentiments  intérieurs. 
Jamais  je  ne  pourrai  obtenir  de  moi  de  croire  que  notre 
bon  Empereur,  qui  ne  voudrait  pas  faire  pleurer  un 
enfant  sans  raison,  soit  réellement  l'ami  d'un  homme 
capable,  si  sa  passion  le  lui  demandait,  d'exterminer  un 
peuple  entier  comme  un  homme,  et  un  homme  comme 
une  mouche.  Mais,  encore  une  fois,  s'il  a  jugé  à  propos, 
en  considérant  surtout  les  talents  militaires  dont  il  peut 
disposer  dans  ce  moment,  de  prendre  conseil  du  temps, 
pourquoi  ne  nous  recommanderions-nous  pas  aussi  à  la 
même  protection?  En  attendant  les  changements  que 
nous  en  espérons,  je  me  montre  aussi  peu  que  les  cir- 
constances le  permettent.  Je  vous  avoue  même  que  si  je 
pouvais,  sans  commettre  une  indécence  et  sans  avoir 
l'air  de  quitter  la  partie,  m' abstenir  de  la  Cour,  je  m'en 
abstiendrais  :  mais  la  chose  n'est  pas  possible.  Heureu- 


466  LETTRE 

sèment  les  galas  et  les  fêtes  de  Cour  sont  ici  assez  rares 
pour  qu'en  y  paraissant  on  n'ait  l'air  de  braver  per- 
sonne. 

A  propos  vous  avez  lu  le  fameux  discours  du  25  oc- 
tobre. Je  ne  veux  point  l'envisager  politiquement  (une 
autre  fois  nous  en  parlerons  sous  ce  rapport)  ;  je  ne 
l'envisage  ici  que  du  côté  du  style.  Quelle  bouffissure  !  On 
croit  entendre  un  acteur  jouant  l'Empereur  :  jamais  vous 
n'avez  rien  lu  de  moins  souverain.  J'ai  eu  l'honneur  de 
vous  le  dire  constamment:  avec  toute  sa  puissance ,  cet 
homme  ri  entend  rien  à  la  souveraineté.  Vous  avez  vu 
d'ailleurs  comme  il  est  discret  avec  ses  amis.  Si  vous 
lisez  le  Moniteur,  vous  en  aurez  vu  d'autres  exemples. — 
Allez,  allez,  mon  cher,  vous  arriverez. 


273 

Ait  Même. 
Saint-Pétersbourg,  16  (28)  décembre  1808. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Si  mon  numéro  treize  vous  est  parvenu,  vous  aurez 
compris  de  reste  qu'il  était  destiné  à  la  poste,  et  par 
conséquent  écrit  pour  être  lu.  Le  fond  cependant  en  est 
vrai,  et  je  n'ai  rien  à  rétracter.  Je  pourrais  seulement 
vous  dire  plus  rondement  que  le  Prince  d'Oldenbourg 
n'est  pas  aimable,;  mais  il  est  bien  sensé,  et  il  fait  un 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  \  67 

coup  de  grande  politique.  Il  a  vu  que  les  circonstances 
rendaient  difficile  le  mariage  de  la  Grande-Duchesse 
Catherine,  il  a  profité  du  moment  et  il  s'est  mis  sur  les 
rangs,  offrant  de  s'établir  en  Russie.  Le  Prince  a  con- 
senti avec  empressement.  Il  attrape  une  femme  vérita- 
blement charmante,  une  dot  immense  et  un  grand  état  ; 
et  si  jamais  la  ligne  masculine  vient  à  défaillir  dans  la 
branche  aînée  de  sa  famille,  rien  ne  l'empêche,  comme 
rien  n'empêchera  ses  enfants,  d'aller  régner  chez  eux. 
Ainsi  je  crois  qu'il  a  fort  bien  calculé.  Le  mariage  est 
déclaré  dans  ce  moment,  et,  suivant  les  coutumes  du  pays, 
les  deux  promis  (c'est  le  mot  reçu)  ne  se  quittent  plus 
de  tout  le  jour.  Les  Russes  au  reste  ne  sont  pas  fort 
admirateurs  de  ce  mariage,  et  j'ai  entendu  dans  le  grand 
monde  des  lazzis  assez  forts  sur  ce  point. 

Ma  situation  est  toujours  ici  un  grand  phénomène, 
jouissant  toujours  de  ma  qualité  et  de  tous  mes  droits 
de  Ministre,  sans  être  inquiété  par  les  Français,  et  sans 
employer  à  leur  égard  d'autre  précaution  que  celle  de  ne 
pas  les  insulter,  ce  qui  serait  une  folie  très  inutile. 
L'Ambassadeur  de  France  ne  me  parle  pas,  généralement 
parlant,  et  l'occasion  d'ailleurs  s'en  présente  peu,  car 
j'évite  autant  qu'il  est  possible  de  me  trouver  dans  les 
maisons  qu'il  fréquente.  Une  circonstance  assez  plaisante 
c'est  que  la  Princesse  Wissemsky,  belle-mère  du  Duc, 
a  donné  à  plein  collier  dans  la  France.  On  l'appelait  en 
badinant  la  belle-mère  du  Corps  diplomatique,  parce  que 
le  Duc  y  traînait  les  Ministres  qui  venaient  assez  com- 
munément y  passer  les  soirées.  J'étais  un  des  plus  as- 
sidus. Aujourd'hui  que  Caulaincourt  et  compagnie  se 


4  68  LETTUE 

sont  emparés  de  cet  hôtel,  le  Duc  a  été  forcé  de  déguer- 
pir, et  tous  les  gens  de  son  système  l'ont  suivi.  Il  a 
ouvert  sa  maison  le  soir,  et  il  a  toujours  beaucoup  de 

monde-. 

Je  n'ai  point  rompu  du  tout  avec  les  Ministres  des 
Princeslégitimes,  serviteurs  delaFrance.  Jevois,  quoique 
rarement,  le  Baron  de  Blumm  envoyé  de  Danemark,  le 
Chevalier  de  Bray  envoyé  de  Bavière,  et  le  Comte  d'Emi- 
siedel  envoyé  de  Saxe.  Ce  dernier  surtout  ne  fait  au- 
cune difficulté  :  l'opinion  fait  en  sa  faveur  la  même 
exception  qu'elle  fait  en  faveur  de  son  Maître.  Cette 
Maison  de  Saxe  est  sacrée,  même  pour  Bonaparte. 
Personne  ne  lui  en  veut.  Quant  à  Monsieur  le  Duc  de 
Mondragone,  Ministre  de  Joseph  Bonaparte  jusque  sur 
la  frontière,  et  de  là  Ministre  de  Murât,  je  ne  le  vois 
point  du  tout.  Il  choque  ici  universellement;  il  s'aperçoit 
lui-même  combien  son  rôle,  surtout  de  lapart  d'unhomme 
de  son  nom,  est  révoltant,  et  combien  la  faveur  dont  jouit 
ici  le  Duc  répand  de  défaveur  sur  lui  (Mondragone). 
Mais  le  Ministre  le  plus  singulier  dans  ce  moment,  et 
qui  forme  véritablement  un  spectacle  à  lui  seul,  c'est  le 
Général  Pardo,  Ministre  d'Espagne;  du  côté  des  talents, 
c'est  un  homme  des  plus  marquants,  il  en  réunit  même 
qui  s'excluent  ordinairement,  car  il  est  excellent  mili- 
taire, et  savant  de  premier  ordre.  Avant  son  arrivée, 
j'en  demandai  des  nouvelles  à  son  digne  prédécesseur  le 
Comte  de  Norona,  qui  me  répondit  :  «  Vous  pouvez  vous 
y  fier  pour  le  grec  »  (en  effet,  il  est  grand  helléniste).  En 
arrivant,  il  débuta  par  une  faute  grave  en  refusant  de 
faire  la  visite  d'étiquette  au  Duc,  ce  qui  déplut  univer- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  60 

sellement.  Créature  du  Prince  de  la  Paix ,  il  avait 
apporté  des  lettres  de  créance  de  Charles  IV  ;  mais  avant 
de  les  présenter  il  apprit  avec  nous  les  événements 
d'Aranjuez  et  il  reçut  d'autres  lettres  de  Ferdinand  VII  : 
puis,  d'abord,  d'autres  de  Joseph-Napoléon.  Une  dame 
de  ce  pays,  qui  a  beaucoup  d'esprit  (la  Comtesse  de 
Strogonof),  disait  sur  ce  sujet  qu'à  la  place  du  Général 
Pardo  elle  aurait  présenté  les  trois  lettres  de  créance  en 
priant  de  vouloir  bien  choisir  celle  qui  serait  la  plus 
agréable. 

Malheureusement  il  n'a  pas  été  aussi  sage  ;  il  a  pré- 
senté les  dernières,  ce  qui  a  été  regardé  comme  une 
apostasie  formelle.  Malgré  cette  faute,  il  intéresse  beau- 
coup de  gens  par  ses  connaissances  et  son  caractère,  qui 
n'est  pas  du  tout  mauvais.  Le  Baron  de  Binder,  chargé 
d'affaires  d'Autriche,  qui  était  lié  avec  lui  à  Berlin,  le 
reconnaît  toujours  pour  ami  et  le  fréquente  assidûment. 
Comment  s'est-il  laissé  tomber  dans  cette  trappe?  Je  ne 
saurais  trop  vous  le  dire.  Il  a  tergiversé,  attendu,  en 
quoi  il  a  très  mal  fait  ;  puis  il  s'est  trouvé  si  bien  enve- 
loppé par  l'Ambassadeur  de  France  et  par  une  foule  de 
petites  circonstances  sans  nom,  qu'il  ne  lui  a  pas  été 
possible  de  reculer.  Dans  les  compagnies  où  nous  nous 
trouvons  ensemble,  il  me  recherche  ;  il  est  même  revenu 
chez  moi,  quoique  je  n'aie  plus  été  chez  lui  depuis  la 
première  visite  qui  était  de  règle.  Il  a  cherché  à  voir 
le  Duc  et  il  a  pleuré  chez  lui.  Lorsque  nous  nous  ren- 
controns, nous  commençons  par  Homère  ;  mais  nous 
finissons  toujours  par  l'Espagne.  Il  est  aussi  Espagnol 
que  le  Général  Castanos.  Quelquefois  je  m'amuse  à  lui 


4  70  LETTRE 

montrer  les  doutes  que  j'ai,  et  même  ceux  que  je  n'ai 
pas  sur  les  succès  de  cette  sainte  insurrection  (pour  le 
coup  l'expression  est  juste).  Alors  il  s'échauffe,  il  s'étonne 
que  je  puisse  douter,  et  me  prouve  par  toutes  sortes  de 
raisons  morales,  politiques  et  militaires,  que  les  Espa- 
gnols doivent  l'emporter.  Qui  l'entendrait,  devinerait 
peu  qu'il  entend  le  Ministre  de  Don  Joseph-Napoléon. 
Voilà  encore  un  beau  chapitre  des  contradictions  hu- 
maines ! 

Le  jour  de  la  fête  du  Grand-Duc  Michel,  8  (20)  no- 
vembre, il  y  eut  cour  et  gala. 

L'Empereur  me  passa  à  peu  près  sous  silence,  comme 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire  :  en  présence  des  maîtres 
il  n'ose  pas  être  poli;  mais  l'Impératrice  m'honora  d'une 
fort  jolie  conversation  :  Comment  vous  portez-vous, 
Monsieur  le  Comte  ?  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  vous  ai 

pas  vu.  Qu'avez-vous  fait  cet  été?  etc.,  etc   Puis 

tout  à  coup  :  Comment  se  porte  le  Duc?  —  Très  bien, 
Madame  ;  cette  année  la  goutte  lui  a  fait  grâce  de  sa 
visite  ordinaire.  —  Ah  !  J'en  suis  charmée,  cest  un  digne 
homme.  Et  la  voilà  qui  m'entreprend  un  bel  éloge  du 
Duc,  auquel  je  répondis  fort  bien,  comme  vous  sentez, 
et  vous  noterez  que  j'étais  à  côté  deMondragone,  qui  en 
perdit  la  parole  à  ce  que  je  crois,  car  l'Empereur  étant 
venu  à  lui,  d'abord  il  ne  sut  au  pied  de  la  lettre  ce 
qu'il  disait. 

Peu  de  jours  après,  au  bal  donné  à  S.  M.  I.  par  la 
Garde  (bal  extravagant  et  même  scandaleux  dont  je 
vous  ai  parlé,  qui  a  coûté  60,000  roubles,  et  qui  n'a 
abouti  qu'à  glacer  et  ennuyer  beaucoup  de  monde), 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  M\ 

l'Impératrice  régnante  s'approcha  de  moi  à  son  tour,  et 
finit  comme  sa  belle-mère  par  me  demander  des  nou- 
velles du  Duc.  Elle  me  dit  avec  sa  douce  voix  angélique: 
Il  vit  beaucoup  chez  lui  dans  ce  moment.  —  Madame, 
il  n'y  sera  jamais  seul,  il  a  de  nombreux  amis.  —  Sans 
doute,  cest  la  plus  belle  et  la  plus  douce  consolation  quil 
puisse  désirer  dans  les  circonstances  où  il  se  trouve,  etc. 
—  Tout  cela,  Elle  me  le  disait  à  côté  de  Pardo.  Ces 
deux  conversations  ont  fait  grande  sensation  à  Saint- 
Pétersbourg. 

Nous  attendons  Leurs  Majestés  Prussiennes  pour  le 
22  (3  janvier).  Je  vous  fais  grâce  des  mille  et  un  discours 
que  l'ont  tient  sur  la  beauté  et  les  grâces  de  la  Reine, 
sur  l'hommage  que  leur  rend  l'Empereur,  etc.,  pour  en 
venir  à  ce  qu'il  y  a  de  sérieux  dans  cette  affaire.  Je  ne 
doute  pas  que  S.  M.  la  Reine  ne  soit  le  premier  mobile 
du  voyage.  De  savoir  ensuite  si  quelque  influence  étran- 
gère n'a  point  déterminé  la  Reine  à  déterminer  le  Roi, 
c'est  une  autre  question.  En  tout  cas,  je  ne  crois  pas 
qu'on  eût  droit  de  blâmer  celui  qui  aurait  conçu  cette 
idée.  Au  reste  la  reconnaissance  est  belle  et  bonne,  mais 
je  ne  vois  pas,  et  personne  ne  verra,  comment  il  est 
nécessaire  de  venir  de  Kœnigsberg  à  Pétersbourg,  pour 
témoigner  sa  reconnaissance  à  un  ami  qu'on  a  vu  il  y  a 
deux  ou  trois  mois.  Jugez  d'ailleurs  comme  le  cœur 
tendre  qui  palpite  aujourd'hui  à  Rurgos  croira  à  cette 
reconnaissance  !  Il  soupçonnera  ce  que  tout  homme 
d'état  soupçonne:  qu'une  aimable  Souveraine  inviperita, 
comme  elle  a  toutes  les  raisons  possibles  de  l'être,  et 
connaissant  peut-être  ses  forces,  vient  les  essayer  pour 


\ 72  LETTRE 

convertir  un  homme.  Le  seul  soupçon,  qui  est  inévitable 
sur  ce  point,  suffira  pour  rendre  ce  voyage  excessivement 
désagréable  à  Napoléon,  et  déjà  son  Ambassadeur  ici  ne 
s'en  est  pas  gêné  :  il  a  témoigné  sa  désapprobation  de  la 
manière  la  plus  explicite  et  la  moins  cachée.  S'il  n'a  pas 
empêché  le  voyage,  comme  il  l'aurait  certainement 
pu,  c'est  par  la  raison  que  je  vous  ai  dite.  Les  pré- 
paratifs pour  recevoir  ces  hôtes  augustes  sont  im- 
menses et  excèdent  déjà  deux  millions  de  roubles  ; 
tout  cela  est  fort  désapprouvé.  Les  spectacles  militaires 
seront  pompeux  :  l'Empereur  a  rassemblé  dans  cette 
résidence  30,000  hommes,  que  je  plaindrai  beaucoup  le 
6  janvier,  jour  de  la  bénédiction  des  eaux,  opération 
spirituelle  et  spirituelle  opération,  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  décrire  amplement.  Nous  verrons  ce  qui  résul- 
tera de  ce  voyage.  Dans  l'histoire  encore  plus  que  dans 
la  fable,  Mars  est  mené  aux  lisières  par  une  autre  divi- 
nité un  peu  moins  féroce  ;  souvent  il  en  résulte  de  grands 
maux,  mais  il  faut  être  juste  aussi  :  souvent  il  arrive 
tout  le  contraire.  Voici  qui  vous  étonnera  beaucoup  :  la 
favorite  est  furieuse  du  voyage  dont  je  vous  parle  ;  mais 
par  des  renseignements  que  je  crois  sûrs,  la  femme  en 
est  fort  contente.  Il  me  paraît  que  cette  joie  ne  peut 
être  que  politique,  c'est-à-dire  que  l'incomparable  Dame 
ayant  pris  son  parti  sur  un  certain  point,  ne  voit  plus 
dans  l'événement  en  question  qu'un  moyen  d'arracher 
le  Maître  à  un  parti  qu'elle  abhorre.  Mais  ce  Maître  pa- 
raît encore  bien  attaché  à  ce  parti,  du  moins  par  système. 
Nous  avions  tous  infiniment  redouté  le  voyage  d'Erfurt 
par  des  raisons  que  l'événement  a  montrées  ensuite 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  73 

comme  mal  fondées  ;  mais  peut-être  que  personne  n'a  vu 
le  véritable  danger  et  le  véritable  malheur,  les  mauvais 
conseils,  et  l'envie  d'imiter.  —  Je  l'entends  d'ici.  — 
Commandez  vous-même,  laisser  bavarder  les  Ministres,  etc. 
Au  fond,  Monsieur  le  Chevalier,  je  dis  Ministres,  mais 
où  sont  les  Ministres?  Où  sont  les  têtes  dans  tous  les 
genres.  C'est  là  dans  ce  moment  la  plaie  profonde  de  la 
Russie.  Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  le  principal  inté- 
ressé, qui  sonde  très  bien  cette  plaie,  et  qui  appuie  toute 
sa  politique  sur  la  disette  du  génie,  ne  redoute  rien  tant 
que  le  génie,  et  ne  veut  ni  le  chercher  absent,  ni  le  souf- 
frir présent.  Un  Ministre  des  plus  distingués,  et  qui 
n'est  plus  en  place,  me  demandait  un  jour  un  nom  pour 
cette  maladie  !  Je  lui  proposai  spiritophobie,  qu'il  accepta 
en  riant. 

C'est  pendant  un  accès  de  cette  terrible  maladie  qu'on 
a  pris  une  résolution  qui  vous  fera  horreur  ;  celle  de 
l'invasion  définitive,  et  de  la  destruction  de  la  Suède. 
Les  Français  partent  de  Dan tzick,  abordent  enDanemarck 
au  nombre  de  \  5,000,  et  pénétrent  en  Suède  par  le  Sund . 
Les  Russes  de  leur  côté  traverseront  la  Baltique  par  les 
iles  d'Aland  :  voilà  le  projet  soumis  à  l'examen  de 
quatre  Généraux.  Tous  quatre  ont  été  contraires  :  cepen- 
dant on  n'en  persiste  pas  moins,  car  un  grand  Prince 
doit  régner  par  lui-même,  cela  vient  d'Erfurt.  Reste  à 
savoir  si  le  succès  est  possible.  Quelques  personnes  sen- 
sées à  qui  j'en  ai  parlé  tiennent  pour  la  négative,  et 
veulent  que  toute  cette  entreprise  ne  soit  qu'un  épou- 
vantail  pour  forcer  le  Roi  de  Suède  à  faire  la  paix.  Ce 
sentiment  est  soutenu  par  de  bonnes  raisons.  Le  passage 


\  74  **  LETTRE 

sur  Aland  n'est  pas  praticable  une  fois  en  dix  ans  (j'en- 
tends pour  l'artillerie),  les  Anglais  sont  dans  le  Cattégat  ; 
mais  qui  sait  si  le  froid  de  cette  année  ne  sera  pas  tel 
qu'il  le  faut  pour  rendre  possible  ce  nouveau  crime? 
Qui  sait  si  les  glaces  permettront  aux  Anglais  d'agir 
dans  le  Sund  et  dans  les  deux  Belts?  Qui  sait  ?  Rappelez- 
vous  la  conquête  de  la  Hollande  sur  les  glaces  :  tout  est 
possible.  Les  deux  grands  promoteurs  de  cette  expédition 
sont  l'Ambassadeur  de  France  et  le  Ministre  de  Dane- 
mark. Je  comprends  fort  bien  le  premier,  il  n'y  a  rien 
de  plus  clair  ;  mais  qui  pourrait  comprendre  l'inconce- 
vable aveuglement  de  S.  M.  L  qui  cherche  à  amener  les 
Français  à  Stockholm,  c'est-à-dire  à  Pétersbourg  ? 
Quand  à  S.  M.  le  Roi  de  Danemark,  c'est  un  autre 
aveuglement  qui  ne  peut  être  expliqué  que  par  la  pas- 
sion, qui  explique  tout.  Je  crains  beaucoup  aussi  que  de 
ce  côté  il  n'y  ait  une  personnalité. 

L'Empereur  n'aime  pas  le  Roi  de  Suède.  Il  y  a  des 
oppositions  de  caractère  entre  ces  deux  Princes.  Il  y  a 
peut-être  d'autres  choses. 

Parmi  les  erreurs  du  cœur  humain,  celle-ci  surtout 
est  remarquable  :  quand  un  homme  sait  qu'il  a  choqué 
grièvement  l'opinion,  au  lieu  de  rétrograder  il  s'obstine. 
Je  crains  fort  que  nous  n'en  soyons  là.  L'Empereur  sait 
qu'il  déplaît  universellement,  et  il  a  à  ses  côtés  des  con- 
seillers qui  lui  disent  qiïil  doit  braver  V opinion!  Funeste 
conseil  dont  les  suites  sont  incalculables!  Quelqu'un 
même  qui  jouit  de  sa  familiarité  lui  a  fait  la  confidence 
qu'on  V accusait  de  manquer  de  caractère.  Cette  confi- 
dence est  la  plus  grande  bêtise  ou  le  plus  grand  crime 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  \  75 

qu'on  puisse  commettre.  Elle  suffît  pour  rendre  inva- 
riables les  plans  les  plus  désastreux. 

Ajoutez  à  cela,  Monsieur  le  Chevalier,  le  mépris  de  sa 
propre  nation  qui  est  enfoncé  dans  le  cœur  de  S.  M. 
Impériale,  et  vous  verrez  qu'il  n'est  guère  possible 
d'imaginer  un  état  de  choses  plus  périlleux. 

Pour  en  sortir,  beaucoup  de  gens  ne  voient  que  le 
remède  asiatique.  J'en  ai  pâli  plus  d'une  fois  ;  j'ai  cru 
que  nous  y  touchions,  des  personnes  qui  avaient  encore 
plus  de  moyens  que  moi  d'être  instruites  le  croyaient 
aussi  ;  mais  j'aurais  dû  croire  un  oracle  qui  ne  m'a  ja- 
mais trompé,  et  toutes  les  fois  que  je  lui  en  ai  parlé  il 
s'est  mis  à  rire,  et  m'a  constamment  dit  :  N'en  croyez 
n'en,  cest  impossible.  La  raison,  qu'il  ne  m'a  pas  dite, 
mais  que  j'ai  parfaitement  devinée,  n'est  pas  honorable 
pour  lesRusses.  Il  ne  les  croit  pas  capables  de  commettre 
un  crime  pour  l'état,  mais  seulement  pour  leurs  intérêts 
individuels.  Il  ne  pardonne  pas  à  sa  nation  le  crime 
inutile  du  \\  mars  4  8(M,  car  il  sait,  ce  que  je  ne  sais 
que  depuis  quelque  temps  et  ce  que  S.  M.  ignore  peut- 
être  encore,  que  le  premier  auteur  du  complot  avait 
proposé  de  faire  déclarer  l'état  de  démence  (il  aurait  pu 
dire  rage)  et  d'agir  légalement,  si  ce  mot  peut  paraître 
au  milieu  de  ces  horreurs.  De  parricides  polissons  s'em- 
parèrent du  projet  et  l'exécutèrent  à  leur  manière.  Il 
m'ajouta  une  phrase  qui  me  fit  grande  impression  de  la 
part  d'un  homme  qui  assurément  n'est  pas  dévot  :  Ce  règne 

est  maudit,  il  a  commence  ,  etc.  Il  n'a  que  trop  raison. 

Au  surplus,  en  adoptant  l'observation  dont  je  vous  faisais 
part  tout  à  l'heure,  je  ne  voudrais  jurer  de  rien,  car  les 


\ 76  LETTRE 

levées  forcées,  les  impôts  et  d'antres  circonstances 
encore  pourraient  bien  amener  les  choses  aux  intérêts 
personnels.  Pour  moi,  Monsieur  le  Chevalier,  sans  trop 
particulariser  mes  prophéties,  je  ne  doute  pas  un  mo- 
ment que  l'invasion  de  la  Finlande,  et  tout  ce  qui  se 
prépare  encore  de  ce  côté,  ne  soit  la  source  d'une  grande 
catastrophe  pour  la  Russie.  On  dit  quelquefois  que  les 
usurpations  réussissent  :  il  n'y  a  rien  de  si  faux.  Voyez 
comment  les  hautes  parties  co-partageantes  se  sont  trou- 
vées du  partage  de  la  Pologne,  comment  la  France  s'est 
trouvée  de  la  protection  donnée  à  l'insurrection  améri- 
caine, et  le  bel  oiseau  qu'elle  a  rapporté  de  Corse  lorsqu'il 
lui  plut  de  conquérir  cette  magnifique  île  !  Vous  verrez 
ce  que  le  Tyrol  coûtera  à  la  Bavière,  etc.  Gardons  ce 
qui  est  à  nous,  ou  n'acceptons  que  ce  qui  nous  est 
donné. 

Ceci  me  rappelle  le  fameux  discours  tenu  par  Bona- 
parte à  son  Sénat,  le  28  octobre  dernier.  Il  y  disait 
entre  autres  belles  choses  :  quil  s  était  déterminé,  de  con- 
cert avec  son  grand  ami,  à  faire  quelques  sacrifices.  Il 
m'est  venu  en  pensée  que  ces  mots  pouvaient  fort  bien 
se  rapporter  aux  puissances  dépossédées,  et  m'expliquer 
la  question  qui  me  fut  faite  par  M.  le  Comte  Soltikof 
et  dont  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire  part.  Quoi  qu'il 
en  soit,  je  crois  avoir  répondu  comme  je  le  devais. 
La  Maison  de  Savoie  ne  s'est  jamais  enrichie  des 
dépouilles  de  personne,  et  ne  veut  pas,  je  pense,  com- 
mencer aujourd'hui.  Si  elle  peut  s'arranger  avec  des 
Souverains  légitimes,  c'est  autre  chose. 

Je  crois  être  sûr  qu'il  est  arrivé  nouvellement  un 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  ^1 77 

Colonel  hanovrien  porteur  d'une  lettre  d'Angleterre,  et 
qu'on  lui  a  dit  pour  toute  répouse  qu'il  pouvait  porter  la 
lettre  à  Paris,  vu  qu'on  ne  traitait  aucune  question  que 
de  concert  avec  la  France.  Le  parti  est  pris,  on  n'en 
démordra  pas.  J'ignore  si  cette  obstination  déterminera 
l'Angleterre,  justement  impatientée,  à  quelque  mesure 
plus  vigoureuse,  ou  si  elle  persistera  dans  son  système 
de  modération,  qui  a  mérité  les  louanges  de  tout  le 
monde. Tout  a  un  terme.  Le  Prince  Alexandre  Kourakin, 
nouvel  Ambassadeur  à  Paris,  est  tout  à  fait  mal  avec 
le  Comte  Nicolas  Roumantzof,  Ministre  des  Affaires 
étrangères,  qui  s'y  est  rendu  après  les  conférences  d'Er- 
furt.  Quoique  le  premier  ne  soit  pas  un  génie,  et  qu'il 
ait  même  quelques  ridicules  de  grandeur  qui  ne  font 
mal  à  personne,  il  n'a  pas  moins  un  sens  droit  et  un 
cœur  russe.  Quand  il  a  vu  les  choses  de  près,  il  a  été 
totalement  dégrisé,  au  lieu  que  le  Comte  Roumantzof, 
qui  est  l'auteur  du  nouveau  système,  demeure  intrépide 
et  va  son  train  ;  de  manière  que  le  Prince  et  lui  écrivent 
blanc  et  noir  à  l'Empereur,  par  le  même  courrier.  Je 
crois  au  reste  que  cette  ambassade  amènera  inévitable- 
ment le  Prince  Kourakin  au  poste  de  Chancelier  de 
l'Empire.  Pour  mon  compte,  j'en  serai  charmé.  J'ai  eu 
l'honneur  de  vous  raconter  quelques  anecdotes  d'Erfurt 
qui  auront  intéressé  S.  M.  En  voici  deux  encore  qui  ont 
bien  leur  prix.  Le  Comte  Pierre  Tolstoï,  alors  Ambas- 
sadeur, dit  au  Comte  Nicolas,  son  frère,  grand  Maréchal 
de  la  Cour,  dont  je  vous  ai  beaucoup  parlé  :  Faites  en 
sorte  que  je  ne  me  trouve  pas  à  portée  du  Comte  Rou- 
mantzof, car  je  serais  très  capable  de  lui  donner  un  coup 
t.  xi.  \2 


\  78  LETTRE 

de  poing  sur  le  visage. —  Et  dans  une  autre  occasion  :  — 
Ecoutez,  mon  frère  :  l'Empereur  fait  bâtir  beaucoup 
d'Eglises;  conseillez-lui  d'en  faire  bâtir  une  à  Notre-Dame 
del  Soccorso  d'Espagne,  car  si  elle  ne  se  déclare  pas  pour 
lui,  son  Empire  est  perdu. 

Combien  cette  Espagne  nous  agite  !  Tous  les  honnêtes 
gens  du  monde  en  sont  malades.  On  nous  avait  débité 
ici  des  victoires  imaginaires,  racontées  avec  tant  de  dé- 
tails par  des  lettres  anglaises,  que  tout  le  monde  était 
persuadé.  Mais  il  s'est  trouvé  en  fin  de  compte  que  ces 
lettres  étaient  des  manœuvres  de  banque,  fort  communes 
dans  tous  les  pays  commerçants.  Aujourd'hui  nous  con- 
naissons l'entrée  de  Napoléon  en  Espagne,  et  nous  avons 
lu  ses  dix  premiers  bulletins.  J'entends  bien  qu'il  n'y  faut 
pas  croire,  mais  à  ne  considérer  que  les  dates  et  les  lieux, 
ils  sont  inquiétauts.  J'ai  entendu  des  militaires  soutenir, 
la  carte  à  la  main,  que  les  Généraux  espagnols  ont  déjà 
fait  de  grandes  fautes.  Cependant  je  suspends  mon  juge- 
ment. S'il  y  a  un  salut  actuel,  il  est  là.  Dans  ce  moment, 
nos  yeux  doivent  se  tourner  principalement  sur  l'Autri- 
che. Je  commence  par  vous  dire  que  je  ne  cache  nullement 
ses  dangers  qui  sont  immenses  ;  son  système  défensif  et 
expectant,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  est  double- 
ment périlleux;  d'abord  parce  qu'il  use  l'enthousiasme 
des  peuples  et  qu'il  les  accoutume  à  se  défier  d'eux- 
mêmes,  et  en  second  lieu  parce  que  ce  système  ruine 
l'Autriche.  L'état  militaire  moderne  est  tout  à  fait  forcé. 
Nous  avons  le  dénombrement  des  troupes  romaines  sous 
Auguste:  elles  égalent  à  peine  celles  de  l'Empereur 
François  II.  Qu'arrivera-t-il  donc  si  l'on  vient  encore  à 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  d  79 

forcer  un  état  forcé,  comme  il  arrive  aujourd'hui  dans 
ce  grand  et  beau  pays.  Il  arrivera  ce  qui  arrive  toujours 
en  pareil  cas ,  qu'on  tombe  au  moment  où  il  faudrait 
marcher.  Si  Bonaparte  revenait  vainqueur  d'Espagne, 
sa  réputation,  son  ombre  seule,  renverserait  l'Autriche. 

Voilà  le  mauvais  côté,  voici  le  bon.  Rien  n'est  plus 
douteux  que  la  victoire  sur  l'Espagne.  11  y  a  même  des 
raisons  particulières,  les  moins  connues  quoique  les 
meilleures,  qui  m'entraînent  invinciblement  à  croire 
qu'il  doit  sortir  quelque  chose  d'extraordinaire  de  ce 
pays.  Or  si  le  mauvais  génie  de  Bonaparte  s'endort  un 
moment,  le  monde  est  renversé  en  sens  contraire  et 
l'Autriche  est  à  la  tête  de  tout,  parce  qu'alors  les  trésors 
de  l'Angleterre  devenus  libres  seront  à  son  service,  et 
qu'ainsi  elle  ne  manquera  de  rien  puisque  tout  le  reste 
est  prêt.  Rien  ne  nous  était  plus  contraire  que  cette 
Cour.  Elle  nous  a  donné  mille  preuves  terribles  de  ses 
intentions  à  notre  égard,  et  c'est  moi-même  qui  ai  dé- 
couvert la  dernière  et  la  plus  décisive,  puisque  j'ai  su  à 
n'en  pas  douter  qu'aux  conférences  de  Lunéville,  un 
plénipotentiaire  français  ayant  dit:  faudra  ensuite 
placer  le  Roi  de  Sardaigne,  l'un  des  plénipotentiaires 
autrichiens  répondit:  Et  quelle  nécessité  y  a-t-il  qiïil  y  ait 
un  Roi  de  Sardaigue?  Mais  voyez,  Monsieur  le  Chevalier, 
les  inconcevables  vicissitudes  de  la  politique  !  Les 
femmes,  qui  font  la  moitié  des  affaires  de  ce  monde,  ont 
changé  notre  position  du  blanc  au  noir.  Une  femme 
livrait  une  grande  Cour  aux  influences  subalternes  sou- 
doyées par  la  France.  Un  mariage  heureux  pour  tout  le 
monde  a  mis  à  sa  place  une  excellente  Princesse,  rendue 


-I  80  LETTRE 

plus  excellente  encore  s'il  est  possible,  par  l'excellent 
conseil  qui  est  à  ses  côtés.  Rien  ne  touche  Sa  Majesté 
de  plus  près,  rien  donc  n'est  plus  propre  à  fondre  l'an- 
cienne glace  et  à  produire  de  nouveaux  sentiments. 
Vienne  est  devenu  pour  nous  la  vraie  place  des  négo- 
ciations. Quels  que  soient  mes  préjugés  d'homme,  ils 
n'ont  point  influé  sur  ma  conduite  ministérielle.  J'ai 
attaché  beaucoup  d'importance  à  me  tenir  parfaitement 
bien  avec  la  Légation  autrichienne,  et  je  crois  que  j'y  ai 
réussi.  Nous  pouvons  tirer  grand  parti  de  la  position 
actuelle  des  choses,  d'autant  plus  qu'il  y  a  sûrement  ici 
une  vue,  et  là  probablement  une  autre  vue,  laquelle, 
quand  même  on  la  supposerait  altérée  par  un  léger  al- 
liage d'égoïsme  éventuel,  ne  laisserait  pas  dans  ce  mo- 
ment de  favoriser  puissamment  la  première,  et  de  jeter 
beaucoup  d'huile  sur  tous  les  ressorts  d'une  négociation. 
C'est  ce  qui  me  fait  croire  que  Sa  Majesté  pourrait  fort 
bien  s'aboucher  sérieusement  avec  une  puissance  devenue 
beaucoup  plus  abordable,  et  convenir  conditionnellement 
de  certaines  choses,  quand  ce  ne  serait  que  verbalement. 
L'Italie,  dans  ce  moment,  est  devenue  extrêmement 
souple  et  se  prête  à  beaucoup  de  projets.  Il  faudrait  seu- 
lement en  exclure  tout  démembrement  quelconque  du 
Piémont  ;  car  il  vaudrait  mieux,  sans  comparaison,  que 
le  trône  changeât  de  place.  Les  Etats  de  S.  M.  formaient 
un  tout,  dont  la  perfection  résultait  de  l'ensemble  et  du 
juste  rapport  des  parties.  Mais  comme  tout  Etat,  ainsi 
que  toute  chose  humaine  a  ses  inconvénients,  il  arrivait 
chez  nous  que  la  Maison  régnante  était  plus  grande  que 
ses  Etats. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  4  84 

Si  donc  une  couronne  royale  posée  sur  le  Piémont 
débordait  sensiblement,  quelle  apparence  de  morceler 
les  anciens  Etats  de  S.  M.  et  de  mettre  sa  nouvelle  pos- 
session en  contraste  avec  un  grand  nom  ?  Ou  rien,  ou 
davantage.  Si  Ton  diminue  de  moitié  le  diamètre  d'un 
tuyau,  un  homme  sans  études  croira  qu'il  en  sortira  la 
moitié  moins  d'eau,  et  cependant  il  en  sortira  quatre  fois 
moins.  Il  arrive  quelque  chose  de  semblable  en  poli- 
tique. Un  Etat  peut  être  constitué  de  manière  que  si  l'on 
en  retranche  un  quart,  le  Souverain  au  lieu  d'être  d'un 
quart  plus  faible,  le  soit  quatre  fois.  J'entre  dans  ces 
détails  parce  que  j'ai  vu  que  ces  idées  de  morcellement 
et  de  possession  partielle  se  sont  quelquefois  présentées 
à  l'esprit.  S.  M.  doit  se  tenir  ferme,  et  ne  jamais  perdre 
de  vue  que  tout  ce  que  nous  voyons  n'est  qu'une  scène 
de  théâtre,  une  tragédie,  au  pied  de  la  lettre.  Les  Em- 
pereurs, les  Rois,  les  Princes,  leurs  confidents  et  confi- 
dentes ne  sont  que  des  masques,  et  rien  n'est  réel, 
excepté  les  crimes. 

Vous  me  direz  peut-être,  Monsieur  le  Chevalier,  que 
toutes  les  pensées  que  je  vous  présente  sont  connues 
de  S.  M.,  peut-être  même  qu'elle  en  a  d'autres.  A  la 
bonne  heure  :  mais  je  pense  que  tout  Ministre  est  tenu 
d'exposer  ce  qui  lui  semble  vrai  et  utile.  Il  appartient 
ensuite  à  S.  M.  de  cribler  le  grain. 


182 


LETTRE 


274 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  18  (30)  décembre  1808. 

Nous  fumes  étrangement  désappointés  et  attristés,  il  y 
a  deux  mois,  lorsque  nous  vîmes  la  capitulation  accordée 
aux  Français  en  Portugal  ;  les  fanfares  dont  toute  l'An- 
gleterre avait  retenti  pour  ces  deux  escarmouches  de 
Zambucica  et  de  Vimeira  prêtaient  réellement  au  ridi- 
cule ;  lorsque  les  Anglais  voient  deux  ou  trois  mille 
cadavres  étendus  super  aridam,  ils  croient  d'abord  que 
c'est  la  bataille  de  Cannes.  Sur  mer,  c'est  autre  chose  : 
ils  ne  trouvent  grand  que  ce  qui  est  grand. 

Maintenant  je  suis  excessivement  curieux  de  savoir 
ce  que  feront  ces  Anglais  en  Espagne.  Les  Espagnols  se 
montrent  fidèles  jusqu'au  scrupule  à  l'engagement  qu'ils 
ont  pris  de  ne  jamais  donner  de  bataille  ;  ils  se  rendent 
et  paraissent  même  abandonner  la  capitale  pour  faire  la 
même  guerre  qu'ils  firent  jadis  aux  Maures.  Or,  les 
Anglais  consentiront-ils  à  se  diviser  en  petits  corps ,  à 
s'amalgamer  avec  les  Espagnols,  si  différents  de  religion, 
de  langue,  de  moeurs,  de  préjugés,  à  s'enfoncer  avec  eux 
dans  les  défilés  de  la  Sierra  Morena,  et  à  faire  avec  eux 
et  sous  leurs  ordres,  et  pendant  un  temps  dont  on  ne 
prévoit  pas  la  fin,  une  guerre  de  Miquelets?  Cela  peut 
être,  mais  j'en  doute.  Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  \  83 

l'aveugle  ambition  de  Bonaparte  ayant  rompu  l'union 
politique  entre  la  France  et  l'Espagne,  union  si  utile  à 
la  première  puissance  et  si  contraire  à  la  Grande-Bre- 
tagne, l'intérêt  visible  de  celle-ci  est  d'écarter  à  jamais 
la  Maison  de  Bourbon,  qui  rétablirait  sur  le  champ  cette 
union,  et  qui  arracherait  des  mains  de  l' Angleterre  la 
superbe  et  inespérée  conquête  qu'elle  vient  de  faire. 
Cette  idée  est  toute  simple  et  ne  porte  aucune  teinture 
de  blâme  ;  il  est  bien  juste  que  chacun  pense  à  ses 
affaires  et  les  fasse  le  mieux  qu'il  peut.  The  world  to 
the  wise.  Vous  avez  sans  doute  entendu  Fox  dire  en 
plein  Parlement  que  jamais  il  ne  s  intéresserait  pour  une 
Maison  qui  avait  fait  tant  de  mal  à  l'Angleterre.  Au  fond, 
c'était  une  grande  absurdité  ;  car  ce  n'était  pas  comme 
Capet  qu'un  Boi  de  France  était  ennemi  de  l'Angleterre, 
mais  comme  Boi  d'un  peuple  naturellement  rival  de  son 
voisin  (car  rival  vient  de  rive).  Littora  littoribus  contra- 
ria!  Mais  le  préjugé  ne  raisonne  pas,  et  le  préjugé  na- 
tional est  le  plus  fort  de  tous  ou  au  moins  le  second. 
Jugez  donc  de  ce  qu'il  en  doit  être  à  présent  que  le  jugé 
s'appuie  sur  un  motif  évident.  Faites,  s'il  vous  plaît,  une 
observation  qui  me  semble  frappante.  La  province  d'Ara- 
gon, avant  de  savoir  la  détermination  des  autres,  et 
pleine  encore  de  souvenirs  autrichiens,  appelle  l'Archiduc 
Charles.  Tout  de  suite  les  Anglais  sont  devant  Trieste 
et  offrent  de  transporter  le  Prince.  Le  Cabinet  de  Vienne 
est  trop  cauteleux  pour  accepter  une  proposition  qui 
pourrait  avoir  trois  conséquences  terribles  : 

Premièrement,  rupture  avec  la  France ,  et  guerre 
soudaine. 


\  84  LETTRE 

Deuxièmement,  scorno  insupportable  pour  le  Prince 
si  les  provinces  mises  ou  remises  à  l'unisson  prenaient 
toutes  un  autre  parti,  ce  qui  est  arrivé  en  effet. 

Troisièmement,  guerre  civile  en  Espagne  si  les  pro- 
vinces avaient  persisté  respectivement  ,  et  perte  iné- 
vitable de  la  Monarchie.  Or,  puisque  ces  conséquences, 
très  visibles  pour  les  Anglais,  ne  les  empêchaient  pas 
de  faire  cette  démarche,  jugez  de  l'envie  qu'ils  avaient 
de  transporter  la  couronne  d'Espagne;  et  comment,  je 
vous  prie,  la  chose  pouvait-elle  être  autrement?  Il  suit 
de  là  une  chose  assez  bizarre  et  cependant  incontestable, 
cest  que  le  meilleur  ami  du  Roi  doit  aujourd'hui  craindre 
plus  que  tout  au  monde  l'événement  que  S.  M.  doit  dé- 
sirer plus  que  tout  au  monde:  je  veux  dire  le  rétablis- 
sement de  la  Maison  de  Bourbon,  qui  emporterait  la 
résurrection  subite  de  la  Maison  de  Savoie.  Certainement 
celle  de  Bourbon  ne  saurait  être  ni  placée  plus  sûrement 
ni  traitée  plus  honorablement  qu'elle  ne  Test  en  Angle- 
terre ;  cependant  je  la  croirais  plus  près  de  France  si  elle 
était  en  Amérique.  Au  demeurant,  vous  savez  que  la  po- 
litique à  cette  époque  est  devenue  purement  hypothé- 
tique. Un  raisonnement  est  bon  aujourd'hui  et  d'après 
telles  circonstances  réelles  ou  présumées ,  mais  une 
bataille  ou  tout  autre  événement  change  tout  en  un  clin 
d'œil. 

Ce  qui  piquerait  extrêmement  ma  curiosité  et  ce  que 
l'interruption  de  toute  correspondance  ne  m'a  point  en- 
core permis  de  savoir,  ce  serait  les  termes  où  nous  en 
sommes  à  présent  avec  l'Angleterre,  et  quelles  sont  pré- 
cisément ses  intentions.  Je  vois,  par  d'anciennes  lettres 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  \  85 

de  Son  Excellence  M.  le  Comte  de  Front,  qu'à  l'époque 
de  la  paix  d'Amiens,  le  Ministère  de  Londres  lui  soutint 
que  S.  M.  avait  renoncé  à  la  garantie  de  l'Angleterre. 
J'ai  sous  les  yeux  la  note  par  laquelle  ce  Ministre  réfuta 
pleinement  cette  assertion.  Je  vois  par  d'autres  lettres 
la  déclaration  formelle,  à  lui  faite  et  répétée,  que  si  la 
Russie  n'agissait  pas  de  concert,  l'Angleterre  ne  pou- 
vait rien  pour  S.  M.  Or,  à  présent  qu'au  lieu  d'agir  de 
concert  avec  l'Anglererre,  la  Russie  est  devenue  son  en- 
nemie, professe-t-on  toujours  les  mêmes  dogmes  à 
Londres  ?  Voilà  ce  que  je  voudrais  savoir,  pour  donner 
une  base  plus  solide  à  mes  raisonnements. 

Il  n'est  pas  vrai  au  reste  que  l'Angleterre  même  seule 
ne  puisse  rien  faire  pour  nous.  Si  elle  avait  voulu 
abandonner  Ceylan,  à  Amiens,  le  Roi  n'aurait-il  pas  été 
imdemnisé?  Je  fais  toujours  abstraction  d'une  opposition 
formelle  de  la  part  du  Dœmonium  meridianum,  qui  me 
paraît  toujours  invincible.  Il  faut  qu'il  soit  adouci  ou  tué. 

Ayant  fini  pour  aujourd'hui  sur  la  politique,  je  re- 
prends quelques  objets  particuliers. 

S.  M.  I.  a  jugé  à  propos  d'ordonner~qu'il  serait  élevé 
un  monument  public,  en  bronze  ou  en  marbre,  à  la  mé- 
moire du  Prince  Pajorskoï,  et  d'une  espèce  de  boucher 
nommé  Minin,  qui,  dans  les  premières  années  du 
xviie  siècle,  sauvèrent  la  Russie  du  joug  étranger  d'une 
manière  véritablement  merveilleuse. 

Les  plans  pour  ce  monument  ont  afflué  chez  le  Prince 
Alexis  Kourakin,  Ministre  de  l'intérieur.  Un  beau  matin 
la  Princesse,  chez  qui  j'avais  soupé  la  veille,  m'envoya 
un  rouleau  immense  de  ces  plans,  en  me  demandant 


\ 86  LETTRE 

mon  avis  par  un  billet.  Je  vis  d'abord  d'où  venait  la 
commission,  et  où  elle  devait  aboutir,  mais  je  n'en  fis 
pas  le  moindre  semblant.  Après  m'être  mis  en  état  de 
répondre  pertinemment,  je  fis  passer  à  Madame  la 
Princesse  un  avis,  dans  le  fond  très  motivé,  mais  dans 
la  forme  entièrement  destiné  à  une  dame.  Quelque 
temps  après,  il  y  avait  un  dîner  de  60  couverts  chez  le 
Comte  de  Strogonof,  le  jour  de  sa  fête.  Le  vieux  Comte, 
qui  est  président  de  l'Académie  des  beaux-arts,  nous  dit 
après  dîner  :  «  Messieurs,  S.  M.  I.  a  jugé  à  propos  d'éle- 
ver un  tel  monument,  on  lui  a  présenté  une  foule  de  pro- 
jets, mais  voilà  celui  qu  Elle  a  préféré,  et  quElle  vient  de 
ni  adresser  »,  et  je  vis  sortir  de  son  tiroir  celui  que 
j'avais  préféré.  Ainsi  S.  M.  saura,  ad  perpetuam  reime- 
moriam,  que  c'est  son  Ministre  qui  a  décidé  le  choix  du 
monument  pour  MM.  Pajorskoï  et  Minin,  hommes  fa- 
meux, dont  je  n'ai  su  les  noms  que  cette  année. 

Monsieur  le  Chevalier  Rana,  Major  du  génie,  est  le 
premier  Officier  piémontais  qui  se  voit  forcé  de  quitter 
le  service  Russe.  Le  Ministre  des  Guerres,  que  je  vous  ai 
fait  connaître,  lui  a  envoyé  un  congé  tout  sec,  sans 
aucune  gratification  pour  son  retour.  Ce  digne  officier  se 
trouve  victime  de  la  haine  de  Monsieur  le  Comte  Arakt- 
cheief  pour  les  étrangers.  Sans  trop  m'embarrasser  de 
la  fougue  de  ce  rude  personnage,  j'ai  cru,  en  suivant 
toujours  le  même  plan  de  conduite,  devoir  faire  une 
démarche  directe  en  faveur  du  Chevalier  Rana  (qui 
l'ignore),  auprès  de  S.  M.  L  par  la  voie  du  Ministre  des 
Affaires  étrangères,  seul  Ministre  avec  qui  nous  puis- 
sions traiter. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  87 

Vous  trouverez  ci-joints,  Monsieur  le  Chevalier,  le 
mémoire  que  j'ai  présenté  pour  lui,  et  la  lettre  dont  je 
l'ai  accompagné.  Dans  une  conversation  qui  a  suivi,  j'ai 
dit  franchement  à  Monsieur  le  Comte  Soltikof,  après  lui 
avoir  développé  toute  l'affaire,  que  je  ne  croyais  conforme 
ni  à  la  grandeur  ni  à  la  bonté  de  S.  M.  L  de  laisser 
partir  un  tel  Officier  sans  aucun  secours. 

J'ai  été  parfaitement  reçu,  et  j'ai  tout  lieu  de  m'at- 
tendre  à  une  gratification  que  j'ai  fort  bien  demandée, 
en  disant  que  je  ne  la  demandais  pas.  J'ai  l'honneur  de 
vous  adresser  ces  pièces,  d'abord  afin  que  S.  M.  soit 
instruite  de  la  conduite  de  ces  Messieurs,  qui  est  irré- 
prochable sous  tous  les  rapports,  et  encore  afin  qu'Elle 
voie  que  j'ai  conservé  ici  mon  franc  parler,  et  que  l'in- 
fluence du  moment  n'a  point  vicié  mon  style  diplomatique 
et  confidentiel.  Il  est  vrai  que  dans  le  monde"  je  ne  me 
permets  aucune  espèce  de  bavardage,  mais  je  me  permets 
encore  moins  des  révérences  et  des  flatteries.  Toute  la 
Légation  française,  le  chef  excepté,  me  traite  avec  une 
politesse  marquée.  Quand  à  l'Ambassadeur,  il  me  regarde 
avec  des  yeux  singuliers  qui  semblent  avoir  reçu  des 
ordres.  Savary,  plus  féroce  peut-être,  ou  du  moins  plus 
fougueux,  avait  cependant  un  air  moins  antipathique;  il 
me  montrait  même  un  certain  penchant  ou  quelque  chose 
qui  ressemblait  à  cela.  Lorsqu'il  me  faisait  des  politesses, 
il  avait  pour  moi  l'air  d'un  tigre  qui  joue  de  la  queue. 

Je  suis  menacé  d'un  très  grand  malheur.  Mon  fils  a 
atteint  et  même  passé  l'âge  de  la  conscription.  Aux  yeux 
de  la  loi  française  si  sage  et  si  équitable,  il  est  Français 
ainsi  que  tout  ce  qui  est  né  en  France,  ou  dans  un  dé- 


\  88  LETTRE 

partement  réuni.  On  me  mande  qu'il  sera  certainement 
appelé,  ce  qui  m'importe  fort  peu  :  mais  les  pères  et 
inères  sont  responsables,  et  que  deviendra  ma  femme 
que  je  n'ai  jamais  pu  tirer  des  griffes  de  ces  Messieurs? 
Je  n'ai  jamais  rien  éprouvé  de  si  inquiétant.  —  Mais  je 
ne  sais  à  quoi  je  pense  de  vous  entretenir  de  pareilles 
sornettes. 

275 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  19  janvier  1809. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Voici  ce  qu'on  ajoute  sur  l'expédition  de  Finlande. 
Celle  qui  doit  avoir  lieu  sur  les  îles  d'Aland  ne  s'étendra 
pas  plus  loin  et  n'aura  pas  d'autre  but  que  de  s'emparer 
de  ces  îles.  On  croit  jouer  à  coup  sûr,  vu  l'immense 
supériorité  des  forces  ;  mais  on  pourrait  bien  se  tromper. 
La  seconde,  qui  est  la  principale,  partira  d'un  point 
beaucoup  plus  élevé,  et  peu  distant,  à  ce  que  j'imagine, 
d'Àliaborg.  Plusieurs  personnes  fort  instruites  croient 
qu'elle  n'est  point  destinée  à  la  conquête  de  la  Suède, 
mais  à  une  simple  occupation  de  la  Dalécarlie,  qui  for- 
cerait, dit-on,  le  Roi  à  la  paix  en  lui  coupant  les  vivres. 
On  cite  à  ce  sujet  un  exemple  ancien,  mais  vous  savez  à 
quel  point  on  est  trompé  aujourd'hui  par  ces  sortes  de 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  89 

raisonnements.  Quant  aux  Français,  des  gens  fort  au 
fait  des  choses  m'assurent  qu'ils  s'en  tiendront  aux  me- 
naces, et  que  le  débarquement  de  leur  part  est  impos- 
sible :  je  le  souhaite  de  tout  mon  cœur.  En  attendant  le 
dénouement,  il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  des 
maux  que  fait  cette  guerre.  La  Finlande  est  ruinée  au 
point  que  les  pommes  de  terre  même  y  sont  portées 
d'ici.  On  a  demandé  aux  Isvochis  (cochers  publics)  de 
Saint-Pétersbourg,  8,000  chevaux  pour  le  service  de 
cette  armée  de  Finlande.  Chaque  cheval  porte  trois  sacs 
de  trois  puds  chacun  (la  Pud  égale  40  livres  Françaises 
à  peu  près),  un  de  ces  sacs  est  pour  l'animal,  et  les  deux 
autres  pour  les  hommes.  La  consommation  de  cette 
armée  exige  par  mois  600  sacs  de  farine  de  9  puds  cha- 
cun. Les  Isvochis  se  sont  mutinés  et  plusieurs  ont  été 
arrêtés;  mais  ensuite  ils  ont  été  relâchés  sur  les  repré- 
sentations de  l'Isvochi  de  l'Empereur  (celui  qui  le  mène 
en  traîneau),  qui  a  très  bien  su  représenter  les  raisons 
de  ses  collègues.  Je  ne  sais  quels  changements  on  fera 
aux  premiers  ordres,  mais  j'espère  que  vu  les  immenses 
difficultés  de  l'entreprise,  S.  M.  Suédoise  échappera 
encore  à  ce  danger.  On  ne  peut  penser  sans  frémir  à 
l'immense  destruction  d'hommes  occasionnée  par  cette 
injuste  guerre.  Les  dépenses  sont  sans  doute  un  moindre 
mal;  cependant  il  est  très  grand  dans  un  moment  surtout 
où  toutes  les  ressources  manquent  à  la  fois.  Le  commerce 
est  à  bas.  Aucune  manufacture  ne  va,  excepté  celle  des 
billets  qui  n'a  plus  de  bornes,  comme  il  arrive  à  tous  les 
états  qui  se  ruinent,  et  qui  n'ont  plus  que  la  funeste 
ressource  du  papier  monnaie.  Je  vois  périr  graduelle- 


\ 90  LETTRE 

ment  le  subside  de  S.  M.  à  mon  grand  regret.  Déjà  la 
moitié  à  peu  près  a  disparu.  Irons-nous  jusqu'au  zéro? 
C'est  ce  que  je  crains  beaucoup. 

Le  26  décembre  (v.  s.)  seconde  fête  de  Noël,  LL.  MM. 
le  Roi  et  la  Reine  de  Prusse  sont  arrivés  dans  cette 
capitale.  On  leur  a  fait  une  réception  magnifique  et 
pleine  de  toutes  les  délicatesses  de  l'amitié.  Plus  de 
30,000  hommes  étaient  sous  les  armes.  Les  Chevaliers- 
Gardes  se  sont  divisés  en  deux  corps,  l'un  est  allé  at- 
tendre les  augustes  voyageurs  à  la  porte  de  Peterhof, 
l'autre  a  attendu  à  la  porte  du  Palais.  Le  Roi  de  Prusse 
est  monté  à  cheval  en  entrant  dans  la  ville,  et  il  est 
arrivé  au  Palais  au  milieu  des  Chevaliers-Gardes.  L'Em- 
pereur et  le  Grand-Duc  étaient  aussi  à  cheval.  Ce  dernier, 
qui  s'était  réservé  le  haut  commandement,  fut  très 
aimable  ce  jour-là.  11  permit  à  la  Cavalerie  d'aller  au 
trot,  ce  qui  est  une  grande  affaire  dans  les  froids  aigus  ; 
il  permit  encore  à  l'infanterie  d'avoir  le  manteau,  et  il 
fit  allumer  sur  la  place  du  Palais  de  grands  feux  ou  tout 
le  monde  se  chauffa  alternativement.  11  n'y  avait  que 
40  degrés  de  froid,  ce  qui  n'est  qu'un  badinage.  Comme 
il  faut  cependant  que  le  caractère  se  montre  de  temps  en 
temps,  un  pauvre  diable  de  cocher  de  la  Cour  s'étant 
trouvé  hors  de  la  place  où  il  devait  être,  le  Grand-Duc 
le  rossa  à  grands  coups  de  plat  de  sabre,  et  bien  sur  la 
livrée  de  l'Empereur,  à  la  grande  édification  des  nom- 
breux spectateurs. 

On  avait  demandé  à  un  architecte  italien  nommé 
Rusca,  ce  qu'il  voulait  pour  mettre  en  état  le  Palais 
destiné  à  LL.  MM.  Prussiennes,  Il  dit  40,000  roubles 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  \§\ 

en  deux  ou  trois  mois  de  travail.  Quand  on  lui  annonça 
que  l'ouvrage  devait  être  fait  et  parfait  en  quelques 
jours,  il  demanda  400,000  roubles  qui  furent  alloués 
sur  le  champ.  Mille  ouvriers  ont  travaillé  sans  relâche, 
500  pendant  le  jour,  et  500  de  nuit.  Les  meubles,  les 
bronzes,  les  décorations  de  toute  espèce  ont  été  achetés 
à  foison  comme  s'il  n'y  avait  point  de  meubles  chez 
l'Empereur  de  Russie.  Les  fêtes  se  succèdent  rapidement  : 
bals,  spectacles  à  l'Ermitage,  concerts,  etc.  Caulaincourt, 
comme  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  s'est  peu 
gêné  pour  désapprouver  ce  voyage  ;  depuis  la  date  de  ma 
y  dernière  lettre,  il  s'est  permis  d'autres  choses.  Ma  plume 
se  prête  difficilement  à  vous  rendre  le  discours  qu'il  a 
tenu  chez  la  Princesse  Dolgorouki,  mais  il  me  paraît 
absolument  nécessaire  de  vous  faire  connaître  ce  mot.  ïi 
a  donc  dit  sans  façon  :  Il  n'y  a  point  de  mystère  à  ce 
voyage,  la  Reine  de  Prusse  vient  coucher  avec  1  Empe- 
reur. Voilà  ce  qu'il  a  dit,  non  pas  comme  vous  sentez  à 
haute  voix  et  à  toute  la  compagnie,  mais  aux  hommes 
à  qui  il  parlait  :  je  ne  sais  pas  assez  le  français  pour 
donner  à  une  telle  horreur  le  nom  qu'elle  mérite. 

Ma  situation  dans  ce  pays  est  devenue  une  espèce  de 
spectacle.  S.  M.  étant  en  guerre  avec  la  France,  comment 
puis-je  me  soutenir  ici  ?  La  chose  est  si  peu  probable 
que  certaines  personnes  croient  que  j'ai  cessé  mes  fonc- 
tions, et  j'ai  reçu  une  lettre  de  Vienne  dont  l'adresse 
portait  bonnement:  a  ci-devant  Ministre  de  S.  M.  Sarde». 
Mon  attachement  au  Duc  de  Serra-Capriola  est  connu. 
Je  le  vois  tous  les  jours,  c'est  une  intimité  de  sept  ans. 
Je  suis  fort  lié  avec  les  plus  grands  ennemis  du  parti 


\ 92  LETTRE 

français  :  je  vois  beaucoup  le  Comte  Strogonof  et  sa  belle- 
fille,  la  Princesse  Galitzin-Waldemar  mère  de  cette 
dernière,  le  Comte  Grégoire  Orlof,  etc.,  etc.  Ces  maisons 
ont  levé  le  masque  au  point  qu'elles  ne  reçoivent  pas 
l'Ambassadeur  de  France.  Je  ne  cache  d'ailleurs  nulle- 
ment ma  manière  de  penser  (je  ne  m'abstiens  que  de 
l'insulte  qui  est  toujours  une  sottise),  cependant  cela  ne 
me  nuit  aucunement  auprès  de  la  Légation  française. 
Tous  me  font  des  politesses,  quoique  sans  aucune  avance 
de  ma  part,  pas  même  celle  d'un  billet  de  visite. 

L'Ambassadeur  naturellement  ne  peut  pas  me  parler, 
cependant  il  est  arrivé  l'autre  jour  une  chose  marquante. 
J'avais  manqué  deux  fois  de  suite  à  l'assemblée  ordi- 
naire du  mercredi,  chez  le  Ministre  de  la  Marine.  Cau- 
laincourt,  lui  dit  :  Je  ne  vois  pas  le  Comte  de  Maistre  : 
est-il  malade  ?  Et  il  s'exprima  en  termes  très  honorables. 
Ce  diseours  a  paru  extraordinaire,  d'autant  plus  que 
jamais  je  ne  lui  adresse  la  parole. 

Le  jour  de  l'an,  à  la  Cour,  M.  Lesseps,  l'un  des  prin- 
cipaux membres  de  la  Légation,  s'approcha  de  moi  et  me 
dit  :  «  Monsieur  le  Comte,  je  vous  souhaite  de  tout  mon 
cœur  une  heureuse  année.  »  —  Je  lui  répondis  avec  un 
sourire  triste:  «  Monsieur  !  Je  n'accepte  point  le  compli- 
ment ;  il  y  a  longtemps  que  je  me  suis  arrangé  pour  ne 
plus  voir  d'années  heureuses.  » 

Une  chose  que  je  ne  dois  pas  non  plus  vous  laisser 
ignorer,  c'est  que  les  Français  et  leurs  alliés  (ou  esclaves, 
comme  il  vous  plaira)  ne  cherchent  aucunement  à  me 
faire  de  la  peine  à  la  Cour.  Au  contraire,  ils  me  laissent 
prendre  l'alternative  et  semblent  quelquefois  me  l'offrir. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  4  93 

J'en  use  librement,  mais  sans  affectation.  Croyez-vous, 
Monsieur  le  Chevalier,  que  tous  ces  Messieurs  se  con- 
duisissent ainsi  à  mon  égard  s'ils  n'avaient  point  d'ins- 
tructions? Pour  moi  j'en  doute.  Le  Général  Pardo  a  fait 
un  pas  plus  hardi  que  tous  les  autres  :  il  me  vint  voir  il 
y  a  peu  de  temps.  Je  lui  restituai  la  visite,  j'arrivai  par 
hasard  au  moment  où  il  venait  d'apprendre  la  prise  de 
Madrid.  «Eh!  bien,  lui  dis-je,  Monsieur  le  Général,  point 
de  nouvelles  ?  »  —  Hélas  !  me  répondit-il,  il  n'y  en  a  que 
trop  :  Madrid  est  pris,  et  il  me  montra  le  Moniteur.  Il 
m'ajouta  :  //  ny  a  plus  moyen  de  vivre  en  Europe,  je  ni  en 
vais  en  Amérique.  Comment  trouvez-vous  ce  discours  de 
la  part  de  l'Envoyé  de  Joseph?  —  Je  lui  répondis:  Vous 
avez  bien  raison,  Monsieur  le  Général.  Que  voulez-vous 
faire  ici  ?  Quelques  personnes  qui  vous  connaissent  au- 
ront pitié  de  vous,  mais  tout  le  reste  vous  blâmera  et  se 
moquera  de  vous.  Tirez-vous  de  là  et  allez-vous-en  en 
Amérique. 

Avouez  que  cela  paraît  fabuleux.  Quel  dommage  que 
cet  homme  se  soit  laissé  entraîner  à  présenter  les  lettres 
de  créance  de  Joseph  !  On  disait  précédemment  dans 
l'armée  d'Espagne  :  «  Quand  Pardo  a  parlé,  il  n'y  a  plus 
besoin  de  conseil  de  guerre.  »  Il  appartient  à  une  famille 
qui  a  la  Grandesse  :  il  avait  épousé  la  fille  du  dernier 
Vice-Roi  du  Mexique,  et  le  voilà  qui  donne  à  Joseph  un 
bras.  Quo  graves  Galli  melius  périrent!  Qu'est-ce  que 
l'homme?  Qu'est-ce  que  l'homme?  Et  qu'est-ce  que 
l'homme? 

Le  Duc  de  Mondragone,  autre  phénomène  du  même 
genre  (Grand  d'Espagne,  Ambassadeur  de  Murât)  n'a 
t.  xi.  43 


4  94  LETTRE 

pas  d'abord  fait  plus  d'attention  à  moi  que  je  n'en  faisais 
à  lui.  Il  ne  m'a  pas  envoyé  son  billet  :  en  un  mot  il  me 
traitait  absolument  sur  le  pied  de  guerre,  et,  quant  à 
moi ,  je  ne  le  regardais  pas  seulement  dans  le  monde.  Mais 
après  quelque  temps,  il  s'est  mis  à  m'adresser  la  parole, 
et  le  jour  de  l'an,  il  m'a  envoyé  son  billet,  que  je  lui  ai 
restitué. 

Le  Chevalier  de  Bray,  Envoyé  de  Bavière,  universel- 
lement suspecté  comme  âme  damnée  de  la  France,  me 
fait  toutes  sortes  d'avances  et  m'a  prié  à  diner.  Avec  lui 
je  ne  suis  nullement  gêné,  puisqu'il  représente  une 
puissance  légitime  ;  mais  la  considération  est  la  même, 
car  Bavière  et  France  sont  synonymes  ;  ce  qui  me  fait 
croire  toujours  plus  qu'il  y  a  à  mon  égard  un  système 
général  dicté  par  la  France. 

Quand  je  songe  que  Napoléon  a  tenu  entre  ses  mains, 
et  que  la  plupart  de  ses  Généraux  ont  acheté  à  Milan  la 
cinquième  édition  des  Considérations  de  la  France  (que 
je  n'avouais  pas  à  la  vérité,  mais  que  tout  le  monde 
m'attribuait),  qu'il  a  saisi  une  lettre  de  S.  M.  le  Roi  de 
France  qui  me  remerciait  de  ce  livre,  et  me  priait  de  le 
faire  circuler  en  France  par  tous  les  moyens  possibles, 
croyant  aussi  que  j'en  étais  l'auteur  j  quand  je  pense 
qu'à  l'occasion  de  la  fameuse  loi  de  4  802  sur  les  émi- 
grés, et  sur  ma  demande  claire  et  précise  d'être  rayé  de 
la  liste  comme  étranger  :  n'ayant  jamais  été  Français, ne 
Vêtant  pas,  et  ne  voulant  jamais  l'être,  j'ai  été  rayé  de  la 
liste  des  Emigrés,  et  autorisé  à  rentrer  en  France  sans 
obligation  de  prêter  serment,  et  sans  obligation  de  quitter 
U  service  du  Roi;  quand  j'ajoute  à  cela  tout  ce  qui  se 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  -1 95 

passe  à  présent,  je  tombe  dans  un  étonnement  qui  tient 
de  la  stupeur.  Je  vous  expose  les  faits,  mais  sans  y  rien 
comprendre.  Je  ne  doute  pas  au  reste  que  la  tentative 
que  j'ai  faite  l'année  dernière  pour  lui  parler  en  faveur 
de  S.  M.  ne  lui  ait  été  agréable.  S'il  en  avait  été  autre- 
ment, il  me  l'aurait  assez  fait  sentir  ici  où  il  est  Maître. 
Il  y  a  au  reste,  à  l'égard  de  ce  fameux  personnage,  deux 
erreqrs  dont  il  faut  se  garder  également  :  Tune  est  de 
croire  sa  puissance  légitime  et  sa  dynastie  établie,  ce 
qui  n'est  propre  qu'à  décourager  tout  le  monde,  surtout 
les  Princes,  et  à  établir  dans  le  monde  des  principes 
faux  et  dangereux  ;  l'autre  est  de  le  regarder  comme  un 
aventurier  coupable ,  auquel  il  n'est  pas  permis  de 
parler.  Ces  deux  opinions  sont  également  fausses,  et  la 
dernière  l'est  peut-être  plus  que  l'autre.  Celui  qui  a  dit 
que  la  première  qualité  d'un  Politique  était  de  savoir 
changer  d'avis  a  dit  une  grande  vérité.  Le  temps  est  un 
grand  élément  dans  la  politique.  Un  usurpateur,  qu'on 
arrête  aujourd'hui  pour  le  pendre  demain,  ne  peut  être 
comparé  a  un  homme  extraordinaire,  qui  possède  les 
trois  quarts  de  l'Europe,  qui  s'est  fait  reconnaître  par 
tous  les  Souverains,  qui  a  mêlé  son  sang  à  celui  de  trois 
ou  quatre  Maisons  souveraines,  et  qui  a  pris  plus  de 
capitales  en  quinze  ans,  que  les  plus  grands  capitaines 
n'ont  pris  de  villes  dans  leur  vie.  Un  tel  homme  sort  des 
rangs.  C'est  un  grand  et  terrible  instrument  entre  les 
mains  de  la  Providence,  qui  s'en  sert  pour  renverser 
ceci  ou  cela.  Tout  ce  qu'elle  a  déplacé  n'est  pas  proscrit. 
3'avais  l'honneur  d'écrire  l'année  dernière  à  l'auguste 
beau-frère  de  S.  M.  «  Bonaparte  vient  de  s'intituler  En- 


4  96  LETTRE 

voyè  de  Dieu  Jamais  on  n'a  rien  dit  de  plus  vrai ,  il 

est  parti  du  ciel  comme  la  foudre.  »  En  effet,  la  foudre 
en  vient  tout  comme  la  rosée.  Si  donc  on  trouvait 
quelque  moyen  d'adoucir  cet  homme,  ou  d'en  tirer 
quelque  parti,  on  faisait  très  mal  de  laisser  échapper 
l'occasion. 

Quant  à  ce  que  j'ai  ouï  dire  si  souvent  :  qu'on  ne  peut 
être  sûr  de  rien  avec  lui,  quil  est  aisé  de  se  compro- 
mettre, etc.,  etc.,  ce  sont  d'assez  pauvres  raisons,  mais 
comme  il  ne  s'agit  pas  de  cela  dans  ce  moment,  je  passe 
à  d'autres  objets,  ou  pour  mieux  dire  je  reviens  à  celui 
que  je  traitais  tout  à  l'heure,  en  vous  disant  que,  vérifi- 
cation faite,  j'ai  vu  que  mon  fils  ayant  commencé  sa 
dix-neuvième  année,  se  trouve,  depuis  près  d'un  an,  en 
Savoie,  sur  le  tableau  de  conscription.  Il  en  coûte 
aujourd'hui  4  0,000  francs  pour  remplacer  un  conscrit, 
et  les  parents  répondent.  —  On  pourrait  confisquer  les 
meubles  de  ma  femme,  et  peut-être  l'arrêter.  Sa  mère 
est  une  vieille  dame  cacochyme  qui  peut  manquer  d'un 
moment  à  l'autre....  Alors  mes  enfants  perdraient  la 
dernière  chemise  de  leur  garde-robe.  Si  dans  une  situa- 
tion aussi  pénible  l'intérêt  général  peut  servir  de  conso- 
lation, on  m'en  témoigne  beaucoup  de  tout  côté.  Au 
reste  que  puis-je  faire  ?  Je  ressemble  à  un  homme 
garrotté  dans  un  magasin  à  poudre,  où  son  ennemi 
menace  de  mettre  le  feu  à  tout  instant  ;  qu'a-t-il  de 
mieux  à  faire  que  de  ne  pas  se  tourmenter  inutilement, 
et  d'attendre  paisiblement  le  salut  ou  l'explosion.  Ce  qui 
mérite  ici  l'attention  de  S.  M.,  c'est  la  suspension  des 
décrets,  qui  sont  impitoyables  en  France.  Si  mon  fils 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  EOSSI.  4  97 

était  épargné,  ce  serait  une  merveille  tout  aussi  grande 
et  tout  aussi  inexplicable  que  le  décret  de  4  803  qui  me 
concernait. 

La  conduite  de  l'Empereur  à  mon  égard  se  ressent 
tout  à  fait  de  l'état  des  choses.  Il  passe  à  la  Cour  à  côté 
de  moi  comme  une  goutte  d'eau  sur  de  la  toile  cirée.  // 
glisse.  J'attrape  obliquement  :  «  Comment  ça  va-t-il? — 
Très  bien,  Sire  (c'est  un  grand  mensonge).  Qu'est-ce  que 
cela  me  fait?  Je  connais  sa  manière  de  penser.  Les 
Impératrices  au  contraire,  n'ayant  pas  les  mêmes  raisons 
de  se  gêner,  sont  extrêmement  et  visiblement  bonnes  à 
mon  égard.  Avant-hier,  au  bal  de  S.  M.  l'Impératrice- 
Mère,  Elle  me  rencontra  avant  le  souper,  me  parla  et  me 
demanda  de  mes  nouvelles,  et  ensuite  :  —  Comment  se 
porte  Monsieur  votre  fils  ?  —  Votre  Majesté  Impériale 
est  trop  bonne,  etc.,  etc.  —  Comment  n  est-il  pas  ici?  Je 
serais  bien  aise  de  faire  sa  connaissance.  —  Madame,  il 
monte  la  garde  chez  Votre  Majesté  même.  —  Il  me 
semble  qu'il  joue  toujours  de  malheur  quand  il  y  a  des 
plaisirs.  —  Madame,  quand  il  y  a  des  plaisirs  ordi- 
naires, il  demeure  volontiers  chez  lui,  parce  qu'il  est 
dans  l'âge  de  l'instruction,  mais  il  ne  manquera  jamais 
volontairement  une  fête  chez  Votre  Majesté  Impériale.— 
Je  sais  que  ce  sont  vos  sentiments,  etc.,  etc.  —  Vous 
voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  les  choses  se  passent 
assez  bien. 

Hier,  premier  jour  de  l'an,  la  Cour  a  successivement 
reçu  les  nouveaux  Ministres,  cérémonie  qui  a  offert  de 
grandes  difficultés,  dont  on  s'est  fort  mal  tiré.  L'Am- 
bassadeur a  refusé  d'être  présenté  avec  les  autres.  Il 


4  98  LETTRE 

était  aisé  de  sortir  d'embarras:  les  Envoyés  extraordi- 
naires ayant  le  droit  d'être  reçus  dans  le  Cabinet,  il  n'y 
avait  qu'à  nous  recevoir  tous  en  particulier.  C'est  ce 
qu'on  n'a  pas  su  faire,  de  manière  qu'ayant  été  convo- 
qués tons  à  l'ordinaire,  l'Ambassadeur  de  France  fut 
appelé  seul,  et  ensuite  LL.  MM.  Impériales  sortirent 
pour  nous  recevoir  dans  le  salon.  Ce  qu'il  y  a  de  bon, 
c'est  que  d'abord  après  devait  avoir  lieu  le  bal  dans  l'in- 
térieur des  appartements  de  l'Empereur,  bal  où  nous  ne 
sommes  point  invités,  non  plus  qu'aux  assemblées  ordi- 
naires de  l'Ermitage.  Nous  nous  retirâmes  donc  à  l'heure 
du  bal,  et  Caulaincourt  resta,  lui  qui  est  de  tout  et  par- 
tout. Il  faut  dire  à  notre  gloire  que  le  Corps  diploma- 
tique fit  assez  mauvaise  figure  ;  dans  les  règles,  il  aurait 
fallu  s'en  aller  mais  qu'est-ce  que  le  Corps  diplomatique 
en  ce  moment?  Fort  mauvaise  compagnie,  je  vous  as- 
sure. On  ne  voit  avec  plaisir  que  le  Ministre  de  Saxe 
(le  Comte  d'Einsiedeln)  et  moi.  Celui  de  Saxe  est  bien 
Roi  de  nouvelle  fabrique,  mais  son  Maître  est  estimé 
inler  natos  mulierum;  personne  ne  lui  en  veut.  Tout  le 
reste  est  serf.  Que  voulez-vous  faire?  Quant  à  moi,  je 
regarde  tout  cela  comme  une  comédie.  Tout  ce  qui  se 
fait  par  force  et  contre  l'opinion  publique  ne  touche 
point  l'honneur  et  laisse  chômer  à  sa  place. 

Le  4er  de  ce  mois  (13)  ont  été  célébrées  les  fiançailles 
de  Son  Altesse  Impériale  Madame  la  Grande-Duchesse 
Paulowna  avec  son  A.  S.  M.  le  Prince  Frédéric  Georges 
de  Holstein-Oldenbourg.  Cette  fête  a  été  belle  et  tou- 
chante. Le  Prince  Epoux  ferait  bien  de  s'appeler  Félix  : 
les  plus  grandes  choses  en  politique  ne  se  font  pas  par 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  499 

délibération,  elles  se  font  comme  on  dit  par  hasard,  et 
les  suites  sont  immenses.  Le  Prince  d'Oldenbourg,  en 
venant  créer  les  Princes  Russes  en  Russie,  ne  sait  peut- 
être  pas  ce  qu'il  fait  ;  je  serais  bien  en  état  de  le  lui 
dire.  C'est  au  demeurant  un  Prince  sensé  et  instruit, 
plein  de  bonnes  vues  et  de  bons  sentiments.  Sa  femme 
est  charmante  et  plus  que  charmante,  car  elle  est  rai- 
sonnable, spirituelle,  et  très  instruite. 

En  entrant  dans  l'église,  le  jour  de  la  cérémonie, 
l'Ambassadeur  de  France  fut  heurté  par  un  officier,  ce 
qui  n'est  pas  surprenant  dans  une  foule.  Caulaincourt 

se  tournant  dit  à  l'officier  :  «  , 

je  n'aime  pas  qu'on  me  heurte  ainsi.  »  Si  jamais  la  voix  de 
quelque  laquais  ivre  est  parvenue  de  loin  jusqu'à 
l'oreille  de  S.  M.,  Elle  peut  remplir  le  vide  que  je  laisse 
ici  comme  Elle  jugera  convenable.  Est-il  possible  !  Dans 
l'église  du  Palais  !  Au  milieu  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grand  et  déplus  respectable  !  A-t-on  jamais  entendu 
rien  d'égal? 

Pour  vous  finir  le  chapitre  de  ce  grand  personnage, 
vous  saurez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  le  jour  de  l'ar- 
rivée de  la  Cour  de  Prusse,  il  a  refusé  d'illuminer  son 
hôtel,  ce  qui  est  une  insulte  bien  caractérisée  faite  à 
S.  M.  Impériale  encore  plus  qu'à  LL.  MM.  Prussiennes. 
—  Je  croyais  avoir  fini  sur  lui,  mais  je  me  trompais. 
Au  bal  paré  qui  eut  lieu  à  la  Cour  le  soir  des  fiançailles, 
il  déclara  sa  prétention  de  danser,  comme  Duc  français, 
avant  les  Princes  Guillaume  et  Auguste  de  Prusse  qui 
ont  accompagné  les  Souverains  ;  c'est  une  prétention 
décidée  de  Napoléon  qui  a  eu  effet  à  Erfurt,  où  les  Ducs 


200  LETTRE 

de  sa  création  ont  pris  le  pas  sur  tous  les  Princes  du 
sang  Allemands  qui  se  trouvaient  là.  Ici  pourtant  l'Em- 
pereur a  résisté  et  Caulaincourt  a  refusé  de  danser  ;  il  a 
joué  négligemment  avec  l'Impératrice-mèrc,  en  disant 
quil  avait  mal  au  pied. 

Vous  sentez  bien,  Monsieur  le  Chevalier,  que  lorsque 
Caulaincourt  se  permet  toutes  ces  insolences,  il  est  bien 
sûr  des  intentions  de  son  Maître  ;  ainsi  je  ne  voudrais 
pas  répondre  que  ce  voyage  n'eût  des  suites  fâcheuses 
pour  la  Cour  de  P russe. 

Le  jour  où  nous  avons  été  présentés,  la  Reine  m'a 
parlé  d'une  manière  assez  naturelle.  Il  n'en  a  pas  été  de 
même  du  Roi,  qui  n'a  pu  m'articuler  une  syllabe  ;  je 
n'en  suis  pas  surpris  :  voilà  le  second  Souverain  dont 
l'embarras  m'a  fait  méditer. 

La  Reine  a  trouvé  dans  son  appartement  une  sultane 
avec  douze  châles  de  Turquie.  On  parle  aussi  d'une  robe 
brodée  en  perles,  mais  je  n'ai  pas  de  certitude  à  cet 
égard.  Je  ne  puis  douter  que  la  Reine  ne  me  connaisse, 
car  la  Comtesse  de  Goltz,  qui  est  retournée  à  Kœnigsberg 
et  qui  est  de  sa  société^  lui  a  lu  quelques-unes  de  mes 
lettres  ;  mais  elle  a  évité  toute  conversation  sous  les  yeux 
de  Caulaincourt,  qui  serait  le  premier  à  rire  de  cette 
timidité  s'il  en  était  instruit. 

Le  3  il  y  a  eu  bal  et  souper  chez  S.  M.  Tlmpératrice- 
mère  où  le  Corps  diplomatique  a  été  invité  à  l'ordinaire, 
car  Elle  n'aime  point  ces  fêtes  de  Divan  où  l'on  n'invite 
aucun  chrétien.  Rien  n'égale  la  magnificence  de  ces  as- 
semblées, du  souper  surtout  qui  est  une  chose  unique; 
500  personnes  (toutes  des  quatre  premières  classes)  sont 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  20J 

invitées.  Le  repas  est  servi  sur  un  grand  nombre  de 
tables  rondes  pouvant  tenir  \  8  ou  20  personnes,  et  si 
elles  ne  suffisent  pas,  sur  d'autres  tables  longues  dispo- 
sées le  long  des  murs.  Une  des  tables  rondes  placée  au 
milieu  du  Salon  est  occupée  par  la  Famille  impériale, 
les  Dames  du  Portrait,  les  Maréchaux  et  les  Ambassa- 
deurs. Une  autre,  qui  est  tout  près,  Test  parles  Ministres 
étrangers,  leurs  femmes  et  leurs  filles,  s'il  y  en  a-,  rien 
de'plus  beau  que  le  service  et  l'illumination,  tous  les 
fruits  et  toutes  les  fleurs  se  trouvent  sur  ces  tables,  car 
l'été  du  soleil  n'a  que  trois  ou  quatre  mois;  mais  l'été 
des  poêles  ne  finit  pas.  On  estime  que  ces  soirées  coûtent 
à  peu  près  50,000  francs. 

Les  militaires  sont  les  moins  amusés  dans  cette  cir- 
constance, car  on  ne  les  laisse  guère  tranquilles.  L'autre 
jour  l'Empereur  et  le  Roi  de  Prusse  exercèrent  un  régi- 
ment d'infanterie  dans  le  Manège  du  Palais.  L'Empereur 
faisait  le  Colonel  et  son  hôte  royal  le  Chef,  et  tous  les 
officiers  de  la  garnison  étaient  spectateurs.  Le  3,  les 
deux  Monarques  sont  allés  au  Palais  de  laTauride  où  ils 
ont  exercé,  dans  la  grande  place  des  Casernes,  le  régi- 
ment des  Chevaliers-Gardes  à  pied  et  à  cheval  par  douze 
degrés  de  froid  et  sans  manteaux.  A  sept  heures  du  matin, 
on  était  à  cheval  (j'entends  le  régiment).  Après  l'exercice, 
l'Empereur,  le  Roi,  les  Princes  et  tous  les  officiers  sont 
montés  chez  le  Colonel  (le  Général  Deprevadowitch)  où 
ils  ont  tous  déjeuné  ensemble  en  bons  camarades.  On 
prépare  une  fête  superbe  à  la  Tauride,  où  il  y  aura  bal 
masqué,  souper  et  feu  d'artifice.  600  personnes  seront 
invitées,  et  j'en  rendrai  compte.  En  attendant,  le  rouble 


202  LETTRE 

qui  vaut  intrinsèquement  3  francs  de  Piémont,  ne  vaut 
dans  ce  moment  que  35  sous  de  France,  et  la  mesure 
de  farine  qui  valait  deux  roubles  et  demi,  est  montée  à 
dix-neuf. 


276 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  3  (15)  février  1809. 

Permettez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  je  vous  renou- 
velle mes  instances  les  plus  amicales  pour  que  si  jamais 
vous  appreniez  le  projet  de  me  rappeler  en  Sardaigne, 
vous  ayez  la  bonté  de  parer  le  coup  de  toutes  vos  forces. 
Ce  serait  au  pied  de  la  lettre  jeter  mon  fils  par  la  fenêtre. 
Je  serais  obligé  de  me  coucher  à  terre,  de  disputer,  de 
ne  pas  partir.  Ce  serait  une  désobéissance,  une  indécence 
du  premier  ordre. 

Dès  que  je  me  suis  mis  depuis  longtemps  entière- 
ment entre  les  mains  de  S.  M.  pour  ce  qui  concerne  ma 
personne ,  je  crois  que  je  suis  en  règle  ;  étendre  la 
proscription  à  ma  famille  serait  trop,  à  ce  que  j'ose 
croire.  Quelque  défavorablement  disposé  que  puisse  être 
S.  M.  en  ma  faveur,  il  me  semble,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, qu'il  ne  vous  sera  pas  difficile  de  la  ramener  à  des 
sentiments  de  bonté  par  deux  considérations  bien  sim- 
ples. La  première  c'est  que  tous  mes  torts  sont  de  papier; 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  203 

brûlez  mes  lettres,  que  rcste-t-il  ?  Bien.  Le  service  du 
Roi  s'est  toujours  fait  d'une  manière  irréprochable. 
Ainsi  tout  se  réduit  à  des  piques,  à  des  irritations  bien 
ou  mal  fondées.  La  seconde  réflexion,  c'est  que  dans 
toutes  les  affaires  d'orgueil  et  de  point  d'honneur,  il  ne 
dépend  de  personne  de  se  régler  par  l'opinion  du  Sou- 
verain, quoiqu'on  ne  puisse  imaginer  rien  d'aussi  res- 
pectable. Permettez  que  je  vous  propose  un  exemple  bien 
simple,  celui  d'un  duelliste.  Supposez  que  le  Roi  eût 
l'extrême  bonté  d'entrer  en  discussion  avec  un  de  ses 
sujets  prêt  à  se  battre  pour  une  injure  reçue,  qu'il  lui 
dît  :  Vous  êtes  fou  de  croire  qu'il  dépende  d'un  autre 
fou  de  vous  priver  de  votre  honneur,  c'est  moi  qui  suis 
le  grand  juge  de  l'honneur,  je  vous  tiens  pour  un  homme 
d'honneur,  je  vengerai  d'une  manière  terrible  l'outrage 
qu'on  vous  a  fait,  etc....  Qu'y  aurait-il  de  plus  incon- 
testablement vrai  que  ce  discours  ?  Cependant  il  ne  ferait 
aucun  effet,  parce  qu'il  ne  s'agirait  dans  cette  affaire  que 
de  l'opinion  de  l'offensé  et  de  celle  du  public.  C'est  à 
peu  près  la  même  chose  pour  moi,  Monsieur  le  Che- 
valier. Quand  vous  me  dites  :  «  Soyez  persuadé  que 
vous  êtes  dans  l'erreur  ;  que  S.  M.  n'a  aucune  aversion 

pour  vous,  etc       »,  vous  parlez  d'or,  et  j'avoue  même 

que  je  ne  puis,  sans  manquer  à  toutes  les  convenances, 
contredire  un  homme  comme  vous  sur  un  fait.  Mais 
hélas,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  n'est  point  du  tout  de 
quoi  il  s'agit.  Si  je  suis  traité  comme  si  cette  aversion 
existait,  si  je  le  pense,  ou  si  d'autres  le  pensent,  l'opinion 
va  son  train,  et  la  manière  de  voir  de  S.  M.,  que  per- 
sonne ne  respecte  aussi  profondément  que  moi,  me 


204  LETTRE 

devient  cependant  parfaitement  inutile.  Présentez  les 
choses  sous  ce  point  de  vue,  et  vous  obtiendrez,  j'espère, 
de  S.  M.  au  moins  qu'elle  épargne  ma  famille  dont  la 
perte  serait  la  suite  infaillible  de  mon  rappel  en  Sardaigne. 
Pour  ce  qui  est  de  ma  personne,  rien  ne  m'occupe  moins: 
lorsque  dans  une  Révolution  où  l'on  a  suivi  le  parti  du 
Souverain  on  finit  par  lui  déplaire,  c'est  une  véritable 
mort  qui  rend  indifférent  à  tout.  Vous  me  direz  sans 
doute  :  Cest  votre  faute.  Eh  !  mon  Dieu  qui  vous  dit 
que  non? 

Encore  un  mot  sur  les  lettres,  je  vous  en  prie.  Si  les 
miennes  renferment,  par  ci  par  là,  quelques  traits  qui 
déplaisent  à  S.  M.,  assurez-la,  je  vous  prie,  que  je  ne  sais 
pas  moi-même  que  ces  choses  y  sont.  Je  m'amuse  quel- 
quefois à  voir  ici  les  registres  ou  plutôt  les  matériaux 
des  registres.  Ce  sont  d'épouvantables  barbouillages 
dont  le  pauvre  secrétaire  tirait  des  dépêches  comme  il 
pouvait,  pendant  que  le  Ministre  jouait  dans  le  monde. 
Moi,  je  n'ai  pas  de  secrétaire,  je  ne  puis  écrire  par  la 
poste,  je  ne  puis  envoyer  de  courrier  ;  lorsqu'un  Mi- 
nistre me  fait  la  politesse  de  m'offrir  une  place  dans  sa 
malle,  je  m'enferme  chez  moi  et  j'écris  à  perte  d'haleine 
dix,  vingt,  trente  et  quelquefois  jusqu'à  quarante  pages, 
à  vous,  Monsieur  le  Chevalier,  et  à  d'autres  dans  l'occa- 
sion, et  sans  que  je  puisse  me  permettre  une  correction. 
Or,  je  suis  sûr  que  S.  M.  ne  trouvera  nulle  part  un 
homme  pourvu  ou  affligé  d'une  imagination  vive,  qui 
puisse  écrire  vingt  pages  de  suite  sans  rature  sur  des 
objets  intéressants,  et  sans  qu'il  y  ait  rien  à  retrancher 
de  sa  lettre  ni  rien  à  y  ajouter.  Moi-même,  je  suis  le 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  205 

premier  à  dire  :  Je  voudrais  ôter  cette  phrase,  corriger 

celle-là,  en  ajouter  une  autre  qui  m'a  échappé,  etc  

Mais  il  n'y  a  pas  moyen  :  il  faut  cacheter,  et  je  ne  sais  si 
S.  M.  a  toujours  daigné  réfléchir  à  cette  position  parti- 
culière. 

Agréez,  Monsieur  le  Chevalier,  etc. 

P.  S.  —  En  jetant  les  yeux  sur  mon  registre  d'expé- 
dition, je  vois  une  lettre  du  30  octobre  (M  novembre) 
envoyée  par  Rome,  et  qui  par  conséquent  ne  vous  sera 
pas  parvenue.  Je  vois  par  la  note  qu'elle  roulait  sur  la 
parenté  bizarre  dont  je  vous  fis  part  dans  le  temps  ;  je 
crois  donc  devoir  vous  répéter  la  substance  de  cette 
lettre  autant  que  ma  mémoire  peut  me  la  représenter. 

N'ayant  presque  plus  de  correspondance  avec  ma 
famille  en  Savoie,  je  n'ai  su  qu'après  une  longue  attente 
que  la  découverte  avait  été  faite  par  un  ancien  ami 
français,  marié  en  Savoie,  qui  n'est  pas  capable  de  faire 
la  moindre  imprudence.  Cependant  comme  il  y  a  trois 
maisons  au  même  degré  et  qu'il  pourrait  se  trouver 
quelque  imprudent  qui  eût  parlé,  je  crus  dans  le  temps 
devoir  confier  la  chose  à  vous  d'abord,  et  ensuite  au 
Comte  de  Blacas  qui  était  alors  ici.  Au  fond  la  chose  ne 
signifie  rien  quant  à  moi,  mais,  sur  ces  sortes  de  choses, 
il  faut  être  omnia  tuta  timens. 


206 


LETTRE 


277 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg  3  (15)  février  1809). 

Monsieur  le  Chevalier, 

Pendant  tout  le  séjour  de  LL.  MM.  le  Roi  et  la 
Reine  de  Prusse,  qui  a  été  de  vingt  jours,  tous  les 
genres  de  plaisir  se  sont  succédé  sans  relâche,  et  l'Em- 
pereur n'a  rien  épargné  de  ce  que  l'amitié  la  plus  ingé- 
nieuse pouvait  imaginer.  Bals,  spectacles,  soupers,  feux 
d'artifice,  manœuvres  militaires,  rien  en  un  mot  n'a  été 
omis,  et  je  crois,  à  vous  dire  la  vérité,  qu'à  la  fin  tout 
le  monde  était  las,  et  que  les  forces  humaines  étaient 
à  bout.  Tant  de  plaisirs  ont  pensé  finir  d'une  manière 
si  épouvantable  que  je  ne  puis  y  songer  sans  frémir.  Il 
y  a  ici  de  fort  grands  écfifices  (les  uns  en  pierre,  les 
autres  en  bois),  de  vastes  halles  qui  servent  à  exercer 
les  soldats  lorsque  le  mauvais  temps  ne  permet  pas  de 
les  exercer  en  plein  air.  On  les  appelle  Exercice-house. 
Quoiqu'il  y  ait  quatre  poêles  dans  ces  grandes  salles, 
cependant  ils  ne  haussent  la  température  extérieure  que 
de  5  degrés  :  ainsi  quand  on  a  20  degrés  dehors,  le  soldat 
jouit  de  15  dans  ces  Exercice-house  ;  mais  le  vent  et  la 
neige  de  moins  sont  deux  articles  importants.  Le  4  5 
(27)  du  mois  dernier,  par  un  froid  atroce,  on  devait 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  207 

exercer  le  régiment  des  Gardes  Ismaïlowski  dans  une 
de  ces  halles  bâties  depuis  peu  de  temps  sur  la  route  de 
Poserhof.  L'édifice  était  de  bois,  mais  bâti  de  gros  ma- 
tériaux, en  forme  de  murs  bastionnés.  L'exercice  devait 
avoir  lieu  à  9  heures  du  matin  ;  à  7  heures  il  croula  de 
fond  en  comble  sous  un  poids  énorme  de  neige  glacée. 
Deux  heures  plus  tard,  l'Empereur,  le  Grand-Duc  son 
frère,  le  Roi  et  les  deux  Princes  de  Prusse  et  toute  leur 
suite  y  auraient  péri  avec  1500  hommes;  cela  fait  hor- 
reur. Voici  maintenant  un  trait  caractéristique  du  carac- 
tère de  ce  pays  ;  à  peine  on  a  parlé  de  cette  petite 
aventure,  et  dans  aucune  assemblée  il  ne  m'est  arrivé 
d'en  entendre  dire  un  mot,  à  moins  que  je  n'en  aie  parlé 
le  premier.  Tel  est  ce  peuple,  et  si  le  malheur  était  ar- 
rivé, je  suis  persuadé  que,  passé  le  premier  moment,  on 
n'aurait  parlé  que  des  fêtes  du  nouveau  couronnement. 

La  Cour  est  partie  le  \  8  (30)  ;  il  y  a  eu  de  part  et 
d'autre  de  fort  beaux  présents,  et  quoique  celle  de 
Prusse,  dans  les  tristes  circonstances  où  elle  se  trouve 
n'ait  pu  égaler  l'autre,  elle  a  cependant  fait  les  choses  à 
merveille.  Les  présents  faits  à  la  Reine  sont  magnifi- 
ques. Elle  a  trouvé  sur  sa  toilette  six  châles  Turcs  de  la 
plus  grande  beauté.  On  parle  aussi  d'une  toilette  d'or, 
mais  je  n'ai  pu  avoir  de  certitude  à  ce  sujet.  Comme  à  la 
mascarade  du  \  3  (25)  toutes  les  Dames  devaient  être 
habillées  à  la  Russe,  l'Empereur  a  saisi  cette  occasion 
pour  présenter  à  la  Reine  une  magnifique  robe  Russe 
brodée  en  perles.  On  l'a  d'abord  évaluée  à  150,000  rou- 
bles, mais  il  y  a  dans  ce  pays  un  génie  amplificateur 
dont  je  me  défie  infiniment.  Il  a  beaucoup  été  question 


208  LETTRE 

de  la  beauté  de  cette  Souveraine,  et  véritablement  elle 
peut  encore  s'appeler  belle,  après  neuf  couches.  Elle  est 
enceinte.  On  Ta  beaucoup  comparée  à  l'Impératrice  ré- 
gnante. La  Reine  est  peut-être  plus  belle  femme,  mais 
l'Impératrice  est  plus  belle  Souveraine.  Entre  nous,  j'ai 
trouvé  la  première  habillée  un  peu  hardiment.  Elles  ont 
contracté  une  grande  amitié.  La  Reine,  dit-on,  ne  parle 
de  l'Impératrice  qu'avec  enthousiasme.  Elle  a  raison. 

Ni  le  Roi  ni  la  Reine  de  Prusse  n'ont  cherché  à  me 
parler.  De  mon  côté,  je  n'ai  point  cherché  du  tout  à  voir 
cette  Cour,  qui  était  de  dix  ou  douze  personnes.  Ne 
pouvant  recevoir  de  visites,  je  n'aime  pas  en  faire.  D'ail- 
leurs, vous  sentez  que  dans  ce  moment  il  ne  peut  y  avoir 
rien  de  commun  entre  nous.  Un  de  mes  chagrins  est 
que  S.  M.  ne  soit  pas  rétablie  pour  offrir  un  subside  à 
S.  M.  Prussienne.  Le  point  de  finance  était  fixé  il  y  a 
longtemps  entre  les  deux  Souverains.  La  Prusse  deman- 
dait à  la  Russie  M  millions  de  roubles  pour  les  avan- 
ces de  la  dernière  campagne.  Avant  de  partir  pour  Er- 
furt,  l'Empereur  avait  signé  pour  4  3.  Je  crois  qu'on 
aura  un  peu  discuté  sur  la  portion  payable  dans 
le  moment.  On  m'assure  que  le  Roi  a  emporté  4  mil- 
lions. Il  a  aussi  beaucoup  été  question  de  politique  ; 
sans  savoir  précisément  ce  qui  a  été  dit,  je  puis  cepen- 
dant vous  assurer  que  la  Prusse  a  beaucoup  insisté 
pour  le  repos  ;  c'est  tout  ce  qu'elle  a  demandé.  Du 
reste  sa  vanité  blessée  ressemble  un  peu  à  la  magnani- 
mité. Elle  a  grande  envie  de  prendre  une  revanche,  et 
je  la  crois  bien  résignée  à  confier  ses  places  de  Silésie  à 
son  ancienne  rivale. 


A  M.  LE  CTIEVALIER  DE  KOSSÏ.  209 

Que  fera  l'Empereur  de  Russie  si  l'Autriche  éclate, 
comme  il  paraît  assez  certain  ?  Je  vous  ai  mandé  la  belle 
défense  qu'il  a  faite  à  Erfurt  ;  cependant  il  a  bien  fallu 
signer  quelque  chose  éventuellement.  Qu'est-ce  que  cette 
chose?  Voilà  la  question.  Tout  le  monde  convient 
qu'on  a  stipulé  pour  le  cas  ou  la  Bavière  ou  la  Saxe  se- 
raient attaquées.  La  Saxe  n'embarrassera  guère.  Mais 
comme  le  premier  coup  de  pistolet,  si  la  guerre  recom- 
mence, doit  se  tirer  sur  le  royaume  de  M.  deMongelas, 
il  y  aura  sûrement  une  réquisition,  et  dans  ce  cas,  il  fau- 
dra dire  oui  ou  non.  Je  penche  à  croire  qu'il  pourra  y 
avoir  de  belles  démonstrations  militaires,  mais  que  l'Em- 
pereur, supposé  même  qu'il  se  mette  en  mouvement,  ne 
prêtera  pas  le  collet  de  bonne  foi.  Qui  peut  croire  qu'un 
Souverain  légitime  soit  réellement  ami  de  Napoléon? 
Autant  vaudrait  soutenir  que  les  pigeons  aiment  les 
éperviers.  Comment  d'ailleurs,  dans  cette  supposition, 
me  passerait-on  mon  style  diplomatique  ?  Vous  en  avez 
vu  des  échantillons.  Extérieurement,  à  la  vérité,  je  ne  me 
permets  aucune  bravade,  rien  ne  serait  plus  déplacé; 
mais  dans  mes  rêves  et  dans  le  tête-à-tête,  je  n'ai  jamais 
changé  de  ton.  Voici  un  autre  signe  que  je  vous  propose. 
Lorsque  la  loi  sur  les  confiscations  est  arrivée,  le  gou- 
vernement s'est  bien  gardé  de  manifester  un  avis,  mais 
nous  n'avons  pas  vu  moins  clairement  qu'il  désapprou- 
vait ceux  qui  voulaient  rentrer,  et  qu'il  approuvait  fort 
ceux  qui  sortaient.  M.  le  Comte  Araktcheief  ayant  pris 
de  travers  l'affaire  du  pauvre  Chevalier  Rana,  j'ai  eu 
une  peine  infinie  à  la  raccommoder.  Enfin  j'ai  obtenu 
200  ducats,  que  l'Empereur  m'a  envoyés  directement, 
t.  xi.  \h 


2\0  LETTBE 

pour  faire  sentir  que  c'était  une  pure  libéralité.  Je  suis 
parvenu,  non  sans  peine,  à  lui  faire  lire  que  j'étais  inca- 
pable de  signer  un  mensonge  ni  même  une  simple  exa- 
gération, et  il  a  compris  à  la  fin  que  ce  digne  officier  ne 
se  retirait  ni  par  dégoût  du  service  Russe,  ni  par 
amour  des  Français.  Enfin  j'ai  obtenu  ces  deux  cents 
ducats. 

Il  pourrait  arriver  telle  combinaison  politique  qui 
placerait  les  sujets  du  Roi  dans  le  plus  grand  embarras  : 
car  chaque  souveraineté  a  ses  prétentions,  ce  qui  est  bien 
juste,  et  je  n'en  connais  pas  de  plus  jalouse  que  celle-ci. 
Il  n'y  a  qu'un  service  agréable  et  sans  inconvénient, 
Monsieur  le  Chevalier,  c'est  celui  de  son  propre  Souve- 
rain, et  malheur  à  tous  ceux  que  la  nécessité  contraint 
à  en  prendre  un  autre  !  Qu'y  avait-il  de  plus  beau  et  de 
plus  agréable  que  la  situation  des  sujets  du  Roi,  deman- 
dés par  l'Empereur,  et  envoyés  par  le  Roi  ?  Voyez  ce 
que  tout  cela  est  devenu.  Cette  époque  est  affreuse. 

L'expédition  sur  les  îles  d'Aland  aura  lieu,  suivant 
les  apparences,  mais  il  paraît  que  celle  sur  la  Suède,  si 
solennellement  décrétée  et  arrêtée,  n'aura  pas  lieu.  Toute 
puissance  a  des  bornes:  la  saine  politique  enseigne  de 
demeurer  toujours  fort  en  deçà  de  ces  bornes.  C'est  ce 
qu'on  n'a  pas  fait.  Qu'est-il  arrivé?  Qu'on  a  dit  non. 
Deux  généraux,  Kamenski  et  Knorring  ont  refusé  le 
commandement.  Je  ne  saurais  pas  trop  vous  dire  jusqu'à 
quel  degré  s'est  étendue  l'opposition.  Je  la  crois  générale, 
mais  plus  ou  moins  silencieuse,  des  chefs  en  bas.  Une 
guerre  contre  la  nature  n'est  pas  raisonnable,  mais  si 
l'on  ajoute  encore  contre  la  conscience  universelle,  quel 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  2\\ 

nom  donner  à  cette  entreprise?  Le  militaire  en  général 
abhorre  cette  guerre. 

Le  jour  de  la  fête  de  la  Tauride  7  (4  9),  Caulaincourt 
eut  la  prétention  de  convoquer  tout  le  Corps  diploma- 
tique chez  lui,  et  de  partir  en  corps.  M.  de  Binder, 
Chargé  d'affaires  d'Autriche,  s'y  refusa,  ajoutant  fort  à 
propos  que  si  l'on  était  parti  de  chez  M.  Wiggers,  il  n'y 
aurait  trouvé  aucune  difficulté  (ce  M.  Wiggers  est  un 
bon  vieillard  chargé  ici  des  affaires  des  Villes  Anséati- 
ques  depuis  six  mille  ans).  Caulaincourt  se  contenta 
donc  de  mener  ce  qu'il  appelle  ses  Ministres.  A  la  fête 
qu'il  a  donnée  lui-même  le  4  5  (27),  chacun  de  ses  Mi- 
nistres était  chargé  de  faire  les  honneurs  d'une  table.  Il 
y  avait  400  couverts,  et  tout  alla  à  merveille.  Il  y  avait 
sur  la  table  de  la  Cour  sept  poires  magnifiques,  venues 
d'une  serre  de  Moscou,  qui  avaient  coûté  700  roubles. 
On  a  beaucoup  parlé  de  ces  poires  dont  l'histoire  est 
plaisante.  Il  y  en  avait  dix  dàns  une  serre  de  l'Empereur, 
à  Moscou.  Le  Grand  Maréchal,  toujours  empressé  de 
faire  sa  cour,  les  offrit  à  l'Ambassadeur  de  France  pour 
sa  fête.  Pendant  qu'il  faisait  cette  offre,  un  drôle  les  vo- 
lait  à  Moscou  ;  il  a  été  pris  et  fait  soldat,  mais  les  poires 
étaient  vendues  et  portées  à  Saint-Pétersbourg.  Trois 
étaient  pourries  ;  les  sept  autres  ont  été  achetées  à  cent 
roubles  la  pièce. 

Toute  la  terre  était  à  cette  fête,  excepté  le  Duc  et 
moi.  A  propos  du  Duc,  son  Maître  lui  a  conservé  ses 
appointements  comme  s'il  était  en  plein  exercice,  et  il  a 
donné  à  son  fils  une  commanderie  de  ^ 8,000  ducats 
napolitains.  Il  faut  convenir  que  s'il  n'est  pas  reconnu 


2\ 2  LETTRE 

par  cette  Cour,  il  Test  bien  par  la  sienne.  Il  a  loué  son 
hôtel  à  l'Ambassadeur  d'Autriche  pour  4  2,000  roubles. 
Sa  femme  en  a  \  2  ou  4  5  de  revenu,  Avec  ces  avantages, 
il  est  fort  bien  et  commence  à  payer  ses  dettes.  On  prend 
beaucoup  d'intérêt  à  lui  et  il  est  toujours  le  même  dans 
l'opinion, 

Caulaincourt  est  d'une  humeur  épouvantable.  Il  appar- 
tient au  parti  Talleyrand,  qui  a  toujours  beaucoup  dé- 
sapprouvé la  guerre  d'Espagne.  Jugez  ce  qu'il  en  pense 
dans  ce  moment.  Malgré  tous  les  bulletins  dont  on  nous 
assassine,  il  paraît  cependant  que  la  merveille  s'opérera. 
J'en  juge  plutôt  sur  des  considérations  morales  que  sur 
des  notions  certaines,  qu'on  nous  cache  par  tous  les 
moyens  possibles. 

Le  moment  est  bien  arrivé  de  parler  aux  Français, 
car  il  y  a  bien  des  mécontents,  et  il  faut  aller  à  la  racine. 
Il  m'est  impossible  de  me  figurer  seulement  le  repos 
tant  qu'un  certain  homme  sera  à  sa  place.  Nous  surtout, 
comment  pourrions-nous  exister  ?  C'est  ce  que  je  ne  sais 
pas  comprendre. 

Le  31  du  mois  dernier  (42  courant)  le  Prince  de 
Schwarzenberg  a  eu  ses  audiences  de  présentation.  On 
en  dit  mille  biens,  mais  il  y  a  un  grand  mal  dans  tous 
ces  changements  d'Ambassadeurs.  Tout  pays  doit  être 
étudié,  et  celui-ci  plus  que  tout  autre.  Ils  partent  toujours 
au  moment  où  ils  pourraient  être  utiles,  lorsqu'ils  ont 
achevé  leurs  études.  L'Ambassadeur  d'Autriche  est  revêtu 
d'une  mission  bien  importante.  Nous  verrons  comment 
tout  cela  tournera.  Personne  ici  ne  doute  d'une  nouvelle 
explosion,  et  l'on  en  parle  diversement.  Il  me  semble 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  213 

que  tout  dépendra  en  grande  partie  du  quand  et  du  com- 
ment. Si  l'Autriche,  sans  attendre  que  Napoléon  ait  eu 
le  temps  de  prendre  ses  mesures,  s'élance  sur  la  Bavière 
et  sur  le  Tyrol,  si  elle  s'unit  à  la  Prusse,  brise  l'asso- 
ciation du  Rhin,  et  se  sert  des  Princes  bien  ou  mal  inten- 
tionnés, suivant  fart,  il  y  a  de  très  grandes  espérances. 
Mais  si  l'Autriche  balance,  si  elle  attend  le  premier  coup, 
et  si  elle  commence  en  Italie,  tout  nous  présage  de 
nouveaux  malheurs.  Espérons  que  tout  ira  bien.  La 
perspective  est  certainement  belle,  et  les  chances  en 
faveur  de  S.  M.  n'ont  pas  encore  présenté  d'aussi  belles 
apparences.  Quand  même  nous  serions  trompés  encore 
une  fois,  il  ne  faudrait  désespérer  de  rien.  Je  ne  crois 
pas  que  sans  les  Français  nous  puissions  jamais  nous 
rétablir  parfaitement,  mais  ils  y  viendront  tôt  ou  tard. 
Qui  sait,  Monsieur  le  Chevalier,  si  nous  n'obtiendrons 
pas  une  fois,  en  vertu  de  belles  et  bonnes  signatures 
légitimes,  ce  que  des  brigands  nous  promirent  traîtreu- 
sement il  y  a  dix  ans:  —  augmentation  de  territoire  à 
la  paix  générale  ?  La  girouette  politique  a  tout  à  fait 
tourné  pour  nous  ;  de  nouveaux  liens  se  sont  formés  ; 
nous  n'éprouverons  plus,  suivant  les  apparences,  cette 
cruelle  opposition  qui  nous  étouffait  en  Italie  ;  les  bar- 
rières qui  nous  environnaient  n'existent  plus  ;  rien  ne 
s'oppose  à  un  accroissement  tout  à  fait  conforme  à  la 
nature.  Encore  une  fois,  qui  sait?  Aucune  idée,  je  vous 
l'avoue,  ne  me  choque  davantage  que  celle  de  la  Maison 
de  Savoie  rétablie  seulement,  après  cette  affreuse  lutte, 
dans  le  Piémont  démantelé.  Depuis  des  siècles  les  Alpes 
sont  accoutumées  à  porter  la  couronne  de  Savoie  ;  mon 


2J4  LETTRE 

imagination  ne  peut  s'accoutumer  à  la  voir  reculer.  Que 
si  on  lui  prépare  dans  la  plaine  une  base  plus  vaste  et 
pius  digne  d'elle,  à  la  bonne  heure  :  ce  sera  une  conso- 
lation ;  mais  permettez-moi  cependant  de  vous  dire,  en 
ma  qualité  d'Allobrogc,  que  toute  consolation  suppose 
un  malheur. 


278 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 

Saint-Pétersbourg,  10  (22)  février  1809. 

Sire, 

Le  31  du  mois  dernier,  M.  le  Prince  de  Schwarzen- 
berg,  Ambassadeur  d'Autriche,  a  eu  sa  première  audience 
dans  laquelle  il  a  remis  ses  lettres  de  créance.  Votre  Ma- 
jesté imagine  assez  aisément  quel  a  été  le  sujet  de  la 
conversation,  quia  été  très  longue,  et  pendant  laquelle 
Caulaincourt  a  envoyé  deux  ou  trois  messages  au  Palais 
pour  voir  si  Ton  en  finissait  enfin.  Une  autre  fois,  j'aurai 
l'honneur  d'entrer  dans  de  plus  grands  détails  sur  cette 
audience.  Le  Prince  paraît  un  homme  d'un  très  grand 
mérite  et  fait  exprès  pour  cette  mission.  Il  est  bien  in- 
formé du  caractère  de  la  nation  et  de  celui  du  Souverain, 
mais  il  ne  peut  effacer  les  conventions  d'Erfurt.  Votre 
Majesté  a  vu  par  mes  dépêches  et  par  celles  de  M.  le 
Chevalier  Ganières  que  le  Cabinet  de  Vienne  ne  parais- 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  2\o 

sait  pas  avoir  envisagé  ces  conférences  d'Erfurt  sous  un 
aspect  aussi  sinistre  que  nous  les  avions  d'abord  envi- 
sagées ici.  L'Empereur  a  sans  doute  résisté  et  même 
violemment  résisté  à  plusieurs  demandes  de  Napoléon  ; 
mais  il  n'a  pas  moins  fallu  signer  certaines  conventions 
éventuelles,  et  quoique  personne  ne  les  ait  lues,  nous 
savons  néanmoins  à  peu  près  ce  qu'elles  sont,  et  per- 
sonne ne  peut  nier  qu'elles  ne  soient  d'une  nature  très 
dangereuse.  Un  Officier  français  nommé  Duponton  qui  a 
déjà  séjourné  ici  très  longtemps,  qui  a  inspecté  les 
ouvrages  de  Cronstadt  et  que  l'Empereur  a  comblé  de 
présents,  vient  d'arriver  de  nouveau.  Son  Maître  l'a 
dépêché  de  Valladolid  :  il  est  chargé  de  demander  où 
est  l'armée  d'observation  stipulée  à  Erfurt,  et  de  de- 
mander même  à  la  voir.  Déjà  quelques  corps  se  sont 
ébranlés  et  marchent  sur  les  frontières  de  la  Gallicie. 
Si  Napoléon  venait  à  souffrir  quelque  grand  échec  qui 
l'empêchât  d'être  redoutable,  peut-être  que  l'Empereur 
échapperait  à  ses  engagements.  Je  dis  peut-être ,  Sire, 
car  il  se  fait  une  certaine  chevalerie  à  sa  mode,  et  je  ne 
voudrais  répondre  de  rien,  même  dans  cette  supposition. 
Si  au  contraire,  comme  il  est  très  possible,  le  succès 
couronnait  encore  les  armes  françaises  ,  nul  doute  , 
Sire,  que  Napoléon  n'entraînât  l'Empereur  de  Russie 
dans  son  tourbillon,  et  ne  l'obligeât  à  combattre  pour 
la  France.  Sans  être  en  état  de  prévoir  exactement  les 
événements,  ce  qui  me  paraît  impossible,  on  voit  cepen- 
dant en  gros  qu'ils  peuvent  être  de  nature  à  m'embar- 
rasser  beaucoup,  ainsi  que  les  autres  sujets  de  Votre 
Majesté  qui  sont  ici  au  service  Russe,  et  c'est  ce  qui  me 


24  6  LETTJIE 

détermine  principalement  à  prendre  la  liberté  d'adresser 
directement  cette  lettre  à  Votre  Majesté. 

Pour  commencer  par  Messieurs  les  Officiers  piémon- 
tais,  il  peut  se  faire  qu'ils  se  trouvent  dans  le  cas  de 
demander  leur  démission  ;  cependant,  Sire,  avec  un 
homme  tel  qu'Araktcheief,  je  ne  voudrais  pas  répondre 
dé  quelque  violence  diabolique.  Il  faudra  se  conduire 
avec  beaucoup  de  prudence.  Votre  Majesté  ferait  peut- 
être  une  chose  digne  d'elle  en  recommandant  ces  Officiers 
à  S.  M.  l'Empereur  d'Autriche,  pour  le  cas  où  ils  de- 
vraient et  pourraient  quitter  ce  pays.  Quatre  ou  cinq 
Officiers  sont  un  poids  absolument  imperceptible  pour 
une  puissance  telle  que  l'Autriche. 

Quant  à  moi,  Sire,  j'ai  cru  qu'il  était  de  mon  devoir 
d'instruire  d'avance  Votre  Majesté  du  parti  que  j'ai  pris. 
Quand  même  la  Russie  combattrait  l'Autriche  ,  comme 
étant,  elle  Russie,  alliée  de  la  France,  je  demeurerais 
en  place,  car  je  n'ai  pas  le  droit  de  mettre  fin  à  une  mis- 
sion que  Votre  Majesté  m'a  fait  l'honneur  de  me  confier, 
sans  en  avoir  reçu  l'ordre  exprès  de  sa  part,  dès  qu'il  ne 
s'agit  pas  de  l'un  de  ces  cas  où  les  règles  diplomatiques 
parlent  toutes  seules. 

Mais  s'il  y  avait  des  mouvements  en  Italie,  si  la  guerre 
se  portait  de  ce  côté,  si  le  nom  de  Votre  Majesté  était 
prononcé  chez  elle  ou  ailleurs,  et  si  les  armes  autri- 
chiennes agissaient  ouvertement  pour  Elle ,  alors  la 
Russie  serait  censée  combattre  Votre  Majesté,  et  je  croi- 
rais devoir  suspendre  officiellement  mes  fonctions  sans 
attendre  que  l'Ambassadeur  de  France  me  chassât  par 
une  Note.  Ensuite  je  quitterais  le  grand  monde  et  je 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  217 

vivrais  tranquillement  avec  un  petit  nombre  d'amis. 
J'aurais  sur  ce  point  un  beau  modèle  dans  la  personne 
de  M.  le  Duc  de  Serra-Capriola,  qui  est  resté  ici  avec 
l'approbation  de  son  Maître  et  de  tout  le  monde.  Je  n'ai 
aucun  moyen  de  voyager,  et  je  ne  saurais  d'ailleurs  où 
aller.  J'ai  consumé  ici  tout  ce  que  je  possédais,  ma 
femme  s'est  trouvée  réduite  aux  mêmes  extrémités,  de 
manière  que  nous  ne  serions  pas  en  état  de  faire  50 
lieues  pour  nous  rapprocher.  Je  me  tranquilliserai  donc 
en  attendant  de  nouveaux  ordres  de  Votre  Majesté; 
mais  je  la  supplie  de  ne  pas  croire  que  j'aie  aucun  atta- 
chement particulier  pour  ce  pays,  malgré  les  bontés 
qu'on  m'y  a  fait  éprouver.  Mes  habitudes  et  mes  affec- 
tions sont  fort  étrangères  à  Saint-Pétersbourg. 

Il  me  serait  au  reste  impossible  d'exprimer  à  Votre 
Majesté  le  profond  regret  que  j'éprouve  en  voyant  com- 
bien je  l'ai  mécontentée  dans  cette  mission.  Mes  fâcheux 
pressentiments  se  sont  trop  vérifiés.  Sans  pouvoir  pré- 
voiries horribles  tourments  auxquels  je  serais  condamné 
dans  ce  pays,  je  prévoyais  cependant  en  gros  que  j'au- 
rais beaucoup  à  souffrir.  Comme  je  n'ai  jamais  été 
ambitieux,  que  je  n'ai  jamais  demandé  ni  espéré  cette 
place,  et  que  je  ne  suis  ici  que  par  obéissance,  j'espère 
que  la  Providence  qui  m'y  a  conduit  malgré  moi,  m'en 
tirera  de  quelque  manière  honorable  que  je  ne  puis 
prévoir. 

Peut-être  que  dans  ce  moment  où  j'ai  l'honneur 
d'écrire  à  Votre  Majesté,  je  n'ai  plus  celui  d'être  son 
Ministre  ni  peut-être  même  son  sujet.  N'importe,  Sire, 
il  faut  toujours  agir  et  parler  suivant  les  devoirs  du 


21 8  LETTRE 

moment.  Mon  unique  consolation,  si  Votre  Majesté  m'a 
séparé  d'elle,  sera  de  penser  que  tous  mes  torts  se  ré- 
duisent à  des  cris  de  douleur  qui  sont  assez  naturels  à 
l'homme  et  par  conséquent  dignes  de  compassion.  Du 
reste,  Votre  Majesté  a  été,  j'ose  le  croire,  bien  servie  ici, 
ses  sujets  bien  soutenus,  et  la  dignité  de  son  nom  main- 
tenue autant  qu'il  était  possible;  du  moins  je  ne  vois  pas, 
en  m'examinant  avec  toute  la  sévérité  possible,  que  j'aie 
quelque  chose  à  me  rapprocher  sous  ce  rapport.  Quelles 
que  soient  les  déterminations  de  Votre  Majesté,  je  ferai 
jusqu'à  mon  dernier  soupir  les  vœux  les  plus  ardents 
pour  elle  et  pour  son  auguste  Maison. 


279 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  18  février  (2  mars)  1809. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Il  y  a  quelque  temps  que  M.  Alopeus ,  ci-devant 
Ministre  en  Suède,  et  comblé  de  faveurs  à  son  retour, 
s'est  rendu  h  Abo.  Bientôt  après  le  Ministre  des  guerres 
s'est  rendu  en  Finlande,  et  enfin  S.  M.  I.  se  propose  de 
faire  le  même  voyage,  et  son  départ  aura  lieu  incessam- 
ment. L'avis  unanime  est  qu'il  s'agit  d'une  révolution 
en  Suède,  et  que  l'Empereur  ne  va  que  pour  recevoir 


A  M.  LE  CflEVALIER  DE  BOSSI.  24  9 

les  députés  qui  viendront  se  présenter  à  lui  en  Finlande. 

Dernièrement  j'ai  vu  le  Comte  Paul  de  Strogonof, 
revenu  par  congé  de  l'armée  de  Finlande.  Il  ne  fit  pas 
difficulté  de  me  dire,  lorsque  je  lui  parlai  de  cette  inva- 
sion qui  paraissait  chimérique  :  Qiïen  effet  elle  Vêtait 
militairement,  mais  que  malheureusement  cette  guerre  ne 
pouvait  se  faire  que  par  les  moyens  révolutionnaires,  et 
que  cela  était  bien  triste.  Voilà  qui  est  clair.  D'ailleurs 
M.  Alopeus  est  évidemment  un  instrument  révolution- 
naire. Je  vous  ai  fait  connaître  ce  qu'il  a  fait  à  Stock- 
holm et  le  singulier  diplôme  que  ses  services  lui  ont 
mérité.  Je  demandai  au  Comte  Paul  de  Strogonof,  dans 
cette  même  conversation,  s'il  y  avait  des  germes  de  ré- 
volution dans  ce  pays.  Il  me  répondit  :  Qu'il  y  en  avait, 
que  le  peuple  regardait  le  Roi  comme  une  mauvaise  tête, 
qui  attirait  sur  la  nation  tous  les  maux  d'une  guerre  inter- 
minable par  son  obstination  à  ne  vouloir  pas  reconnaître 
l'Empereur  de  France.  Ces  idées  sont  assez  dans  le 
caractère  du  peuple,  mais  je  ne  saurais  vous  assurer  si 
en  effet  celui  de  Suède  en  est  là,  pour  son  malheur.  Je 
suis  de  même  hors  d'état  de  vous  dire  si  S.  M.  Suédoise 
a  quelques  torts  (j'entends  d'imprudence  et  d'obstina- 
tion), car  pour  sa  vertu  et  sa  grandeur  d'âme,  qui  pour- 
rait en  douter?  On  en  parle  fort  diversement  :  M.  Alopeus 
en  particulier  s'exprime  sur  son  compte  avec  beaucoup 
de  mépris.  Il  le  peint  comme  le  plus  obstiné  des  hommes, 
croyant  que  son  opinion  est  la  règle  de  la  vérité,  et 
inaccessible  à  tout  conseil.  Mais  quel  juge  que  M.  Alo- 
peus !  Enfin,  Monsieur  le  Chevalier,  je  n'en  sais  pas 
davantage. 


220  LETTRE 

Ce  qui  paraît  sûr,  c'est  que  S.  M.  le  Roi  de  Suède 
vient  de  quitter  ses  Etats  et  de  partir  pour  l'Angleterre. 
Mais  on  explique  ce  voyage  de  deux  manières  diffé- 
rentes. Les  uns  disent  qu'il  a  abandonné  la  partie  et 
qu'il  ne  pense  qu'à  sauver  sa  personne  ;  les  autres  (et  ce 
sentiment  me  paraît  infiniment  plus  probable)  assurent 
qu'il  est  parti  pour  aller,  en  Angleterre,  hâter  les  secours 
avec  lesquels  il  compte  agir  au  printemps,  et  qu'il  a 
laissé  un  conseil  de  régence  fort  bien  organisé. 

Que  vous  dirai-je,  Monsieur  le  Chevalier,  sur  une 
telle  guerre?  Il  est  impossible  d'imaginer  rien  d'aussi 
révoltant.  Heureusement  aucun  sujet  du  Roi  n'y  a  été 
appelé.  Voilà  donc  quatre  guerres  bien  comptées  sur  les 
bras  de  l'Empereur  de  Russie  :  Angleterre,  Suède,  Tur- 
quie, et  Perse.  Bientôt,  suivant  les  apparences,  il  aura 
la  cinquième,  car  vous  verrez  qu'il  se  trouvera  conduit  à 
rompre  avec  l'Autriche.  Il  a  déclaré  à  l'Ambassadeur  qiïil 
avait  des  engagements  et  qu'il  les  tiendrait.  Cet  Ambas- 
sadeur est  certainement  un  homme  fait  pour  la  circons- 
tance, et  la  voix  publique  lui  rend  le  témoignage  le  plus 
honorable,  mais  il  ne  peut  faire  l'impossible,  c'est-à-dire 
persuader  à  l'Empereur  qu'il  s'est  trompé,  et  qu'il  de- 
vrait agir  autrement.  Ah  !  Monsieur  le  Chevalier,  que  le 
temps  est  sombre  !  Le  mécontentement  est  arrivé  à  un 
point  qu'on  ne  peut  décrire.  La  mesure  de  blé  qui  coû- 
tait trois  roubles  et  demi  est  montée  à  vingt-cinq.  On 
manque  de  tout.  Je  recevrais  comme  un  bienfait  trois 
aunes  de  drap  bleu  pour  me  faire  un  frac.  Qu'arrivera- 
t-il  au  Printemps,  lorsque  nous  serons  pressés  vivement 
et  sur  la  mer  Noire,  et  sur  la  Caspienne,  et  sur  la  Bal- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  224 

tique  ?  Rappelez-vous  diverses  choses  que  j'ai  eu  occa- 
sion de  vous  dire  précédemment.  Je  crains  fort  que  le 
mois  de  mai  ne  soit  à  jamais  et  tristement  célèbre. 

La  nouvelle  de  la  prise  de  la  Corogna  nous  a  pénétrés 
de  regret.  A  la  vérité  nous  n'avons  pas  tardé  à  nous 
apercevoir  que  les  Français  avaient  beaucoup  brodé  les 
circonstances ,  mais  le  mal  ne  laisse  pas  que  d'être 
considérable.  Sur  cela  je  ne  puis  m'empêcher  de  répéter 
ce  que  je  disais  à  l'occasion  de  la  prise  de  Madrid  :  ou 
les  Français  sont  fous,  ou  les  Espagnols  manquent  ab- 
solument de  forces.  Comment  des  gens  qui  entendent  la 
guerre  seraient-ils  capables  de  courir  des  Pyrénées  à  la 
Corogna,  s'il  y  avait  au  delà  de  l'Ebre  une  armée  capable 
de  s'avancer  vers  le  Nord  et  leur  couper  la  retraite  ?  Je 
n'y  vois  rien  :  cependant  je  ne  puis  renoncer  à  l'espérance 
que  les  Espagnols  réussiront. 

La  guerre  que  va  commencer  l'Autriche  ne  me  fait 
pas  moins  palpiter  le  cœur.  Quelle  gloire  d'un  côté  et 
quel  danger  de  l'autre  !  Bonaparte  l'a  si  bien  mise  à 
découvert  par  ses  victoires  et  ses  traités  de  paix;  il  s'est 
procuré  de  tels  points  d'appui,  et  sa  rapidité  ordinaire 
contraste  si  fort  avec  le  système  de  précaution  et  de  len- 
teur qui  paraît  aussi  naturel  à  cette  puissance,  qu'on  ne 
saurait  s'empêcher  de  concevoir  de  fortes  craintes.  D'un 
autre  côté,  on  assure  que  l'esprit  public  a  totalement 
changé  en  Autriche,  que  tout  le  monde  veut  la  guerre, 
que  les  Princes  sont  parfaitement  d'accord,  et  que  leurs 
grands  talents  seront  employés  ;  voilà  bien  des  raisons 
d'espérer.  Voilà  encore  une  de  ces  crises  épouvantables 
qui  laissent  à  peine  la  force  de  respirer. 


222 


LETTRE 


280 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,       (13)  avril  1809. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Je  me  rappelle  avoir  eu  l'honneur  de  vous  dire  dans 
une  de  mes  lettres,  en  vous  parlant  de  la  Suède:  Elle 
semble  avoir  contre  elle  une  loi  générale.  La  loi  en  effet 
existait  et  vient  de  se  montrer;  la  Suède  est  révolution- 
née. Il  n'y  avait  malheureusement  qu'une  voix  contre 
l'infortuné  Monarque  :  tout  son  peuple  sans  exception 
était  contre  lui,  et  ce  qu'il  y  a  de  bien  extraordinaire, 
c'est  que  l'insurrection  a  commencé  par  l'armée  ;  celle 
de  Norvège  a  levé  l'étendard  par  un  manifeste.  Le  Roi, 
sans  doute  au  fait  de  la  fermentation,  avait  fait  embar- 
quer de  grandes  richesses  (les  fonds  même  de  la  Banque, 
à  ce  qu'on  dit)  sur  une  frégate  prête  à  mettre  à  la  voile. 
Quatre  généraux,  MM.  de  Wachmeister,  d'Alderentz, 
Klankel,  et  un  autre  dont  j'ignore  le  nom,  se  présentèrent 
chez  le  Roi  (13  mars,n.  s.),  et  lui  demandèrent,  au  nom 
de  la  nation,  si  son  intention  était  de  partir  :  «  De  quoi 
«  vous  avisez-vous,  leur  dit  le  Roi,  de  vous  présenter 
«  chez  moi  en  surtout?  —  Sire,  répliqua  Wachmeister, 
«  il  ne  s'agit  pas  de  ces  misères  ;  il  s  agit  de  savoir  si 
«  Votre  Majesté  pense  ou  ne  pense  pas  à  quitter  son 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  223 

«  pays?  »  Alors  le  Roi  tira  l'épée,  mais  tous  se  jetèrent 
sur  lui  et  le  désarmèrent  :  de  ce  moment,  il  n'y  eut  plus 
de  Roi.  Le  fils  fut  installé  sous  la  Régence  du  Duc  de 
Sudermanie. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire  connaître  le  projet 
formé  pour  l'envahissement  de  la  Suède,  presque  au 
moment  où  il  fut  conçu  ;  je  vous  ai  fait  connaître  depuis 
l'opposition  que  l'opinion  avait  formée  contre  ce  projet, 
et  enfin  l'invincible  détermination  de  S.  M.  L,  plus  forte 
encore  que  l'opinion  :  en  conséquence  le  Général  en  chef 
Knorring  s'empara  des  îles  d'Aland  ;  le  Général-major 
Barclay  de  Tolly  traversa  le  golfe  à  Wasa  et  se  rendit  à 
Umea  ;  et  le  Général-major,  aide-de-camp  général,  de 
Schouwalof,  pénétra  jusqu'à  Tornéo.  Au  même  moment 
4  3  (25)  mars,  l'Empereur  se  rendait  à  Abo,  où  il  avait 
été  précédé  par  M.  Alopeus,  et  par  le  Ministre  des 
guerres,  Comte  Aracktcheief.  A  Uméa  et  à  Tornéo,  les 
Russes  ne  trouvèrent  aucune  résistance,  les  soldats  jetè- 
rent les  armes  en  disant  qu'ils  ne  voulaient  plus  de 
guerre.  Vis-à-vis  d'Aland,  un  Officier  russe,  à  la  tête  de 
400  hommes  de  cavalerie,  arriva  sur  la  côte  de  Suède. 
Chevaux  et  hommes  étaient  sur  les  dents,  et  on  les  aurait 
mis  en  pièces  avec  la  moitié  de  ce  monde  bien  chaussée 
et  bien  nourrie  ;  mais  l'Officier  manœuvra  de  manière  à 
se  faire  prendre  pour  l'avant-garde  de  l'armée,  et  sept 
heures  après  son  arrivée  il  était  comme  à  Stockholm.  Tout 
de  suite  on  parlementa  :  le  Russe  demanda  des  quartiers 
qui  lui  furent  accordés.  Mais  on  ne  tarda  pas  à  décou- 
vrir la  vérité  ;  cependant  il  n'y  eut  point  de  combat,  puis- 
qu'on ne  voulait  plus  de  guerre.  Au  contraire  les  Suédois 


224  LETTRE 

envoyèrent  des  Députés  à  l'Empereur.  11  est  heureux  que 
dans  cette  occasion  les  Russes  aient  osé  trop  peu,  car 
s'ils  avaient  marché  en  force  sur  Stockholm,  ilsy  seraient. 
Mais  du  moment  que  les  intentions  des  Suédois  furent 
connues,  le  Général  Knorring  rappela  toutes  les  troupes 
qui  étaient  passées  en  Suède.  On  m'assure  qu'il  le  fit 
sans  autorisation  de  S.  M.  I.,  mais  la  chose  est  un  peu 
difficile  à  croire.  L'Empereur  n'ayant  plus  rien  à  faire 
en  Finlande  est  revenu  dans  sa  capitale  le  Jeudi-saint 
25  mars  (6  avril).  On  a  d'abord  dit  que  le  Roi  de  Suède 
avait  été  tué,  mais  cette  triste  nouvelle  ne  s'est  point 
confirmée:  aujourd'hui  on  dit  qu'il  n'a  point  été  dé- 
trôné, qu'on  lui  a  seulement  dicté  des  conditions,  etc. 
Tout  cela  à  mon  avis  n'a  pas  de  sens  commun  :  un  Roi 
sur  qui  on  a  mis  la  main,  un  Roi  profané  n'existe  plus 
comme  Roi,  et  celui  qui  lui  demande  son  épée  est  aussi 
coupable  que  celui  qui  le  tue.  Quel  épouvantable  sujet 
de  réflexion  î  Ce  qui  se  passe  dans  ce  moment  rendrait  à 
jamais  les  hommes  sages,  si  l'histoire  et  les  exemples 
servaient  à  quelque  chose,  ce  que  je  n'ai  jamais  cru.  Si 
les  Suédois  étaient  abandonnés  à  eux-mêmes,  le  résultat 
unique  serait  la  paix,  et  le  renversement  du  renverse- 
ment opéré  en  1 779.  Mais  il  faut  regarder  plus  loin.  Les 
Russes  en  poussant  à  bout  sans  la  détruire  une  nation 
ennemie  de  la  Russie,  autant  qu'amie  de  la  France,  for- 
cent les  Suédois  à  se  jeter  dans  les  bras  de  Napoléon. 
La  Suède  devenant  donc  ainsi  une  dépendance  et 
presque  une  province  de  la  France,  Napoléon  est  inté- 
ressé à  la  soutenir  contre  la  Russie,  qu'il  veut,  comme 
vous  sentez  bien,  étouffer  en  l'embrassant:  c'est  lui 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  225 

d'ailleurs  qui  doit  fournir  les  indemnisations  en  Pomé- 
ranie.  Laissons-le  donc  s'emparer  de  cette  affaire,  et  ne 
doutons  pas  qu'il  ne  la  termine  èquitablement.  Les  quatre 
conditions  imposées  à  la  Suède  sont  :  la  cession  for- 
melle de  la  Finlande,  la  reconnaissance  de  l'Empereur 
Napoléon,  la  déclaration  de  guerre  aux  Anglais,  et  la 
confiscation  de  toutes  les  propriétés  anglaises  en  Suède. 
Vous  observerez  en  passant,  Monsieur  le  Chevalier,  que 
l'Empereur  ne  les  a  point  confisquées  chez  lui.  Nul  doute 
que  la  catastrophe  de  Suède  ne  soit  la  suite  immédiate 
de  la  guerre  désespérée  que  la  Russie  lui  a  faite.  Je  sup- 
prime toutes  les  réflexions  :  que  pourrais-je  vous  dire 
qui  ne  soit  pas  dans  votre  cœur?  La  vengeance  n'est  pas 
loin,  et  je  doute  que  dans  ce  cas  elle  arrive  pede  claudo. 
Aucun  sujet  de  S.  M.  n'a  été  employé  à  cette  expédition 
qui  me  pénètre  de  douleur.  Les  Généraux  Barclay  de 
Tolly  et  Schouwalof,  qui  n'étaient  encore  que  Majors- 
généraux,  ont  été  faits  Généraux  en  chef,  ce  qui  excite  un 
mécontentement  terrible.  Quoique  l'Officier  doive  obéir 
et  qu'il  ne  soit  pas  plus  coupable  dans  une  guerre  in- 
juste que  le  fusil  qu'il  porte,  cependant  l'opinion  pu- 
blique en  veut  à  ceux  qui  ont  conseillé  dans  cette  occa- 
sion, et  qui  ont  montré  trop  d'empressemeat  ;  il  me 
semble  qu'elle  n'a  pas  tort.  Je  ne  vous  dis  rien  de  l'état 
de  l'Impératrice  régnante:  accoutumée  à  se  vaincre,  elle 
prend  beaucoup  sur  elle,  cependant  la  tristesse  perce. 

Le  désordre  s'accroît  ici  de  jour  en  jour,  on  manque 
de  tout  ;  on  dit  cependant  que  le  changement  arrivé  en 
Suède  fera  tomber  le  prix  de  certains  articles,  et  vérita- 
blement le  sucre  et  le  café  ont  diminué  de  prix  :  néan- 
t.  xi.  \o 


226  LETTBE 

moins  la  cherté  générale  n'a  point  diminué,  et  le  malaise 
se  soutient.  Je  puis  vous  assurer  qu'en  moins  de  sept 
semaines,  j'ai  dépensé  2,000  roubles,  avec  l'impossibilité 
de  pouvoir  en  assigner  cinq  de  dépenses  de  fantaisie. 
Une  des  premières  dames  de  ce  pays  me  disait  hier 
qu'elle  s'en  va  à  Moscou  pour  vivre  ;  une  bouteille  de 
vin  de  Champagne  ou  de  Bordeaux  coûte  jusqu'à  huit 
roubles.  Je  ne  bois  chez  moi  que  d'assez  mauvaise  bière 
et  à  la  fin  du  repas  un  petit  verre  de  Porto  comme  nous 
buvons  les  liqueurs.  Dans  les  plus  riches  maisons  même, 
je  bois  avec  une  extrême  prudence,  car  on  commence  à 
sentir  le  frelatage  ;  je  me  sers  aujourd'hui  avec  grand 
avantage  de  la  singularité  de  mon  tempérament  qui 
exige  si  peu  de  boisson  que  je  pourrais  presque  m'en 
passer. 

M.  le  Prince  de  Schwarzenberg  continue  à  réussir 
ici  :  j'éprouve  de  sa  part  beaucoup  de  politesses  aux- 
quelles je  réponds  comme  je  le  dois.  Il  a  loué  un  fort 
bel  hôtel ,  il  achète  de  beaux  chevaux,  et  cependant  je 
ne  vois  pas  qu'il  soit  ce  qu'on  appelle  planté  :  il  s'attend 
toujours  à  ce  que  la  conversation  d'Erfurt  le  fasse  partir 
subitement.  On  se  rassura  beaucoup  dans  le  temps  à 
Vienne  sur  cette  fameuse  entrevue,  et  je  me  laissai  même 
rassurer  jusqu'à  un  certain  point  ;  mais  peut-être  que 
nos  premières  terreurs  n'étaient  que  trop  fondées.  Sûre- 
ment la  ruine  du  Roi  de  Suède  a  été  décrétée  là ,  et  de 
plus  on  a  stipulé  une  diversion  sur  l'Autriche  en  cas  de 
rupture  avec  la  France  ;  je  crains  bien  qu'il  ne  tienne 
religieusement  sa  parole. 

Nous  avons  tous  l'oreille  au  guet  pour  attendre  le 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  227 

premier  coup  de  canon  tiré  en  Autriche.  Quel  ami  de 
l'ordre  pourrait  voir  sans  palpitations  agiter  ce  cornet 
dont  il  doit  sortir  un  dé  qui  ne  porte  que  deux  points 
Mort  ou  Vie? 

Au  milieu  de  ces  anxiétés,  je  ne  vois  pas  sans  plaisir  le 
bonheur  de  Napoléon  compromis  enfin  avec  la  jeunesse. 
Lorsque  le  Duc  de  Guise,  à  l'âge  de  19  ans,  frappa  si 
sensiblement  Charles  V  à  Metz,  ce  grand  Empereur  dit: 
«  On  voit  bien  que  la  fortune  est  femme,  elle  naime  que 
les  jeunes  gens.  »  On  recueillerait  par  milliers  dans  l'his- 
toire ces  fortunes  déjeunes  gens.  Qui  sait  si  quelqu'un 
de  ces  braves  Archiducs  n'est  pas  destiné  à  quelque  fa- 
veur insigne?  Nous  verrons  bientôt  :  il  serait  inutile  de 
se  perdre  en  conjectures,  qui  se  balancent  de  la  manière 
la  plus  fatigante  pour  l'esprit. 

P.  S.  —  Je  lis  dans  l'instant  le  seul  exemplaire  qui 
soit  ici  du  manifeste  de  l'armée  Suédoise.  L'unique  co- 
piste que  je  possède  étant  appelé  à  la  garde,  je  ne  puis 
envoyer  cette  pièce  par  ce  courrier  ce  qui  me  fâche 
beaucoup:  elle  ne  contient  rien  d'insultant  ni  même  de 
léger  contre  S.  M.  Suédoise,  seulement  des  plaintes 
générales  sur  l'extrême  détresse  de  la  nation  causée  par 
une  fausse  politique  et  l'indispensable  nécessité  d'un 
changement.  Lorsque  S.  M.  lira  cette  pièce,  je  suis  fort 
surpris  si  elle  ne  lui  trouve  pas  l'air  d'un  manifeste  fait 
par  des  jeunes  gens  dans  une  partie  de  cabaret  :  il  y 
règne  un  ton  excessivement  avantageux  ;  ils  protestent 
de  ne  vouloir  pas  céder  un  pouce  de  terrain,  ils  louent 
à  perte  de  vue  le  grand  homme  de  Paris,  mais  sans 


228  LETTRE 

rompre  avec  leur  allié  le  Roi  oV Angleterre.  Je  ne  puis  voir 
encore  tous  les  détails,  mais,  en  gros,  S.  M.  I.  s'est  jeté 
sur  les  bras  une  très  fâcheuse  affaire.  Knorring  est  dis- 
grâcié  pour  n'avoir  pas  marché  sur  Stockholm.  Il  répond: 
Où  était  le  pain?  On  lui  réplique  :  vous  en  auriez  trouvé 
à  Stockholm  où  nous  avons  des  intelligences,  et  Knorring 
dit  :  Vous  ne  m'en  aviez  rien  dit.  Voici  ce  qui  est  bien 
fait  :  le  Général  en  chef  n'était  pas  du  secret  ;  voilà  ce 
qui  s'appelle  de  la  prudence.  Alopeus  est  retourné  à 
Stockholm  :  suivant  ce  qu'on  écrira  de  Paris,  je  ne  vou- 
drais pas  être  à  sa  place. 

Le  Roi  est  toujours  dans  un  château,  appelé  je  crois 
Gripsholm,  où  il  est  bien  traité.  On  assure  qu'il  n'est 
point  déposé  formellement  et  que  la  Régence  n'est  que 
provisoire.  Je  vous  ai  dit  ce  que  j'en  pense. 


281 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  1er  (13)  avril  1809. 
Monsieur  le  Chevalier, 

Monsieur  le  Comte  Nicolas  de  Roumantzof,  de  retour 
de  Paris,  arriva  ici  le  \eT  (4  3)  de  mars.  Vous  connaissez 
parfaitement  l'objet  de  son  voyage,  et  vous  savez  aussi 
ce  qu'il  a  produit  :  ainsi  tout  est  dit  sur  ce  point.  On  l'a 
comblé  d'honneurs,  de  caresses,  de  présents,  ce  n'est  pas 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  229 

l'embarras.  Le  Prince  Schwartzenberg  Ta  déjà  vu  quel- 
quefois. Cet  Ambassadeur  est  fort  agréé  ici,  mais  qui 
sait  s'il  y  pourra  tenir  ?  La  première  fois  qu'il  a  paru  à 
la  Cour  avec  l'Ambassadeur  de  France,  il  lui  céda  le  pas 
sans  difficulté,  vu  qu'il  prétend  seulement  l'alternative 
et  que  l'autre  était  plus  ancien  ;  mais  la  seconde  fois  (la 
seconde  fête  de  Pâques,  20  mars,  \  0  avril),  Caulaincourt 
ayant  déclaré  qu'il  ne  céderait  le  pas  en  aucune  occasion, 
le  Prince  a  répondu,  que  comme  il  ne  voulait  point  com- 
mettre d'indécence  chez  l'Empereur,  il  ne  s'y  rendrait 
jamais  que  lorsqu'il  saurait  que  M.  de  Caulaincourt  n'y 
vient  pas  ;  en  conséquence  il  a  été  malade.  Rien  n'est 
plus  désirable  que  de  voir  régner  entre  les  Princes  la 
liberté  et  l'égalité  qui  sont  si  mauvaises  parmi  les  sujets. 
Malheureusement  je  les  crois  également  chimériques  de 
part  et  d'autre  et  le  Souverain  légitime  qui  montera 
sûrement  un  jour  sur  le  trône  de  Napoléon  ne  sera  pas 
plus  traitable  que  lui  sur  le  pas. 

La  Suède  et  son  malheureux  Souverain  attirent  main- 
tenant tous  les  regards.  Ce  qui  m'étonne  et  m'irrite,  c'est 
que  la  pitié  n'est  ni  grande  ni  générale  envers  le  Roi. 
On  dit  assez  communément  qu'un  Souverain  qui  déplaît 
généralement  à  son  peuple  a  tort.  Je  ne  sais  si  cette 
maxime,  en  la  supposant  vraie,  ne  pourrait  pas  souffrir 
des  exceptions  dans  ces  moments  de  factions  et  de  partis 
où  tous  les  esprits  sont  ébranlés.  D'ailleurs,  quand  il  y 
aurait  des  reproches  fondés  contre  ce  Prince,  comment 
peut-on  s'en  occuper  dans  ce  moment  où  l'on  ne  doit 
penser  qu'à  ses  vertus  et  à  ses  malheurs  ?  Le  digne  Baron 
de  Steddingk  m'a  dit  souvent  qu'il  ne  connaissait  pas 


230  LETTRE 

dliomme  auquel  Vèpithète  de  vertueux  convînt  plus  par- 
faitement. Maintenant  nous  allons  voir  un  des  spectacles 
politiques  les  plus  curieux  qu'il  soit  possible  d'imaginer. 
Deux  éléments  agiront  puissamment  dans  cette  circons- 
tance: la  haine  pour  ia  Russie,  et  l'inclination  pour  la 
France,  habitude  enracinée  qui  n'a  pu  être  effacée  en 
Suède  par  les  torts  et  l'illégitimité  du  Gouvernement 
actuel.  Dans  le  manifeste  de  l'armée  suédoise,  que  je  vous 
ai  fait  connaître,  on  lit  un  passage  qui  montre  la  volonté 
de  demeurer  en  paix  avec  l'Angleterre,  et  même  de 
maintenir  l'alliance.  Mais  autant  il  pourrait  être  avanta- 
geux à  la  Suède  d'être  entièrement  dans  les  bras  de 
l'Angleterre,  d'être  possédée  par  elle  et  défendue  par  elle, 
autant  il  serait  fatal  de  vouloir  tenir  la  balance  entre  les 
deux  nations.  D'ailleurs  cette  vieille  inclination  dont  je 
vous  parlais  tout  à  l'heure  décidera  la  chose,  et  je  suis 
persuadé  que  ***  jouera  un  rôle  dans  cette  affaire. 

Les  deux  grandes  nations  rivales,  la  française  et  l'an- 
glaise, ont  un  singulier  privilège  en  Europe,  qu'elles 
doivent  à  leur  snpériorité.  C'est  que  ces  deux  nations 
sont  les  seules  qui  fassent  deux  véritables  partis,  et  qui 
s'agrègent  les  autres  hommes  par  l'opinion,  comme  s'il 
s'agissait  de  deux  religions.  On  dit  cet  homme  est  anglais, 
cet  homme  est  français,  comme  on  dit  il  est  catholique 
ou  protestant  ;  et  par  une  conséquence  naturelle  à  l'es- 
prit de  parti,  il  n'y  a  de  part  et  d'autre  ni  justice  ni 
modération.  Si  vous  dites  à  un  Français  qu'on  travaille 
mieux  les  instruments  de  mathématiques  à  Londres  qu'à 
Paris,  il  vous  suspectera  tout  de  suite,  et  les  Anglais  de 
leur  côté  ne  manqueront  pas  d'appeler  Jacobins  tous  ceux 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  JKOSSI.  231 

qui  ne  les  aiment  pas.  Toujours  par  la  même  raison,  dès 
qu'un  homme  un  peu  connu  dans  le  monde  est  suspect 
ou  odieux  à  Tune  des  nations,  il  devient  tout  de  suite 
cher  à  l'autre.  Vous  n'aurez  pas  besoin  de  regarder  de 
bien  près  pour  voiries  maux  graves  qui  résultent  de  ce 
préjugé.  Souvent  il  est  permis  d'en  rire,  mais  souvent 
aussi  rien  n'est  plus  sérieux.  Le  personnage  que  je  vous 
ai  nommé  ayant  été  soupçonné  par  les  Anglais,  je  veux 
dire  soupçonné  de  ne  pas  les  aimer,  il  n'en  faut  pas 
davantage  pour  le  rendre  précieux  à  l'autre  parti,  ou 
pour  le  faire  mettre  en  avant  par  sa  propre  nation  qui 
n'aime  pas  l'Angleterre.  Voilà  un  beau  champ  ouvert  à 
la  politique  de  part  et  d'autre.  Si  les  Anglais  ne  peuvent 
se  maintenir  en  Suède,  je  pense  qu'ils  tâcheront  au 
moins  de  s'établir  dans  quelque  île  de  la  Baltique,  autre- 
ment leur  croisière  dans  cette  mer  me  paraîtrait  bien 
difficile  et  bien  précaire.  Ce  qui  me  paraît  inconcevable, 
c'est  que  l'Empereur  de  Russie,  par  l'inconcevable  guerre 
qu'il  a  faite  à  son  beau-frère,  s'est  fait  à  lui-même  un 
tort  infini.  Ayant  amplement  traité  ce  sujet  dans  mon 
numéro  précédent,  portant  la  même  date  que  celui-ci, 
je  n'aurai  pas  l'honneur  de  vous  en  dire  davantage. 

Ces  Messieurs  qui  sont  venus  de  Sardaigne  m'ont  dit 
que  l'Angleterre  ne  payait  plus  de  subside  à  S.  M.  Dois- 
je  croire  cette  mauvaise  nouvelle  ?  J'ai  été  encore  plus 
vivement  affecté  en  voyant  que  dans  le  discours  fait  à 
son  Parlement,  S.  M.  Britannique,  en  parlant  de  tous  les 
Princes,  ses  amis  et  alliés,  dont  elle  se  croit  obligée  de 
défendre  les  intérêts,  ne  nomme  point  S.  M.  J'espère 
que  cet  oubli  n'est  qu'apparent  et  extérieur.  Au  reste, 


232  LETTRE 

la  Politique  est,  et  sera  toujours  la  même.  Jamais  elle  ne 
veut  s'embarrasser.  Heureusement  le  bien,  tôt  ou  tard, 
se  fera  de  lui-même. 

Vous  savez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  mes  idées  sur 
les  affaires  publiques  ont  toujours  été  assez  noires,  du 
moins  quant  à  la  date  de  la  régénération  ;  car  pour  ce 
qui  est  de  la  régénération  elle-même,  j'y  crois  comme 
aux  mathématiques.  Quand  je  veux  me  donner  du  cou- 
rage et  argumenter  contre  moi-même,  je  lis  les  relations 
d'Autriche  pleines  de  feu  et  d'espérance. 

Nul  espoir  pour  nous  tant  que  Napoléon  sera  à  sa 
place,  et  nul  salut  que  par  la  France:  c'est  ce  que  j'ai 
toujours  cru.  Mais  nous  pourrions  avoir  tous  raison  ; 
car  on  est  bien  autorisé  à  croire  ou  à  espérer  que  les 
Français  las  du  joug  le  jetteront  à  terre  ;  alors  il  n'y 
aura  plus  que  des  guerres  ordinaires  entre  Princes,  et  ce 
sera  déjà  un  si  grand  pas,  que  tout  le  monde  pourra 
dormir  tranquille. 

Ma  situation  ici  est  toujours  la  même.  Je  n'approche 
de  la  Cour  que  les  jours  de  gala.  Je  porte  jusqu'au  scru- 
pule la  circonspection  nécessaire  pour  ne  choquer  per- 
sonne, j'évite  autant  qu'il  est  possible  de  me  trouver 
avec  les  Français;  l'Ambassadeur  ne  me  cherche  pas,  en 
quoi  il  méfait  grand  plaisir,  mais  il  me  laisse  tranquille 
et  c'est  tout  ce  que  je  lui  demande.  Je  crois  vous  avoir 
mandé  que  le  jour  de  Tan  il  m'avait  envoyé  un  billet  de 
visite  :  tout  bien  considéré,  je  ne  le  rendis  point,  vu 
que  j'étais  autorisé  à  croire  qu'il  y  avait  eu  là  une  erreur 
de  laquais,  et  que  le  faible  ne  doit  point  faire  d'avance 
surtout  contre  la  force  toute  seule.  Les  Envoyés  de  la 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  KOSSI.  233 

Ligue  du  Rhin  me  traitent  fort  bien.  Avec  mes  occupa- 
tions intérieures  et  la  bienveillance  qu'on  m'accorde  ici 
je  passe  le  temps  d'une  manière  sortable,  malgré  les  dif- 
ficultés et  les  peines  toujours  renaissantes  qui  résultent 
de  ma  position  et  des  circonstances  terribles  qui  m'en- 
vironnent. 

Je  voudrais  bien  pouvoir  vous  donner  une  pleine 
assurance  sur  les  véritables  dispositions  intérieures  de 
l'Empereur,  mais,  pour  vous  parler  clair,  je  crois  qu'il 
n'est  pas  lui-même  bien  d'accord  avec  lui-même  :  il  se 
déterminera  sur  ce  qui  arrivera.  Les  premiers  succès 
des  Autrichiens,  qu'on  peut  regarder  comme  probables, 
influeront  sur  les  déterminations.  Tout  politique,  comme 
tout  joueur,  aime  voir  venir.  Les  troupes  stipulées 
marchent  bien  vers  la  frontière  de  l'Autriche,  mais  elles 
viennent  de  loin  :  encore  une  fois,  on  ne  peut  rien  dire 
de  certain  ;  mais  il  faut  toujours  supposer  qu'il  tiendra 
parole  à  Napoléon,  et  agira  en  conséquence.  Au  reste, 
Monsieur  le  Chevalier,  nul  être  humain  ne  peut  deviner, 
ni  même  soupçonner  les  suites  de  cette  première  impul- 
sion une  fois  donnée.  Si  l'on  pouvait  rire  à  la  vue  des 
ruisseaux  de  sang  qui  vont  couler  sur  les  quatre  parties 
du  monde,  on  rirait  sans  doute  en  lisant  dans  les  deux 
beaux  discours  officiels  de  Paris  que  la  guerre  est  désor- 
mais impossible.  C'est  malheureusement  la  fin  de  la 
guerre  dont  on  n'aperçoit  pas  la  possibilité.  Le  Cardinal 
de  Richelieu  s'était  fait  modestement  représenter  dans 
son  cabinet,  debout  sur  le  globe  terrestre,  avec  la  devise 
Hoc  stante  cuncta  moventur.  Le  plus  hardi  de  tous  les 
plaisants  écrivit  au-dessous  :  Ergo  cadente  omnia  quies- 


234  LETTRE 

cent.  Substituez  a  la  figure  du  Cardinal  celle  de  Napo- 
léon ;  je  ne  crois  pas  que  de  votre  vie  vous  ayez  lu  rien 
d'aussi  juste.  Sans  cette  chute  point  de  repos. 

Au  moment  où  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire,  je  crois 
que  M.  le  Chevalier  Rana  est  bien  près  de  Turin.  Sa 
maladie  bien  constatée,  et  mes  infatigables  remontrances 
ont  arrangé  cette  affaire,  mais  je  n'avais  point  encore 
trouvé  autant  de  difficultés.  Les  autres  sujets  du  Roi 
demeurent  tristement  tranquilles.  Je  ne  vois  pas  que 
leur  délicatesse  se  trouve  nullement  compromise  ;  il  ne 
faudra,  j'espère,  que  de  la  prudçnce  :  nulle  souveraineté 
n'aime  les  bouderies,  ni  les  partis  à  la  main,  surtout  de 
la  part  des  militaires.  Il  faut  surtout  se  garder  d'Arakt- 
cheief,  véritable  Séjan,  inexorable,  intraitable,  inabor- 
dable. 

La  manufacture  des  billets  va  son  train.  L'hiver  extrê- 
mement prolongé  a  favorisé  le  traînage  qui  est  ici  une 
véritable  navigation.  Il  en  a  résulté  50,000  sacs  de  blé 
pour  cette  capitale  au  delà  de  ce  qu'on  attendait.  La 
jeune  Comtesse  Orlof,  fille  unique  et  héritière  du  fameux 
Comte  Alexis,  (encore  demoiselle)  a  livré  au  gouverne- 
ment pour  un  million  de  roubles  de  blé,  à  huit  roubles 
la  mesure  au  lieu  de  22  ou  24.  Tout  cela  opère  quelque 
chose.  C'est  un  beau  présent  et  c'est  un  bien  rare  bon- 
heur d'être  en  état  de  le  faire.  Cette  pauvre  demoiselle 
qui  a  23  ans,  et  qui  est  assez  jolie,  ne  se  presse  point  de 
se  marier,  je  ne  sais  pourquoi,  et  jamais  son  père  ne  l'a 
gênée  sur  ce  point.  Dès  qu'elle  aura  pris  son  parti,  je  ne 
crois  pas  qu'on  la  fasse  attendre. 

Au  premier  jour,  le  mariage  de  la  Grande-Duchesse 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  2.35 

Catherine  qui  va  faire  de  grands  Princes  russes  au  moyen 
d'un  petit  Prince  allemand.  On  dit  qu'elle  a  beaucoup 
de  sang-froid  et  qu'elle  sait  très  bien  ce  qu'elle  fait. 
Tout  de  suite  on  va  donner  à  son  époux  un  grand 
Gouvernement,  même,  dit-on,  celui  de  Moscou.  Pour 
moi,  je  n'ai  rien  à  dire. 


282 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  8(20)  avril  1809. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  mander  sur  le 
grand  événement  de  Suède  est  vrai,  à  quelques  petites 
circonstances  près  qui  auront  été  rectifiées  par  les  ga- 
zettes, ainsi  je  n'y  reviens  plus.  C'est  un  grand  malheur 
et  un  exemple  fatal  pour  les  peuples  :  on  continue  tou- 
jours à  blâmer  le  Roi,  à  lui  reprocher  certains  actes  de 
despotisme  dans  la  manière  de  Paul  Ier,  et  une  obsti- 
nation qui  repoussait  toute  espèce  de  conseils.  Nous 
aurions  peut-être  aussi  le  droit  de  dire  notre  mot,  à 
cause  de  ce  qui  se  passa  il  y  a  cinq  ou  six  ans  au  sujet 
du  subside  si  légèrement  promis  et  rétracté  :  mais  je 
suis  bien  persuadé  que  S.  M.  ne  se  le  rappelle  pas  dans 
ce  moment. 


236  LETTRE 

L'Empereur,  ami  en  général  des  idées  d'égalité,  vient 
de  statuer. 

I.  Que  les  places  de  Chambellans,  et  de  Gentils- 
hommes de  la  Chambre  ne  donneront  plus  de  grade 
dans  l'état. 

IT.  Que  ceux  qui  se  trouvent  actuellement  en  exer- 
cice devront,  dans  le  terme  de  deux  mois,  opter  un  ser- 
vice quelconque,  passé  lequel  terme,  s'ils  n'avaient  pas 
pris  leur  parti,  ils  ne  seraient  plus  rien  dans  l'état. 

Sous  Paul  Ier  il  n'y  avait  point  de  Gentilshommes  de  la 
Chambre  :  l'Empereur  Alexandre  en  a  70.  Il  y  a  de  plus 
/<0  Chambellans,  plus  ou  moins.  Plusieurs  à  la  vérité, 
surtout  parmi  les  Chambellans,  ont  des  places  civiles  ou 
militaires,  mais  un  plus  grand  nombre  n'a  que  son 
grade  de  Cour:  il  faut  prendre  un  parti.  En  général 
l'ukase  déplaît  fort,  quoique  l'esprit  qui  l'a  dicté  soit 
essentiellement  un  esprit  de  justice.  Au  reste  ces  sortes 
de  lois  ne  sont  jamais  bien  jugées  que  par  l'effet,  c'est- 
à-dire  par  le  temps. 

S.  M.  I.  obéissant  encore  à  une  idée  moderne,  a 
voulu  diminuer  le  nombre  des  fêtes  ;  elle  s'est  adressée 
pour  cela  au  métropolite  Ambroise,  homme  fort  mé- 
diocre, et  qui  donnerait  je  crois  les  quatre  Evangiles 
pour  un  dîner  chez  l'Empereur.  Ambroise  n'y  a  vu  au- 
cune difficulté,  et  pour  donner  une  preuve  de  son  zèle, 
il  a  commencé  par  les  deux  fêtes  de  saint  Nicolas,  saint, 
comme  vous  savez,  de  la  première  distinction  dans  ce 
pays.  Le  peuple  à  ce  qu'on  m'assure  ne  salue  plus  l'Ar- 
chevêque. 

Une  ordonnance  nouvelle  veut  que  tous  les  dons,  tou- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSST.  237 

tes  les  offrandes  faites  aux  églises  dans  tout  l'Empire,  et 
qui  sont  considérables,  soient  mises  sous  la  main  du 
Synode  central,  séant  à  Pétersbourg,  pour  y  être  em- 
ployés en  bonnes  œuvres  (et  qui  pourrait  en  douter  ?). 
On  m'assure  encore,  en  très  bonne  maison,  qu'un  fonds 
préparé  dans  une  paroisse  voisine  pour  bâtir  l'église 
en  pierre,  a  pris  comme  le  reste  le  chemin  de  Péters- 
bourg, par  la  raison  que  iéglise  en  bois  était  bien  suffi- 
sante. 

Enfin,  le  jour  de  Pâques,  la  garnison  a  paradé  tout  le 
matin  sans  que  les  soldats  aient  pu  s'embrasser  dans  la 
rue,  aller  à  l'église,  et  s'enivrer,  trois  choses  rigoureu- 
ment  nécessaires  ce  jour-là.  Que  de  fautes,  grand  Dieu! 
et  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'elles  procèdent 
presque  toutes  de  quelque  bon  principe  gâté  dans  son 
application  ou  dans  son  exécution.  Si  l'Empereur  pou- 
vait passer  quelques  soirées  dans  le  monde,  rien  de 
tout  cela  n'arriverait. 

Plusieurs  Russes  sont  infectés  de  la  philosophie  alle- 
mande; un  homme  surtout,  qui  s'élève  à  tout  et  qui 
n'aurait  pu  partir  de  plus  bas  puisqu'il  est  fils  de  prê- 
tre (popewitch),  M.  Spéranski,  est  un  grand  partisan 
de  Kant,  comme  je  m'en  suis  aperçu  dans  une  conver- 
sation :  il  influe  beaucoup  sur  les  affaires.  Ces  gens  per- 
dront l'Empereur  comme  ils  en  ont  perdu  tant  d'autres. 
Dans  l'état  actuel  des  esprits,  la  moindre  commotion 
causerait  des  maux  incalculables  :  il  y  a  déjà  un  mal 
de  fait,  un  mal  immense,  et  qui  peut-être  est  sans  re- 
mède; c'est  la  destruction  de  l'armée.  Il  y  a  bien  des 
machines  bleues,  mais  il  n'y  a  plus  de  soldats  Russes. 


238  LETTRE 

L'opinion,  qui  fait  tout,  est  morte.  C'est  une  pitié  d'en- 
tendre parler  sur  ce  point  les  grands  personnages,  les 
vieux  Seigneurs  qui  ont  vu  l'antique  gloire.  La  manière 
dont  l'armée  est  conduite  ne  suppose  pas  la  plus  légère 
connaissance  du  caractère  national.  On  dirait  que  le 
prince  qui  la  tient  dans  sa  main  est  arrivé  hier  du  cen- 
tre de  l'Afrique.  Un  jour  j'ai  entendu  sur  ce  point  un 
mot  bien  spirituel  et  bien  terrible.  Quelqu'un  me 
disait:  «  Est-il  possible  qu'un  Empereur  de  Russie 
veuille  être  caporal  ?  »  Je  répondis  négligemment  : 
«  Chacun  a  son  goût,  c'est  le  sien,  il  mourra  ainsi.  » 
On  me  répliqua  :  «  Dites,  Monsieur  :  il  en  mourra,  *  II 
faut  en  entendre  bien  d'autres,  mais  je  ne  puis  m'y 
habituer. 

Les  espérances  au  sujet  de  l'Autriche  ont  d'abord  été 
assez  faibles  ici,  à  cause  de  la  distance  et  du  défaut  de 
relations  exactes  ;  d'ailleurs  le  passé  décourageait  sur 
l'avenir  ;  aujourd'hui  cependant  que  les  pièces  authen- 
tiques nous  sont  parvenues,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
remarquer  l'incroyable  changement  qui  s'est  fait  dans 
les  esprits.  Depuis  surtout  qu'on  a  vu  la  pause  de  l'ar- 
chiduc Charles,  on  ne  dira  plus  qu'il  ne  veut  pas  la 
guerre  :  l'opinion  ayant  changé,  tout  a  changé.  On  ne 
peut  plus  raisonner  l'avenir  par  le  passé.  Au  moment 
où  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire,  nous  n'avons  point  en- 
core connaissance  des  hostilités  commencées,  Dieu 
veuille  qu'on  ne  perde  point  de  temps  avec  celui  qui 
n'en  perd  point.  Je  compte  toujours  infiniment  sur  les 
Français  :  ils  ont  trop  d'intelligence  pour  ne  pas  abhor- 
rer ce  qui  se  fait,  et  surtout  la  guerre  d'Espagne,  l'un 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  239 

des  plus  grands  forfaits  politiques  dont  on  ait  connais- 
sance. Il  n'y  a  pas  une  maison  qui  ne  soit  en  deuil  (et 
qui  ne  le  mérite  bien,  il  faut  l'avouer),  mais  à  la  fin  on 
s'impatiente,  et  il  ne  faut  qu'un  instant.  L'Espagne  nous 
a  tenus  dans  des  peines  mortelles,  et  dans  ce  moment 
même  nous  savons  peu  de  chose.  Le  discours  du  Roi 
d'Angleterre,  la  relation  précédente  du  général  An- 
glais, et  plus  que  tout  cela  encore  cet  immortel  siège 
de  Saragosse,  terminé  sans  que  les  Espagnols  aient  pu 
venir  au  secours  de  la  ville,  tout  cela,  dis-je,  n'était 
pas  rassurant.  D'un  autre  côté  on  voit  des  choses  qui 
rassurent  ;  et  certainement  jamais  V heureux  Sylla  n'a 
fait  une  plus  grande  faute  contre  lui-même  que  de 
commencer  cette  guerre.  Un  Espagnol,  personnellement 
connu  de  lui ,  crut  devoir  lui  faire  remettre  dans  le 
temps  un  mémoire  destiné  à  lui  prouver  qu'il  ne  fal- 
lait pas  jouer  cette  carte,  qu'il  rencontrerait  bien  plus 
de  difficultés  qu'il  ne  se  l'imaginait.  Il  s'en  moqua. 
C'est  ce  qui  arrive  à  tous  les  hommes  qui  ont  été  gâtés 
par  le  succès  ;  ils  méprisent  tous  les  autres  et  ne 
croient  qu'eux-mêmes,  jusqu'au  jour  où  ils  s'aperçoivent, 
mais  trop  tard  pour  eux,  qu'il  n'y  a  point  de  privilège 
exclusif  pour  le  bon  sens,  et  qu'ils  ne  savaient  pas  tout 
à  fait  tout.  Je  sens  qu'il  faut  être  sobre  de  prophéties 
dans  un  moment  où  tout  arrive  en  dépit  des  probabili- 
tés. Il  paraît  cependant  que  Bonaparte  est  dans  un  em- 
barras réel.  Pourvu  que  ses  ennemis  ne  s'accordent  pas 
avec  ses  amis  pour  l'en  tirer. 

Hier  nous  avons  assisté  à  des  obsèques  remarqua- 
bles dans  l'église  de  saint  Alexandre  Newsky,  qui  est  le 


2J0  LETTRE 

Panthéon  Russe  :  celles  de  l'amiral  Tchitchagof,  père 
de  l'amiral  ministre  de  la  Marine.  La  destinée  de  ce 
personnage  est  peut-être  unique  :  malgré  ses  talents, 
son  excellent  caractère,  son  désintéressement  parfait, 
la  Cour  n'avait  fait  nulle  attention  à  lui  jusqu'à  65  ans. 
Tout  à  coup,  à  cette  époque  reculée  de  la  vie,  où  ja- 
mais homme  n'a  fait  fortune,  il  fut  connu,  employé, 
récompensé,  célébré.  Enfin,  il  obtint  tout,  argent  et  dis- 
tinctions. Il  avait  les  cinq  premiers  Ordres  de  l'Etat,  et 
surtout  le  grand  cordon  de  saint  Georges,  distinction 
unique  de  l'Empire  depuis  la  mort  d'Alexis  Orlof.  Ces 
Ordres  reposaient  auprès  du  lit  de  parade,  sur  des  cous- 
sins de  velours  cramoisi,  ornés  de  franges  d'or.  Le 
poêle  était  de  même,  il  n'est  pas  noir  ici  ;  je  ne  sais 
pourquoi.  L'Amiral,  et  son  frère  qui  est  retiré  du  ser- 
vice, suivirent  le  cercueil  à  pied,  suivant  l'usage,  depuis 
les  dernières  maisons  de  Wasili  Ostrof  jusqu'à  l'église 
de  Newsky.  Cette  traite  de  près  de  trois  milles  d'Italie, 
faite  surtout  dans  la  neige  et  la  fange,  est  une  terrible 
corvée  pour  l'Ame  et  pour  le  corps.  Le  cercueil  est  cou- 
vert dans  le  char,  mais  lorsqu'il  est  sur  le  lit  de  parade 
on  le  découvre,  et  le  corps  paraît  parfaitement  décou- 
vert jusqu'à  la  poitrine.  C'est  là  où  j'ai  fait  connais- 
sance du  vieil  amiral,  âgé  de  86  ans,  infirme,  aveugle 
depuis  plusieurs  années  ;  je  ne  l'avais  jamais  vu.  Il 
portait  l'ancien  habit  de  Catherine,  qui  a  été  vu  avec 
plaisir. 

Vers  la  fin  de  la  cérémonie,  les  enfants,  les  parents, 
les  amis,  et  les  domestiques  même  viennent  se  proster- 
ner sur  les  gradins  du  cercueil,  puis  ils  baisent  la  maii* 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  244 

du  défunt,  après  quoi  on  replace  le  couvercle  :  on  appelle 
cela  prendre  congé  ;  c'est  une  lugubre  et  triste  cérémonie. 
L'Amiral-ministre  tint  contenance,  quoiqu'il  fût  affecté 
et  qu'il  pleurât  même  beaucoup  ;  mais  son  frère  cadet 
cria  haut  lorsqu'on  ferma  le  cercueil. 

Le  buste  de  l'Amiral  défunt  est  placé  à  l'Ermitage 
avec  ceux  des  Répnin,  des  Roumantzof,  etc.  Un  jour,  que 
l'Amiral  d'aujourd'hui  s'y  trouvait  avec  quelques  des- 
cendants de  ces  Messieurs,  il  leur  dit  en  regardant  les 
bustes  :  Il  faut  avouer  que  nous  ne  vaudrons  jamais  nos 
pères!  Que  sommes-nous  en  comparaison  d'eux?  Des  bêtes. 
Le  diable  d'homme  sait  bien  que  ce  n'est  pas  comme 
bête  qu'on  le  critique. 

La  veille  des  obsèques,  une  grande  dame  me  dit  à 
souper:  — Vous  verrez  sans  doute  l'Amiral  demain.  — 
Sans  doute,  Madame.  —  Oh!  Je  vous  en  prie,  dites-lui 
de  ma  part  que  je  suis  bien  fâchée  qu'il  ne  soit  pas  mort 
au  lieu  de  son  père.  —  C'est  la  même  qui  lui  disait  un 
jour,  en  riant  de  tout  son  cœur  :  «  Mon  cher  Amiral,  j'ai 
dans  la  tête  que  vous  serez  pendu  un  jour.  »  Je  ne  sais  où 
cet  homme  a  pris  ses  systèmes.  Ce  qui  m'a  souvent  fait 
soupçonner  qu'ils  sont  dans  sa  bouche  plus  que  dans  son 
cœur,  c'est  qu'il  ne  règle  pas  ses  affections  sur  ses 
systèmes,  ce  qui  arrive  néanmoins  toujours  aux  hommes 
persuadés. 


T.  XI. 


■10 


242 


LETTRE 


283 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  18  (30)  avril  1809. 

Je  crains  que  cette  lettre  ne  soit  la  dernière  que  j'aie 
l'honneur  de  vous  écrire.  Avant-hier,  au  milieu  des  poli- 
tesses les  plus  recherchées,  les  fonctions  du  Prince  de 
Schwarzenberg  ont  été  suspendues.  L'Empereur  lui  avait 
dit  il  y  a  quelque  temps:  La  postérité  méjugera,  et  der- 
nièrement un  Chambellan  du  Roi  de  Suède,  prisonnier 
de  guerre,  lui  ayant  dit  franchement,  à  ce  qu'on  assure  : 
Cest  Votre  Majesté  qui  a  tout  fait,  il  a  répondu  encore  : 
J'ai  des  preuves  en  mains  sur  lesquelles  la  postérité  me 
jugera.  Il  est  bien  vrai  que  les  Souverains,  en  cela  sem- 
blables aux  pères  de  famille,  ont  le  malheur  quelquefois 
d'avoir  des  restrictions  parce  qu'ils  ne  peuvent  pas  dire 
leurs  raisons  ;  mais,  dans  ce  cas,  il  faut  être  bien  indul- 
gent pour  croire  pleinement  le  père  de  famille  sur  sa 
parole. 

On  fait  mille  contes  sur  la  Suède,  dont  je  vous  fais 
grâce  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  sûr,  et  parce  que  M.  le 
Comte  de  Front  est  mieux  placé  pour  vous  apprendre 
la  vérité.  Je  ne  puis  croire  que  les  Suédois  ne  paient 
pas  cher  cet  attentat.  Les  Anglais  feront  probablement 
quelque  grand  coup:  il  est  a  désirer  qu'ils  s'opposent  à 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE   R0SSI.  243 

ce  que  ce  peuple  tombe  entre  les  mains  de  la  France  par 
esprit  de  vengeance  contre  la  Russie. 

Guerre  contre  le  Turc,  guerre  contre  la  Perse,  guerre 
contre  la  Suède,  guerre  contre  l'Autriche  :  voilà  l'état 
de  ce  pays.  Comment  y  tenir?  La  trésorerie  est  aux 
abois. 

Je  voudrais  vous'détailler  ce  que  j'ai  fait  pour  mettre 
ù  couvert  l'honneur  des  sujets  du  Roi  :  mais  qu'il  me 
suffise  de  vous  dire  que  j'y  ai  pensé  ;  ce  n'est  pas  un 
petit  chapitre. 

On  nous  cache  les  nouvelles,  mais  nous  .voyons  en 
gros  un  grand  ébranlement.  Dieu  sait  ce  qui  arrivera  ! 
Il  n'y  a  que  deux  suppositions  favorables  à  faire  :  ou 
Ronaparte  reculera,  ou  il  périra.  Dans  le  premier  cas, 
ce  qui  pourrait  arriver  de  plus  malheureux  à  S.  M. 
serait  d'être  en  contact  avec  lui.  Sa  couronne,  comme 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire  ,  demeurerait  en 
l'air,  et  sa  dignité  serait  compromise  ;  il  faudrait  inter- 
poser une  grande  puissance,  ad  semper,  car  rien  ne 
tiendra.  Dans  le  cas  contraire,  nos  espérances  seraient 
immenses,-  je  prie  S.  M.  de  ne  perdre  de  vue  ni  Gènes 
d'un  côté  des  Alpes,  ni  la  Suisse  de  l'autre,  outre  ce  qui 
lui  appartient  de  droit.  Les  titres  ne  font  rien  :  Elle  les  a 
tous  puisqu'Elle  est  Roi  ;  le  reste  n'importe  pas.  Elle 
pourrait  être  Doge,  Avoyer  héréditaire  de  Gênes  et  de 
Suisse,  comme  Elle  était  Duc  de  Savoie  et  Comte  de 
Nice.  C'est  toujours  la  royauté  sous  différents  noms,  et 
rien  n'empêche  d'amuser  les  oreilles  de  nouveaux 
sujets.  Qu'elle  daigne  faire  chercher  les  papiers  qui  con- 
cernent la  Suisse. 


244  LETTRE 

Voilà  la  Martinique  prise  :  c'est  un  grand  coup.  Vous 
rappelez-vous  mon  Mémoire  pour  y  établir  le  Roi  de 
France.  J'entends  bien  qu'on  n'en  fera  rien  :  -1°  pour  ne 
pas  le  reconnaître  ,  2°  pour  ne  pas  perdre  ce  gage  à  la 
paix.  Mais  je  réponds  :  ]°  qu'il  ne  serait  nullement  né- 
cessaire de  le  reconnaître  comme  Roi  de  France  en  le 
plaçant  là,  2°  que  le  contre-coup  qui  en  résulterait 
contre  Ronaparte  surpasserait  en  avantages  tous  les 
gages  possibles.  Je  finis  tristement,  sans  savoir  si,  et 
qudhd,  je  pourrai  vous  écrire. 


284 

Ait  Même. 
Saint-Pétersbourg,  19  avril  (l«r  mai)  1809. 
Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  obtenu  un  délai,  j'en  profite. 

Vendredi  dernier  4  6(28),  j'ai  obtenu  une  audience  de 
M.  le  Comte  Nicolas  de  Roumantzof.  Je  lui  ai  exposé, 
dans  les  formes  les  plus  délicates  et  les  plus  respectueuses 
envers  S.  M.  T.,  la  situation  des  sujets  du  Roi  qui  se 
trouvent  au  service  de  l'Empereur.  J'ai  protesté  de  leur 
respect,  de  leur  obéissance,  de  leur  dévouement:  néan- 
moins j'ai  rappelé  les  situations  des  choses  lorsqu'ils 
sont  arrivés  dans  ce  pays  ;  j'ai  rappelé  surtout  leur 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE   ROSSI.  245 

serment  de  sujet  qui  n'a  point  été  anéanti  par  celui  de 
militaire,  et  j'ai  déclaré  l'espérance  où  j'étais  que  S.  M.  L, 
guidée  par  ses  sentiments  ordinaires  de  grandeur  d'âme 
et  de  générosité,  daignerait  dans  cette  circonstance  ne 
pas  les  employer  d'une  manière  contraire  à  leur  cons- 
cience et  à  leur  honneur. .Passant  ensuite  à  mon  fils,  je 
lui  ai  fait  voir  que  cette  seule  qualité  exigeait  de  lui  et 
de  moi  une  délicatesse  particulière,  et  que  j'espérais 
n'ctre  point  désapprouvé  de  S.  M.  I.  en  lui  demandant 
pour  mon  fils  une  suspension  de  service  illimitée  (Cela 
se  fait  ici  en  certaines  circonstances  ;  on  met  l'officier 
sur  le  pied  de  semestre,  et  cet  état  dure  tant  qu'il  plait 
à  l'Empereur).  —  «  C'est,  lui  dis-je,  Monsieur  le  Comte, 
c'est  la  dernière  goutte  de  mon  sang,  c'est  mon  fils 
unique,  je  n'ai  rien  de  plus  cher  au  monde,  et  je  ne  puis 
en  avoir  d'autres,  comme  vous  voyez  :  cependant  je  l'ai 
exposé  à  tout  pour  le  service  de  S.  M.  I.;  une  fois  même, 
contre  mon  inclination,  en  lui  permettant  de  suivre 
pendant  quelque  temps  l'état  général  en  Finlande.  Mais 
il  y  a  des  bornes  à  tout,  Monsieur  le  Comte.  Vous  con- 
naissez les  principes,  les  liaisons,  et  les  intérêts  ;  il  n'y 
a  pas  moyen  qu'une  guerre  avec  l'Autriche  trouve  mon 
fils  au  service  actuel  de  la  Russie.  »  Il  me  dit  en  riant 
beaucoup  :  «  Mais,  qu'est-ce  que  vous  vous  mettez  donc 
dans  la  tête  ?  //  n'y  aura  nen,  il  n'y  aura  rien.  »  (C'était 
sa  phrase).  —  Oh!  sans  doute,  Monsieur  le  Comte,  il  n'y 
aura  rien  ;  mais  vous  savez  que  souvent  on  est  obligé 
de  faire  des  suppositions,  vu  qu'au  moment  où  les  événe- 
ments arrivent,  il  n'est  plus  temps  de  parler,  etc.,  etc. — 
Il  me  traite  à  merveille,  et  me  donne  même  des  assu- 


246  LETTRE 

rances  personnelles  de  la  bienveillance  de  l'Empereur, 
qui  d'ailleurs  peut  se  passer  de  preuves,  puisque  je  suis 
ici. 

Hier  \  8  (30)  je  n'avais  point  encore  de  réponse.  C'était 
le  jour  du  mariage  de  la  Grandc-Dhchcssc  ;  je  me  trouvai 
à  l'église  à  côté  du  Comte  de  Roumantzof  :  il  ne  me  dit 
rien.  Je  commençai  à  mal  augurer.  Je  dînai  chez  l'Ambrs- 
sadeur  d'Autriche.  Il  me  dit  :  —  Je  sais  que  vous  pouvez 
vous  trouver  fort  embarrassé  ;  si  vous  désirez  que  Mon- 
sieur votre  fils  passe  à  notre  service,  je  vous  offre  tout 
de  suite  de  le  prendre  avec  son  grade  dans  le  régiment 
de  cavalerie  dont  je  suis  propriétaire. —  Je  fus  très  flatté 
de  cette  proposition  totalement  spontanée  de  sa  part,  car 
vous  pensez  bien,  Monsieur  le  Chevalier,  que  je  n'au- 
rais jamais  pris  sur  moi  (à  peine  connu  du  Prince),  de 
lui  faire  une  ouverture  de  celte  espèce.  Il  a  beaucoup 
vu  mon  fils  chez  le  Duc;  ses  aides-de-camp  l'ont  pris  en 
affection.  Sa  petite  instruction,  sa  jeune  réputation, 
peut-être  aussi  ses  malheurs  ont  intéressé.  Il  mit  le 
comble  à  ce  procédé  en  m'ajoutant  :  —  Bien  entendu  que 
cette  place  ne  sera  qu'une  station  décente,  et  que  si  son 
Maître  le  rappelait,  il  partirait  au  premier  moment, 
non  seulement  sans  désapprobation,  mais  avec  pleine 
approbation. 

En  quittant  le  Prince,  je  me  rendis  au  grand  bal  de 
Cour  :  je  rencontrai  le  Comte  de  Roumantzof . — L'affaire, 
me  dit-il,  ne  peut  réussir  :  l'Empereur  ne  veut  pas  en 
entendre  parler.  —  Il  me  fit  même  entendre  que  la  pro- 
position lui  avait  déplu. —  De  sorte,  lui  dis-je,  Monsieur 
le  Comte,  qu'il  faut  absolument  que....  — il  me  coupa  la 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  KOSSI.  247 

parole. —  Il  n'y  aura  rien,  me  dit-il,  il  n'y  aura  rien. — 
Comment  donc,  Monsieur  le  Comte,  il  n'y  aura  rien?  — 
Non,  il  n'y  aura  rien,  et  quand  même  il  y  aurait  quelque 
chose  pour  le  reste  du  genre  humain,  il  ri  y  aurait  rien 
pour  vous.  —  Et  il  s'éloigna  sans  attendre  ma  réplique. 
Il  est  peut-être  flatteur  pour  moi  d'avoir  obtenu,  dans 
l'espace  de  six  heures,  deux  témoignages  de  considéra- 
tion tels  que  je  viens  de  vous  les  raconter  de  deux  per- 
sonnages aussi  opposés  de  principes  ;  mais  je  n'en  suis 
pas  moins  dans  le  plus  grand  embarras.  Le  jeune  homme 
ne  pensant  qu'à  se  battre  contre  les  Français,  et  animé 
d'ailleurs  par  les  offres  de  M.  le  Prince  de  Schwarzen- 
berg,  ne  peut  tenir  en  place;  et  moi-même,  Monsieur  le 
Chevalier,  qui  ai  regardé  comme  une  espèce  de  flétris- 
sure son  entrée  au  service  de  Russie,  quoiqu'il  y  soit 
entré  dans  toutes  les  règles  de  l'honneur  et  de  la  ma- 
nière la  plus  brillante,  jugez  de  ce  que  je  pense  dans  ce 
moment,  où  j'apprends  par  des  lettres  d'Allemagne  que 
S.  M.  se  rend  sur  le  Continent  !  Je  suis  donc  décidé  à 
sauter  le  pas  avec  quelques  précautions  et  toutes  les 
formes  délicates  qui  dépendent  de  moi  ;  mais  je  déplai- 
rai, et  cette  faveur  secrète,  qui  me  soutient,  venant  à 
cesser,  je  serai  suspendu.  Les  congés  ne  se  donnant 
qu'au  mois  d'octobre,  suivant  la  loi  générale,  je  suis  per- 
suadé que  l'Empereur  refusera  de  déroger  et  que  mon 
fils  aura  beaucoup  à  souffrir  à  sa  place  :  cependant  je 
persisterai.  Je  plains  aussi  beaucoup  les  autres  sujets  du 
Roi  ;  l'Empereur  ne  veut  pas  entendre  parler  de  démis- 
sion. Pendant  ma  dernière  audience,  le  Comte  de  Rou- 
mantzof,  à  propos  des  malheurs  qui  m'accablent,  me  dit 


248  LETTRE 

avec  exclamation:  Ah!  Mon  Dieu,  Monsieur  le  Comte,  y 
a-t-il  donc  des  hommes  heureux  en  ce  moment? —  Sur 
quoi  je  lui  répondis  rondement:  Sans  doute,  Monsieur 
le  Comte,  les  coquins.  —  Il  me  répliqua  avec  une  mer- 
veilleuse philosophie  :  Pas  même,  Monsieur  le  Comte, 
pas  même  !  Ils  savent  bien  qu'il  riy  a  point  de  stabilité 
pour  eux.  Celte  réponse  m'a  paru  tout  à  fait  remar- 
quable. Mais  revenons  aux  officiers  piémontais.  Toute 
demande  faite  avec  rassemblement  déplait  justement 
dans  la  Monarchie,  et  si  ce  rassemblement  est  militaire, 
c'est  un  véritable  délit.  Je  ne  sais  trop  comment  on  se 
tirera  de  là,  d'autant  plus  que  lorsqu'ils  verront  la  dé- 
mission de  mon  fils,  et  celle  de  Galaté  qui  est  aussi  fort 
impatienté,  ils  voudront  en  faire  autant.  Je  les  crois 
cependant  parfaitement  en  règle  par  la  démarche  offi- 
cielle que  j'ai  faite.  Je  cours  personnellement  de  grands 
dangers  ;  car  si  j'étais  renvoyé,  comment  m'en  irai-je  ? 
Si  je  suis  obligé  de.  quitter  ma  place,  je  roule  dans  un 
abîme  sans  fond,  et  quand  les  officiers  mêmes  demande- 
raient et  obtiendraient  leur  congé,  la  distance  des  lieux 
compliquerait  la  difficulté.  Il  n'y  aurait  que  deux 
moyens  de  se  rendre  en  Allemagne  ou  en  Italie;  ou  une 
souscription  (c'est-à-dire  en  bon  français  une  quête, 
qu'on  m'a  déjà  proposée)  ou  une  avance  sur  les  fonds  de 
S.  M.  ;  car  une  demande  à  l'Empereur  serait  le  comble 
du  ridicule  et  de  la  gaucherie.  Je  prends  sur  moi  d'as- 
surer ces  Messieurs  que  S.  M.  ne  doute  pas  de  leurs  sen- 
timents, et  qu'elle  est  parfaitement  satisfaite  d'eux  :  une 
lettre  de  sa  part  ferait  meilleur  effet,  et  peut-être  aussi 
qu'une  autre  lettre  à  S.  M.  L  ne  serait  pas  déplacée; 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  249 

mais  sur  ce  point  je  n'ai  qu'à  me  rapporter  à  ce  que  S.  M. 
jugera  convenable  dans  sa  sagesse.  Vous  serez  sans 
doute  surpris  de  la  manière  de  penser  de  S.  M.  T.;  mais 
partez  toujours,  Monsieur  le  Chevalier,  d'un  fait  incon- 
testable. Dès  qu'il  s'agit  d'autorité  et  de  gouvernement, 
on  ne  persuade  jamais  la  Souveraineté  ;  dites  ce  que  vous 
voudrez,  elle  croit  ce  qu'elle  croit,  c'est  son  droit  ;  de 
manière  que,  sur  ce  point,  les  Souverains  se  doivent 
une  condescendance  mutuelle.  Si  ceci  était  une  critique, 
je  ne  me  la  permettrais  certainement  pas  ;  mais  je  suis 
persuadé  que  les  gouvernements  ne  peuvent  marcher 
autrement.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  faire  un  beau 
Mémoire  pour  établir  qu'on  en  agit  mal  avec  les  sujets 
de  S.  M.  Ce  Mémoire  serait  une  démonstration  pour  Elle 
comme  pour  son  humble  serviteur  qui  écrit  ceci.  Au 
Palais-d'fliver  ce  serait  une  absurdité,  sentant  même  un 
peu  la  Sibérie.  L'Empereur  a  mis  cela  dans  sa  tête  (dont 
rien  ne  sort).  A  ses  côtés  est  Araktcheief,  plus  dur,  plus 
impitoyable  qu'un  crocodile  :  le  danger  est  extrême.  Je 
cours  personnellement  celui  de  ne  pas  faire  ce  qui  me 
semble  mon  devoir,  ou  de  mettre  fin  à  cette  mission 
contre  les  intérêts  et  les  intentions  de  S.  M.,  ou  de  me 
trouver  avec  mon  fils  à  l'hôpital  (mais  sans  figure). 
Néanmoins  je  ne  perds  pas  la  tête:  au  moyen  du  remède 
de  Mithridate,  dont  je  fais  usage  depuis  sept  ans,  j'espère 
que  nul  chagrin  ne  peut  me  tuer. 

Hier  se  sont  faites  les  noces,  in  splendoribus  sancto- 
rum.  La  Cour  était,  au  pied  de  la  lettre,  habillée  de  dia- 
mants. —  Notez  bien  ceci  :  —  Le  Prince  d'Oldenbourg 
a  reçu  le  titre  d'Altesse  Impériale,  ce  qui  est  tout  à  fait 


250  LKTTJÏE 

français.  Il  y  aura  probablement  bien  d'autres  preuves 
moins  agréables  pour  le  Prince,  qu'il  n'a  pas  épousé 
mais  qu'il  est  épousé.  Un  ancien  a  dit  :  Uxori  nolo  nubere 
meœ.  Il  a  pensé  autrement  :  nous  verrons  s'il  a  eu  rai- 
son. 

J'oubliais  de  vous  dire,  Monsieur  le  Chevalier,  que 
j'ai  déjà  été  châtié  de  ma  première  tentative,  car  l'Ém- 
pereur  nous  ayant  passé  en  revue  à  la  Cour,  suivant 
l'usage,  immédiatement  après  ma  conversation  avec  le 
Comte  de  Roumantzof,  il  passa  devant  moi  sans  m'a- 
dresser  la  parole.  C'est  un  coup  de  verge  paternel. 

Comme  je  vous  ai  souvent  parlé  de  dépenses  et  d'em- 
barras, il  m'est  venu  en  tête  de  vous  copier  une  feuille 
de  mon  livre  de  compte  ;  ce  n'est  pas  comme  vous 
sentez  pour  faire  une  demande,  rien  n'est  plus  éloigné 
de  ma  pensée,  mais  c'est  pour  vous  mettre  parfaitement 
au  fait  de  ma  dépense  dans  ce  pays.  Je  puis  vous  assurer 
d'ailleurs  que  quand  il  me  tomberait  du  ciel  8  ou  1 0  mille 
roubles,  je  me  garderais  bien  de  rien  changer,  car  il 
faut  faire,  comme  on  dit,  vie  qui  dure,  et  ne  se  donner 
aucun  ton  qu'on  ne  puisse  soutenir.  Une  foule  de  dé- 
penses ne  peuvent  guère  se  calculer,  mais  la  plus  écra- 
sante dans  ce  moment  est  celle  de  la  garde-robe.  Il  n'y  a 
plus  de  drap,  ni  français  ni  anglais,  celui  que  nous 
avons  coûte  de  22  à  23  roubles  l'archine  (le  ras,  à  peu 
près)  et  nos  habits  ne  peuvent  guère  se  présenter  trois 
mois.  Tous  les  prix  sont  fous,  et  même  fort  au-dessus  de 
la  proportion  de  l'or  au  papier,  car  on  n'a  plus  pour  une 
somme  réelle  ce  qu'on  avait  pour  la  même  somme  il  y 
a  un  an.  Au  milieu  de  cette  détresse  universelle,  le  luxe 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  HOSSI.  254 

va  son  train  ;  vin,  chevaux,  équipages,  bals,  feux  d'arti- 
fice, etc.,  etc.,  Un  traiteur  français  est  allé  s'établir  au 
village  de  Novoidercvonie,  où  campent  les  Chevaliers- 
Gardes.  Il  a  loué  trois  maisons  et  il  donne  à  manger  à 
ces  Messieurs  pour  trois  roubles  par  tête,  sems  le  vin. 
C'est  pour  rien  !  Il  a  sur  sa  table  un  beau  volume  in-folio 
intitulé  Crédit  de  campagne.  Il  y  a  des  bas  officiers  qui 
ont  8,000  roubles  de  pension,  et  des  officiers  qui  n'ont 
rien,  tous  dépensent  également.  Il  y  a  peu  de  jours 
qu'un  Cornette,  qui  touche  mon  fils  dans  le  régiment, 
donna  un  dîner  de  400  roubles,  sans  en  avoir  un  dans 
sa  poche.  Dépenser  c'est  l'unique  affaire,  payer  n'est 
rien,  personne  n'y  pense  :  on  ne  paie  que  les  demoiselles 
de  Saint-Pétersbourg  qui  sont  invitées  à  ces  festins 
philosophiques.  Au  milieu  de  ces  extravagances,  il  y  a 
un  spectacle  qui  mérite  attention,  c'est  celui  d'une  petite 
phalange  de  jeunes  gens  étrangers,  qui  par  suite  d'une 
bonne  éducation,  et  de  la  séparation  absolue  de  la  cor- 
ruption générale ,  qu'ils  doivent  aux  circonstances  , 
marchent  sagement,  ne  s'amusent  qu'entre  eux  ou  dans 
la  meilleure  compagnie,  et  n'ont  que  du  dégoût  pour  les 
excès  dont  ils  sont  témoins.  Je  m'amuse  souvent  avec 
le  Duc  à  contempler  cette  jeunesse.  Qui  sait  ce  que  tout 
cela  deviendra  ? 


252 


LETTRE 


285 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 

Saint  Pétersbourg,  11  (23)  mai  1809. 

Sire, 

Le  Prince  de  Schwarzenberg  est  congédié.  D'abord  le 
Comte  de  Roumantzof  lui  avait  intimé  qu'il  serait  bon 
qu'il  demandât  ses  passe-ports;  mais  le  Prince  répondit, 
comme  il  le  devait,  qu'il  ne  pouvait  faire  cette  demande 
sans  l'avis  de  sa  Cour,  ni  surtout  avant  le  retour  du 
courrier  qu'il  avait  fait  partir  depuis  plusieurs  jours  avec 
l'aveu  du  gouvernement.  Sur  cette  déclaration,  on  lui  a 
envoyé  ses  passe-ports  accompagnés  d'une  lettre  fort 
polie,  et  il  part  jeudi  prochain  4  3  (25)  :  ceci  est  encore 
un  acte  pur  et  simple  d'obéissance.  Caulaincourt  qui  ne 
veut  point  ici  de  nouvelliste  tel  que  le  Prince  de  Schwar- 
zenberg, n'a  point  eu  de  repos  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  fait 
partir. 

L'opinion  de  S.  M.  I.  est  inébranlable  :  Rien  ne  peut 
renverser  Napoléon,  et  si  je  me  brouille  avec  lui,  la  Rus- 
sie est  perdue.  Tout  part  de  là,  Sire.  11  a  été  extrêmement 
mécontent  de  l'Angleterre  dans  la  dernière  coalition.  Il 
s'est  vu  humilié  ;  les  conférences  de  Tilsitt  et  d'Erfurt 
ont  achevé  l'ouvrage:  maintenant  il  est  inébranlable.  Je 
crois  cependant  que  le  fond  de  son  cœur  est  ce  qu'il 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  253 

doit  être  suivant  la  nature  des  choses  ;  car  je  me  repré- 
senterais plutôt  un  cercle  carré  qu'un  Souverain  ami  de 
Bonaparte.  Lorsque  Caulaincourt  lui  porta  la  nouvelle 
du  fatal  événement  d'Eckmuhl,  du  26  avril  dernier, 
l'Empereur  l'embrassa  et  le  Grand-Maréchal  Tolstoï 
donna  200  roubles  d'étrennes  au  valet  de  chambre  de 
l'Ambassadeur  qui  lui  avait  porté  cette  même  nouvelle. 
Cependant,  Sire,  je  crois  savoir  certainement  que  l'Em- 
pereur, qui  l'avait  déjà  apprise,  en  avait  été  très  doulou- 
reusement affecté.  Son  obstination  dans  le  système 
politique  qu'il  a  embrassé  est,  je  ne  dirai  pas  justement, 
mais  extrêmement  raisonnée  ;  il  y  est  confirmé  d'ailleurs 
par  certaines  choses  qui  l'ont  choqué.  Je  ne  crois  pas 
que  rien  le  puisse  faire  revenir,  excepté  peut-être  de 
grands  succès  de  la  part  de  l'Autriche,  En  attendant,  il 
est  malheureux  sur  tous  les  points.  Les  Russes  viennent 
d'être  repoussés  aux  lignes  de  Braïloff  :  les  Turcs  leur 
ont  tué  de  quatre  à  cinq  mille  hommes  ;  en  Perse,  les 
choses  ne  vont  pas  mieux.  Les  Anglais  avaient  passé 
une  note  au  Divan,  tout  à  fait  franche  et  loyale,  par 
laquelle  ils  déclaraient  aux  Turcs  que,  bien  loin  de  s'op- 
poser à  leur  paix  avec  la  Russie,  ils  la  regardaient  au 
contraire  comme  un  moyen  d'améliorer  la  leur  :  en 
réponse  à  cette  pièce,  qui  fut  communiquée  ici  dans  le 
mois  de  mars,  la  Russie  demanda  le  renvoi  de  l'Ambas- 
sadeur d'Angleterre.  L'Autriche,  de  son  côté,  s'est 
avancée  ici  jusqu'à  se  prêter  à  l'acquisition  de  la  Vala- 
chie  et  de  la  Moldavie,  ce  qui  était  un  grand  effort  de  sa 
part  :  tout  a  été  inutile. 

Du  côté  de  la  Suède,  on  ne  dit  rien  ;  cependant  on  se 


254  LETTRE 

croit  sur  que  le  Comte  Schouwalof  a  été  repoussé  et 
même  tué  à  Tornéo.  J'ai  balancé  longtemps  si  je  mettrais 
Votre  Majesté  parfaitement  au  fait  des  affaires  de  ce 
royaume,  car  il  y  a  des  choses  bien  difficiles  à  écrire  : 
cependant,  Sire,  il  me  semble  que  mon  devoir  est 
d'instruire  Votre  Majesté  même  des  horreurs  qui  influent 
sur  la  politique. 

La  naissance  de  l'infortuné  Roi  de  Suède  n'est  plus  un 
mystère  pour  personne.  Tout  le  monde  sait  ou  croit 
savoir  que  Gustave  III,  certain  par  une  expérience  très 
longue  de  ne  pouvoir  avoir  d'enfants,  et  ayant  la  faiblesse 
d'en  vouloir  absolument  un,  s'adressa  au  Comte  de 
Monckh  qui  était  fort  bien  avec  la  Reine,  et  que  le  Roi 
actuel  est  le  fruit  de  cet  étrange  traité. 

C'est  un  Roi  philosophe,  Sire,  (Gustave)  qui  écrivait 
à  Voltaire  le  4  0  janvier  4  772.  «  Je  prie  tous  les  jours 
l'Etre  des  êtres  pour  la  prolongation  d  une  vie  si  utile  au 
perfectionnement  de  la  raison  et  de  la  véritable  philoso- 
phie. »  Voilà,  Sire,  où  nous  en  étions  venus  !  Voilà  la 
véritable  théorie  et  la  pratique  parfaitement  d'accord.  Je 
poursuis. 

Un  Anglais  de  ma  connaissance  particulière,  et  inca- 
pable d'en  imposer,  me  racontait  il  y  a  près  de  deux 
ans  que  se  trouvant  à  Gothenbourg  assis  à  une  table 
très  nombreuse,  on  se  mit  à  parler  de  la  naissance  du 
Roi  sans  se  gêner  le  moins  du  monde,  comme  d'une 
nouvelle  de  gazette,  de  manière  que  ce  bon  Anglais  ne 
pouvait  en  revenir. 

Malheureusement  ce  Prince,  plein  d'ailleurs  de  grandes 
et  excellentes  qualités,  n'a  pas  ce  liant  et  cette  dextérité 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  255 

qui  auraient  été  nécessaires  pour  faire  oublier  un  grand 
anathème. 

Enfin,  Sire,  non  seulement  les  Suédois  ont  rejeté  sa 
personne,  mais  ils  ne  veulent  plus  de  sa  descendance. 
Aussi  Votre  Majesté  aura  observé  que,  dans  toutes  ses 
proclamations,  le  Duc  de  Sudermanie  parle  toujours  en 
son  nom  comme  régent  provisoire,  sans  jamais  articuler 
le  nom  du  Roi  mineur,  ce  qui  ne  serait  pas  convenable 
sans  cette  triste  explication.  Il  est  faux  que  le  Roi  ait  été 
tué,  comme  l'assurait  un  bruit  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
faire  connaître  à  Votre  Majesté.  Tl  est  seulement  gardé 
par  des  forces  considérables,  pour  éviter  un  coup  de 
main  de  la  part  d'un  parti  contraire:  il  a  offert  lui-même 
d'abdiquer  solennellement,  et  de  s'en  aller  en  Amérique 
avec  toute  sa  famille,  moyennant  un  traitement  fixe  de 
400,000  doubles  talents  (j'ignore  ce  que  c'est  que  cette 
monnaie).  Cette  proposition  sera  portée  à  la  Diète  qui 
est  sur  le  point  de  s'assembler,  et  qui  sera  nombreuse 
et  orageuse  ;  il  y  aura  dit-on  plus  de  \  ,500  personnes. 

Le  député  Suédois  qui  est  venu  ici,  et  que  j'ai  eu  le 
soin  de  faire  connaître  à  Votre  Majesté,  était  chargé 
d'offrir  la  couronne  à  S.  M.  1.  pour  la  maison  de 
Holstein,  qui  est  la  sienne  ;  mais  l'Empereur,  comme  je 
l'ai  dit,  n'a  pas  voulu  l'entendre,  et  ce  député  s'en  est 
allé  fort  mécontent.  Je  n'aurais  rien  a  dire  sur  cette 
délicatesse  de  la  Cour,  si  elle  n'était  pas  une  inconsé- 
quence; d'ailleurs,  si  les  choses  s'exécutent  suivant  les 
appparences,et  si  le  trône  demeure  vacant,  on  pourra 
se  repentir  d'avoir  repoussé  les  premiers  mots. 

En  supposant  vrai  ce  que  j'ai  dû  révéler  à  Votre  Ma- 


256  LETTRE 

jesté,  comme  en  effet  personne  n'en  doute,  j'ai  peine  à 
croire  que  la  nation  Suédoise  s'en  tire  sans  secousse. 
Nous  allons  voir  bientôt  un  spectacle  intéressant,  c'est 
celui  des  efforts  que  feront  trois  grandes  puissances 
pour  s'emparer  de  la  Diète  :  la  France,  la  Russie  et 
l'Angleterre.  Peut-être  que  l'influence  demeurera  à 
celle-ci. 

J'en  dis  autant  de  la  guerre.  Si  je  m'avisais  d'en  par- 
ler à  Votre  Majesté,  peut-être  lui  dirais-je  des  choses 
absolument  en  l'air,  faute  de  données.  Tout  ce  qui  me 
paraît  clair,  c'est  que  dans  le  cas  où  elle  se  prolonge- 
rait beaucoup,  ce  ne  sera  pas  probablement  un  mal,  car 
le  temps  est  le  grand  ennemi  de  Napoléon  ;  il  le  sent  bien 
lui-même,  puisqu'il  n'oublie  rien  pour  finir  toutes  ses 
guerres  dans  une  journée.  Suivant  les  apparences,  une 
guerre  de  Fabius,  si  elle  était  possible,  l'abîmerait. 

M.  le  Marquis  de  Saint-Marsan  jouit  à  Berlin  de  la 
réputation  qu'il  avait  à  Turin  il  y  a  vingt  ans  :  tout  le 
monde  fait  ses  éloges.  Je  ne  puis  me  mettre  en  tête  qu'une 
seule  de  ses  idées  ait  changé  ;  mais  comme  j'ignore  abso- 
lument quelle  est  la  manière  de  penser  de  Votre  Ma- 
jesté sur  ses  anciens  sujets  qui  servent  Napoléon,  je 
m'abstiens  de  tout  raisonnement  ;  je  serais  seulement 
très  curieux  desavoir  ce  qu'EUe  pense  en  particulier  de 
M.  de  Saint-Marsan.  Qui  sait  ce  qui  peut  arriver  et 
quelles  conversations  peuvent  avoir  lieu  ?  En  partant  de 
Turin,  il  s'était  chargé  d'une  caisse  remplie  des  dessins 
de  ma  fille  aînée.  Elle  m'a  été  apportée  ici  par  un  valet 
de  chambre  du  Marquis,  qu'il  a  dépêché  en  courrier  à 
Caulaincourt.  Celui-ci  m'a  envoyé  la  caisse  en  me  fai- 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  257 

sant  dire  que  je  pouvais  envoyer  la  réponse  à  l'hôtel  de 
France. 

Peu  de  jours  après,  un  Français,  nommé  de  La  Châtai- 
gneraie (de  la  famille  de  ce  La  Châtaigneraie  qui  périt 
de  la  main  de  Jarnac  dans  le  dernier  duel  légal)  qui  est 
attaché  à  l'ambassade  française,  venant  de  Berlin  ici  en 
courrier,  m'a  apporté  trois  ou  quatre  vieux  bouquins 
que  l'abbé  Pansoio  avait  remis  pour  moi  chez  le  Mar- 
quis. Ce  jeune  homme  est  monté  et  m'a  apporté  lui- 
même  ce  paquet  ;  il  m'a  fait  une  assez  longue  visite  et 
m'a  parlé  à  peu  près  à  cœur  ouvert  et  comme  un 
homme  fort  ennuyé.  Il  fallait  rendre  cette  visite  sans 
déroger  à  mon  système  de  fierté  ;  j'ai  donc  fait  arrêter 
à  la  porte  de  l'Ambassadeur  de  France.  J'appelle  le 
suisse  qui  est  venu  à  la  portière.  «  Mon  cher  ami,  don- 
nez  ce  billet  à  M.  de  La  Châtaigneraie,  et  dites-lui  que 
j'aurais  été  charmé  de  le  voir.  »  Et  puis,  fouette  cocher  ! 
Je  ne  crois  pas  ces  petits  détails  absolument  indignes 
de  Votre  Majesté,  parce  qu'ils  lui  donnent  une  idée 
plus  nette  que  tous  les  discours  possibles  de  mon  exis- 
tence dans  ce  pays. 

Je  ne  comprends  pas  du  tout,  Sire,  comment  je  suis 
encore  debout  ;  et  je  comprends  encore  moins  comment, 
si  Votre  Majesté  paraît  en  armes  sur  le  continent,  mes 
fonctions  ne  seront  pas  suspendues  sur  la  demande  de 
la  France.  Cependant  Votre  Majesté  se  rappelle  le  dis- 
cours du  Ministre  :  Quand  il  y  aurait  quelque  chose  avec 
tout  le  reste  du  genre  humain,  il  n'y  aurait  jamais  rien 
contre  vous.  J'attends  en  paix  le  dénouement.  MM.  les 
officiers  piémontais,  après  avoir  fait  leurs  réflexions, 
t.  xi.  47 


258  LETTRE 

ont  trouvé  que  j'avais  raison  et  se  sont  tranquillisés.  Si 
mes  fonctions  venaient  à  être  suspendues  et  l'état  de 
guerre  déclaré  entre  Votre  Majesté  et  cette  Cour,  la 
demande  de  la  démission  en  masse  serait  motivée  et 
honorable.  En  attendant,  je  me  garde  bien  de  faire 
des  actes  romanesques,  d'exposer  un  subside,  et  de 
jeter  sur  les  bras  de  Votre  Majesté,  avant  le  temps, 
cinq  ou  six  officiers  dont  elle  serait  peut-être  em- 
barrassée. 

A  l'égard  de  mon  fils.  Votre  Majesté  sait  déjà  que 
j'ai  été  boudé  de  La  manière  la  plus  visible,  pour  avoir 
demandé  qu'il  fût  mis  dans  l'état  de  semestre.  J'ai 
laissé  passer  quelques  jours  :  après  quoi  j'ai  demandé 
qu'il  soit  ôté  de  ce  corps  des  Chevaliers-Gardes  et  mis 
simplement  à  la  suite  de  S.  M.  I.  Cette  destination  lui 
conserverait  les  entrées  de  l'Ermitage  en  le  mettant  à 
l'abri  de  toute  guerre  qui  me  choquerait.  Je  n'ai  point 
encore  de  réponse,  mais  je  me  crois  sûr  de  n'avoir  point 
déplu.  Aucunes  nouvelles  des  armées  depuis  plus  de 
dix  jours,  ce  que  je  regarde  comme  un  très  bon  signe. 
On  parle  publiquement  de  courriers  interceptés  ou  sup- 
primés :  après  le  départ  du  Prince  de  Schwarzenberg, 
je  ne  vois  plus  de  moyens  d'écrire.  Je  supplie  donc 
Votre  Majesté  de  ne  m'imputer  aucun  silence. 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL. 


259 


286 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  14  (26)  mai  1809. 

Sire, 

Le  départ  de  l'Ambassadeur  d'Autriche  ayant  été  re- 
tardé de  deux  jours,  je  profite  de  ce  retard  pour  ajou- 
ter quelques  lignes  à  mes  précédentes  dépêches,  et  je  le 
fais  avee  d'autant  plus  de  plaisir  que  j'ignore  si  j'aurai 
de  longtemps  l'honneur  de  communiquer  avec  Votre 
Majesté.  Le  Prince,  avant  de  partir,  a  eu  une  longue 
conférence  avec  le  Maréchal  Tolstoï,  chez  lui,  c'est-à- 
dire  à  la  Cour.  Votre  Majesté  entend  assez  que  durant 
ces  conversations,  personne  ne  sait  qui  entre  par  la 
porte  du  fond.  Le  Grand-Maréchal  a  rendu  la  visite  le 
lendemain,  et  il  a  apporté  des  lettres  de  la  Cour  pour 
celle  d'Autriche. 

On  raconte  beaucoup  d'anecdoctes  relatives  à  celle  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  raconter  à  Votre  Majesté  (et  que 
peut-être  Elle  connaissait  depuis  longtemps).  Je  n'en 
souille  pas  ces  pages  puisqu'elles  n'ajoutent  rien  à  la 
chose. 

Nous  verrons  si  l'on  aura  dans  la  Diète  l'audace 
d'appuyer  une  exclusion  sur  un  fait  tout  à  fait  con- 
traire à  la  présomption  de  droit,  et  à  la  possession  le- 


260  LETTRE 

gitime.  Au  reste,  Sire,  en  rendant  hommage  aux  prin- 
cipes du  droit  public  qui  forment  la  sûreté  des  nations, 
je  n'en  crois  pas  moins  (quand  même  Votre  Majesté  me 
croirait  un  peu  illuminé)  que  les  familles  souveraines 
ne  sont  point  faites  par  les  hommes,  qu'elles  naissent 
telles,  et  que  si  le  crime  veut  transporter  leur  nom  sur 
un  front  étranger,  c'est  une  mascarade  qui  dure  peu. 
Dans  le  cas  particulier  cependant,  je  ne  préjuge  rien, 
parce  que  je  ne  sais  rien. 

Votre  Majesté  a-t-elle  ouï  parler  de  la  terrible  vision 
qui  fit  tant  de  bruit  en  Suède  et  partout  ?  La  nuit  du 
du  4  6  au  1  7  décembre  4  687,  Charles  XI,  étant  un  peu 
malade,  avait  vis-à-vis  de  ses  fenêtres  celles  d'une  grande 
salle  qui  servait  à  l'assemblée  de  la  noblesse.  Il  crut  y 
voir  de  la  lumière  ;  le  Comte  de  Bielke  et  un  autre  sei- 
gneur qui  veillaient  à  ses  côtés  lui  dirent  que  c'était  une 
illusion  d'optique  causée  par  le  reflet  des  rayons  de  la 
lune  sur  les  vitres.  Mais  le  Roi,  ayant  vu  trois  ou  quatre 
fois  de  suite  la  lumière,  et  croyant  même  voir  des  gens 
passer  et  repasser  dans  cette  salle,  voulut  absolument 
s'en  assurer  par  lui-même.  Tl  se  rendit  donc  à  la  porte 
de  la  salle  appartenant  au  palais  :  il  ouvrit,  et  en  ou- 
vrant il  la  vit  tout  illuminée  ;  tous  les  sièges  étaient 
occupés  par  des  personnages  inconnus  ;  un  jeune  Roi 
de  45  à  16  ans,  était  assis  sur  un  trône  élevé  :  à  ses 
pieds  était  une  table  environnée  de  quelques  personnes 
qui  écrivaient,  et,  dans  un  coin,  des  bourreaux  exécu- 
taient une  grande  quantité  de  jeunes  gens.  Le  sang 
coulait  dans  la  salle  au  point  que  le  Roi  se  recula  pour 
n'en  être  pas  souillé.  Il  eut  assez  de  courage  pour  de- 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  261 

mander  au  jeune  couronné  si  ce  spectacle  épouvantable 
le  menaçait  lui  (Charles  XI).  Le  fantôme  répondit  que 
non,  et  que  tout  cela  se  rapportait  au  cinquième  suc- 
cesseur. Voilà  ce  qui  a  été  constamment  raconté  par  lo 
Roi  et  par  les  Seigneurs  qui  raccompagnaient,  ce  qui  a 
été  publié,  imprimé  dans  le  temps,  et  constamment  cru 
en  Suède.  Il  y  a  fort  longtemps  qu'on  m'a  raconté  la 
chose  comme  notoire.  Votre  Majesté  sait  que  la  Suède 
est  le  pays  des  revenants,  des  apparitions,  des  mira- 
cles. Elle  croira  ce  qu'elle  jugera  à  propos:  il  est  tou- 
jours vrai  que  dans  les  circonstances  actuelles  cette 
sorcellerie  est  piquante. 

Pour  le  Te  Deum  dont  j'ai  eu  l'honneur  de  parler  à 
Votre  Majesté,  Caulaincourt  fit  demander  au  Général  des 
Jésuites  les  jeunes  chantres  de  notre  église  :  il  n'y  avait 
pas  moyen  de  refuser.  On  en  mit  quatre  sur  un  drosky 
(petit  chariot  découvert  fort  en  usage  dans  ce  pays)  ;  au 
détour  d'une  rue,  le  conducteur  poussa  le  cheval  pour 
précéder  une  voiture  qu'il  trouva  sur  son  chemin.  Il 
toucha  une  borne  et  fit  culbuter  le  drosky.  L'un  de 
ces  enfants  fut  jeté  sous  la  roue  du  carosse,  qui  lui 
brisa  la  tête  et  le  tua  sur  le  champ.  C'était  un  excel- 
lent enfant  de  14  ans,  fort  aimé  des  R.  P.  Jésuites,  qui 
le  regrettent  beaucoup.  Votre  Majesté  ne  saurait  croire 
quelle  impression  a  fait  sur  le  public  ce  malheureux 
événement.  Ces  gens  ne  savent  rien  faire,  pas  même 
chanter  un  Te  Deum,  sans  tuer  quelqu'un.  C'est  le  dis- 
cours universel. 

Mais  pendant  qu'on  chantait  le  Te  Deum,  une  nouvelle 
arrive  en  l'air,  portant  que  le  brave  Archiduc  Charles, 


262  LETTRE 

après  avoir  côtoyé  pendant  quelques  jours  Napoléon  sur 
la  rive  gauche  du  Danube,  avait  repassé  le  fleuve  à 
Lintz  et  remporté  sur  ce  nouvel  Attila  une  nouvelle 
bataille  de  Châlons.  L'opinion  étant  générale  contre  les 
Français,  cette  nouvelle  a  été  reçue  avec  beaucoup 
d'anxiété  ;  mais  tout  le  monde  dit  :  Doit-on  croire  ? 
Pour  moi,  je  la  crois  vraie,  sauf  exagération  fondée  sur 
un  discours  qui  a  échappé  à  l'Empereur.  L'Ambassa- 
deur qui  est  encore  ici  refuse  d'accepter  les  compli- 
ments, parce  qu'il  n'a  pas  de  courrier;  mais  j'ai  de  bon- 
nes raisons  de  croire  que  ce  courrier  est  arrêté  et  qu'il 
n'arrivera  qu'après  le  départ  de  l'Ambassadeur  ,  à 
moins  qu'on  ne  soit  convenu  autrement  dans  la  visite 
dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Si  nous  ne  sommes  pas  trom- 
pés, comme  je  le  crois,  voilà  le  grand  Archiduc  aux 
nues,  sans  préjudice  de  la  gloire  primordiale  et  immor- 
telle due  à  la  noble  Espagne,  sans  laquelle  l'entreprise 
de  l'Autriche  n'aurait  pas  été  au  nombre  des  choses 
possibles. 

Cet  événement  aura  très  probablement  des  suites 
innombrables  en  Allemagne,  par  contre-coup  en  Italie. 
Si  je  me  trompe  heureusement  sur  les  dates,  et  si  les 
choses  tournent  à  souhait,  je  conjure  Votre  Majesté  de 
ne  pas  trop  restreindre  ses  prétentions,  et  surtout  de 
ne  pas  se  laisser  couper  en  deux  ;  mais  tout  dépend  de 
la  vie  d'Attila. 


A  Mllc  ADÈLE  DE  MAISTRE. 


287 

f  A  Mlu  Adèle  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  11  juillet  1809. 

J'ai  juré,  ma  chère  enfant,  que  ma  première  lettre 
serait  pour  toi  ;  je  m'acquitte  de  mon  vœu,  quoique  j'aie 
des  dettes  envers  ta  mère  et  ta  sœur.  Je  te  remercie  de 
m'avoir  fait  connaître  l'irrévérence  commise  contre  la 
mémoire  de  notre  célèbre  Àlfieri  par  le  Marquis  de 
Baroi  ;  sûrement  il  aura  beaucoup  déplu  aux  nombreux 
partisans  du  poète,  et  surtout  à  son  respectable  ami 
l'abbé  de  Caluso.  Cependant,  je  t'avoue  que  je  n'ai  pas 
trouvé  un  grand  sproposilo  dans  l'exclamation  que  tu 
me  rapportes  :  Misericordia  !  A  propos  des  comédies 
posthumes,  la  première  qualité  d'un  comique,  c'est 
d'être  bonhomme.  Le  plaisant  et  l'ironique  n'ont  rien  de 
commun  avec  le  comique.  Voilà  pourquoi  Voltaire  n'a 
jamais  pu  faire  une  comédie  ;  il  fait  rire  les  lèvres,  mais 
le  rire  du  cœur,  celui  qu'on  appelle  le  bon  rire,  ne  peut 
être  éprouvé  ni  excité  que  par  les  bonnes  gens.  Or  donc, 
ma  chère  Adèle,  quoique  Alfieri  n'ait  point  été  méchant 
(il  y  aurait  beaucoup  d'injustice  à  lui  donner  ce  titre), 
cependant  il  avait  une  certaine  dureté  et  une  aigreur  de 
caractère  qui  ne  me  paraissent  point  s'accorder  avec  le 
talent  qui  a  produit  V Avare  et  les  Femmes  savantes. 


26f4  LETTRE 

Toutes  les  fois  qu'il  ouvrait  les  lèvres,  je  croyais  en  voir 
partir  un  jet  de  bile,  et  je  me  détournais  pour  n'en  être 
pas  taché.  Je  suis  donc  fort  trompé,  si  ses  comédies  sont 
bonnes  ;  peut-être  ce  seront  des  sarcasmodies  :  nous 
verrons.  Il  faut  que  tu  saches  que  j'ai  vu  deux  fois  ce 
personnage.  La  première  fois,  nous  nous  choquâmes  un 
peu  ;  il  médit  des  extravagances  sur  la  langue  française, 
qui  est  la  mienne  plus  peut-être  que  l'italienne  n'était  la 
sienne.  J'écrivis  à  l'abbé  de  Caluso  :  //  a  raison  de  ne 
pas  aimer  cette  langue  ;  aucune  ne  lui  fait  plus  de  mal. 
L'abbé  ne  s'en  fâcha  pas.  La  seconde  fois  que  je  vis 
Alfieri,  nous  nous  convînmes  beaucoup  plus;  je  me 
rappelle,  entre  autres,  une  certaine  soirée  où  je  m'a- 
vançai tout  à  fait  dans  son  esprit.  Je  l'entrepris  sur  la 
politique,  sur  la  liberté,  etc.,  etc.  Je  lui  dis:  Gageons, 
Monsieur  le  Comte,  que  vous  ne  savez  pas  quel  est  le  plus 
grand  avantage  de  la  Monarchie  héréditaire,  et  à  quoi 
elle  sert  principalement  dans  le  monde?  Il  me  demanda 
ma  pensée  ;  je  lui  fis  une  réponse  originale  et  perçante, 
que  je  te  dirai  un  jour.  Il  me  dit,  en  regardant  le  feu 
(je  le  vois  encore)  :  «  Je  crois  que  vous  avez  raison.  » 
Bref,  je  suis  persuadé  que  si  j'avais  séjourné  à  Florence, 
nous  aurions  fini  par  nous  entendre  ;  mais  je  devais 
partir  le  lendemain,  et  pour  ne  plus  le  revoir.  Quant  à 
son  mausolée,  laisse  faire  la  Comtesse  d'Albani.  Je  vou- 
drais bien,  au  reste,  voir  le  fond  du  cœur  de  cette  ado- 
rable femme.  Qui  sait  si  tout  ce  beau  marbre  ne  la  met 
pas  un  peu  plus  à  son  aise?  Quand  une  fois  on  a  pris  un 
certain  parti,  ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  le 
soutenir;  mais  Alfieri,  avec  toute  sa  tendresse,  était  si 


A  Mlle  ADELE  DE  MAISTRE.  265 

despote,  qu'il  a  dû,  si  je  ne  me  trompe  infiniment, 
rendre  la  vie  assez  dure  à  la  dame  de  ses  pensées.  J'ai 
été  une  fois  fort  scandalisé  d'une  de  ses  réponses  à  cette 
excellente  femme.  Elle  cita  un  livre,  pendant  le  déjeu- 
ner, au  milieu  d'un  cercle  d'amis.  Alfieri  lui  dit,  et 
même  d'un  ton  fort  sec:  Vous  ri  avez  pas  lu  ce  livre. 
Madame.  Elle  fut  un  peu  étourdie  d'une  telle  brutalité, 
et  lui  dit  avec  beaucoup  de  douceur  qu'elle  l'avait  sûre- 
ment lu  mais  le  bourru  répliqua  :  iVbn,  Madame,  vous  ne 
Vavez  pas  lu,  avec  encore  plus  de  dureté,  et  même  avec 
je  ne  sais  quel  signe  de  mépris.  Je  jugeai  par  cet  échan- 
tillon que  le  tête-à-tête  devait  être  souvent  orageux. 
Parmi  les  œuvres  posthumes  d'Alfieri,  on  a  publié  fort 
mal  à  propos  les  Mémoires  de  sa  vie,  pleins  de  turpi- 
tudes à  la  manière  de  Jean-Jacques,  du  moins  à  ce 
qu'on  mande  de  France,  car  je  ne  les  ai  point  encore 
lus.  Donne-toi  bien  de  garde  de  regarder  seulement  ce 
livre. 

Tu  m'avais  demandé  quatre  vers  pour  le  portrait  de 
ta  mère;  tu  m'auras  soupçonné  de  pococuranza  :  point 
du  tout  ;  mais  c'est  que  je  me  rappelle  le  proverbe  espa- 
gnol, qui  dit  qu'il  faut  être  bien  sot  pour  ne  pas  savoir 
faire  deux  vers,  et  bien  fou  pour  en  faire  quatre.  Tout 
homme  qui  n'est  pas  né  poète  doit  faire  profit  de  cette 
sentence.  Ce  n'est  pas  qu'à  force  de  me  frotter  la  cervelle, 
il  ne  me  fût  possible  peut-être  d'en  tirer  quelque  chose 
de  tolérable  ;  mais  d'abord,  en  fait  de  poésie,  le  tolé- 
rable  est  intolérable  ;  d'ailleurs  le  temps  est  si  précieux 
qu'il  ne  faut  l'employer  qu'à  ce  qu'on  fait  bien.  Je  me 
suis  recommandé  à  Redi  pour  écrire  quelque  chose  de 


266  LETTRE 

supérieur  au  tolérable,  sur  le  revers  du  portrait  de  ta 
mère,  que  j'ai  ici  : 

Santi  costumi,  e  per  virtù  baldanza  ; 
Baldanza  umile  ed  innocenza  accortay 
E  fuorche  in  ben  oprar  nulla  fidanza. 

Qu'en  dis-tu  ?  Il  me  semble  que  cet  italien  est  assez 
bon.  Si  tu  m'en  crois,  tu  feras  comme  moi  :  feuillette 
tes  livres,  jusqu'à  ce  que  tu  aies  trouvé  quelque  chose 
qui  te  contente. 

Adieu,  chère  enfant  ;  il  me  semble  sentir  encore  au 
fond  du  cœur  quelque  reste  d'une  vieille  tendresse,  mais 
c'est  si  peu  que  rien.  Ton  frère  marche  toujours  extrê- 
mement droit,  et  nous  faisons  une  très  bonne  vie;  mais 
je  l'avertis  toujours  de  n'avoir  point  d'orgueil,  et  de  ne 
pas  s'imaginer  qu'il  puisse  remplacer  les  femmes,  qui 
valent  bien  mieux,  comme  tout  le  monde  en  demeure 
d'accord. 

288 

A  Mlu  Constance  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  11  août  1809. 

A  toi,  petite  amie  !  Il  y  a  mille  ans  que  je  te  dois  une 
réponse,  et  je  ne  sais  comment  il  ne  m'a  jamais  été  pos- 
sible de  payer  ma  dette.  La  première  chose  que  je  dois 


A  M,!e  CONSTANCE  DE  MAISTRE.  267 

te  dire,  c'est  que  j'ai  été  extrêmement  content  d'ap- 
prendre combien  tu  avais  été  toi  même  contente  de  ma 
petite  pacotille,  et  de  ce  qu'elle  contenait  de  particulier 
pour  toi.  Il  faudrait,  pour  mon  bonheur,  qu'il  me  fût 
possible  de  faire  partir  souvent  de  ces  boîtes  ;  mais  que 
je  suis  loin  d'en  avoir  les  moyens  !  Un  de  ces  moyens 
vient  encore  d'être  entravé,  car  l'on  ne  reçoit  plus  ici  à 
la  poste  les  lettres  pour  l'Italie  :  il  faut  que  je  fasse 
passer  ce  numéro  et  le  précédent  par  la  France  :  nouvel 
embarras  et  nouveau  guignon.  Les  vôtres  m'arrivent 
toujours  avec  une  exactitude  et  une  prestesse  admi- 
rables. 

J'ai  vu  par  ta  dernière  lettre,  ma  chère  enfant,  que  tu 
es  toujours  un  peu  en  colère  contre  mon  impertinente 
diatribe  sur  les  femmes  savantes  ;  il  faudra  cependant 
bien  que  nous  fassions  la  paix,  au  moins  avant  Pâques  ; 
et  la  chose  me  parait  d'autant  plus  aisée,  qu'il  me  paraît 
certain  que  tu  ne  m'as  pas  bien  compris,  Je  n'ai  jamais 
dit  que  les  femmes  soient  des  singes  :  je  te  jure,  sur  ce 
qu'il  y  a  de  plus  sacré,  que  je  les  ai  toujours  trouvées 
incomparablement  plus  belles,  plus  aimables  et  plus 
utiles  que  les  singes.  J'ai  dit  seulement,  et  je  ne  m'en 
dédis  pas,  que  les  femmes  qui  veulent  faire  les  hommes 
ne  sont  que  des  singes  :  or,  c'est  vouloir  faire  l'homme 
que  de  vouloir  être  savante.  Je  trouve  que  l'Esprit-Saint 
a  montré  beaucoup  d'esprit  dans  ce  portrait,  qui  te 
semble,  comme  le  mien,  un  peu  triste.  J'honore  beau- 
coup cette  demoiselle  dont  tu  me  parles,  qui  a  entrepris 
un  poème  épique  ;  mais  Dieu  me  préserve  d'être  son 
mari  !  J'aurais  trop  peur  de  la  voir  accoucher  chez 


268  LETTRE 

moi  de  quelque  tragédie,  ou  même  de  quelque  farce  ; 
car  une  fois  que  le  talent  est  en  train,  il  ne  s'arrête  pas 
aisément.  Dès  que  ce  poème  épique  sera  achevé,  ne 
manque  pas  de  m'avertir  ;  je  le  ferai  relier  avec  la  Co- 
lombiade  de  Madame  Du  Bocage.  J'ai  beaucoup  goûté 
l'injure  que  tu  adressais  à  M.  Buzzolini,  —  donna  bar- 
buta.  C'est  précisément  celle  que  j'adresserais  à  toutes 
ces  entrepreneuses  de  grandes  choses  :  il  me  semble  tou- 
jours qu'elles  ont  de  la  barbe.  N'as-tu  jamais  entendu 
réciter  l'épitaphe  de  la  fameuse  marquise  du  Chàtelet, 
par  Voltaire?  En  tout  cas,  la  voici  :  , 


L'univers  a  perdu  la  sublime  Émilie  ; 

Elle  aima  les  plaisirs,  les  arts,  la  vérité. 

Les  dieux,  en  lui  donnant  leur  âme  et  leur  génie, 

Ne  s'étaient  réservé  que  l'immortalité. 


Or,  cette  femme  incomparable,  à  qui  les  dieux  (puis- 
que les  dieux  il  y  a)  avaient  tout  donné  excepté  l'im- 
mortalité, avait  traduit  Newton  :  c'est-à-dire  que  le 
chef-d'œuvre  des  femmes,  dans  les  sciences,  est  de  com- 
prendre ce  que  font  les  hommes.  Si  j'étais  femme,  je  me 
dépiterais  de  cet  éloge.  Au  reste,  ma  chère  Constance, 
l'Italie  pourrait  fort  bien  ne  pas  se  contenter  de  cet 
éloge,  et  dire  à  la  France  :  Bon  pour  vous  ;  car  Made- 
moiselle Agnesi  s'est  élevée  fort  au-dessus  de  Madame 
du  Chàtelet,  et,  je  crois  même,  de  tout  ce  que  nous  con- 
naissons de  femmes  savantes.  Elle  a  eu,  il  y  a  un  an  ou 
deux,  l'honneur  d'être  traduite  et  imprimée  magnifique- 
ment à  Londres,  avec  des  éloges  qui  auraient  contenté 


A  MUe  CONSTANCE  DE  MAISTRE.  269 

qualsisia  ente  barbuto.  Tu  vois  que  je  suis  de  bonne  foi, 
puisque  je  te  fournis  le  plus  bel  argument  pour  ta  thèse. 
Mais  sais-tu  ce  que  fit  cette  Mademoiselle  Agnesi  de 
docte  mémoire,  à  la  fleur  de  son  âge,  avec  de  la  beauté 
et  une  réputation  immense?  Elle  jeta  un  beau  matin 
plume  et  papier  ;  elle  renonça  à  l'algèbre  et  d  ses  pompes, 
et  elle  se  précipita  dans  un  couvent,  où  elle  n'a  plus  dit 
que  l'office  jusqu'à  sa  mort.  Si  jamais  tu  es  comme  elle 
professeur  public  de  mathématiques  sublimes  dans 
quelque  université  d'Italie,  je  te  prie  en  grâce,  ma  chère 
Constance,  de  ne  pas  me  faire  cette  équipée  avant  que  je 
t'aie  bien  vue  et  embrassée. 

Ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  ta  lettre  et  de  plus  décisif, 
c'est  ton  observation  sur  les  matériaux  de  la  création 
humaine.  A  le  bien  prendre,  il  n'y  a  que  l'homme  qui 
soit  vraiment  cendre  et  poussière»  Si  on  voulait  même  lui 
dire  ses  vérités  en  face,  il  serait  boue;  au  lieu  que  la 
femme  fut  faite  d'un  limon  déjà  préparé,  et  élevé  à  la 
dignité  de  côte.  —  Corpo  di  Bacco  1  Questo  vuol  dir 
molto  !  Au  reste,  mon  cher  enfant,  tu  n'en  diras  jamais 
assez  à  mon  gré  sur  la  noblesse  des  femmes  (même  bour- 
geoises) ;  il  ne  doit  y  avoir  pour  un  homme  rien  de 
plus  excellent  qu'une  femme  ;  tout  comme  pour  une 
femme,  etc.  Mais  c'est  précisément  en  vertu  de  cette 
haute  idée  que  j'ai  de  ces  côtes  sublimes,  que  je  me  fâche 
sérieusement  lorsque  j'en  vois  qui  veulent  devenir  limon 
primitif.  —  Il  me  semble  que  la  question  est  tout  à  fait 
éclaircie, 

Ton  petit  frère  se  porte  à  merveille,  mais  il  n'est  pas 
avec  moi  dans  ce  moment  5  il  est  au  vert.  Son  régiment 


270  LETTRE 

campe  dans  un  petit  village  à  quatre  ou  cinq  verstes 
d'ici  (une  fois  pour  toutes,  tu  sauras  qu'il  y  a  cinq 
verstes  à  la  lieue  de  France).  Nous  nous  voyons  souvent 
ici  ou  dans  les  maisons  de  campagne,  où  nous  nous  don- 
nons rendez-vous  pour  dîner,  lorsqu'il  ne  monte  pas  la 
garde.  La  vie  dans  cette  saison  est  extrêmement  agitée; 
on  ne  fait,  au  pied  de  la  lettre,  que  courir  d'une  cam- 
pagne à  l'autre. 

Le  3  de  ce  mois,  nous  avons  eu  la  fête  ordinaire  de 
Peterhoff  (Palais  de  l'Empereur,  à  trente  verstes  de  la 
ville)  :  dîner,  promenade  au  travers  des  jardins  dans  les 
voitures  de  la  Cour,  illumination  magnifique,  souper, 
feu  d'artifice,  enfin  tout.  Mais  pour  manger,  ma  chère 
enfant,  il  faut  avoir  appétit  :  dès  que  j'entends  un  violon, 
je  suis  pris  d'un  serrement  de  cœur  qui  me  pousse  dans 
ma  voiture,  et  il  faut  que  je  m'en  aille,-  c'est  ce  que  je 
fis  d'abord  après  dîner.  Cependant,  comme  je  m'étais 
arrêté  dans  le  voisinage,  nous  nous  rapprochâmes  le  soir 
avec  quelques  dames  pour  voir  le  bouquet.  C'est  un  fais- 
ceau de  trente  mille  fusées  partant  sans  interruption, 
éclatant  toutes  à  la  même  hauteur,  avec  des  feux  de  dif- 
férentes couleurs  et  un  crescendo  tout  à  fait  merveilleux. 
Malheureusement  j'avais  beau  regarder  de  tout  côté,  je 
ne  vous  voyais  pas  là  :  c'est  le  poison  de  tous  les 
plaisirs  ! 

Voilà,  ma  chère  Constance,  la  petite  cicalata  que  je  te 
devais  depuis  longtemps.  Embrasse  ma  bonne  Adèle  pour 
mon  compte,  et  fais  mes  compliments  à  ceux  qui  ont  la 
gigantesque  bonté  de  se  rappeler  de  moi.  Adieu,  petite 
enfant.  Dans  un  an,  plus  ou  moins,  si  nous  sommes 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  271 

encore  séparés,  je  veux  que  tu  m'envoies  un  second  por- 
trait de  toi,  et  tu  écriras  derrière  : 

Ich  bin  ein  Savoyisch  Mœdchen  ! 
Mein  Aug'ist  blau  und  sanft  mein  Blick. 
Ich'  habe  ein  Herz 
Das  edle  ist  und  Stolz  und  gui. 

Mais  il  faut  que  la  mère  signe.  Je  suis  persuadé  qu'elle 
lit  Klopstock  tout  le  jour  ;  ainsi  ces  vers  lui  sont  connus. 
11  ne  manquera  que  son  approbation,  qui  ne  manquera 
pas.  Adieu, 

289 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Août  1809. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Depuis  la  suspension  des  communications  entre  la 
Russie  et  l'Autriche,  je  n'ai  plus  le  moyen  d'arriver  à 
vous  par  le  continent.  Je  profite  donc  avec  beaucoup  de 
joie  d'une  occasion  sûre  pour  l'Angleterre  qui  me  donne 
l'assurance  de  faire  parvenir  ce  paquet  entre  les  mains 
de  S.  E.  M.  le  Comte  de  Front. 

Mes  derniers  numéros  :  64  (12  mai),  65  (25  mai),  et  66 
du  28,  ont  été  adressés  directement  à  S.  M.  et  remis  à 
M.  le  Prince  de  Schwarzenberg,  parti  le  \  8  (30)  du 


272  LETTRE 

même  mois.  J'avais  pris  ce  parti  sur  les  nouvelles  répé- 
tées qui  me  faisaient  craindre  l'arrivée  de  S.  M.  sur  le 
continent.  J'espère  que,  d'une  manière  ou  d'une  autre, 
ces  lettres  seront  parvenues,  et  que  S.  M.  ne  se  sera 
point  exposée  avant  de  connaître  la  tournure  que  pren- 
draient les  choses. 

Vous  savez  que  rien  n'est  contagieux  comme  l'en- 
thousiasme. Je  me  prêtais  volontiers  à  celui  de  l'Autri- 
che qui  ne  pouvait  être  plus  noble,  et  plusieurs  raisons 
pouvaient  le  faire  envisager  comme  fondé.  11  nous  ar- 
riva depuis  de  bonnes  fausses  nouvelles  revêtues  de  tant 
de  signes  de  vérité  qu'on  ne  pouvait,  pour  ainsi  dire,  s'y 
refuser  sans  avoir  l'air  d'un  oiseau  de  mauvais  augure. 
Une  victoire  décisive  de  l'Archiduc  Charles  nous  fut  ra- 
contée comme  Evangile.  Mais,  hélas  !  tout  a  fini  suivant 
les  principes  de  mon  antique  incrédulité.  Combien  on 
s'était  fait  illusion,  Monsieur  le  Chevalier,  et  combien 
cette  lutte  était  inégale.  D'un  côté,  vue  d'aigle,  immense 
célérité  et  cependant  célérité  réfléchie,  unité  d'action , 
volonté  de  fer,  autorité  du  nom  et  des  victoires  pas- 
sées. De  l'autre,  division  des  forces,  immobilité,  expec- 
tative éternelle,  etc.  A-t-on  jamais  vu,  dans  l'histoire 
militaire,  qu'un  général  à  la  tête  d'une  puissante  armée 
permette  à  son  ennemi,  tout  au  plus  égal  en  nombre,  de 
passer  tranquillement  un  grand  fleuve  sous  ses  yeux 
sans  lui  tirer  un  coup  de  fusil,  et  qu'il  s'amuse  pendant 
ce  temps  à  se  retrancher  jusqu'aux  dents  pour  se  laisser 
tourner  le  lendemain  ?  Enfin,  Monsieur  le  Chevalier,  ti- 
rons le  rideau  sur  les  fautes  et  admirons  les  bonnes  in- 
tentions. L'Autriche  a  combattu  et  succombé  noblement. 


A  M.   LE  CIIEVAMEK  DE  ROSST.  273 

Elle  combattait  pour  nous  et  pour  le  monde.  Hicjacet  ! 
C'est  le  dernier  et  le  plus  fatal  des  événements  de 
cette  épouvantable  époque,  et  quoique  je  fasse  bien 
volontiers,  dans  ma  petite  sphère,  le  sacrifice  de  mon 
existence  particulière  à  l'infaillible  et  sublime  résultat  de 
tant  de  malheurs,  ce  résultat  étant  plus  ou  moins  éloi- 
gné, je  ne  prends  pas  moins  tout  l'intérêt  imaginable  aux 
souffrances  actuelles  de  l'humanité,  et  surtout  à  ce  que 
ces  événements  ont  de  malheureux  pour  S.  M.  Si  quelque 
chose  peut  la  consoler  (quoique  assurément  d'une  ma- 
nière bien  triste)  c'est  l'assurance  que  la  victoire  même 
n'aurait  pu  changer  notre  sort.  Si  Napoléon  avait  eu  le 
dessous,  ce  qu'il  aurait  fait  saute  aux  yeux.  Il  aurait  fait 
sur  le  champ  à  l'Autriche  des  offres  éblouissantes  pré- 
cédées d'un  beau  préambule  philosophique  sur  l'effu- 
sion du  sang  humain  ;  alors,  l'honneur  étant  à  couvert 
et  le  grand  guerrier  ayant  formellement  reculé  devant 
l'Autriche,  qui  pouvait  croire,  hors  de  l'âge  de  l'en- 
fance, qu'elle  eût  refusé,  et  qu'elle  eût  continué  à  se 
battre  pour  d'autres  ? 

Au  moment  où  je  vous  écris,  nous  ignorons  encore 
les  conditions  de  la  paix,  mais  celles  de  l'armistice  ne 
sont  que  trop  décisives.  Rien  ne  saurait  plus  empêcher 
Bonaparte  de  s'en  aller  à  Constantinople,  et  lorsqu'il  y 
sera  établi,  ce  ne  sera  que  pour  rêver  à  ce  qu'il  fera 
contre  l'Inde.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  la  chose  qui  lui 
tient  le  plus  au  cœur  est  celle  dont  il  parle  le  moins  : 
c'est  l'Egypte.  Jamais  il  ne  rétrograde.  L'Angleterre  lui 
arracha  cette  proie.  Il  ne  dit  rien  parce  que  ses  machi- 
nes ne  sont  pas  prêtes,  mais  je  crois  que  l'Egypte  est 
t.  xi.  {8 


274  LETTRE 

son  idée  favorite.  A  présent  on  ne  manquera  pas  de 
crier  beaucoup  contre  l'Empereur  de  Russie  ;  cepen- 
dant l'Autriche  n'a  pas  droit  de  le  regarder  comme 
ennemi  ;  car  malgré  les  traités  ils  ne  lui  a  fait  nul  mal 
d'ennemi.  S'il  ne  l'a  pas  servie  comme  alliée,  c'est  une 
autre  question.  Il  en  appelle  à  la  postérité  qui  le  jugera. 
Cette  raison  n'est  pas  toujours  bonne,  mais  elle  n'est 
pas  non  plus  toujours  mauvaise.  Souvent  les  Princes 
ont  des  raisons  qu'ils  ne  peuvent  dire,  et  si  l'Empereur 
disait  seulement  à  ses  critiques  :  Je  n'ai  autour  de  moi 
aucun  talent  capable  de  se  mesurer  avec  Napoléon,  mais 
je  le  sais  au  moins,  et  cest  beaucoup,  je  ne  sais  pas  trop 
ce  qu'on  lui  répondrait.  C'est  en  effet  une  des  raisons  qui 
déterminent  sa  conduite.  Je  ne  prétends  pas  tout  excu- 
ser, comme  vous  sentez,  mais  je  blâme  aussi  le  blâme 
effréné  des  Souverains,  qui  sont  fort  à  plaindre.  Que 
faire  contre  l'ouragan  qui  entraîne  tout  ?  On  peut  dé- 
montrer (mais  non  pas  dans  une  lettre)  que  tous  les 
hommes,  chacun  à  sa  manière,  ont  voulu  la  Révolution. 
A  présent  le  mal  est  fait  :  il  faut  courber  la  tête  et  se 
tirer  comme  on  peut  de  dessous  les  débris.  S.  M.  se 
trouvant  dans  une  île,  est  au  moins  à  l'abri  de  cer- 
tains coups  qui  pourraient  menacer  d'autres  princes. 
Les  jeunes  gens  peuvent  s'adapter  à  ces  tristes  temps, 
mais  pour  nous,  qui  en  avons  vu  de  meilleurs,  il  n'y  a 
plus  de  bonheur.  Les  spéculations  sur  l'avenir  sont 
inutiles,  douloureuses,  et  même  dangereuses.  Ce  qui  est 
bon  et  juste  aujourd'hui  nous  suffit  ;  il  n'y  a  plus  de 
demain,  à  cause  de  la  bizarrerie  des  événements  qui 
déroutent  constamment  toute  la  prévoyance  humaine 


A   M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  275 

et  qui  deviendront  tous  les  jours  plus  extraordinaires. 

Je  ne  puis  guère  douter  que  S.  M.  n'ait  été  le  sujet 
de  quelque  accord  particulier  entre  les  deux  amis  d'Er- 
furt.  L'Empereur  ne  voulant  pas  mettre  fin  à  cette 
Légation  aura  dit  quelques  mots  auxquels  l'autre  aura 
répondu:  Fort  bien,  etc.;  au  fond  S.  M.  I.  doit  beaucoup 
à  la  justice  de  la  cause  de  S.  M.,  à  d'anciennes  liaisons, 
et  aux  promesses  paternelles.  Souvent  aussi  j'ai  eu  lieu 
de  me  convaincre  que  l'Empereur  n'a  point  envie  de  me 
chagriner.  De  tout  cela  résulte  ma  situation  dans  ce 
pays,  qui  est  un  véritable  spectacle.  Les  Français  ne 
m'inquiètent  point,  et  moi  je  ne  les  vois  point  du  tout. 
Notre  cher  Duc  me  disait  souvent  :  Mon  cher  ami,  nous 
serons  tous  suspendus.  Cela  peut  être  ;  cependant  je  suis 
encore  sur  mes  pieds. 

Dans  ce  moment,  M.  le  Comte  Nicolas  de  Roumantzof 
est  à  Friderichsham  où  il  s'est  abouché  avec  M.  le  Comte 
de  Steddingk  plénipotentiaire  de  Suède.  La  Russie 
(c'est-à-dire  la  France)  est  invariable  sur  les  trois  con- 
ditions préliminaires  :  \°  Cession  formelle  de  la  Fin- 
lande ;  2°  Reconnaissance  de  tout  ce  qui  s'est  fait  dans 
le  monde  ;  3°  Clôture  des  ports  (au  moins  de  ceux  de 
la  Baltique).  La  deuxième  condition  n'en  est  pas  une 
dans  ce  moment,  mais  la  première  et  la  troisième  sont 
bien  dures.  L'on  assure  cependant  que  ces  pauvres 
Suédois  sont  résignés  à  tout.  Le  malheureux  Gustave 
n'avait  pas  compris  que  les  Anglais  le  désapprouvaient 
au  fond,  comme  ils  l'ont  avoué  depuis,  et  qu'ils  ne 
pouvaient  lui  donner  qu'une  demi-assistance  5  il  lui  en 
a  coûté  cher.  Maintenant,  que  peut  faire  ce  peuple 


276  LETTBE 

compromis  avec  un  autre  qui  lui  est  si  supérieur  ?  Il 
faut  bien  qu'il  plie.  Si  les  Suédois  étaient  un  peu  sou- 
tenus dans  ce  moment,  ils  prendraient  le  Comte  Schou- 
walof  en  Bothnie,  comme  on  prend  un  oiseau  sous  le  filet. 
Mais  ils  sont  seuls,  et,  si  je  ne  me  trompe  infiniment, 
ils  ne  sont  pas  à  la  fin  de  leurs  malheurs. 

Après  les  grandes  calamités,  on  est  fort  sujet  à  dire 
si,  quoique  fort  inutilement.  A  présent  Ton  dit  :  si  les 
Anglais  n'étaient  pas  arrivés  à  Cux-Haven,  avec  leurs 
pompes,  le  lendemain  de  l'incendie,  si  leurs  forces 
avaient  pu  se  combiner  avec  Schill,  avec  le  Prince  de 
Brunswick,  avec  tous  les  mécontents,  etc.,  etc.  Sans 
examiner  la  justice  et  la  justesse  de  tous  ces  Si,  ce  qui 
serait  long  et  inutile,  j'aurai  seulement  l'honneur  de 
vous  faire  observer  qu'on  ne  doit  jamais  demander  à 
un  Gouvernement  ce  qui  est  contre  sa  nature  et  son 
caractère.  Celui  d'Angleterre  a  des  qualités  que  ne  peut 
posséder  une  monarchie  simple,  et  celle-ci  en  a  (nom- 
mément la  célérité)  qui  ne  peuvent  appartenir  à  l'autre. 
Tant  pis  pour  ceux  qui  se  fient  à  l'Angleterre,  pour  une 
expédition  de  terre,  comme  à  toute  autre  puissance. 

Je  vois  des  choses  dans  cette  Angleterre  qui  m'in- 
quiètent bien  plus  que  ses  lenteurs  :  c'est  l'incroyable 
licence  qu'on  s'y  permet  contre  la  famille  royale.  J'ai 
eu  l'honneur  de  vous  en  faire  remarquer  dans  le  temps 
des  exemples  extraordinaires  ;  mais  la  bruyante  affaire 
de  Mme  Clarke  avec  S.  A.  B.  Mgr  le  Duc  d'York  en  a 
fourni  de  nouveaux  et  d'un  genre  véritablement  inouï. 
Dans  une  lettre  signée  Valerius,  et  imprimée  dans  un 
journal  intitulé  l'Inquisiteur,  et  adressée  sans  façon  au 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  277 

Prince  même,  j'ai  lu  en  substance  ce  que  vous  allez  lire 
vous-même  : 

«  L'humble  Ministre  des  Schérifs  (le  Bourreau), 
lorsqu'il  attache  un  criminel  au  pilori,  use  envers  lui 
de  quelque  compassion,  il  lui  permet  de  s'affubler  d'une 
grosse  perruque,  de  couvrir  ses  yeux  d'un  vaste  cha- 
peau, etc.  Mais  à  votre  égard,  Monseigneur,  les  exécu- 
teurs de  la  haute  justice  nationale  n'ont  pas  eu  la  moin- 
dre indulgence;  ils  ont  exposé  V.  A.  R.  telle  qu'elle 
est,,  etc.,  etc.  » 

Est-il  possible,  Monsieur  le  Chevalier  !  Je  connais  les 
fautes  qui  ont  été  commises  et  je  sais  ce  qu'on  doit 
accorder  à  l'esprit  du  Gouvernement  ;  mais  il  y  a  des 
bornes  à  tout  et  une  pareille  licence  les  passe  toutes. 
De  pareils  symptômes  annoncent  la  mort,  et  on  aura 
beau  parler  de  l'excellence  du  Gouvernement,  de  l'es- 
prit public,  de  l'attachement  au  Roi,  etc.  Tout  cela  ne 
signifie  rien.  Il  n'y  a  rien  de  si  tranquille  qu'un  maga- 
sin à  poudre  une  minute  avant  qu'il  saute. 

Je  vous  répète  ce  qu'on  m'a  répété  :  que  l'Angleterre 
ne  payait  plus  de  subside  à  S.  M.  J'en  suis  extrême- 
ment fâché.  Ici  au  moins,  si  l'on  a  eu  d'autres  torts,  on 
n'a  pas  eu  celui-là.  On  conserve  le  subside,  comme  on  le 
conserve  à  S.  M.  Louis  XVIII.  C'est  dommage  que  la 
chute  des  billets  l'ait  si  fort  diminué.  Depuis  longtemps 
le  rouble  se  soutient  à  30  ou  32  sous  de  France,  C'est, 
comme  vous  voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  la  moitié  de 
sa  valeur  lorsque  j'arrivai  ici.  Irons-nous  jusqu'à  la 
banqueroute  ?  C'est  une  grande  question,  parce  que  la 
guerre  en  est  une  autre.  On  m'a  donné  pour  très  cer- 


278  LETTRE 

tain  qu'on  a  supprimé  à  la  poste  un  numéro  du  Moni- 
teur portant  en  propres  termes  ;  S.  M.  I  Empereur  et 
Roi,  se  voijant  si  faiblement  secondêpar  S.  M.  l'Empe- 
reur de  Russie,  a  jugé  à  propos  de  se  déclarer  Roi  de 
Pologne,  et  de  déclarer  vice-Roi  le  Prince  Poniatowski , 
malgré  toutes  les  grimaces  diplomatiques  qui  étaient  de 
règle. 

Déjà  nous  savons  que  les  Aigles  Françaises  sont 
plantées  en  Galicie,  et  que  les  Polonais  sont  extrême- 
ment exaltés.  Jugez  du  parti  que  Napoléon  tirera  de 
cette  nation  vaine,  remuante  et  immorale  !  Il  est  vrai 
que  dans  ce  cas,  l'équité  exige  qu'on  excuse  cette  na- 
tion. Je  ne  sais  même  si  son  ressentiment  a  besoin 
d'excuse. 

Si  la  France  nous  fait  la  guerre,  je  n'ose  pas  con- 
templer les  suites.  Toute  cette  puissance  que  vous  voyez 
n'est  qu'apparente.  Le  peuple  ouvrira  les  bras  à  ce 
qu'il  appellera  son  libérateur,  et  l'état  tombera  sans  ré- 
sistance. Ce  qui  me  rassure,  c'est  mon  grand  oracle 
dans  les  mauvaises  choses,  et  qui  ne  m'a  jamais  trompé  ; 
il  m'assure  que  Bonaparte  ne  veut  point  de  cepays.  Vous 
n'avez  pas  oublié  qu'une  fois  je  crus  que  nous  tou- 
chions à  un  très  grand  malheur.  Les  motifs  les  plus 
plausibles  motivaient  ma  crainte,  et  je  vous  en  fis  part. 
Je  voulus  lui  en  parler,  il  se  mit  à  rire  et  il  eut  rai- 
son  

Enfin,  après  une  longue  résistance  de  la  part  de 
S.  M.  I.,  l'Amiral  Tchitchagof  se  retire.  Il  n'a  pas  cepen- 
dant reçu  sa  démission,  mais  seulement  un  congé  pour 
cause  de  santé.  Il  en  profite  pour  s'en  aller  droit  à 


A.   M   LE  CHEVALIER  DE  B0SSI.  279 

Paris  avec  sa  femme  et  ses  enfants.  Il  part  dans  le  mois 
prochain,  et  pour  se  préparer  à  ce  voyage,  il  a  vendu 
tout  ce  qu'il  possédait,  terres,  maisons,  meubles,  et  jus- 
qu'à ses  livres;  on  m'assure  qu'il  amis  500,000  rou- 
bles à  la  Banque.  La  chose  en  elle-même  est  très  loua- 
ble ;  mais  il  a  de  plus  des  raisons,  que  personne  ne 
comprend,  pour  prouver  qu'il  n'y  a  nul  danger  dans 
la  chute  des  billets.  Quoique  l'idée  paraisse  extrava- 
gante, je  ne  puis  m'empêcher  de  me  laisser  un  peu 
rassurer  par  son  assurance.  Des  raisons  politiques 
m'ont  engagé  d'aller  passer  deux  jours  chez  lui,  peu 
avant  la  fête  annuelle  de  Péterhof  qui  a  lieu  le  22  juil- 
let (3  août)  :  l'existence  de  quelques  sujets  du  Roi  dé- 
pend de  lui,  et  je  voudrais  ne  pas  me  fermer  la  porte 
de  ce  Département.  L'Amiral  occupe  le  palais  que  Ca- 
therine III  avait  fait  bâtir  dans  le  jardin  Anglais  de 
Péterhof  et  qu'elle  n'a  jamais  habité.  L'Empereur  le  lui 
prête  pendant  l'été.  Je  n'avais  pas  d'autre  occasion  de 
lui  parler  à  mon  aise.  J'ai  trouvé  qu'il  avait  pensé  à 
tout,  même  à  m'introduire  auprès  de  son  successeur. 
Durant  une  de  nos  longues  conversations  je  lui  dis  : 
ce  M.  l'Amiral,  dites-moi,  que  pensez-vous  de  la  mort 
a  de  Monsieur  votre  père,  qui  vient  de  s'éteindre  dans 
«  une  extrême  vieillesse,  après  de  longs  et  honorables 
«  services,  chargé  de  toutes  les  distinctions  imagina- 
«  bles?  Nous  sommes  tous  nés  sous  différents  Gou- 
«  vernements  pour  les  servir  comme  nous  pouvons,  et 
«  tels  qu'ils  sont.  Si  nous  quittons  tous  notre  patrie 
«  pour  aller  chercher  ailleurs  des  Gouvernements  qui 
«  soient  plus  de  notre  goût,  cela  fera  une  terrible  pro- 


280  LETTRE 

(c  menade  dans  le  monde.  »  Il  me  laissa  parler,  car  je 
sais  en  posssssion  de  lui  dire  tout  ce  qui  me  passe  dans 
la  tête,  mais  il  me  répondit  laconiquement  :  «  Chacun  a 
ses  idées.  »  À  cela  il  n'y  a  rien  à  répliquer. 

Dernièrement  il  fut  question  dans  le  Conseil  des  Mi- 
nistres, qui  est  ici  le  Divan,  de  demander  à  l'Empereur 
deux  audiences  de  plus  par  semaine,  pour  le  mettre 
plus  au  fait  de  certaines  choses.  L'avis  passait  ;  l'Ami- 
ral s'opposa  et  prit  la  plume.  Il  motiva  son  opposition 
dans  le  registre  des  délibérations,  où  il  détailla  tout  ce 
que  les  Ministres  avaient  à  faire,  jour  par  jour.  Il  finis- 
sait par  dire  «  que  si  l'on  voulait  ajouter  à  ce  travail 
((  deux  audiences  de  plus  par  semaine,  il  fallait  préala- 
<c  blement  faire  à  S.  M.  la  même  demande  qui  fut 
ce  faite  un  jour  à  l'Empereur  de  la  Chine  par  un 
«  sage  Mandarin  :  qu'il  plut  à  S.  M.  d'allonger  le 
«  jour  ».  Et  il  signa.  —  Le  secrétaire  faisant  le  rapport 
de  la  séance  à  l'Empereur,  balbutiait.  —  «  Donnez  ! 
donnez  !  dit  S.  M.  I.,  et  Elle  prit  le  registre  où  Elle  lut 
ce  bel  avis.  Elle  en  fut  fort  contente,  et  les  choses  sont 
restées  sur  l'ancien  pied. 

Enfin  le  voilà  bientôt  lancé  à  Paris  avec  sa  chère  An- 
glaise. Ce  personnage,  par  son  esprit  et  son  caractère, 
peut  avoir  beaucoup  d'influence  sur  beaucoup  d'af- 
faires ;  je  suis  infiniment  curieux  de  voir  comment  il 
sera  reçu  et  apprécié;  je  suis  bien  sûr  au  moins  qu'il  ne 
nous  fera  point  de  mal. 

Mon  espoir  du  moment  est  que  Napoléon  se  servira 
des  Russes  pour  exécuter  ses  desseins  en  Turquie  et  en 
Grèce,  au  lieu  de  tomber  sur  eux.  Il  y  aura  toujours  du 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  281 

mal,  mais  enfin  on  respirera  ici,  et  c'est  beaucoup  que 
de  gagner  du  temps.  Il  est  à  désirer  d'ailleurs  qu'il  use, 
ou  qu'il  emploie  au  moins,  ses  forces  sur  un  Gouverne- 
ment qui  en  vérité  méritera,  s'il  succombe,  bien  peu  de 
regrets. 

C'est  Ja  noble  et  valeureuse  Espagne  qui  en  doit 
beaucoup  exciter  ;  car  comment  imaginer  qu'elle  puisse 
se  soutenir  après  les  événements  qui  ont  accablé  l'Alle- 
magne? Une  chose  vraiment  étonnante,  c'est  que  d'aussi 
grands  malheurs  n'ont  point  rassemblé  les  hommes  ni 
corrigé  aucun  préjugé  national.  Dans  cette  dernière  lutte 
d'Allemagne,  la  haine  des  petites  puissances  contre  l'Au- 
triche a  toujours  été  la  même.  Le  hasard  m'a  fait  lire  une 
lettre  écrite  par  un  Allemand  très  distingué  à  son  frère 
qui  est  ici.  Il  lui  parlait  à  cœur  ouvert  et  ne  croyait  point 
être  lu.  Il  lui  disait  en  propres  termes  :  L'Allemagne  s'est 
vue  sur  le  point  d'être  mise  sous  le  joug;  et  cela  signifiait 
que,  sans  la  bataille  de  Ratisbonne,  c'en  était  fait  de  la 
liberté  d'Allemagne.  J'espère  que  vous  aurez  peu  vu  de 
preuve  aussi  frappante  de  Yincurabilité  des  préjugés. 
Comment  l'Autriche  pouvait-elle  avoir  des  ennemis  dans 
cette  conjoncture?  Et  quel  préjugé,  quelle  haine  particu- 
lière n'aurait  pas  dû  céder  à  l'intérêt  commun  ?  Cepen- 
dant aucun  ennemi  ne  s'est  détaché  et  tous  votaient 
pour  la  France. 

Un  grand  malheur,  au  milieu  du  renversement  géné- 
ral, c'est  que  l'admiration  étant  la  plus  grande  des  sé- 
ductions pour  l'homme,  tous  ceux  qui  n'auront  pas  des 
principes  immuables  de  morale  se  mettront  à  la  suite 
du  char  triomphal  ;  car  la  foule  se  détermine  toujours 


282  LETTRE 

d'après  les  succès,  tandis  que  précisément  ce  qu'il  y  a 
d'extraordinaire  dans  ces  succès  devrait  confirmer  tout 
le  monde  dans  les  bons  principes. 

MM.  les  officiers  Piémontais  ont  lieu  de  se  féliciter 
extrêmement  de  n'avoir  pas  fait  l'imprudence  de  de- 
mander leur  démission.  Leur  situation  est  cependant 
fort  désagréable,  car  ils  ne  sont  point  promus.  Dernière- 
ment M.  le  Général  Suchtelen  les  donna  en  liste  pour 
une  promotion.  La  réponse  fut  que  S.  M.  I.  jugeait  à 
propos  de  suspendre  pour  le  moment  leur  promotion. 
Vous  voyez  le  grand  principe  :  Les  Piémontais  sont  su- 
jets de  Napoléon.  Eu  conséquence  on  n'ose  pas  avoir 
l'air  d'y  faire  attention.  Je  ne  doute  pas  qu'une  fois 
S.  M.  I.  ne  prenne  leur  situation  en  considération  :  en 
attendant,  elle  est  fort  désagréable,  car  les  années  s'é- 
coulent et  d'autres  officiers  passent  avant  eux.  Ils  re- 
gretteront toute  leur  vie  d'être  venus  ici,  et  en  effet  je 
ne  connais  pas  d'hommes  plus  déplacés.  N'ayant  pu 
avoir  le  bonheur  de  les  empêcher  d'arriver,  j'ai  com- 
battu du  moins  de  toutes  mes  forces,  et  avec  quelque 
succès  jusqu'à  présent,  pour  rendre  leur  situation  moins 
pénible.  Dans  ce  moment,  mon  existence  à  moi-même 
étant  un  miracle,  et  ayant  contre  moi  l'influence  du 
sauvage  Aracktcheief  qui  ne  peut  pas  souffrir  les 
étrangers,  mon  action  se  trouve  fort  restreinte  par  la 
prudence  qui  doit  présider  à  toutes  mes  démarches.  Si 
je  pouvais  au  moins  recevoir  ces  Messieurs  chez  moi, 
les  distraire,  les  amuser,  etc.  :  mais  vous  savez  ce 
qu'il  en  est. 

Quoique  l'Amiral  Tchitchagof  ne  parte  que  par  congé, 


A  M.   LIS  CHEVALIER  DE  R0SSI.  283 

ce  n'est  qu'une  forme,  comme  vous  sentez,  et  au  bout 
d'un  certain  temps  le  congé  se  convertira  en  démis- 
sion. Il  a  fort  bien  dirigé  le  choix  de  S.  M.  I.  sur  son 
remplaçant,  qui  peut-être  deviendra  son  successeur.  il 
l'a  fait  tomber  sur  le  Marquis  de  Traversay,  ancien  offi- 
cier de  la  marine  Française,  qui  passa  au  service  de  la 
Russie.  II  commande  aujourd'hui  dans  la  mer  Noire. 
C'est  un  très  honnête  homme,  habile  dans  son  métier, 
de  mœurs  simples.  Qui  sait  s'il  voudra  de  cette  di- 
gnité ?  Je  n'en  voudrais  pas  répondre.  Pour  mon 
compte,  je  le  désire  infiniment;  car  la  langue  Française, 
que  je  parle  couramment,  me  donnerait  beaucoup  d'ac- 
cès auprès  de  ce  nouveau  Ministre. 

Je  ne  vous  ai  point  parlé  du  Pape,  parce  que  vous 
êtes  plus  près  de  lui  que  moi  :  aujourd'hui  cependant 
je  laisse  tomber  de  ma  plume  les  réflexions  suivantes. 

Le  29  mai  4  805,  dans  la  célèbre  question  de  l'é- 
mancipation des  catholiques,  qui  fit  tant  de  bruit  en 
Angleterre,  le  Lord  Limerick  dit  que  le  Pape  ri  était 
qu'une  misérable  marionnette  (a  misérable  Pupet)  dans  la 
main  de  Bonaparte,  et  que  la  première  fois  que  l'usur- 
pateur lui  demanderait  une  bulle  pour  soulever  l'Ir- 
lande, il  ne  la  ferait  pas  attendre  une  minute.  Lord 
Carleson  dit  à  peu  près  la  même  chose. 

Or  maintenant,  je  voudrais  demander  à  ces  Mes- 
sieurs, non  pas  ce  qu'ils  pensent  aujourd'hui  du  Pape, 
mais  ce  qu'ils  pensent  d'eux-mêmes. 

Je  veux  encore  vous  prier  de  faire  attention,  et  grande 
attention,  à  la  lettre  circulaire  de  Bonaparte  aux  Evêques 
de  France,  datée  du  camp  de  Znaïm,  le  1 3  juillet  dernier, 


2S4  LETTRE 

à  propos  de  la  bataille  de  Wagram  ;  c'est  une  œuvre 
purement  janséniste.  Il  n'y  a  pas  le  moindre  doute  sur 
ce  point,  pour  ceux  du  moins  qui  connaissent  Paris,  la 
France,  les  systèmes,  les  livres,  les  hommes,  etc.  Je  crois 
connaître  tous  les  serpents  d'Europe,  mais  je  n'en  con- 
nais point  de  plus  subtil.  Les  bons  Princes  auraient 
résisté  aux  maximes  modernes  par  vertu,  et  les  mauvais 
par  politique.  Le  Jansénisme  les  a  trompés  également, 
et,  en  leur  disant  quelques  mots  à  l'oreille,  il  les  a  fait 
marcher  de  concert  vers  son  but.  C'est  un  beau  tour  de 
force  que  celui  de  s'emparer  de  l'esprit  du  Tyran  le  plus 
terrible  et  de  le  tourner  contre  le  Pape,  contre  son 
intérêt  évident  et  contre  ses  premiers  mouvements  qui 
étaient  tout  contraires.  LesFrançaiSj  qui  aiment  à  rire  de 
tout,  parlaient  des  Jansénistes  et  des  Molinistes  comme 
des  Gluckistes  et  des  Piccinistes,  mais  c'est  un  peu  plus 
sérieux,  et  Fénelon,  en  mourant,  a  donné  une  leçon  qui 
pourra  être  utile  au  xixe  siècle  puisque  le  xvme  siècle 
n'en  a  point  voulu.  —  Nous  avons  su  par  la  France  (ce 
qui  est  fort  remarquable)  l'excommunication  de  Napo- 
léon; mais  nous  n'avons  pu  avoir  le  décret,  tant  on  fait 
bonne  garde.  Cette  excommunication  est  encore  un  mo- 
nument fort  extraordinaire,  et  qui  fera  bien  parler  les 
hommes  dans  tous  les  sens.  Il  aura  de  grandes  suites, 
mais  suivant  les  apparences  bien  différentes  de  celles 
qu'on  attend.  Il  ne  peut  y  avoir  qu'une  voix  sur  les  atro- 
cités exercées  sur  le  Pape.  Quand  je  songe  à  tout  ce  qui 
doit  encore  arriver  en  Europe  et  dans  le  monde,  il  me 
semble  que  la  révolution  commence.  Il  y  a  dans  les  excès 
de  cet  homme  quelque  chose  qui  console,  car  quel  homme 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  28 V) 

pourrait  ignorer  l'histoire,  la  politique  et  la  véritable 
philosophie,  au  point  de  croire,  de  soupçonner  même,  que 
cette  fausse  souveraineté  puisse  durer  ?  Il  est  vrai  que 
quand  elle  devrait  finir  demain,  elle  aurait  encore  trop 
duré;  il  est  vrai  encore  que  pendant  qu'elle  dure,  il  est 
bien  douloureux  d'avoir  à  traiter  avec  elle  comme  si  elle 
était  légitime  autant  que  forte  ;  mais  c'est  toujours  une 
consolation  de  savoir  que  ce  n'est  qu'un  météore  ter- 
rible ,  et  sur  ce  point  je  n'ai  pas  plus  de  doutes  que  sur 
les  mathématiques. 

Plusieurs  personnes,  comme  vous  l'imaginez,  disent 
que  le  Pape,  en  sacrant  Napoléon,  a  mérité  le  traitement 
qu'il  éprouve.  D'un  autre  côté  les  janissaires  du  Saint- 
Père  qui  sont  ici,  avancent  plusieurs  raisons  pour  éta- 
blir qu'il  n'eut  point  de  torts  à  cette  époque  et  qu'il  ne  se 
détermina  que  sur  d'excellents  motifs.  Pour  moi,  j'y 
consens.  Il  me  choqua  étrangement  par  ce  sacre,  mais 
quand  il  aurait  eu  quelque  tort  de  s'y  prêter,  sa  conduite 
dans  ces  derniers  temps  a  été  si  pure  et  si  intrépide  que 
personne  n'aurait  droit  de  rappeler  l'époque  du  sacre. 

Dans  ce  moment  on  nous  donne  comme  officielles  les 
nouvelles  suivantes  :  que  S.  M.  l'Empereur  d'Autriche  a 
écarté  du  commandement  l'Archiduc  Charles,  son  frère, 
et  qu'il  s'est  mis  lui-même  à  la  tête  de  ses  armées  ;  que 
sans  les  manœuvres  de  MM.  les  Généraux  Saint-Julien, 
Nugent  et  Grùnn  qui  avaient  rendu  l'armistice  indispen- 
sable, S.  M.  I.  aurait  refusé  de  l'approuver  ;  que  l'Ar- 
chiduc Jean,  d'accord  avec  l'Archiduc  Palatin,  avait 
déclaré  à  Pera  que  tous  les  Archiducs  devaient  donner 
leur  démission;  qu'enfin  S,  M.  I.  avait  chargé  ses  Mi- 


28G  LETTRE 

nistres,  dans  toutes  les  Cours,  de  déclarer  qu'Elle  ne 
signerait  jamais  une  paix  qui  n'aurait  pas  pour  base 
l'indépendance  absolue  de  ses  états.  Voilà  de  grandes 
nouvelles.  Je  souhaite  que  cette  noble  résolution  soit 
suivie  du  succès  qu'elle  mérite  et  qu'à  côté  du  Hicjacet, 
on  puisse  écrire  :  Resurrexit.  L'Europe  entière,  dequelque 
système  qu'elle  soit,  devrait  prendre  le  deuil  pour  la 
chute  de  cette  grande  Maison,  mais  quand  elle  se  tirerait 
encore  de  ce  terrible  pas,  où  en  serions-nous  en  parti- 
culier, nous,  premières  victimes  de  cette  abominable 
révolution?  Toujours  au  même  point.  Ce  n'est  pas  une 
paix  qu'il  nous  faut,  c'est  une  victoire  de  destruction 
qui  permette  de  dicter  des  lois  :  ce  qui  ne  se  voit  pas  trop 
dans  le  cercle  des  possibles.  Tl  faut  donc  toujours  faire 
d'autres  hypothèses  de  salut.  Au  milieu  du  renversement 
universel,  on  peut  toujours  jeter  les  yeux  sur  de  meil- 
leurs moments.  Mais  je  m'arrête,  de  peur  que  vous  ne 
m'accusiez  de  tomber  dans  la  dissertation,  à  quoi  je  suis 
vraiment  un  peu  trop  enclin. 

Lorsque  M.  le  Comte  Nicolas  de  Roumantzoff  est  arrivé 
à  son  rendez-vous,  M.  le  Baron  de  Steddingk  n'y  était 
point  encore  arrivé  et  même  il  n'a  dû  y  arriver  que  cinq 
ou  six  jours  plus  tard.  Il  est  venu  par  mer  à  bord  d'une 
frégate.  Un  des  articles  que  portait  le  Comte  Nicolas 
était  l'établissement  de  la  couronne  sur  la  tête  du  fils  du 
dernier  Roi.  Tarde  nimispietas!  Il  fallait  laisser  le  père 
à  sa  place.  Avant  le  départ  du  Plénipotentiaire,  les 
Suédois  avaient  nommé  le  successeur  de  ce  Roi  interimal 
dans  la  personne  du  Prince  Charles  de  Sleswig-Holstein 
Sonderbourg-Augustenbourg ,  Prince  inconnu  à  moi  et  aux 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  287 

personnes  à  qui  j'en  ai  parlé.  Ainsi,  dans  cette  affaire,  la 
Russie  n'aura  ni  honneur  ni  profit,  puisqu'elle  a  ôté  la 
couronne  au  propriétaire,  et  l'a  refusée  pour  elle,  sans 
pouvoir  la  donner  à  qui  elle  voulait. 

Cette  obstination  d'un  peuple  entier  à  détrôner  la  race 
est  une  affreuse  circonstance.  J'ai  tout  dit  sur  ce  triste 
sujet  dans  mes  dépêches  à  S.  M.  Ainsi  je  m'en  éloigne 
volontiers. 

Hier,  je  me  suis  trouvé  à  la  campagne  avec  un  Espa- 
gnol, le  Général  Pardo,  lequel  m'a  assuré  très  sérieuse- 
ment que  jamais  Napoléon  ne  viendrait  à  bout  de 
l'Espagne,  quand  même  il  demeurerait  complètement 
vainqueur  en  Allemagne.  Rien  n'assure  comme  l'assu- 
rance ;  l'homme  est  fait  ainsi.  J'ai  pris  un  plaisir  singu- 
lier à  entendre  parler  cet  homme.  On  nous  affirme  que 
les  immenses  préparatifs  que  font  les  Anglais  sont 
destinés  entièrement  à  l'Espagne.  Il  n'y  a  pas  d'expres- 
sions capables  de  louer  assez  la  manière  dont  ils  ont 
servi  cette  cause,  et  surtout  l'art  avec  lequel  ils  ont  su 
obliger  l'orgueil  national  à  ménager  celui  des  Espagnols, 
pour  le  bien  commun.  Le  résultat  n'a  pas  été  tel  qu'on 
l'aurait  désiré,  mais  ce  qui  est  bien  est  bien,  indépen- 
damment des  événements.  L'effort  dépend  de  l'homme, 
le  succès  n'en  dépend  pas. 

P.  S.  —  Pendant  que  j'écrivais  ces  feuilles,  j'ai  eu 
connaissance  d'une  lettre  écrite  de  Londres  par  un 
homme  de  mérite  qui  dit  en  propres  termes  :  «  Les  che- 
veux me  dressent  quand  je  vois  la  manière  dont  la 
Famille  Royale  est  traitée  dans  ce  moment.  »  Je  n'ai 
doncpas  tout  à  fait  rêvé,  dans  mes  réflexions  sur  ce  sujet. 


288 


LETTRE 


290 

Au  Même. 
Saint-Pétersbourg,  17  (29)  septembre  1809. 
Monsieur  le  Chevàlter, 

La  guerre  continue  en  Suède  ainsi  que  les  négocia- 
tions, et  en  vérité  c'est  le  Baron  de  Steddingk  qui  a  tout 
l'honneur  ;  car,  pendant  les  négociations,  il  y  a  eu  plu- 
sieurs faits  d'armes  très  peu  favorables  aux  Russes  ; 
personne  ne  comprend  rien  à  cette  obstination.  On  cric 
beaucoup  contre  le  Comte  de  Roumantzof ,  et  la  guerre 
dure  toujours.  Hier,  même,  j'ai  entendu  assurer  que  les 
négociations  étaient  rompues  ;  mais  tout  le  monde  étant 
à  la  campagne,  j'ai  moins  de  moyens  de  savoir  à  point 
nommé  ce  qui  se  passe,  que  dans  toute  autre  saison. 

Nous  venons  de  perdre  deux  Maréchaux  d'une  ma- 
nière fort  différente.  Le  Maréchal  Kamenski  a  été  tué 
dans  ses  terres  par  un  de  ses  paysans  qui  lui  a  fendu  la 
tête  d'un  coup  de  hache  dans  une  forêt.  On  a  dit  d'abord 
qu'il  s'était  attiré  ce  malheur  par  son  incroyable  dureté, 
le  lendemain  on  a  dit  tout  le  contraire,  et  le  surlende- 
main on  n'en  a  plus  parlé,  et  jamais  on  ne  saura  la 
vérité  ;  c'est  le  cachet  invariable  du  pays. 

L'autre,  Feld-maréchal  (le  Prince  Prozorowski),  est 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  289 

mort  sinon  au  lit  d'honneur,  au  moins  dans  un  lit  ho- 
norable, sur  la  rive  droite  du  Danube,  où  il  s'est  fait 
porter  pour  avoir  le  plaisir  de  mourir  sur  les  terres 
turques  (non  loin  d'Isatchi).  Il  est  mort  de  vieillesse  et 
d'inanition, après  avoir  écrit  à  l'Empereur  et  à  sa  famille 
et  disposé  ses  affaires  avec  beaucoup  de  sang-froid  et  de 
sagesse.  C'était  ce  qu'on  appelle  un  digne  homme,  bon 
Russe,  bon  sujet  de  l'Empereur,  du  reste  homme  mé- 
diocre et  nullement  fait  pour  ces  horribles  temps.  C'est 
le  Prince  Bagration  qui  lui  succède.  Ses  talents  comme 
Général  en  chef  sont  un  problème  ;  dans  ce  genre,  il  n'a 
point  encore  fait  ses  preuves;  mais  c'est  un  de  ces 
hommes  qui  avancent.  Il  est  dans  la  vigueur  de  l'âge,  et 
l'armée  l'aime  beaucoup  :  peut-être  qu'il  réussira.  Nous 
verrons  s'il  contredira  la  tradition  assez  extraordinaire, 
invariable  en  Asie  depuis  mille  ans,  que  le  Croissant  doit 
être  brisé  par  les  Français. 

L'émission  prodigieuse  d'or,  nécessitée  par  les  guerres 
étrangères,  et  l'interruption  du  commerce  occasionnée 
par  celle  d'Angleterre,  augmentent  chaque  jour  le  mal 
intérieur,  je  dirai  presque  la  phtisie  politique  qui  nous 
ronge.  Il  n'y  a  plus  de  bornes  à  la  fabrication  du  papier 
et  par  conséquent  à  sa  dégradation.  Le  rouble  est  tombé 
à  28  ou  29  sous  tournois  (partez  de  la  valeur  primitive 
de  72)  -,  celui  qui  a  dix  roubles,  celui  qui  en  a  4  0  mille, 
celui  qui  en  a  400  mille  regardent  dans  leurs  tiroirs  avec 
inquiétude  et  ne  savent  pas  s'ils  ne  seront  point  tous 
égaux  dans  trois  ou  quatre  mois.  Le  papier  monnaie  est 
un  ulcère  :  quand  il  n'y  a  plus  que  lui,  il  n'y  a  plus  rien. 
La  Pologne  me  paraît  aussi  avoir  une  apparence  bien 
t.  xi.  19 


290  LETTRE 

effrayante.  Le  Prince  Galitzin  a  planté  lui-même  les 
Aigles  Françaises:  c'est  une  triste  fonction.  Ses  troupes 
sont  disséminées  dans  la  Gallicie,  et  la  désertion  est 
forte.  Vous  sentez  d'ailleurs  que  l'exemple  ne  saurait 
être  plus  mauvais  pour  les  Russes  ;  un  certain  régiment 
étant  sur  le  point  d'entrer  à  Lemberg,  toute  la  musique 
déserta,  et,  lorsque  le  corps  entra,  il  défila  devant 
tous  ces  musiciens  en  habit  polonais  qui  se  moquaient 
des  Russes;  il  serait  difficile  d'imaginer  quelque  chose 
de  plus  détestable.  Pendant  longtemps  j'ai  cru  que  le 
peuple,  les  marchands  surtout  étaient  contraires  aux 
Français^  j'ai  même  recueilli  en  ce  genre  des  traits  assez 
frappants.  Mais  je  commence  à  croire  que  je  pourrais 
bien  avoir  été  trompé,  et  qu'il  y  a  beaucoup  d'hypo- 
crisie dans  certaines  démonstrations  favorables  qu'on 
m'avait  fait  observer.  L'esprit  général  du  siècle  tourne 
entièrement  à  l'indépendance;  la  fréquentation  des 
étrangers,  la  lecture  des  livres  pernicieux,  et  l'impru- 
dence du  Gouvernement,  qui  a  favorisé  de  toutes  ses 
forces  une  instruction  dangereuse,  auront  probablement 
leur  effet  naturel.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  de  riches 
marchands  serfs  (car  c'est  là  où  est  le  danger),  ont  tenu 
d'étranges  propos  à  mes  domestiques.  Le  propriétaire 
de  ma  maison,  qui  est  de  cette  classe,  exprimait  l'autre 
jour  à  mon  valet  de  chambre  l'admiration  que  lui  causait 
la  lecture  de  l'Histoire  romaine  qu'il  lit  malheureusement 
en  Russe.  Prékrass  !  Prékrass  !  lui  disait-il  avec  le  ton 
d'une  profonde  admiration.  (C'est  bien  beau!  C'est  bien 
beau  !  ).  Il  se  croyait  déjà  un  Consul  plébéien,  sans 
songer  le  moins  du  monde  aux  esclaves  que  les  Romains 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  JtOSSI.  294 

avaient  en  grand  nombre  et  qui  n'étaient  que  des  bêtes 
de  somme. 

L'Empereur  a  dans  le  fond  du  cœur  un  sentiment 
inextinguible  de  mépris  pour  la  constitution  de  son 
Empire,  et  ce  sentiment  favorise  puissamment  l'esprit 
d'innovation  :  je  lui  suppose  quelques  intentions  d'éta- 
blir un  bras  intermédiaire,  un  tiers-état.  Je  crois  aussi 
qu'il  n'est  pas  du  tout  ami  de  la  grande  tbéorie  des 
grades,  et  qu'il  aurait  envie  d'innover  dans  ce  genre. 
Cela  fait  trembler,  d'autant  plus  qu'il  n'y  a  ici  aucun 
principe  moral  qui  puisse  servir  de  supplément  et  de 
correctif  aux  lois.  L'Empereur  est  extrêmement  humain 
et  bon  :  il  n'aime  choquer  ni  attrister  personne,  il  est 
capable  de  pardonner  des  injures  personnelles  dont  il  a 
la  preuve  en  main  ;  il  n'aime  pas  le  faste,  peut-être 
même  ne  l'aime-t-il  pas  assez  ;  il  est  cependant  ami  des 
dépenses  utiles,  bienfaisant,  magnifique  même  dans 
l'occasion,  singulièrement  ami  de  la  probité  qui  marche 
sur  la  ligne  droite  sans  intriguer,  et  plein  de  grandes 
maximes  de  justice  universelle  ;  mais  lorsqu'on  en  vient 
à  l'application  de  ses  maximes,  et  qu'il  s'agit  d'opérer, 
il  n'est  pas  heureux.  Il  y  a  une  malédiction  générale  sur 
toutes  les  affaires,  au  point  que  je  ne  saurais  pas  vous 
dire  ce  qui  va  bien.  On  l'accuse  d'être  défiant,  et  en  effet 
il  l'est  à  l'excès,  mais  ceux  qui  font  cette  accusation 
devraient  penser  que  le  Prince  qui  est  méfiant  au  milieu 
d'hommes  qui  méritent  sa  confiance,  a  certainement 
grand  tort  ;  mais  que,  dans  le  cas  contraire,  il  a  bien 
raison  :  or  les  gens  qui  se  plaignent  devraient  mettre 
la  main  sur  la  conscience  et  se  demander  s'ils  méritent 


292  LETTBK 

la  confiance  de  l'Empereur.  Voici  une  anecdote  peu 
connue  et  qui  mérite  certainement  toute  l'attention  de 
Sa  Majesté. 

Un  gentilhomme  du  Gouvernement  de  Karkof,  simple 
particulier,  s'est  mis  à  écrire  à  S.  M.  1.  des  lettres  où  il 
la  prêche  sans  façon  sur  les  abus  de  l'administration, 
l'avertissant  que  tout  peut  encore  se  réparer,  mais  que 
si  S.  M.  s'endort,  elle  peut  s'attendre  à  tout,  même  à 
des  calamités  personnelles  qu'il  n'a  nullement  déguisées. 
On  a  reçu  quelques-unes  de  ses  lettres,  après  quoi  il  fut 
averti  de  ne  plus  écrire;  mais  le  Nathan  de  province 
est  venu  dans  la  capitale,  d'où  il  a  adressé  au  Souverain 
une  lettre  encore  plus  longue  et  plus  détaillée  que  les 
précédentes  :  il  l'avertit  entre  autres,  de  ne  pas  insister  sur 
les  objets  de  religion  et  de  morale.  Frédéric  II,  Joseph  II, 
et  Catherine  II  ont  perdu  le  monde.  Rien  n'est  plus  vrai  : 
mais  vous  m'avouerez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  dans 
le  pays  du  despotisme,  c'est  une  assez  singulière  pièce 
qu'une  lettre  de  cette  espèce.  Vous  me  demanderez  sans 
doute  ce  qu'il  en  est  arrivé.  —  Il  en  est  arrivé  qu'on 
met  au  net  des  extraits  de  cette  immense  lettre  pour  les 
mettre  sous  les  yeux  de  l'Empereur,  et  qu'en  attendant 
l'autre  est  ici  fort  tranquille. 

Il  n'y  a  pas  de  pays  où  l'on  rencontre  plus  de  dispa- 
rates. Celui  qui  dirait  que  Ton  y  trouve  l'extrême  servi- 
tude aurait  raison,  et  celui  qui  dirait  que  l'on  y  trouve 
l'extrême  liberté  aurait  raison  aussi. 

J'ai  souvent  dit  (et  je  crois  que  c'est  une  vérité  capi- 
tale), que  ce  ne  sont  point  les  coups  de  sabre  une  fois 
donnés  qui  chagrinent  et  impatientent  les  hommes,  mais 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  203 

bien  les  coups  d'épingle  répétés:  or,  ici,  il  n'y  a  point 
de  coups  d'épingle.  Le  Russe,  qui  déteste  les  minuties 
et  les  petites  observances  ,  même  les  règles  un  peu 
strictes,  traite  les  autres  comme  il  aime  à  être  traité. 
Jamais,  dans  les  actions  communes  de  la  vie,  on  ne  trouve 
l'autorité  sur  son  chemin.  Faites  ce  que  vous  voudrez 
est  la  loi  fondamentale,  la  loi  universelle  de  la  Russie  ; 
on  pourrait  dire  même,  sans  exagération,  qu'on  y  exa- 
gère la  liberté.  L'Amiral  est  parti  le  jeudi  4  4,  il  était  gai 
à  l'excès  ;  en  embrassant  mon  frère,  il  lui  dit  :  Portez 
cela  à  votre  frère.  Sa  femme  pleurait.  Ne  vous  y  trompez 
pas,  dit-il,  elle  pleure  de  joie  en  quittant  le  pays  de  V es- 
clavage. —  Mon  frère  lui  répondit  :  Monsieur  V Amiral, 
vous  pourrez  vous  trouver  plus  mal  ailleurs. 

Vous  sa^ez  qu'un  étranger  en  arrivant  dans  un  pays 
est  un  aveugle  qu'on  conduit  par  la  main.  J'ai  été  pré- 
senté là,  d'abord  par  le  Duc,  et  plus  particulièrement 
ensuite  par  l'Ambassadeur  de  Rome.  J'ai  su  tirer  parti 
de  cette  connaissance  pour  les  sujets  du  Roi,  je  lui  ai 
dit  constamment  ses  vérités,  et  jamais  je  ne  me  suis 
brouillé  ni  avec  lui  ni  avec  ses  nombreux  ennemis  ;  c'est 
un  tour  de  force  de  ma  mission  ,  mais  franchement  je 
suis  bien  aise  qu'il  finisse.  Vous  ai-je  dit  une  saillie 
originale  de  cette  étrange  tête.  —  Les  deux  personnes 
qui  m'aiment  le  plus  à  Saint-Pétersbourg ,  ce  sont  les 
deux  Maistre,  cependant  ils  ne  peuvent  pas  me  souffrir. 
C'est  la  vérité  très  bien  exprimée.  On  lui  prête  des  vues 
sinistres  en  rapport  avec  la  France.  Je  ne  croirai  jamais 
cela  avant  la  preuve.  Ce  que  je  ne  puis  lui  pardonner, 
c'est  d'avoir  laissé  croire  l'Empereur  à  une  affection  qui 


204  LETTRE 

n'existe  pas.  C'est  à  mon  avis  une  espèce  de  crime  de 
lèse  majesté,  du  moins  lorsqu'on  travaille  à  faire  naître 
cette  croyance,  comme  je  suis  en  droit  de  le  croire  par 
quelque  chose  qui  me  revient  dans  ce  moment.  Je  suis 
porté  à  croire  que  si  la  vue  de  la  France  ne  le  guérit  pas, 
elle  achèvera  de  le  pervertir. 

Dans  la  dernière  Gazelle  de  la  Cowr,  il  a  paru  un 
article  si  singulier  que  je  dois  vous  le  faire  connaître.  Il 
y  est  dit  que  des  malveillants  s'avisent  de  tenir  les  dis- 
cours les  plus  répréhensiblcs,  comme  par  exemple  que 
le  Prince  Bagralion  a  èlè  tué,  qu'il  est  question  d'un  af- 
franchissement général,  etc.,  etc.,  que  le  Gouvernement 
sait  d'où  viennent  ces  discours,  et  que  s'ils  continuent, 
leurs  auteurs  seront  nommés  et  livrés  au  ridicule  dans 
la  gazette  même.  Il  paraît  que  cette  invention  appartient 
à  M.  le  Comte  Araktcheief  qui  s'est  mis  sur  le  pied  de 
répondre  dans  la  gazette  aux  demandes  qui  lui  déplai- 
sent. Cette  forme  est  toute  neuve  et  cela  s'appelle  se 
distinguer. 

La  fête  de  saint  Napoléon  et  celle  de  saint  Alexandre 
ont  amené  de  grandes  fêtes  chez  l'Ambassadeur  de 
France.  L'Empereur  a  loué  pour  Caulaincourt  deux  ou 
trois  maisons  de  campagne  dans  deux  beaux  quartiers, 
route  de  Péterhof  et  Kamini  Ostrof,  afin  qu'il  puisse 
varier  son  séjour  et  s'amuser  où  il  veut.  Dans  la  fête 
qu'il  a  donnée  à  Kamini  Ostrof,  pour  la  fête  de  l'Em- 
pereur Alexandre,  il  y  a  eu  surtout  un  beau  feu  d'arti- 
fice, car  dans  ce  moment  il  ne  s'agit  que  de  feux 
d'artifice.  Le  Comte  Araktcheief  qui  jadis  a  été  artificier 
de  Paul  Ier  à  Gatschina,  a  conservé  son  goût  pour  la 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  295 

pyrotechnie  :  il  a  établi  une  manufacture  de  feux 
d'artifice  dans  les  ateliers  de  l'artillerie  ;  il  a  composé 
lui-même  un  livre  in-folio,  avec  figures,  où  Ton  peut 
lire,  et  voir  la  figure,  l'effet  et  le  prix  de  chaque  pièce. 
On  a  donné  privilège  exclusif  à  ce  nouvel  établissement, 
qui  ruine  les  pauvres  Italiens  qui  vivaient  de  ce  métier  ; 
chacun  voit  ce  qui  lui  convient  et  envoie  acheter  un  feu 
d'artifice  comme  un  pâté.  On  ne  peut  plus  s'assembler  à 
la  campagne  sans  feux  :  c'est  une  mode,  une  manie 
comme  tout  le  reste,  et  c'est  une  dépense  de  4  ou  500 
roubles  à  ajouter  à  celle  de  tous  ces  rassemblements. 
L'autre  jour,  on  comptait  17  de  ces  feux  dans  les  petites 
îles  autour  de  la  ville,  et  pour  mon  compte,  j'en  vis  trois 
à  la  fois.  Au  milieu  de  tout  ce  fracas,  qui  comme  vous 
vous  imaginez  bien  ne  m'amuse  guère,  je  ne  cesse  de 
songer  au  bonheur  de  ce  pays  en  dépit  des  abus  et  des 
erreurs  dont  on  parle  tant.  Puisse  au  moins  cet  état  du- 
rer longtemps,  mais  

Quoique  Madame  Narischkin  n'ait  point  invité 
l'Ambassadeur  de  France  à  sa  fête,  il  l'a  cependant 
invitée  à  la  sienne  où  il  y  avait,  dit-on,  cent  personnes 
(c'est  peu  ici)  ;  elle  était  même  destinée  à  y  faire  spec- 
tacle. 

Le  Grand-Duc  Constantin  dansait  avec  de  longs  épe- 
rons comme  il  convient  à  un  tacticien.  Or,  il  est  arrivé 
que  dans  le  moment  d'une  charge  décisive,  il  a  pris 
Marie  Antonia  de  flanc,  et  a  si  fort  engagé  ses  éperons 
dans  la  traîne  que  malgré  la  plus  belle  défense,  les  deux 
combattants  sont  tombés  ensemble  sur  le  champ  de 
bataille,  de  la  manière  la  plus  pittoresque.  Cette  évolu- 


296  LETTRE 

tion,  qui  a  réuni  l'approbation  des  militaires  les  plus 
instruits,  a  été  aussi  la  seule  chose  qui  ait  plu  dans  cette 
fête,  qui  a  été  froide.  L'opinion  est  invincible. 

Puisque  cette  belle  dame  se  trouve  encore  sous  ma 
plume,  je  dois  vous  dire  que  vous  seriez  très  fort  dans 
Terreur  si  vous  l'envisagiez  comme  la  plupart  des 
femmes  qui  ont  figuré  dans  ce  haut  rang.  Elle  n'est  ni 
intrigante,  ni  malfaisante,  ni  vindicative  :  ce  n'est  point 
une  Pompadour,  ce  n'est  point  une  Montespun,  c'est 
plutôt  une  La  Vallière,  hormis  qu'elle  n'est  pas  boiteuse, 
et  que  jamais  elle  ne  se  fera  carmélite.  Cette  justice  que 
je  lui  rends  n'empêche  pas  que  je  ne  la  blâme,  comme  de 
raison,  autant  que  je  vénère  son  auguste,  malheureuse, 
excellente  rivale. 

Le  Prince  Czartoryski  est  arrivé  :  il  est  descendu  à 
la  campagne  chez  le  Comte  de  Strogonof,  où  il  loge  quoi 
qu'il  ait  une  maison  en  ville.  Cette  campagne  au  reste 
est  très  près  d'ici.  Le  Maitre  l'a  parfaitement  reçu  et  lui 
a  même  accordé  la  distinction  de  dîner  tête-à-tête  avec 
lui  le  lendemain  de  son  arrivée.  Je  me  suis  hâté  de  le 
voir,  et  il  m'a  reçu  avec  amitié.  Je  suis  porté  à  croire 
que  l'Empereur  le  regrette  toujours  ;  il  n'aurait  même 
tenu  qu'au  Prince  de  rentrer  au  Ministère,  mais  il  sent 
bien  que  ce  n'est  pas  le  moment;  plusieurs  personnes 
croient  qu'il  doit  se  faire  un  changement  dans  le  système 
politique. 

Dimanche  dernier,  5  septembre  (n.  s.),  il  y  eut  une 
fête  superbe  chez  la  favorite  à  la  campagne  :  bal,  feu 
d'artifice  magnifique  sur  la  rivière,  et  souper  de  200 
couverts.  Nous  ne  fûmes  pas  peu  surpris  de  n'y  voir  ni 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  207 

l'Ambassadeur  de  France  ni  aucun  Français.  Tous  les 
appartements  étaient  ouverts  et  illuminés.  Dans  le  cabinet 
de  la  belle  dame,  décoré  avec  la  plus  somptueuse  élé- 
gance, nous  vîmes  au-dessus  du  sopha,  devinez  quoi  ? 
Le  portrait  du  Prince  de  Schwartzenberg.  Tout  le  monde 
se  touchait  du  coude.  —  Allez  voir  !  Allez  !  —  Depuis 
plus  d'une  année,  je  n'allais  plus  dans  cette  maison 
et  j'ai  su  qu'on  m'en  a  loué  comme  d'un  trait  de  poli- 
tique, parce  qu'on  a  cru  que  je  m'étais  retiré  pour 
n'avoir  pas  l'air  d'intriguer  et  de  m'attacher  à  cette 
ancre  pour  me  tenir  ferme;  certes  on  me  faisait  beau- 
coup d'honneur  :  je  n'entends  rien  du  tout  à  cette  tac- 
tique. Je  n'allais  plus  par  indolence,  et  aussi  parce  que 
quelque  chose  m'avait  déplu  là  ;  mais  cette  fois  j'ai  été 
invité  en  personne  par  le  maître  de  la  maison.  Je  lui  ai 
dit  en  riant  :  Mais,  Monsieur,  il  faudra  que  vous  ayez 
la  bonté  de  me  présenter  de  nouveau  à  Madame,  comme  un 
homme  qui  arrive  :  ce  qui  fournit  la  matière  à  un  badi- 
nage  aimable  lorsque  j'entrai.  La  belle  Marie  Antonia 
recevait  son  monde  avec  sa  robe  blanche  et  ses  cheveux 
noirs,  sans  diamants,  sans  perles,  sans  fleurs;  elle  sait 
fort  bien  qu'elle  n'a  pas  besoin  de  tout  cela.  Le  negligenze 
sue  sano  artifici.  Le  temps  semble  glisser  sur  cette  femme 
comme  l'eau  sur  la  toile  cirée  ;  chaque  jour  on  la  trouve 
plus  belle.  Je  comprends  que  la  sagesse  pourrait  éviter 
ce  filet,  mais  je  ne  comprends  guère  comment  elle 
pourrait  en  sortir;  elle  a  d'ailleurs,  à  ce  qui  paraît, 
complètement  deviné  le  secret  de  sa  position  :  Ne  faites 
pas  attention  aux  distractions  ;  moyennant  cela  je  la 
crois  invincible,  ou  si  vous  aimez  mieux,  inébranlable. 


298  LETTRE 

On  s'était  imaginé  certaines  choses,  mais  tout  s'en  est 
allé  en  fumée. 

Aucun  Ministre  de  famille  ou  de  la  confédération 
n'avait  été  invité,  j'en  excepte  le  Comte  de  Schenk, 
Ministre  de  Wurtemberg;  mais  celui-là  est  connu  pour 
être  un  très  mauvais  confrère  et  pour  avoir  été  plus 
d'une  fois  grondé  comme  tel  par  l'Ambassadeur  de 
France.  Il  était  même  en  quelque  façon  le  héros  de  la 
fête,  car  c'était  lui  qui  avait  prié  Madame  Narischkin 
d'agréer  un  feu  d'artifice  sur  la  rivière/,  tout  le  reste 
avait  été  ajouté  par  le  mari. 

Au  moment  où  j'écris,  nous  en  sommes,  quant  aux 
nouvelles  politiques,  à  la  prise  de  l'île  de  Walcheren, 
c'est-à-dire  à  la  reddition  de  Flessingue.  Les  Anglais 
pourront-ils  maintenant  remonter  l'Escaut,  ou  marcher 
par  terre  sur  Anvers,  malgré  les  Français  qui  me  parais- 
sent avoir  eu  trop  de  temps  pour  accourir,  c'est  ce  qui 
me  paraît  certain  dans  ce  moment.  Au  reste,  mettons 
les  choses  au  pire  :  supposons  que  les  Anglais  ne  puissent 
d'aucune  manière  arriver  à  Anvers  ni  brûler  la  flotte  ; 
qui  pourra  les  déloger  de  l'île  de  Welcheren,  dès  que  les 
canaux  qui  la  ceignent  du  côté  de  terre  ne  gèlent  pas, 
comme  je  m'en  suis  assuré,  et  alors  à  quoi  serviront 
aux  Français,  et  le  chemin  d'Anvers,  et  la  flotte  qui  n'y 
sera  que  pour  y  pourrir?  Ce  sera  donc  toujours  un 
grand  coup  bien  imaginé  et  bien  frappé.  Il  est  vrai  que 
cet  événement  n'aboutit,  avec  tant  d'autres,  qu'à  partager 
le  monde  entre  la  France  et  l'Angleterre;  mais  dans 
l'état  des  choses,  c'est  un  grand  bonheur  pour  une  na- 
tion d'échapper  de  quelque  manière  que  ce  soit  à  la 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  2'.)\) 

tyrannie  générale.  Le  temps  amènera  d'autres  combi- 
naisons. 

Si  les  communications  étaient  ouvertes,  c'est  vous, 
Monsieur  le  Chevalier,  qui  nous  donneriez  des  nouvelles 
d'Espagne,  dont  nous  ne  savons  presque  rien.  Rien  ne 
nous  arrive  que  par  la  France,  et  depuis  qu'on  s'y  est 
permis  de  falsifier  le  discours  du  Roi  d'Angleterre  au 
Parlement,  que  peut-on  croire?  J'ai  quelque  idée  de 
vous  avoir  exprimé  l'étonnement  et  le  chagrin  commun 
sur  ce  discours,  mais  la  vérité  a  percé  par  une  ouverture 
extrêmement  étroite.  Quelle  effronterie  de  la  part  de  ces 
gens  de  Paris  ! 

Il  vient  de  paraître  un  Ukase  terrible  contre  les 
Polonais  habitants  de  la  Pologne  Russe  qui  ont  passé  de 
Vautre  côté;  leurs  biens  sont  confisqués,  même  à  ce 
qu'on  m'assure  sans  monition  préalable.  Voilà,  comme 
j'avais  l'honneur  de  vous  le  dire  tout  à  l'heure,  un  petit 
disparate.  Quant  aux  gens  du  peuple,  ils  seront,  s'ils 
viennent  à  être  pris,  faits  soldats  ou  envoyés  en  Sibérie. 
N'ayant  pu  encore  lire  la  loi,  je  n'en  dirai  pas  davan- 
tage. Vous  voyez  le  contre-coup  ;  ce  n'est  pas  le  moment 
de  faire  du  bruit,  mais  ce  moment  arrivera.  Quant  à 
moi,  Monsieur  le  Chevalier,  je  me  garde  bien  de  faire 
des  pronostics,  mais  je  me  tiens  prêt  atout. 

L'Amiral  Tchitchagof  est  parti  :  son  caractère  est  un 
problème,  comme  vous  l'avez  vu  dans  plusieurs  de  mes 
lettres,  et  son  existence  en  est  un  autre.  Il  n'a  point  sa 
démission  du  tout:  il  part  Ministre  de  la  marine,  et 
l'Empereur  lui  a  conservé  10,000  roubles  d'appointe- 
ments ;  c'est  peu  dans  ce  moment,  cependant  c'est 


300  LETTRE 

quelque  chose;  et  lorsque  S.  M.  eut  signé  l'autre  jour, 
l'acquisition  d'une  maison  pour  le  Ministre  de  la  ma- 
rine, dont  l'Amiral  n'avait  point  voulu,  parce  qu'il  la 
trouvait  trop  petite,  Elle  lui  dit  :  J'espère  qu'à  votre  re- 
tour vous  ne  la  trouverez  pas  trop  petite.  Ne  croyez  pas 
que  l'Empereur  ignore  le  mépris  colérique  de  l'Amiral 
pour  sa  patrie  et  pour  ce  qui  s'y  fait  ;  mais  ce  qui  vous 
paraîtra  fort  étrange,  et  qui  est  cependant  très  vrai,  il 
ne  lui  en  veut  point  de  mal,  parce  qu'il  croit  qu'il  a 
raison,  et  de  plus  parce  qu'il  croit  en  être  aimé;  cela, 
par  exemple,  c'est  une  autre  question. 

Vous  savez  que  l'Amiral  a  toujours  fort  aimé  et 
employé  mon  frère  dans  ce  pays.  Lorsqu'il  fut  fait  lieu- 
tenant-colonel extra  ordinem,  suivant  les  usages  de  ce 
pays,  j'eus  l'honneur  de  vous  en  faire  part.  Jamais  nous 
n'avions  seulement  songé,  ni  lui  ni  moi,  à  cette  faveur 
entièrement  inattendue  ;  mais  son  rang  et  ses  emplois 
paraissent  tenir  au  Ministre,  de  manière  qu'il  se  croyait 
à  peu  près  obligé  de  se  retirer  avec  lui.  Le  Marquis  de 
ïraversay  est  arrivé,  et  dans  la  première  audience  qu'il 
a  eue  comme  Ministre  (ou  suppléant),  mon  frère  a  été 
fait  Colonel.  Comme  nous  n'avons  jamais  parlé  que  pour 
les  autres,  et  qu'il  ne  nous  est  jamais  arrivé,  je  ne  dis 
pas  de  faire  une  demande,  mais  de  prononcer  le  mot  de 
grade  chez  le  Ministre,  nous  sommes  l'un  et  l'autre 
parfaitement  en  règle,  ce  qui  ne  m'empêche  pas  de 
sentir  vivement,  et  de  partager  le  chagrin  de  ceux  que 
mes  instances  actives,  jusqu'à  l'imprudence,  n'ont  pu 
rendre  aussi  heureux.  Pendant  que  j'écrivais  cette  lettre, 
la  paix  a  été  signée  à  Frédéricksham,  entre  la  Russie 


A  M.  LE  CHEVALIER  DR  R0SSI.  30  i 

et  la  Suède.  La  nouvelle  en  est  arrivée  le  19  et  tout  de 
suite  on  ordonna  un  Te  Deurn,  et  une  grande  parade 
pour  le  lendemain  matin:  il  me  serait  difficile  de  vous 
peindre  ce  que  j'ai  éprouvé  pendant  cette  cérémonie,  où 
je  n'ai  pu  ôter  les  yeux  de  dessus  la  pauvre  Impératrice 
régnante. 

Les  conditions  sont  extrêmement  dures  pour  la 
Suède.  La  Finlande  est  cédée  entièrement  jusqu'à  Tor- 
néo  exclusivement.  De  plus,  les  îles  d'Àland  sont  cédées 
avec  liberté  de  les  fortifier.  Voilà  encore  une  nation 
chassée  du  globe  ;  mais  il  faudrait  être  bien  aveugle 
pour  ne  pas  sentir  qu'un  amas  d'iniquités  telles  que 
nous  les  voyons  malheureusement  de  nos  jours,  sont 
faites  pour  jeter  de  tous  côtés  des  germes  intarissables 
de  malheurs  et  de  révolutions. 

Le  Baron  de  Steddingk  très  affaibli,  très  malade,  se 
traînant  à  peine,  a  signé  ce  traité  avec  un  autre  Suédois 
du  parti  de  la  révolution.  Il  a  fait  l'impossible  auprès  du 
Roi  destitué,  et  auprès  du  nouveau,  pour  se  tirer  des 
affaires,  jamais  il  n'a  pu  réussir.  Il  vient  résider  ici 
quelques  mois.  On  le  blâme  assez  généralement  d'avoir 
cédé,  mais  dans  les  moments  de  révolution,  il  est  aisé 
aux  gens  qui  sont  assis  au  bord  de  la  mer,  de  blâmer  la 
manœuvre  des  navigateurs  qui  combattent  les  vents  et 
les  flots.  S'ils  étaient  à  leur  place,  ils  changeraient  un 
peu  de  note.  Je  n'ai  pas  vu  encore  ce  pauvre  homme, 
qui  doit  être  arrivé,  s'il  n'est  pas  mort  en  chemin.  Il  n'a 
pas  même  pu  se  rendre  dans  la  salle  des  conférences 
pour  signer  la  paix:  il  l'a  signée  dans  sa  chambre.  En 
arrivant  à  Saint-Pétersbourg,  le  Comte  Nicolas  de  Rou- 


302  LETTRE 

mantzof  a  été  fait  Chancellier  de  l'Empire.  C'est  le  nec 
plus  ultra  de  la  grandeur  russe  dans  Tordre  civil,  Con- 
seiller  privé  actuel  de  la  première  classe.  Les  égaux  de  ce 
personnage,  quant  au  grade,  sont  les  Ambassadeurs 
étrangers,  les  Maréchaux  et  les  dames  du  portrait  :  tout 
ce  monde  soupe,  à  l'Ermitage,  à  la  table  ronde  de  la  Fa- 
mille impériale        A  côté  de  celle-là  est  une  autre  table 

ronde  destinée  aux  Ministres  du  second  ordre,  femmes, 
filles,  sœurs  et  personnages  étrangers  présentés  ;  à 
toutes  les  autres  tables  qui  garnissent  la  salle  (pour 
400  personnes  au  moins)  on  se  place  pêle-mêle  ;  hœc 
incidenter. 

On  s'exerce  toujours  sur  le  Comte  Nicolas,  qui  va  son 
train  :  à  la  tête  d'une  fortune  immense  et  revêtu  de  la 
première  dignité  de  l'Etat,  il  peut  laisser  dire;  cette 
circonstance  lui  vaudra  encore  des  sommes  énormes  : 
bientôt  on  va  exposer  au  public  la  bibliothèque  des 
livres  choisis  dont  Napoléon  lui  a  fait  présent.  On  dit 
que  son  voyage  à  Paris  coûte  plus  de  300,000  roubles  à 
l'Empereur.  Au  reste  ce  Ministre,  non  plus  que  tout  autre, 
n'a  pas  dû  voyager  à  ses  frais  ;  mais  s'il  l'avait  dû  faire, 
il  l'aurait  fait.  Par  sa  fortune  et  par  son  caractère,  il  est 
bien  au-dessus  de  tonte  sorte  de  spéculations  d'argent  : 
sur  l'article  du  désintéressement  il  est  au-dessus  même 
du  soupçon  ;  quant  à  sa  conduite  politique,  elle  sera 
jugée  comme  tant  d'autres,  d'après  l'événement.  Je  me 
rappelle  l'époque  de  1799,  où  j'étais  accusé  à  Turin  de 
correspondance  avec  le  chef  de  la  maison  de  Bourbon 
(Nefas!),  où  le  Ministre  écrivait  à  un  personnage  qui 
s'intéressait  à  moi  :  Le  Gouvernement  a  la  preuve 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  303 

çue,  etc..  quoique  certainement  il  n'eût  la  preuve  de 
rien,  puisque  jamais  je  n'avais  adressé  une  ligne  à  celte 
auguste  et  malheureuse  Cour.  Quand  je  vois  toutes  ces 
belles  choses  au  fond  de  mon  portefeuille,  je  sens  que 
rien  ne  ressemble  à  l'histoire  ancienne  comme  l'histoire 
moderne,  et  j'y  puise  au  moins  une  profonde  indul- 
gence pour  tout  ce  qui  se  fait.  Si  nous  étions  de- 
meurés à  notre  place,  le  Ministre  m'aurait  dit  :  Eh 
bien!  Monsieur  le  théoriste,  où  est  votre  système  que 
notre  sort  dépendait  de  celui  des  Bourbons  ?  Si  la  Russie 
succombe  à  la  calamité  universelle ,  on  lapidera  le 
Comte  Roumantzof  ;  si  elle  s'en  tire,  il  se  moquera 
des  critiques.  Ainsi  est  le  monde.  La  souveraineté  n'a 
qu'une  loi,  sa  conservation  :  aucune  ne  se  laisse  prêcher 
sur  les  moyens.  Tous  les  jours  on  dit  que  les  pères  de 
famille  ne  doivent  pas  être  jugés  trop  sévèrement  dans 
leur  conduite  à  l'égard  de  leurs  enfants  parce  qu'ils  sa- 
vent des  choses  qu'ils  ne  peuvent  dire  ;  il  me  semble 
que  les  princes  ont  bien  droit  au  moins  à  la  même  in- 
dulgence. Pour  moi  sans  être  de  la  famille,  je  vois  ce- 
pendant  assez  de  choses  pour  comprendre  trop  bien  les 
raisons  du  père  de  famille. 

Au  reste,  M.  le  Chevalier,  comme  la  politique  ne  hait 
personne,  elle  n'aime  personne  ;  il  ne  faut  point  être  la 
dupe  de  l'amitié  du  moment ,  on  en  a  bien  vu  finir 
d'autres  ;  la  force  des  choses  amènera  nécessairement 
de  grands  changements  ;  croyez-vous  peut-être  que 
l'Empereur  de  Russie  ne  connaisse  pas  bien  son  monde, 
ou  ne  sache  pas  ce  qu'il  doit  attendre  un  jour  du  grand 
ami  de  Paris?  Un  médecin  Italien,  attaché  à  l'Ambas- 


304  LETTRE 

sade  de  France  en  Perse,  a  fait  connaître  à  l'Empereur 
le  traité  formel  par  lequel  Napoléon  s'engage  à  faire 
restituer  à  la  Perse  tout  ce  que  la  Russie  lui  a  pris,  et 
notamment  la  Géorgie,  dès  que  la  seconde  puissance  se 
trouvera  en  possession  de  la  Valachie  et  de  la  Moldavie, 
et  cela  moyenant  la  cession  éventuellement  faite  à  la 
France  de  l'île  de  Socotora,  près  du  détroit  deBab-el- 
Mandeb,  et  ce  traité  (remarquez  bien)  est  postérieur  à 
celui  de  Tilsitt.  J'espère  bien  que  les  guinées  ne  déran- 
geront pas  eettp  belle  politique  ;  mais  voyez,  je  vous 
prie,  le  bon  ami  ! 

Lorsque  un  homme  a  les  deux  mains  embarrassées, 
on  est  libre  de  lui  donner  un  soufflet  impunément. 
C'est  cet  axiome  qui  servit  de  base  à  la  politique  de 
Napoléon  à  l'égard  de  la  Russie:  il  avait  occupé  les 
bras  de  l'Empereur  en  Finlande  et  en  Turquie,  et  pen- 
dant ce  temps  il  demeurait  maître  de  le  frapper  en  face  ; 
mais  tout  à  coup,  les  Suédois,  se  voyant  absolument 
abandonnés  par  la  seule  puissance  qui  pût  les  soute- 
nir, ont  plié  la  tête  tristement  et  signé  ce  qu'on  a 
voulu,  après  s'être  suédoisement  défendus  autant  qu'ils 
l'ont  pu.  Tenez  pour  sûr,  M.  le  Chevalier,  que  si  Napo- 
léon l'avait  pu,  il  aurait  envoyé  des  troupes  aux  Sué- 
dois :  malgré  le  masque  diplomatique,  il  a  paru  assez 
clairement  que  cette  paix  de  Suède  a  fort  déplu  à  l'Am- 
bassadeur de  France.  Maintenant  voilà  la  Turquie  qui 
parle  aussi  de  paix.  Le  Prince  Bagration  paraît  se  con- 
duire à  merveille,  il  traite  ses  troupes  à  la  Souvarof,  il 
les  amuse,  il  visite  le  soldat  dans  sa  tente,  il  fait  chan- 
ter des  Te  Deum  sur  les  anciennes  redoutes,  bâties  par 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  305 

les  mains  Russes...  D'un  moment  à  l'autre  on  s'attend 
à  la  reddition  d'Ismaïl.  Les  Turcs  sont  tout  à  fait  affa- 
més, divisés  même,  et  ne  sachant  plus  comment  se  dé- 
fendre... Voilà  ce  qu'on  assure  et  déjà  même  on  a  voulu 
envoyer  au  Prince  Bagration  un  jeune  Prince,  Paul 
Gagarin,  attaché  aux  Affaires  étrangères,  pour  l'aider 
dans  la  partie  des  négociations  ;  mais  tout  à  coup  cette 
commission  fut  suspendue.  La  Russie  ne  veut  point 
aller  à  Constantinople  ;  qu'on  lui  cède  la  Valachie,  la 
Moldavie,  et  les  forteresses  sur  le  Danube,  Tsmaïl,  etc., 
elle  ne  veut  rien  de  plus  :  si  donc  les  Turcs  en  pas- 
sent par  là,  la  paix  est  faite,  et  voilà  tout  d'un  coup 
deux  sources  de  dépenses  intarissables  entièrement  fer- 
mées, et  l'Empereur  à  la  tête  de  deux  cent  mille  hom- 
mes disponibles.  Ce  n'est  certainement  pas  ce  que  veut 
Napoléon  :  il  se  tait  dans  ce  moment  parce  qu'il  a  des 
affaires  sur  les  bras,  en  Espagne,  en  Autriche  et  en 
Hollande  ;  mais  laissez-le  terminer  ici  ou  là  et  vous  le 
verrez  tout  de  suite  commencer  avec  les  Russes.  La 
Pologne  est  la  pomme  "de  discorde  qui  allumera  la 
guerre  de  ce  côté  ;  alors  l'Autriche  et  la  Prusse,  si  elles 
subsistent  de  quelque  manière,  regarderont  comme  la 
Russie  vient  de  regarder  pendant  qu'on  les  égorgeait. 
Quelle  terrible  leçon  que  celle  du  partage  de  la  Pologne  ! 
Mais  si  vous  voulez  voir  à  quoi  cela  sert,  regardez  la 
Finlande.  Vous  avez  beaucoup  ouï  dire,  ainsi  que  moi 
et  tout  le  monde,  que  l'histoire  est  la  conseillère  fidèle 
par  excellence  :  dans  ce  cas,  elle  m'a  bien  l'air  d'un 
conseiller  d'Etat  unweislich.  Attendons-nous  encore  et 
toujours  aux  plus  grands  événements,  et  persistons 
t.  xi.  20 


306  LETTRE 

pour  notre  consolation  dans  la  foi  que  la  Révolution 
dure  toujours. 

Le  Baron  de  Steddingk  est  arrivé  le  \  h  (26)  ;  il  a  vu 
tète  à  tête  l'Impératrice  qni  a  beaucoup  pleuré.  Nous 
nous  sommes  revus  et  embrassés  d'une  manière  bien 
triste  :  il  m'a  dit  ù  peu  près  ce  que  je  prévoyais  sur 
l'espèce  de  violence  qui  l'a  ramené  ici.  Rarement  on 
peut  résister  au  flot  populaire  :  il  le  peut  lui-même,  à 
ce  que  je  pense,  moins  qu'un  autre,  car  son  caractère 
est  doux  et  il  n'a  pas  la  raideur  populares  vincentem 
strepilus.  Il  a  rectifié  mes  idées  sur  plusieurs  points;  il 
m'a  dit  par  exemple  qu'une  certaine  objection  grave, 
quoique  bien  connue  de  tous  les  Suédois,  n'a  cepen- 
dant influé  en  rien  sur  la  catastrophe,  amenée  unique- 
ment par  Yinmportabililê  du  malheureux  souverain  : 
j'exprime  par  ce  mot  le  fatal  concert  de  tous  les  Ordres. 
Je  ne  finirais  pas  si  je  vous  racontais  tous  les  détails  sur 
ce  point,  mais  voici  qui  est  étrange.  Les  principaux 
meneurs  n'avaient  pas  mis  le  Baron  de  Steddingk  dans 
le  secret,  eu  égard  à  son  attachement  notoire  pour  le 
Roi  ;  mais  il  eut  pleine  connaissance  de  l'orage  qui 
s'approchait,  et  six  jours  avant  l'explosion  il  instruisit 
le  Roi  du  danger  qu'il  courait,  en  le  conjurant  de  ne 
pas  perdre  un  moment.  Savez-vous  ce  qui  en  résulta  ? 
Le  Roi  prit  la  chose  de  travers  et  soupçonna  le  Baron 
lui-même  d'être  l'auteur  du  complot,  et  ne  prit  aucune 
mesure.  Observez,  je  vous  prie,  une  chose  extrêmement 
remarquable  :  c'est  qu'en  réfléchissant  sur  la  lugubre 
histoire  des  conjurations,  il  n'en  est  pas  une  de  celles 
qui  ont  réussi  qui  n'ait  fait  dire  :  Comment  a-t-elle  pu 


A   M.   LE   CHEVALIER  DE   ROSSf.  307 

réussir?  Et  au  contraire  pas  une  de  celles  qui  ont 
manqué  qui  n'ait  fait  dire  :  Comment  a- t  elle  pu  man- 
quer ?  Plusieurs  Princes  qui  ont  succombé  ont  été  aver- 
tis: rien  de  plus  commun  depuis  César  jusqu'à  Paul  Ier. 
Heureusement  du  moins  il  n'y  a  pas  de  sang  dans  ce 
dernier  malheur  ;  il  n'y  a  pas  eu  le  moindre  outrage. 
Le  Roi  connaissait  la  force  de  l'opinion  qui  s'élevait 
contre  lui,  il  était  fort  occupé  d'abdiquer,  il  en  parlait 
souvent  au  Baron  de  Steddingk.  Me  conseillez- vous, 
lui  dit-il  plus  d'une  fois,  de  faire  cette 'démarche?  — 
Je  crois,  Sire,  lui  dit  l'autre,  que  pour  sortir  des  em- 
barras où  vous  êtes,  il  n'y  a  pas  de  meilleur  moyen  ; 
en  mettant  la  couronne  sur  la  tête  de  votre  fils,  vous 
parerez  à  tous  les  inconvénients. —  Mais  il  ne  se  décida 
pas  et  le  moment  vint.  On  a  pour  sa  personne  les  plus 
grands  égards  :  le  cérémonial  à  son  égard  est  toujours 
le  même,  et  il  tient  sa  Cour  avec  la  même  raideur.  Sa 
femme  même  ne  peut  s'asseoir  devant  lui  sans  permis- 
sion. Si  un  officier  se  présente  avec  un  pli  à  son  gant 
ou  un  bouton  mal  arrangé  il  lui  dit:  Cela  est  contre 
l'uniforme.  S'il  voit  par  la  fenêtre  une  sentinelle  qui  lui 
paraisse  ne  pas  faire  son  devoir,  il  la  reprend  comme 
autrefois.  Il  n'est  point  malheureux  du  tout,  c'est  un 
fait  que  je  ne  tiens  pas  seulement  de  M.  Steddingk,  mais 
qui  est  public.  11  lit  continuellement  la  Bible,  et  il  s'oc- 
cupe surtout  infiniment  de  l'Apocalypse.  Il  a  donné 
toute  son  attention  à  un  commentaire  allemand  publié 
sur  ce  livre,  il  a  cru  y  voir  que  Bonaparte  est  évidem- 
ment désigné  dans  ce  livre,  et  que  lui  (Roi  de  Suède) 
est  destiné  à  l'arrêter.  Je  viens  moi-même  de  terminer, 


308  LETTRE 

à  la  sueur  de  mon  front,  la  lecture  d'un  commentaire 
allemand  sur  l'Apocalypse,  qui  est  un  mortel  in-8°.  M.  de 
Steddingk  croit  que  c'est  le  même,  mais  j'en  doute.  Un 
assez  grand  nombre  de  théologiens  Anglais  et  Alle- 
mands ont  cherché  la  Révolution  française  dans  l'Apo- 
calypse. 

M.  de  Steddingk  a  reclifié  quelques  unes  de  mes 
idées  sur  la  paix  :  il  est  certain  que  Bonaparte  l'a  voulue, 
non  que  cette  conquête  de  la  Finlande  ne  l'ait  beaucoup 
choqué,  mais  parce  que  il  en  a  besoin  dans  ce  moment 
pour  retenir  la  Russie  dans  ses  liens,  et  pour  lui  de- 
mander bientôt  le  prix  de  cette  conquête.  Je  voudrais 
bien  entendre  ce  qu'il  dira  aux  Ambassadeurs  Suédois 
à  Paris. 

C'est  la  rivière  de  Tornéo  qui  sert  de  limite  aux  deux 
puissances  (du  moins  jusqu'à  une  certaine  hauteur),  de 
manière  que  la  ville  même  reste  aux  Russes.  L'Empe- 
reur acquiert  par  ce  dernier  traité  10,000  lieues  car- 
rées de  pays,  4,000  îles,  îlots,  ports,  criques,  et  un 
million  de  sujets.  L'acquisition  des  îles  d'Aland  est 
aussi  importante  pour  lui  que  mortifiante  pour  la 
Suède.  Ces  îles  occupent  2,700  embarcations  de  toutes 
mesures.  Voyez  d'ailleurs  combien  la  capitale  gagne 
par  cette  conquête,  à  laquelle  il  ne  manque  rien  que  la 
légitimité.  Le  traité  ferme  tous  les  ports  aux  Anglais  : 
c'est  le  dernier  coup  à  la  Suède  ;  mais  comme  celui  de 
Gothembourg  demeure  ouvert  au  sel  et  aux  marchan- 
dises coloniales,  c'est  déjà  une  exception  favorable  à  la 
dure  loi,  et  j'espère  d'ailleurs  que  le  commerce  inter- 
lope ira  son  train.  Au  surplus,  Monsieur  le  Chevalier, 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  300 

la  France  et  l'Angleterre  conseillant  la  paix  à  la  Suède 
par  des  raisons  différentes,  il  ne  lui  restait  qu'à  signex. 
Elle  a  cependant  eu  cent  mille  hommes  payés  pendant 
la  guerre;  mais  les  choses  étaient  si  bien  arrangées, 
que  jamais  plus  de  dix  mille  n'ont  été  employés  à  la 
fois.  Avec  tous  ses  malheurs  politiques,  la  nation  de- 
meure de  plus  entachée  d'un  grand  crime;  car,  à  suppo- 
ser même  que  le  Roi  eût  rendu  indispensable  la  me- 
sure prise  à  son  égard  (cas  qui  doit  toujours  être 
regardé  comme  idéal),  de  quel  droit  Pétendait-on  à  sa 
lignée?  Il  est  vrai  cependant,  car  il  faut  tout  dire,  que 
le  protestantisme  ayant  établi,  prêché,  consacré  la  sou- 
veraineté du  peuple,  et  le  plus  puissant  des  Princes 
protestants  ayant  déclaré  de  la  manière  la  plus  solen- 
nelle que  sa  conscience  ne  lui  permettait  pas  de  déroger 
aux  dogmes  de  ce  culte,  il  est  évident  qu'un  Souverain 
protestant  n'a  pas  le  droit  de  se  plaindre,  si  le  Souve- 
rain primitif  se  fait  justice.  On  prête  an  Roi-  de  Suède 
le  dessein  de  se  retirer  parmi  les  Hernhutes  ou  en 
Suisse.  Il  se  porte  fort  bien  et  ne  montre  aucune  fai- 
blesse. A  chaque  instant  il  se  félicite  de  llieur eux  événe- 
ment qui  Va  dépouillé,  ainsi  que  ses  enfants,  du  poids  de 
la  royauté.  La  Reine  sa  femme  lui  montre  beaucoup 
d'attachement,  et  si  elle  ne  professe  pas  cette  même 
philosophie,  qui  est  fort  extraordinaire,  au  moins  il 
n'y  paraît  pas.  Il  y  a  beaucoup  d'exemples  de  cet  hé- 
roïsme parmi  les  femmes.  Ils  sont  parfaitement  libres 
dans  le  château  qu'ils  habitent,  mais  ils  ne  sortent  pas. 

Tous  les  yeux  sont  tournés  ici  sur  la  Hollaude.  Les 
nouvelles  nous  arrivent  tard.  Je  penche  à  croire  que 


310  LETTRE 

les  Anglais  s'en  tiendront  à  l'acquisition  de  Walcheren, 
qui  est  fort  importante  et  aura  de  grandes  suites. 
Quant  à  l'expédition  de  terre,  ils  ne  feront  rien,  ou  je 
serais  bien  trompé.  Manque-t-il  aux  Français  de  l'intel- 
ligence, du  courage  et  de  l'activité?  Ne  sont-ils  pas 
grands  mathématiciens  et  grands  commerçants?  Et  ce- 
pendant ils  sont  toujours  écrasés  sur  mer;  il  en  est  de 
même  des  Anglais  sur  terre,  malgré  toute  la  bravoure  et 
tout  le  talent  imaginables.  L'immensité  des  armées 
qu'on  fait  mouvoir  dans  ce  moment,  et  la  longue  expé- 
rience des  Français  achèvent  de  rompre  tout  équilibre. 
N'importe  ;  les  Anglais  avec  leur  or,  leurs  flottes  et  leur 
politique  font  passer  de  mauvaises  nuits  à  Napoléon,  et 
j'aurais  bien  voulu  entendre  derrière  une  tapisserie  les 
interjections  sonores  que  lui  aura  inspirées  la  conquête 
de  l'iie  de  Walcheren. 

Cette  lettre  devait  s'embarquer  à  Fiume,  mais  je 
trouve  une  occasion  sûre  par  la  Suède  et  l'Angleterre  : 
je  finis  donc  brusquement. 

20  septembre  (2  octobre).  —  Voici,  Monsieur  le  Che- 
valier, des  circonstances  qu'on  ne  peut  jamais  savoir 
dans  le  premier  moment.  Le  Roi  de  Suède  venait  droit 
à  Pétersbourg,  s'il  n'avait  point  trouvé  d'empêchement 
en  route,  ce  qui  aurait  fait  un  coup  de  théâtre  unique  : 
mais  les  autorités  de  Polengen  n'ont  pas  cru,  en  le  lais- 
sant entrer,  avoir  le  droit  de  lui  donner  des  chevaux. 
Le  Roi  écrivit  à  son  beau-frère.  La  lettre  arriva  donc  ici 
jeudi  8  (20)  septembre,  le  Chancelier  n'en  eut  connais- 
sance que  le  lendemain,  et  l'Ambassadeur  de  France  que 


A  M.    LE  CHEVALIER  DE   ROSSI.  3  H 

le  lundi  suivant  M  (23)  ;  je  ne  sais  s'il  aura  trouvé  que 
c'était  tard.  L'Empereur,  comme  j'ai  eu  l'bonneur  de 
vous  le  dire,  répondit  sur  le  champ  et  sans  consulter 
personne  ;  le  jeudi  après  dîner,  il  entra  chez  sa  femme 
qu'il  trouva  avec  l'Impératrice  mère  et  une  dame  ou 
deux  qui  avaient  dîné  là.  Il  y  a  une  grande  nouvelle 
dit-il  en  entrant;  puis  tirant  une  lettre  d'une  poche 
placée  dans  la  doublure  de  son  habit,  non  loin  de  sa 
cravate,  il  la  présenta  à  l'Impératrice  en  lui  disant  : 
Connaissez-vous  celte  écriture  ?  L'Impératrice  répondit  : 
Sans  doute  je  la  connais,  et  je  puis  à  peine  en  croire  mes 
yeux  :  mais  quavez-vous  répondu?  L'Empereur  alors 
répéta  la  substance  de  sa  lettre  écrite  dans  les  termes 
les  plus  dévoués  et  même  les  plus  tendres  :  Qu'il  se  re- 
gardait comme  très  heureux,  etc         Que  S.  M.  était  la 

maîtresse,  etc.  II  ajouta  même  des  offres  et  des  con- 
seils à  l'égard  de  la  famille.  Il  a  fait  plus,  Monsieur  le 
Chevalier,  car  il  a  permis  à  sa  femme  d'écrire  elle- 
même  au  Roi  de  Suède  pour  l'engager  à  faire  venir  sa 
famille  en  Russie,  lui  promettant  asile  et  amitié.  Nous 
verrons  ce  que  ces  lettres  produiront.  Je  ne  crois  pas 
que  le  Roi  se  rende  dans  cette  capitale,  car  son  idée  est 
de  se  rendre  sur  la  flotte  Anglaise,  et  quand  il  a  une 
fois  adopté  une  idée,  il  la  suit  imperturbablement,  sans 
tenir  compte  d'aucun  conseil  quelconque.  Sa  lettre  à 
l'Empereur  est  très  simple,  très  noble,  et  ne  porte 
pas  le  moindre  signe  d'une  tête  dérangée,  ou  même 
exaltée. 

«  Monsieur  mon  beau- frère  et  cousin,  des  circonstances 
majeures  m'obligent  à  me  rendre  sur  la  flotte  anglaise,  et 


312  lettre: 

ri ayant  pu  m  embarquer  dam  aucun  port  prussien,  j'at- 
tends de  votre  gêné  osilé,  etc.  »  .J'imagine  donc  qu'il  se 
sera  rendu  immédiatement  à  Revel  ou  à  Riga  pour  s'y 
embarquer  sur  une  frégate  russe,  qui  sera  mise  sur  le 
champ  à  sa  disposition.  L'Amiral  anglais  a-t-il  le  pouvoir 
de  le  recevoir  à  bord  avant  d'écrire  à  sa  Cour,  et  cette 
Cour  croira-t-elle  pouvoir  se  servir  de  ce  Prince  d'une 
manière  qui  s'accorde  avec  la  politique  de  son  propre 
cabinet?  Ce  sont  des  questions  sur  lesquelles  il  ne  m'est 
pas  même  permis  de  conjecturer,  n'ayant  pas  de  données 
nécessaires.  Il  paraît  que  ce  Prince  a  sincèrement  et 
pour  toujours  renoncé  au  trône  :  il  a  dit,  il  a  écrit  qu  il 
n'était  pas  fait  pour  sa  nation.  Il  n'a  même  protesté  à 
Berlin,  à  ce  qu'on  m'assure,  qu'au  nom  de  son  fils. 
Cela  étant,  on  ne  conçoit  pas  comment  il  n'a  pas  amené 
ce  fils  qui  réellement  serait  une  arme  terrible,  présenté 
à  Stockholm  sur  une  flotte  anglaise  ;  car  il  n'y  a  pas  de 
doute  que  la  Maison  régnante  n'ait  un  grand  parti  en 
Suède.  On  n'en  veut  précisément  qu'à  la  personne  du 
malheureux  Roi  qui  est  plein  de  vertus  morales,  mais 
qui  a  malheureusement  des  idées  fausses  sur  les  choses 
les  plus  importantes.  Je  vous  ai  fait  passer  sur  ses  sys- 
tèmes religieux  des  détails  qui  auront  probablement 
paru  intéressants  à  S.  M.  Je  dois  vous  ajouter  sur  ce 
même  chapitre  qu'il  est  allé  visiter  dans  le  Comté  de 
Mansfeld,  la  chambre  de  Luther,  et  qu'il  a  écrit  son 
nom  sur  la  muraille  à  côté,  dit-on,  de  celui  de  Pierre  le 
Grand.  Dans  le  xvie  siècle,  ce  pèlerinage  aurait  pu  s'ap- 
peler fanatisme,  enthousiasme,  etc.  En  18 10,  il  me  semble 
que  cela  s'appelle  tout  simplement         Je  laisse  ici  une 


A  M.    LE  CHEVALIER  DE  ROSSl  .  313 

place  vide  afin  que  vous  y  placiez,  d'ordre  de  S.  M.,  le 
mot  qui  lui  paraîtra  juste. 

Vous  saurez,  Monsieur  le  Chevalier,  que  S.  M.  le  Roi 
de  Suède,  loin  de  penser  à  mettre  à  couvert  sa  femme  et 
son  fils,  s'en  est  au  contraire  séparé  très  volontairement. 
La  Reine  l'avait  suivi  jusqu'à  Altenbourg  où  Elle  l'atten- 
dait. De  Polengcn  il  !ui  expédia  un  valet  de  chambre 
chargé  d'une  lettre,  qui  la  renvoyait  à  Carlsruhc  et  de 
quatre-vingts  louis,  n'ayant  rien  de  plus,  disait-il,  à  lui 
envoyer.  La  Reine  s'est  évanoaie.  Les  uns  disent  qu'Elie 
est  retournée  à  Carlsruhe,  d'autres  qu'Elle  s'est  arrêtée 
à  Weimar.  Nous  verrons  l'effet  que  produiront  les 
lettres  parties  d'ici.  Il  me  semble  que  la  Reine  ne  ferait 
pas  mal,  dans  ces  circonstances,  d'agir  de  son  chef  pour 
sa  sûreté,  ou  du  moins  pour  celle  de  son  fils  qui  court 
un  très  grand  risque  sous  la  main  des  Français.  Pour 
juger  sainement  de  la  conduite  du  Roi  sur  le  point 
unique  de  son  départ  pour  la  flotte  anglaise,  il  faudrait 
connaître  ses  rapports  avec  le  Cabinet  anglais  et  les  vues 
de  ce  Cabinet.  Je  proteste  donc  de  nouveau  n'avoir 
aucun  système  sur  ce  point. 

Les  détails  que  j'ai  l'honneur  de  vous  donner  sur  ce 
qui  s'est  passé  ici  sont  parfaitement  sûrs  :  je  les  dois 
comme  vous  pensez  bien  à  des  liaisons  particulières,  et 
ils  m'ont  été  donnés  sous  le  secret.  Tout  ceci  demeurera 
donc,  s'il  vous  plaît,  entre  nous  et  Son  Excellence  M.  le 
Comte  de  Front  qui  lira  ceci. 

Caulaincourt  parle  de  toute  cette  aventure  avec  une 
indifférence  parfaite  (du  moins  à  l'extérieur).  Cest  un 
être  si  nul,  dit-il,  en  parlant  du  Roi  de  Suède,  que  tout 


314  LETTRE 

ce  qu'il  fait  est  indifférent.  C'est  bien  ainsi  qu'il  faut 
parler  diplomatiquement,  mais  le  dessous  des  cartes  est 
ignoré.  Quelques  personnes  nient  que  la  conversation 
vive  avec  l'Empereur  ait  eu  le  beau- frère  pour  su^et.  Je 
ne  donne  pour  certain  que  ce  qui  est  tel  pour  moi. 

Voici  quelques  détails  de  plus  sur  la  bataille  du  20 
août.  Le  Comte  Kamenski  était  devant  Choumla,  d'où  il 
n'a  jamais  été  possible  de  déloger  le  Grand-Visir.  L'an- 
cien Pacha  de  la  Servie,  débouchant  de  la  Roumélie  avec 
quarante  mille  hommes,  marchait  sur  Choumla  pour  en 
faire  lever  le  siège  et  mettre  Kamenski  entre  deux  feux. 
Celui-ci,  qui  a  vu  venir  l'omge,  s'est  retiré  sur  Silistria 
où  il  a  pris  de  nouvelles  troupes  et  de  là  il  a  marché  sur 
le  Pacha  qu'il  a  battu  et  tué. 

Ce  mouvement  est  véritablement  d'un  grand  Général, 
mais  la  position  de  Choumla  n'est  pas  moins  abandonnée. 
Le  26  août  (7  septembre),  les  Turcs  s'étaient  enfermés 
au  milieu  d'un  triple  camp  retranché.  Le  premier  et  le 
deuxième  furent  emportés  de  vive  force,  mais,  comme 
vous  sentez,  avec  une  grande  perte  du  côté  des  Russes. 
//  y  avait  (dit  une  lettre  de  très  bonne  main)  trois 
rangs  de  cadavres  l'un  sur  l'autre.  On  était  d'avis  de  ne 
pas  attaquer  le  troisième,  mais  le  Comte  Kamenski  a 
ordonné  l'attaque,  et  il  a  eu  raison,  car  les  Turcs  ne 
jugeant  pas  à  propos  de  s'y  exposer  se  sont  rendus. 

Je  viens  de  lire  les  lettres  de  la  Junte  d'Espagne  à 
S.  M.  et  au  Duc  d'Orléans,  et  la  réponse  de  ce  dernier. 
Tout  cela  est  parfait,  mais  n'ôte  pas  les  difficultés  dont 
je  vous  parlais.  Le  choix  de  ce  Prince  et  sa  destination 
en  Catalogne  me  font  croire  qu'on  a  des  vues  sur  un 


A  M.   LE  COMTE  f)E  ***.  3  !  *> 

ancien  parti,  qui  n'est  pas  tout  à  fait  mort.  Quod  deus 
bene  vertat.  Je  souhaite  que  ce  Prince  rencontre  ce  moyen 
(unique)  de  faire  tout  oublier. 
Je  suis.... 

291 

A  M.  le  Comte  de 

Saint-Pétersbourg,  2  octobre  1809. 

Mon  cher  Comte,  tous  les  yeux  sont  ouverts  sur 
l'Espagne.  II  y  a  bien  longtemps  qu'un  plus  grand  spec- 
tacle n'a  été  donné  aux  hommes  ;  quel  sera  le  dcnoûment? 
C'est  ce  que  tout  ce  qui  possède  un  cœur  attend  avec 
une  anxiété  qui  ne  peut  s'exprimer.  J'ai  toujours  dit 
que,  si  l'on  pouvait  attendre  une  résistance  efficace,  elle 
partirait  de  la  nation  qui  n'a  pas  lu  nos  brochures. 
Mais,  sans  jeter  nos  regards  dans  l'avenir,  voyons  dans 
ce  moment  que  les  nations  les  plus  puissantes  n'ont  pu 
jusqu'à  présent  porter  à  Bonaparte  un  coup  aussi  sen- 
sible que  celui  qu'il  reçoit  de  la  sainte  insurrection 
d'Espagne  (pour  ce  coup,  on  peut  l'appeler  le  plus  saint 
des  devoirs).  Je  me  plais  à  contempler  ce  qu'il  a  perdu 
d'un  seul  coup  :  cinquante  vaisseaux  de  guerre  qui 
étaient  à  ses  ordres  se  sont  tournés  contre  lui,  la  diffé- 
rence est  de  cent;  cinq  des  siens  ont  été  pris  à  Cadix, 
la  différence  est  de  dix.  Vingt-quatre  vaisseaux  anglais, 
employés  à  bloquer  les  ports  espagnols,  deviennent 


34  6  LETTRE 

libres,  et  ne  perdront  pas  leur  temps.  Les  ports  espa- 
gnols ne  seront  plus  ouverts  qu'à  ses  ennemis.  Il  perd 
une  mine  inépuisable  de  conscrits  qu'il  aurait  jetés  sur 
l'Autriche;  il  perd  l'or  de  l'Amérique,  qui  n'était  plus 
que  pour  lui.  Mais  la  perte  qui  passe  toutes  les  autres, 
la  perte  réellement  incalculable,  c'est  celle  de  l'opinion. 
Des  généraux  battus,  des  armées  prisonnières,  des  Four- 
ches Caudines ,  voilà  ,  voilà  la  plaie  sensible.  Nous 
sommes  ici  à  vingt  degrés  de  ces  événements  ;  d'ailleurs 
les  nouvelles  sont  arrêtées  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles, de  manière  qu'elles  nous  arment  très  tard.  Au 
moment  où  j'écris  ces  lignes,  nous  en  sommes  à  la  nou- 
velle des  deux  batailles  de  Zambueica  et  Vimiera  en 
Portugal,  et  le  sort  même  de  Junot  ne  nous  est  pas 
connu.  Ces  deux  affaires  sont  belles,  et  sont  les  seules, 
avec  celle  d'Aboukir,  où  les  Anglais  aient  complètement 
réussi  sur  terre,  parce  qu'ils  ont  agi  par  eux  et  pour 
eux.  Le  Portugal  est  une  province  anglaise  ;  ils  l'ont 
bien  défendu,  parce  qu'ils  ont  agi  à  leur  manière,  sans 
autre  conseil  que  leur  génie  et  leur  courage.  Quant  à 
l'Espagne,  je  persisterai  toujours  à  désirer  que  les  deux 
nations  ne  se  mêlent  pas.  Elles  ne  sont  point  homogènes. 
En  faisant  les  retranchements  que  le  bon  sens  exige  sur 
les  rapports  officiels  au  sujet  des  morts  et  de  celui  des 
combattants,  ces  deux  batailles  ne  sont  pas  moins  de  la 
plus  haute  importance  :  ce  n'est  pas  le  nombre  d'hommes 
qui  décide  de  l'effet  des  batailles,  ce  sont  les  circons- 
tances ;  souvent  cent  mille  hommes  se  sont  choqués  sans 
aucun  effet.  A  Culloden,  douze  mille  hommes  détrônè- 
rent une  famille  et  en  couronnèrent  une  autre.  J'espère 


A  M.   LE  COMTE  DE  34  7 

beaucoup  des  deux  combats  du  17  et  du  22  août,  si, 
comme  je  le  souhaite,  ils  ont  été  suivis  de  la  prise  de 
Junot,  etc.;  mais  je  ne  suis  pas  sans  alarme  sur  ce 
point,  à  cause  de  cette  suspension  que  je  vois  dans  les 
papiers  anglais. 

Je  ne  veux  point  contester  les  talents  de  Bonaparte, 
ils  ne  sont  que  trop  incontestables.  Cependant,  il  faut 
convenir  qu'il  a  fait  cette  année,  trois  choses  dignes 
d'un  enfant  enragé  :  je  Yeux  parler  de  sa  conduite  à 
l'égard  de  la  Toscane,  du  Pape,  et  de  l'Espagne.  11  était 
maître  absolu  dans  ce  pays,  il  y  régnait  par  la  famille 
régnante  ;  il  enlève  cette  famille  auguste,  et,  par  ce  beau 
coup,  il  met  la  nation  dans  l'état  de  nature,  au  pied  de 
la  lettre,  c'est-à-dire  dans  la  seule  position  qui  puisse 
résister  à  un  usurpateur  de  génie  menant  une  révolution 
à  sa  suite.  On  n'a  jamais  fait  une  plus  grande  faute. 

Maintenant,  Monsieur  le  Comte,  nous  allons  voir  (si 
l'Espagne  se  soutient)  un  des  plus  grands  et  des  plus 
singuliers  spectacles  qu'on  ait  jamais  vus  :  une  grande 
et  auguste  nation  accoutumée  à  la  Monarchie,  constituée 
par  la  force  invincible  des  circonstances  en  république, 
et  agissant  toujours  au  nom  d'un  Roi  nominal,  sans 
qu'il  soit  possible  de  prévoir  la  fin  d'un  tel  état.  Au 
moment  où  j'écris,  il  y  a  une  véritable  convention  natio- 
nale en  Espagne.  Qu'arrivera-t-il  de  ce  singulier  état  de 
choses  ?  Dieu  le  sait.  Ce  qu'on  peut  très  légitimement 
penser,  c'est  que  le  peuple  proprement  dit  étant  moins 
corrompu,  moins  sophistiqué  qu'il  ne  l'était  dans  nos 
pays,  sera  plus  aisément  retenu  ;  qu'il  pliera  sous  l'au- 
torité du  clergé,  surtout  de  l'épiscopat  espagnol,  qui  est 


3  I  8  LETTRE 

au  rang  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable  dans 
l'univers;  et  qu'il  ne  troublera  point  la  besogne  des 
grandes  perruques.  Cependant,  comme  toutes  les  classes 
en  général,  et  les  plus  hautes  surtout,  sont  irritées  à 
l'excès  du  plat  et  insolent  despotisme  du  Prince  de  la 
Paix,  et  que,  parmi  ces  dernières,  les  idées  philosophi- 
ques n'ont  pas  laissé  que  de  faire  de  grands  progrès,  il  y 
a  tout  à  parier  qu'on  \oudra  profiter  de  l'occasion  pour 
remédier  à  beaucoup  de  choses.  S'ils  ne  veulent  que 
rajeunir  l'Espagne,  peut-être  auront-ils  quelque  succès  ; 
mais  s'ils  veulent  la  refaire,  gare!  On  peut  attendre  de 
la  sagesse  de  ce  peuple  (le  plus  législateur  qui  ait  existé 
dans  les  temps  modernes)  que,  s'il  avance  trop,  il  res- 
semblera au  moins  à  un  fleuve  qui  déborde  sans  aban- 
donner la  direction  de  son  lit  et  de  son  courant  naturel, 
au  lieu  que  les  Français  furent,  du  premier  moment,  un 
peuple  extravasé. 

Mais  tout  cela,  Monsieur  le  Comte,  est  dans  la  sup- 
position où  l'Espagne  pourra  résister  :  le  pourra-t-elle? 
C'est  la  grande  question.  Plusieurs  experts,  plusieurs 
militaires,  sont  pour  la  négative,  d'autant  plus  qu'ils 
croient  les  forteresses  des  Pyrénées  entre  les  mains  des 
Français.  Il  est  vrai  qu'en  comptant  les  hommes,  et 
comparant  sur  la  carte  les  moyens  respectifs,  on  est 
tenté  de  perdre  courage.  Mais  dès  qu'il  s'agit  d'enthou- 
siasme, il  ne  s'agit  plus  d'arithmétique.  L'opinion  peut 
être  comparée  à  la  vapeur  :  pour  la  former,  il  faut  du 
feu  ;  mais  quand  une  fois  elle  est  formée,  elle  soulève- 
rait des  Pyrénées.  Alors  les  hommes  ne  se  comptent 
plus  à  la  manière  ordinaire,  ils  ne  s'ajoutent  plus,  ils  se 


À  M.  LE  COMTE  DE  3t  9 

multiplient  les  uns  par  les  autres  :  trois  et  trois  font 
neuf,  cela  s'est  toujours  vu.  Quel  rapport  existe-t-il 
entre  un  Espagnol  exalté,  combattant  pour  sa  foi,  pour 
son  existence  politique,  pour  l'honneur  national  et  per- 
sonnel, pour  sa  femme  et  ses  enfants,  et  Y  automate  bleu, 
comme  disait  Voltaire,  qui  tire  devant  lui  pour  dix  sous, 
sans  savoir  pourquoi  on  se  bat?  D'ailleurs,  Bonaparte 
va  voir  un  nouveau  jeu,  c'est-à-dire  une  guerre  à  ses 
dépens.  Il  est  aisé  de  prononcer  200  mille  hommes  ;  mais 
ils  coûtent  200  millions  par  an,  et  il  faut  leur  fournir 
200  mille  livres  de  pain  par  jour  au  delà  des  Pyrénées. 
Enfin,  il  y  a  une  considération  qui  les  passe  toutes  : 
c'est  que  l'insurrection  espagnole  suspend  sur  la  tête  de 
Bonaparte  l'épée  de  Damoclès,  et  qu'il  n'y  a  pas  un 
moment  où  le  crin  ne  puisse  être  coupé.  Des  événements 
aussi  mortifiants  et  aussi  peu  attendus  l'ont  rendu  fu- 
rieux comme  un  sanglier  acculé.  Il  insulte,  il  dégrade 
ses  Généraux;  ce  que  nous  devons  souhaiter  le  plus, 
c'est  qu'il  en  fasse  fusiller  quelqu'un.  Ceux  qui  disent,  la 
nation  française  est  abattue  et  incapable  d'un  effort,  sont 
bien  peu  réfléchis,  il  ne  s'agit  plus  de  révolutions  natio- 
nales, elles  ne  peuvent  avoir  lieu  que  chez  les  nations, 
et  non  chez  les  troupeaux,  tels  que  sont  devenus  les 
Français.  Pour  se  défaire  de  Caligula  ou  de  Domitien, 
fallait-il  des  armées  ?  Un  prétorien  de  mauvaise  humeur 
suffisait.  C'est  ce  qui  arrivera  suivant  les  apparences. 
Ainsi,  mon  cher  Comte,  je  me  crois  fondé  à  regarder  le 
succès  des  Espagnols  non  seulement  comme  possible, 
mais  comme  probable.  Si,  par  malheur,  il  en  était  autre- 
ment, il  arriverait  une  autre  révolution.  Tout  ce  quia 


320  LETTRE 

un  nom  en  Espagne,  tout  ce  qui  s'est  mêlé  de  cette  grande 
entreprise  fuirait  en  Amérique  sur  tous  les  vaisseaux 
espagnols  et  sur  les  vaisseaux  auxiliaires,  et  la  grande 
séparation  serait  faite  pour  toujours.  Il  y  aurait  donc, 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  un  grand  changement 
dans  le  système  politique. 

Les  opinions  humaines  étant  sans  contredit  l'objet  le 
plus  digne  des  réflexions  de  l'homme  d'État,  je  crois 
devoir  appeler  votre  attention,  mon  cher  Comte,  sur 
l'étrange  manière  dont  l'insurrection  espagnole  a  été 
envisagée  en  Angleterre  par  une  grande  partie  de  la 
nation.  Les  wighs,  les  puritains,  les  partisans  de  la  ré- 
forme parlementaire,  les  philosophes  à  la  mode,  toute  la 
gent  écrivante,  etc.,  ont  vu,  dans  cette  insurrection, 
non  l'effort  d'une  nation  qui  défend  son  indépendance 
contre  un  usurpateur  étranger,  mais  celui  d'une  nation 
qui  revendique  sa  liberté  contre  le  despotisme  de  son 
propre  Souverain  ;  et  c'est  sous  ce  point  de  vue  que  ce 
grand  mouvement  leur  paraît  juste  et  admirable.  Que 
demandent  les  Espagnols?  ont-ils  dit,  leur  liberté,  leurs 
droits,  une  représentation  nationale,  etc.  Leur  ancien 
gouvernement,  il  faut  l'avouer,  n'était  qu'un  despotisme 
parfait;  ils  ne  demandent  que  ce  que  nous  demandons. 
Ils  sont  donc  nos  frères,  etc. 

Vous  voyez  la  théorie  invariable  des  Anglais,  que 
partout  où  il  n'y  a  pas  une  Chambre  des  Pairs  et  des 
Communes  (c'est-à-dire  dans  tout  le  monde,  l'Angleterre 
exceptée),  il  ne  peut  y  avoir  que  tyrans  et  esclaves. 
Blackstone,  leur  grand  jurisconsulte,  a  mis  formellement 
sur  la  même  ligne  Y  ancien  Gouvernement  de  France  et 


A  M.   LE  COMTE  DE  **\  324 

celui  de  Turquie.  Les  mots  que  j'ai  soulignés  plus  haut 
se  lisent  dans  une  foule  de  papiers  publics  ;  ils  ont  été 
répétés  dans  toutes  ces  assemblées  délibérantes  (meetings) 
qui  précèdent  les  adresses  dans  ce  pays.  Lorsque  j'ai 
commencé  à  m'oceuper  de  cette  affaire,  je  ne  concevais 
pas  pourquoi  les  catholiques  étaient  suspectés  à  ce 
sujet,  ni  comment  on  pouvait  les  soupçonner  de  ne  pas 
approuver  ce  qui  se  passe  en  Espagne;  mais,  ensuite,  j'ai 
compris.  C'est  que  la  révolte,  suivant  le  dogme  catho- 
lique, n'étant  jamais  permise,  quel  que  soit  l'abus  d'au- 
torité de  la  part  du  Gouvernement,  et  l'Insurrection 
Espagnole  étant  faite  pour  la  liberté  et  la  réparation  des 
abus,  les  catholiques  devenaient  suspects,  de  manière 
que  dans  quelques  endroits  ils  ont  été  obligés  de  faire 
des  déclarations.  J'ai  sous  les  yeux,  entre  autres,  celles 
du  Queens  county.  En  Irlande,  les  catholiques  Free 
holders  y  déclarent  qu'ils  adhèrent  de  cœur  et  d  ame  à 
tout  ce  qui  se  fait  en  Espagne,  etc.  Mais  rien  n'égale  ce 
qui  s'est  passé  à  Londres.  Vous  avez  sûrement  admiré 
l'adresse,  véritablement  admirable,  de  la  Cité  de  Londres 
à  S.  M.  Britannique  au  sujet  des  affaires  d'Espagne  ; 
mais  croyez-vous  que  toute  cette  chaleur  soit  zèle  ou 
affection  ?  Point  du  tout,  Monsieur  le  Comte. —  Le  grand 
motif  d'approbation  était  le  droit  à  l'insurrection  attri- 
bué au  peuple,  et  sanctionné  tacitement  par  le  Roi,  au 
moyen  de  l'assistance  qu'il  donne  à  l'Espagne.  Dans  la 
délibération  qui  précède  l'adresse,  un  des  aldermens  dit 
en  propres  termes:  «  Le  jour  où  nous  nous  assemblons, 
«  le  14  juillet,  est  un  jour  solennel,  puisqu'il  est  ranni- 
«  versait  e  de  la  prise  de  la  Bastille.  (Belle  époque, 


322  LETTRE 

a  comme  vous  voyez  !  ).  Pour  moi,  je  ne  mets  aucune 
a  différence  entre  le  peuple  français,  revendiquant  ses 
«  droits  sacrés,  et  le  peuple  espagnol  combattant  aujour- 
«  d'hui  pour  sa  liberté  et  son  indépendance  ».  Ainsi, 
Monsieur  le  Comte,  une  révolte  insensée  et  sacrilège, 
commise  contre  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  dans 
l'univers,  couronnée  par  un  énorme  parricide,  et  qui  a 
couvert  l'Europe  de  larmes  et  de  sang,  est  mise  à  Lon- 
dres en  1808,  dans  le  conseil  général  de  la  Cité,  et  sous 
le  règne  de  Georges  III,  en  parallèle  parfait  avec  le 
noble  mouvement  d'une  illustre  nation,  pleine  de  reli- 
gion, de  loyauté  et  de  courage,  qui  se  dévoue  pour  son 
Roi  et  n'agit  qu'en  son  nom.  J'ai  lu  quelques  pages  dans 
ma  vie,  mais  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  vu  une  telle 
prostitution  de  la  raison  humaine.  Les  nations  sont, 
comme  les  individus,  un  assemblage  de  contradictions. 
Londres  est  le  séjour  des  connaissances  les  plus  pro- 
fondes et  des  plus  incroyables  préjugés,  comme  Paris 
est  la  patrie  de  l'esprit  proprement  dit  et  des  plus  grands 
badauds  de  l'univers.  Je  suis  porté  à  croire  qu'on  n'a 
fait  nulle  attention  à  Londres  aux  choses  que  je  vous 
fais  remarquer,  par  la  raison  que  je  me  rappelle  vous 
avoir  dite  un  jour,  que  Y  œil  ne  voit  point  ce  qui  le 
touche.  Mais  tout  se  trouvera  une  fois.  Si  ces  idées  se 
propagent  en  Espagne,  ce  sera  un  grand  msrlheur  ;  mais 
j'espère,  par  les  raisons  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
dire,  que  les  esprits  demeureront  plus  calmes  qu'on 
n'aurait  droit  de  l'attendre  en  tout  autre  pays.  Cepen- 
dant il  y  a  lieu  de  croire  que  les  Espagnols,  trop  impa- 
tientés par  le  dernier  état  de  choses,  présenteront  une 


A  M.  LE  COMTE  DE  323 

Charte  à  signer. —  Mais  à  qui? —  Un  Prince  qui  est  des- 
cendu volontairement  du  trône  n'y  remonte  guère  ; 
quelque  chose  ou  quelqu'un  s'y  oppose  toujours.  D'ail- 
leursBonapartenelâehera'point  sa  proie.  Et qu'arrivera-t- 
il,  Bon  Dieu  !  pendant  cette  suspension  si  extraordinaire  ? 
On  ne  peut  compter,  dans  les  règles  de  la  probabilité, 
sur  la  restauration  ni  même  sur  la  conservation  des 
augustes  exilés.  A  qui  appartiendra  ce  sceptre  ?  L'offrira- 
t-on  conditionnellement  à  quelqu'un? — Relégué  sous  le 
pôle,  privé  de  nouvelles,  et  ne  raisonnant  que  sur  des 
hypothèses,  je  verse  ces  idées  sur  le  papier  pour  me 
désennuyer  moi-même,  et  au  risque  de  vous  ennuyer. 
Au  moment  où  vous  les  recevrez,  le  temps  aura  peut- 
être  décidé  si  elles  sont  justes  ou  non,  du  moins  en 
partie. 

En  attendant,  je  m'applaudis  d'avoir  toujours  de 
nouvelles  raisons  de  vous  assurer  que  la  révolution  dure 
toujours,  qu'il  n'y  a  point  d'exclusion,  point  d'établis- 
sement fixe,  et  que  personne  n'a  le  droit  de  dire  :  Cest 
fini.  On  l'a  dit  après  la  bataille  de  Marengo,  on  l'a  dit 
après  la  bataille  d'Austerlitz,  on  l'a  dit  après  celle  de 
Friedland  ;  mais,  malgré  toutes  les  apparences  possibles, 
toujours  on  s'est  trompé.  Qui  aurait  pu  prévoiries  évé- 
nements d'Espagne  ?  Toujours  il  sortira  quelque  chose 
de  dessous  terre,  qui  prolongera  les  convulsions,  et  l'on 
ne  cessera  de  se  massacrer  jusqu'à  ce  que  la  Maison  de 
Bourbon  soit  à  sa  place.  Lorsqu'on  arrache  une  Maison 
royale  de  la  sienne,  le  vide  qu'elle  laisse  se  remplit  tout 
de  suite  de  sang  humain  ;  mais  le  vide  laissé  par  la 
Maison  de  France  est  un  gouffre,  et  quel  sang  n'y  a  pas 


324  LETTRE 

coulé  depuis  Calcutta  jusqu'à  Tornco  !  Cependant,  l'opi- 
nion n'est  point  pour  elle.  Il  n'est  pas  rare  d'entendre 
dire  aux  Français  :  On  supporte  surtout  Bonaparte,  parce 
quon  ne  sait  que  mettre  à  sa  place  D'autres  disent  que 
Henri  IV  se  serait  bien  conduit  différemment  à  la  place 
de  Louis  XVI;  (comme  s'il  y  avait  une  manufacture  où 
l'on  fit  des  Henri  IV  pour  l'instant  du  besoin  !  )  Toutes 
les  apparences  sont  contre  cette  grande  Maison:  de  tous 
les  Princes  qui  la  composent,  les  uns  n'ont  point  d'en- 
fants, et  les  autres  n'en  peuvent  avoir.  D'autres  sont 
prisonniers,  deux  sont  morts  dans  une  année.  Celui  qui 
avait  deviné  que,  pour  une  fois,  et  sans  conséquence 
pour  d'autres  temps,  un  Prince  de  cette  Maison  pouvait 
bien  demander  des  Bourbons  à  quelque  noble  et  grande 
demoiselle,  a  été  pris  et  tué  (précisément  par  cette  rai- 
son, suivant  les  apparences);  d'autres  attendent  des 
Princesses  imaginaires  qui  n'arriveront  jamais.  Tout 
semble  donc  annoncer  la  lin  de  cette  grande  Maison  : 
n'importe,  je  persiste  à  croire  qu'elle  reviendra  sur  l'eau. 
Sans  doute  elle  devait  quelque  chose  à  l'inévitable  jus- 
tice, mais  je  crois  qu'elle  a  payé.  S'il  en  est  autrement, 
la  meilleure  vue  ne  peut  apercevoir  dans  l'avenir  les 
traités  qui  mettront  fin  aux  malheurs  que  nous  voyons. 
Les  pères  des  Plénipotentiaires  qui  doivent  signer  ces 
traités  ne  sont  pas  nés. 

La  cause  du  genre  humain  se  décide  aujourd'hui  en 
Espagne,  et  tous  les  yeux  doivent  se  tourner  vers  cette 
nation.  Elle  fia  pas  voulu  souffrir  un  illustre  usurpateur 
au  moment  où  elle  souffrait  tout  de  ses  Maîtres.  Voilà  le 
mot  que  l'histoire  écrira  en  lettres  d'or,  et  qui  met  ce 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  325 

peuple  au-dessus  de  tous  les  autres,  quel  que  soit  l'évé- 
nement final,  qui  dépend  de  la  Providence,  et  qu'elle 
rendra  peut-être  conforme  à  nos  vœux,  malgré  toutes 
les  probabilités  contraires.  Il  paraît  que  l'Angleterre 
n'épargne  aucun  effort  pour  la  soutenir;  rien  n'est  plus 
sage,  et  rien  n'est  plus  glorieux.  L'état  où  je  vis  ici,  en 
attendant  les  nouvelles,  pourrait  s'appeler  travail 
comme  les  douleurs  d'une  femme.  Que  verrons-nous 
paraître  ? 

292 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  novembre  1809. 
Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  l'honneur  de  vous  adresser  la  copie  du  traité 
avec  la  Suède,  qui  vient  de  nous  être  communiqué.  C'est 
la  mort  de  ce  dernier  pays,  comme  vous  verrez,  ou 
comme  vous  l'aurez  déjà  vu  dans  les  gazettes,  lorsque  ce 
paquet  arrivera.  Vous  verrez  ma  réponse  dans  le  brouil- 
lon :  ils  l'entendront  comme  ils  voudront.  Je  ne  puis 
louer  un  brigandage. 

J'ai  été  ravi  d'apprendre  que  tous  mes  numéros  vous 
soient  parvenus  excepté  les  44 ,  47  et  49.  Ces  trois  nu- 
méros sont  précisément  les  trois  que  j'avais  fait  parvenir 
à  M.  Torlonia,  par  le  canal  de  M.  Rail.  Ils  ne  conte- 


326  LETTRE 

naient  rien  d'important.  L'un  de  ces  numéros  contenait 
l'avis  donné  dans  mon  premier  moment  de  joie,  lorsque 
j'obtins  le  remboursement  des  05,000  L.,  ne  voulant  pas 
vous  faire  attendre  un  instant  ;  mais  cet  avis  fut  bientôt 
rendu  inutile  par  les  dépêches  suivantes.  Voici  sur  ce 
remboursement  une  anecdote  qui  en  vaut  bien  une 
autre.  Un  grand  personnage  me  demanda  un  jour  :«  Qu'a- 
vez-vous  fait  de  cet  argent?  »  Je  lui  répondis  avec  quel- 
que étonnement  :  «  Comment,  ce  que  f  en  ai  fait?  Et  que 
pouvais-je  donc  en  faire?  Je  l'ai  envoyé  dans  le  jour 
même  à  sa  destination  jusqu'au  dernier  copeck.  »  11  me 
répliqua  avec  un  sérieux  parfait  :  «  Vous  avez  bien  mal 
fait,  il  fallait  le  garder.  »  J'espère  que  ce  trait  est  bon 
Je  ne  sais  comment  il  était  sorti  de  ma  tête.  J'ai  dans  ce 
genre  une  collection  précieuse,  et  je  puis  me  vanter 
d'avoir  beaucoup  appris  dans  ce  genre  de  belles  choses. 

Monsieur  le  Comte  Nicolas  de  Roumantzof,  qui  avait 
toujours  vécu  en  garçon,  vient  d'ouvrir  sa  maison  de 
Chancelier  par  un  grand  dîner  qu'il  a  donné  le  6  (1  8) 
de  ce  mois  aux  Ministres,  aux  grands  de  la  couronne, 
aux  membres  du  Conseil  privé  et  au  Corps  diplomatique  : 
nous  étions  cinquante.  Rien  ne  peut  surpasser  la  ma- 
gnificence de  ce  repas  où  nous  avons  vu  paraître  la 
porcelaine  donnée  à  Paris;  chaque  assiette  porte  dans 
le  fond  l'image  de  quelque  grand  personnage  de  l'anti- 
quité, d'après  les  pierres  antiques  du  musée  Napoléon. 
Il  a  reçu  de  plus  une  bibliothèque  composée  de  livres 
imprimés  et  reliés  magnifiquement,  mais  nous  ne  les 
avons  pas  vus.  11  m'a  proposé  d'aller  un  matin  les  feuil- 
leter :  je  m'en  prévaudrai  une  fois.  Bientôt  il  y  aura  chez 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  327 

lui  nn  bal  et  un  souper  magnifiques  où  Ton  assure  que 
la  Cour  assistera.  Des  amateurs  qui  savent  le  prix  de 
tout  prétendent  que  le  dîner  a  coûté  3,000  roubles; 
comme  le  Chancelier  en  a  300,000  de  rente,  et  qu'il  est 
garçon,  il  n'a  nulle  raison  de  se  gêner. 

La  nouvelle  du  jour  est  la  retraite  de  S.  M.  l'Impéra- 
trice-mère  à  Gatschina.  Elle  annonce  devoir  y  passer 
deux  ans  sans  désemparer.  On  dit  que  le  Duc  d'Olden- 
bourg père  lui  a  représenté  que  les  deux  jeunes  Grands- 
Ducs,  Nicolas  et  Michel,  ne  seraient  plus  quedeux  soldats 
si  on  les  laissait  à  Saint-Pétersbourg,  et  qu'il  fallait 
absolument  les  tirer  du  corps  de  garde.  Je  ne  crois  pas 
le  mot  de  cela.  Le  Duc  d'Oldenbourg  qui  connaît  les 
maximes  et  les  goûts  de  l'Empereur  ne  se  serait  pas  ha- 
sardé, je  crois,  à  les  contredire,  au  moment  où  son  fils 
épousait  une  Princesse  russe,  et  était  déclaré  Altesse  Im- 
périale. Il  y  a  là  quelque  chose  de  plus  profond.  La 
résolution  de  l'Impératrice  tient  indubitablement  à  des 
mécontentements  qui  seront  mis  au  jour  insensiblement. 
Je  crois  en  attendant  ne  rien  hasarder  en  vous  disant 
que  la  mère  voulait  avoir  un  parti,  et  n'en  aura  jamais  : 
au  lieu  que  la  belle  fille  qui  pourrait  en  avoir  un,  n'en 
veut  point.  Celle-ci  est  seule  avec  sa  conscience:  elle  est 
en  bonne  compagnie.  Malheureusement  elle  manque 
d'une  certaine  flexibilité  indispensable  aux  femmes  qui 
ont  besoin  de  fixer  des  époux  distraits.  Sa  noble  fierté 
ne  veut  point  faire  d'avances.  Elle  croit  même  que  les 
avances  sont  des  indécences  :  elle  se  trompe  ;  d'ailleurs 
elle  est  parfaite.  L'Impératrice-mère  semble  jouer  une 
carte  terrible.  Elle  s'expose  au  repentir,  même  au  re- 


328  LETTBB 

pentir  infructueux.  Elle  s'expose  à  être  laissée  où  elle 
aura  voulu  aller.  Je  comprends  d'ailleurs  fort  bien  que 
la  jeune  Grande-Duchesse  Anne  sera  heureuse  et  tran- 
quille à  côté  de  sa  mère  (quoique  j'aille  peut-être  un  peu 
trop  vite  ,  en  disant:  je  comprends)  ;  mais  je  ne  réponds 
pas  du  tout  des  deux  Grands-Ducs.  Ils  n'ont  pns  seule- 
ment vu  la  parade,  ils  ont  vu  le  spectacle  de  l'Ermitage, 
et  les  danseuses  surtout.  Comment  s'accommoderont-ils 
de  la  retraite  de  Gatschina?  Nous  verrons  cela. 

Dernièrement  le  Grand-Duc  Constantin  est  allé  voir 
sa  sœur  dans  son  Gouvernement  à  Twer.  Avant  de 
partir,  il  est  allé,  l'écharpe  autour  du  corps,  demander  à 
M.  le  Comte  Araktcheief  un  congé  de  vingt  jours  (c'est 
la  permission  ordinaire  pour  les  Officiers);  il  serait  dif- 
ficile d'avoir  une  idée  plus  profonde  de  la  discipline 
militaire  et  de  la  Monarchie.  Nous  sommes  perdus,  Mon- 
sieur le  Chevalier,  si  cette  caporalerie  révolutionnaire 
prend  racine  à  côté  des  trônes  les  plus  élevés.  11  faut 
voir  le  résultat  pour  la  dignité. 

L'amitié  est  toujours  à  l'extérieur  :  on  n'est  pas  plus 
tendre  entre  celte  Cour  et  celle  des  Tuileries;  mais 
qu'est-ce  qui  se  passe  sous  le  tapis?  C'est  une  autre 
question.  L'armée  de  Moldavie  est  fort  belle,  fort  bien 
entretenue,  et  très  animée.  Celle  de  Pologne  s'accroît 
tous  les  jours,  toute  celle  de  Finlande,  la  Garde  exceptée, 
s'y  rend  encore.  Quelle  position,  Monsieur  le  Chevalier, 
pour  commander  la  paix,  si  l'Empereur  le  voulait  1  Je  ne 
sais  quelles  sont  ses  intentions  secrètes  ;  mais  je  serais 
porté  à  croire,  avec  beaucoup  de  gens,  que  le  système 
politique  commence  à  s'altérer.  Je  ne  dispute  nullement 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  320 

à  S.  M.  I.  le  droit  de  faire  tout  ce  qu'Eile  a  fait  pour  se 
conserver:  en  politique  comme  ailleurs,  et  plus  qu'ail- 
leurs, nécessité  n'a  point  de  loi.  Nous  serions-nous 
laissé  accuser  d'immoralité  en  1798?  Ou  Louis  XIV 
était-il  un  misérable  lorsqu'il  signait  un  traité  avec 
Cromwell,  et  qu'il  lui  accordait  l'alternative?  Je  respecte 
le  bon  sens  de  ceux  qui  font  ces~objections  ;  mais,  d'un 
autre  côté,  lorsqu'on  peut  briser  les  fers  de  la  nécessité, 
on  fait  fort  bien,  et  comment  l'Empereur  de  Russie 
pourrait-il  ne  pas  voir  le  danger  épouvantable  de  lais- 
ser grandir  sans  mesure  le  colosse,  et  de  se  le  donner 
pour  voisin  ?  Quand  on  dit  qu'il  est  absolument  dans  la 
main  de  Napoléon,  c'est  beaucoup  trop  dire,  incontesta- 
blement. Il  y  a  au  contraire  des  froideurs  considérables 
entre  eux,  par  la  liberté  qu'a  prise  l'Empereur  de 
contrarier  notablement  les  idées  de  l'autre  sur  plusieurs 
points.  Le  traité  même  avec  la  Suède  a  fort  déplu  à 
l'Ambassadeur  de  France,  et  par  conséquent  à  son 
Maître,  attendu  que  les  Russes  se  sont  écartés  des  bases 
fixées  par  la  France.  J'ai  souligné,  dans  l'article  ni,  deux 
dispositions  où  la  Suède  est  évidemment  favorisée,  et  qui 
auront  fort  déplu  ;  car  vous  entendez  de  reste  que  le  sel 
et  les  marchandises  coloniales  sont  un  article  considé- 
rable, et  que  d'ailleurs  tout  passera  sous  cette  dénomi- 
nation. Vous  sentez  bien  aussi  que,  suivant  les  intentions 
bénignes  de  la  France,  il  ne  s'agissait  pas  de  modifier  en 
faveur,  mais  bien  contre  la  Suède,  du  moins  jusqu'à 
nouvel  ordre. 

Mais  ce  qui  a  certainement  irrité  Napoléon  par-dessus 
tout,  c'est  la  mesure  observée  par  l'Empereur  à  l'égard 


330  LETTRE 

de  l'Autriche.  D'abord,  pendant  la  guerre,  il  ne  l'a  tou- 
chée que  du  bout  du  doigt,  et  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de 
vous  expliquer  ce  point.  Tout  nouvellement  encore, 
l'Empereur  a  refusé  de  détruire  le  Gouvernement  autri- 
chien en  Gallicie,  par  la  raison  que  le  simple  détenteur 
n'était  point  conquérant,  et  ne  pouvait  par  conséquent 
toucher  au  Gouvernement.  Vous  jugez,  Monsieur  le  Che- 
valier, comment  cette  jurisprudence  aura  réussi  à  Paris. 
Il  est  bien  essentiel  dans  cette  circonstance  d'écarter 
toute  passion,  et  de  se  souvenir  que  tout  le  monde  ayant 
eu  tort  dans  cette  grande  lutte,  tout  le  monde  est  tenu 
à  l'indulgence.  Où  étaient  les  Prussiens  le  jour  d'Aus- 
terlitz?Où  étaient  les  Autrichiens  le  jour  de  Pultusk, 
de  Preussisch-Eylau  et  de  Friedland  ?  Mais  disent  ces 
puissances  :  Nous  ri  étions  pas  prêtes  alors.  Ah  !  vous 
n'étiez  pas  prêtes?  —  Eh  bien!  L'Empereur  de  Russie 
n'est  pas  prêt  aujourd'hui.  —  Le  raisonnement  est  le 
même,  et  il  faut  nécessairement  l'admettre  ou  le  rejeter 
de  part  et  d'autre. 

Pendant  que  j'écrivais  cette  lettre,  nous  avons  appris 
que  le  Prince  Bagration  a  battu  le  Grand-Visir  en  Bul- 
garie, qu'il  lui  a  tué  2,000  hommes,  qu'il  a  fait  4,000 
prisonniers,  parmi  lesquels  il  y  a  un  Pacha,  et  qu'il  a 
enlevé  le  grand  drapeau  du  Visir  que  le  Chambellan  de 
Bekendorf  vient  d'apporter  à  Saint-Pétersbourg,  7  (4  9) 
octobre.  Voilà  l'honneur  des  armes  russes  et  l'honneur 
national  qui  remontent,  et  sûrement  ces  exploits  ne 
seront  pas  parfaitement  agréés  à  Paris.  On  voit  tous  les 
éléments  d'une  nouvelle  brouillerie. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  Monsieur  le  Cheva- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  KOSSï.  331 

lier,  à  quel  point  le  cœur  nous  bat  en  contemplant  l'Au- 
triche. Qu'une  tête  grande  et  élevée  agisse  dans  ce 
moment,  c'est  ce  qui  parait  incontestable  :  il  ne  parait 
pas  moins  certain  que  Napoléon  trouve  qu'il  vaut  la 
peine  d'y  penser,  autrement  il  aurait  attaqué  depuis 
longtemps.  Dans  ce  moment,  on  nous  donne  pour  cer- 
taine la  mort  de  l'Archiduc  Charles,  et  l'on  ne  manque  pas 
d'ajouter,  avec  bonté  «  //  aurait  bien  dû  mourir  plus  tôt  ». 
Il  y  a  bien  longtemps  que  j'avais  entendu  parler  de  lui 
comme  d'un  homme  entièrement  au-dessous  des  cir- 
constances,- mais,  à  vous  dire  la  vérité,  j'attribuais  ce 
discours  à  l'esprit  moderne  qui  en  veut  aux  Princes,  et 
jamais  je  n'en  ai  fait  usage,  même  dans  mes  lettres  offi- 
cielles. Aujourd'hui,  on  pourrait  croire  que  le  discours 
en  question  était  fondé  ;  cependant  comme  je  n'ai  pas 
entendu  les  raisons  qu'on  pourrait  mettre  en  avant  pour 
sa  défense,  je  suis  tout  prêt  à  entendre  ce  qu'il  dira,  ou 
ce  que  diront  ses  amis. 

.le  suis  porté  à  croire,  Monsieur  le  Chevalier,  que  la 
détermination  finale  de  la  Russie  dépend  en  grande 
partie  de  celle  de  l'Autriche.  Si  elle  plie  humblement  le 
genou  (hélas  !  nous  ne  sommes  plus  dans  les  siècles 
d'héroïsme)  vous  verrez  la  Russie  la  frapper  à  terre  pour 
échapper  elle-même  à  la  colère  du  Tigre.  Mais  si  l'Autri- 
che fait  encore  un  grand  effort,  je  ne  puis  me  persuader 
que  l'Empereur  de  Russie  se  dégrade  au  point  de  le  tra- 
verser. Non,  je  ne  puis  le  croire  avant  de  le  voir. 

Lorsque  le  thermomètre  de  l'espérance  était  en  Au- 
triche à  80  degrés,  le  Chevalier  Ganière  m'écrivit  une 
lettre  toute  rayonnante  d'espoir  et  de  joie.  En  réponse,  je 


332  LETTRE 

lui  écrivis  :  «  Vous  avez  une  petite  caisse  de  vieux  livres 
à  moi  :  je  vous  prie  de  la  déposer  chez  un  banquier,  à 
V adresse  de  M.  le  Baron  Hall,  pour  le  cas  où  vous  serez 
obligé  de  quitter  Vienne.  »  Il  ne  fallait  pas  être  prophète 
pour  concevoir  ces  craintes,  lorsque  nous  vîmes  six  ar- 
mées commandées  par  six  Archiducs.  Si  une  génération 
humaine  produit  à  la  fois  six  grands  généraux,  tels 
qu'il  nous  les  faudrait  dans  ce  moment,  dans  un  Empire 
de  25  millions  d'habitants,  c'est  une  époque  dans  l'his- 
toire; et  cela  s'appelle  un  siècle.  Mais  si  une  seule 
famille  les  produit  dans  le  même  moment,  c'est  un 
miracle  auprès  duquel  tous  ceux  de  la  Bible  ne  sont  rien. 
Personne,  je  vous  l'assure,  ne  me  surpasse  en  respect 
pour  cette  auguste  Maison,  je  puis  même  dire  en  recon- 
naissance (malgré  d'anciennes  rancunes),  car  je  lui  en 
dois,  en  ma  qualité  d'Européen  ;  mais  ce  respect  ne  sau- 
rait m'empêcher  de  voir  des  choses  évidentes.  Si  la  lutte 
recommence,  j'espère  que  le  commandement  tombera 
au  moins  à  la  jeunesse.  Pourquoi  ne  se  fierait-on  pas  à 
elle?  Est-il  possible  de  faire  plus  mal  que  ce  que  nous 
avons  vu  ?  Si  l'Autriche  s'obstine  à  ne  vouloir  être  qu'une 
muraille,  la  France  qui  est  un  bélier  finira  par  la  ren- 
verser. Il  faut  qu'elle  change  de  maximes.  Ne  désespé- 
rons de  rien!  Voyons  les  fautes,  puisqu'elles  sont  visibles, 
mais  voyons-les  sans  aigreur.  Le  bon  moment  ne  paraît 
pas  proche  ;  mais  rien  ne  nous  le  montre  comme  impos- 
sible. Nous  voyons  même  par  ce  qui  vient  de  se  passer 
que  ce  n'est  pas  la  force  qui  nous  manque,  mais  le  talent 
ou,  pour  mieux  dire,  l'espèce  de  talent  nécessaire  dans 
cette  circonstance.  Je  vois  la  chose  avec  une  clarté  qui 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  333 

tient  de  l'intuition  ,  et  je  m'exerce  cependant  à  la 
résignation  plus  qu'à  l'espérance. 

Voilà  encore  l'expédition  de  Hollande  qui  est  devenue 
un  grand  sujet  de  tristesse.  On  ne  peut  pas  dire  cepen- 
dant qu'elle  ait  été  inutile,  tant  que  les  Anglais  tiendront 
l'île  de  Walcheren. 

M.  le  Comte  de  Front  me  dit  qu'il  n'envoie  pas  mes 
lettres  par  la  poste  à  M.  le  Chevalier  de  Rossi,  vu  que 
les  frais  seraient  trop  considérables,  et  qu'il  attend  des 
vaisseaux  marchands.  Voilà  une  découverte  pour  moi. 
Je  n'avais  pas  le  moindre  soupçon  qu'il  y  eût  une  poste 
de  Londres  à  Cagliari.  Je  croyais  fermement  que  S.  M. 
Britannique  entretenait  une  correspondance  avec  tous 
ses  Ministres  par  des  avisos  réguliers  ,  et  qu'ils  ne 
payaient  pas  de  port,  et  je  croyais  de  plus  que  les  dé- 
pêches du  Comte  de  Front  partaient  par  cette  voie.  Je 
me  suis  bien  vite  empressé  de  lui  répondre  qu'il  m'avait 
fait  le  plus  grand  plaisir  en  retenant  mes  dépêches, 
auxquelles  je  n'attachais  aucune  espèce  d'importance, 
qu'il  pouvait  même  les  brûler  s'il  le  jugeait  à  propos. 
En  effet,  je  n'écris  que  par  coutume  et  par  obéissance  ; 
mais  je  n'accorde  presque  aucune  utilité  aux  lettres.  Je 
ne  dis  pas  que,  dans  les  circonstances  ordinaires,  la  des- 
cription du  théâtre  où  je  vis  ne  pût  intéresser  S.  M., 
mais  dans  ce  moment  les  lettres  ne  valent  pas  l'ennui 
qu'elles  donnent  et  quelquefois  même  le  danger  qui  en 
résulte,  comme  vous  le  voyez  dans  le  cas  présent,  où  les 
lettres  non  chiffrées  ont  été  livrées  à  la  poste  d'Angle- 
terre par  quelque  manoeuvre  mercantile  que  je  ne  croyais 
pas  possible.  Ces  lettres  au  reste,  écrites  dans  le  mois 


33'é  LETTRE 

de  janvier,  sont  arrivées  à  M.  de  Front  au  mois  de  mai, 
et  il  me  dit  le  4erde  juin,  qu'il  les  fera  partir  par  quelque 
vaisseau  marchand.  Vous  voyez,  Monsieur  le  Chevalier, 
que  ce  sera,  au  pied  de  la  lettre,  Y  Histoire  ancienne.  Rien 
n'est  si  fade  qu'une  lettre  ancienne.  Pour  intéresser,  il 
faut  qu'elle  soit  fraîche  ou  antique.  Je  crois  aussi,  à  tout 
prendre,  que  l'excellent  Comte  de  Front  n'est  pas  fort 
amusé  de  cette  correspondance.  Ainsi  j'espère  que  par 
toutes  ces  raisons  S.  M.  trouvera  bon  que  j'écrive  moins 
jusqu'à  ce  que  le  passage  soit  ouvert  par  l'Autriche. 
J'aurais  dû  vous  dire  plutôt  que  ce  paquet  sera  porté 
par  M.  Radi,  secrétaire  du  Duc,  qui  va  en  Sicile  pour  les 
affaires  de  ce  dernier.  L'occasion  est  parfaitement  sûre 
et  comme  il  doit  retourner,  vous  pourrez  en  profiter 
pour  me  faire  parvenir  tout  ce  que  vous  jugerez  à 
propos. 

Je  corrige  ma  nouvelle  de  Turquie  donnée  dans  cette 
lettre  :  c'est  un  Pacha  qui  a  été  battu,  et  non  le  Visir, 
et  c'est  l'étendard  du  Pacha  qui  a  été  pris. 

Il  y  a  apparence  que  M.  de  Steddingk  demeurera  ici, 
quoiqa'il  n'ait  point  encore  de  caractère.  Le  Général 
Van-Suchtelen  se  rend  à  Stockholm  sur  le  même  pied. 
Il  y  sera  vu  de  très  mauvais  œil,  car  c'est  lui  qui  a  pris 
Sveaborg  et  il  passe  pour  y  avoir  employé  les  moyens 
les  moins  délicats.  Le  Baron  de  Steddingk  a  fait  cette 
objection  et  on  l'a  trouvée  très  fondée.  Mais  la  nomina- 
tion était  faite  H  II  part. 

Dans  une  conversation  plus  intime,  le  Baron  de  Sted- 
dingk m'a  confessé  que  la  raison  principale  contre  le 
Roi  n'avait  pas  été  employée  directement  ;  mais  qu'elle 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  335 

avait  cependant  eu  sur  cette  triste  catastrophe  un  effet 
très  déterminant,  en  ce  que  le  Roi  était  persuadé  que 
c'était  la  dernière  arme,  et  qu'on  allait  en  faire  usage 
ouvertement,  s'il  n'avait  pas  cédé. 

Les  meilleurs  amis  de  M.  de  Steddingk  le  blâment 
d'avoir  signé  ce  traité,  mais  ils  lui  pardonnent  en  faveur 
de  la  naïveté  avec  laquelle  il  se  condamne  lui-même. 
Une  dame  marquante  de  ce  pays,  Madame  Zagresky, 
sœur  de  Razoumosky,  amie  intime  du  Baron  de  Sted- 
dingk lui  disait  le  lendemain  de  son  arrivée:  Eh!  Mon 
cher  Ambassadeur,  comment  navez-vous  pas  eu  la  force 
de  vous  tirer  de  ce  mauvais  pas?  —  L'autre  répondit  en 
lui  tendant  les  bras  :  —  Ah  !  Ma  chère  amie,  cest  que 
je  suis  faible. — Personne  n'a  droit  d'ajouter  rien  à  cela. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  la  promotion  de 
mon  frère  avait  excité  quelque  jalousie  parmi  nos  compa- 
triotes. C'est  sans  doute  une  étrange  idée  que  celle  dese 
fâcher,  dans  l'état  général,  d'une  promotion  faite  dans  les 
départements  de  l'Amirauté.  Cette  colère  a  fort  mal 
réussi  auprès  des  personnes  qui  en  ont  eu  connaissance, 
car  il  n'y  a  rien  de  plus  connu  que  mon  zèle  pour  ces 
Officiers,  et  les  bureaux  sont  pleins  de  mes  Mémoires  en 
leur  faveur.  Et  qui  me  forçait  de  me  donner  cette  peine? 
Du  moment  que  ces  Messieurs  avaient  revêtu  l'uniforme 
russe,  je  n'avais  plus  rien  à  dire  ;  c'est  moi  qui  me  suis 
mis  volontairement  en  avant,  et  qui  ai  obtenu  insensi- 
blement de  S.  M.  I.  la  permission  d'être  leur  procureur. 
J'ai  fait  pour  eux  l'imaginable  et  l'inimaginable  ;  il  m'est 
arrivé  même  d'aller  jusqu'à  l'imprudence,  et  je  ne  sais 
pas  trop  si  je  puis  ajouter  exclusivement.  Je  ne  sais  com- 


336  LETTRE 

ment  on  peut  l'oublier,  ou  si  Ton  prétend  que  je  refuse 
les  grâces  de  l'Empereur  qui  viennent  me  chercher. 
Qu'il  me  soitpermis  d'ajouter,  Monsieur  le  Chevalier,  que 
lorsqu'on  s'est  vu  réduit  à  l'extrémité  de  peindre  pour 
vivre,  sans  perdre  sa  place  dans  la  plus  haute  société, 
lorsqu'on  est  tout  à  la  fois  militaire,  physicien,  chimiste, 
écrivain  brillant,  dessinateur  du  premier  ordre,  etc., 
on  peut  bien  obtenir  quelque  chose.  Celui  qui  envoie 
des  chansons  aux  dames  et  des  Mémoires  à  l'Académie 
des  sciences  sortira  nécessairement  des  rangs.  Enfin  le 
cap  des  Tempêtes  est  doublé,  et  nous  sommes  plantés 
dans  ce  pays  assez  bien  pour  qu'il  ne  soit  pas  du  tout 
sûr  de  nous  attaquer  sans  raison.  Au  reste,  comme  tous 
n'ont  pas  pensé,  parlé  ou  écrit  dans  cette  occasion  delà 
même  manière,  et  que  d'ailleurs  je  déteste  les  accusa- 
tions et  les  personnalités,  je  m'en  tiens  à  cette  page 
générale  que  la  prudence  rend  nécessaire  à  tout  événe- 
ment. J'ajouterai  seulement  qu'une  vengeance  me  parais- 
sant tout  à  fait  indispensable,  j'ai  profité  d'une  occasion 
où  j'ai  rencontré  le  Grand-Maréchal  chez  sa  femme,  a  la 
campagne  (car  je  ne  le  recherche  plus  directement  pour 
quelques  bonnes  raisons  de  politique),  j'en  ai  profité, 
dis-je,  pour  recommander  de  nouveau  et  très  chaudement 
Messieurs  les  Officiers  piémontais  à  la  bonté  de  S.  M.  T. 
Ensuite  j'ai  répété  la  même  recommandation  à  M.  le 
Comte  de  Roumantzof.  L'un  et  l'autre  m'ont  paru  fort 
surpris  de  la  mauvaise  humeur  de  ces  Messieurs.  «La 
coutume  invariable  du  pays,  m'ont-ils  dit,  est  que  l'Em- 
pereur avance  les  Officiers  pour  raison  de  services  dis- 
tingués et  sans  égard  à  l'ancienneté:  jamais  l'Empereur 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  337 

ne  se  départira  de  cette  règle,  et  toujours  l'Officier  qui 
se  bat,  passera  avant  celui  qui  se  repose.  »  —  Je  répli- 
quai :  —  J'admets  volontiers  cette  règle  contre  le  jeune 
petit  Maître  qui  fait  l'amour  pendant  qu'on  se  bat  • 
mais  je  crois  qu'elle  ne  vaut  pas  contre  le  vieux  mili- 
taire qui  a  fait  ses  preuves,  contre  le  Comte  de  Galaté, 
par  exemple,  qui  s'est  bien  battu,  qui  a  été  blessé,  qui 
est  triste  et  malade,  etc.,  etc.  —  Ces  deux  grands  per- 
sonnages ne  m'ont  pas  paru  aussi  convaincus  que  je  l'au- 
rais désiré,  mais  j'ai  fait  tout  ce  qui  dépendait  de  moi. 

En  quittant  M.  le  Comte  de  Roumantzof.  après  l'avoir 
prié  de  mettre  mes  remerciements  aux  p'eds  de  S.  M.  I., 
j'ajoutai:  Je  vous  prie,  Monsieur  le  Comte,  de  vouloir 
bien  donnera  S.  M.  1.  ma  parole  d'honneur,  qui  n'a 
trompé  personne  jusqu'ici,  que  jamais  nous  n'avons 
prononcé,  ni  mon  frère  ni  moi,  le  mot  do  grade  chez  son 
Ministre,  et  que  nous  n'y  avons  même  jamais  pensé, 
puisque  nous  étions  persuadés  l'un  et  l'autre  qu'il  y 
avait  dans  ce  moment  contre  les  sujets  de  S.  M.  une 
petite  loi  de  suspension  que  nous  respections  autant  que 
nous  le  devions. 

C'est  la  vérité  pure,  mais  il  faut  la  répéter  ;  car  il  y  a 
des  personnes  qui  ne  peuvent  se  résoudre  à  croire  à  la 
franchise. 

Je  dois  au  reste  ne  plus  croire  à  cette  proscription 
momentanée,  puisque  M.  Zundler  vient  d'être  fait  Major. 
J'espère  que  lorsqu'une  certaine  petite  rancune  sera 
évaporée,  les  autres  seront  aussi  avancés.  La  promotion 
de  mon  fils  au  grade  de  lieutenant  s'avance  aussi  rapi- 
dement ;  alors  il  sera  capitaine  dans  l'armée,  et  son  pre- 
t.  xi.  22 


338  LETTRE 

mier  pas  sera  celui  de  Lieutenant-colonel.  Jugez  si 
j'attends  ce  moment!  Quelques  événements  ont  fait 
nommer  avantageusement  ce  jeune  homme  ;  mais  tandis 
que  nous  conduisions  ici  une  barque  avec  quelque  bon- 
heur, mon  nom  y  est  arrivé  par  une  voie  dont  je  ne  me 
doutais  guère.  Le  Baron  de  Strogonof,  neveu  du  Comte 
et  du  Prince  Boldzerki,  qui  a  couru  tout  lemonde  pour 
rattraper  la  santé  qui  n'en  a  pas  voulu  entendre  parler, 
est  revenu  de  ses  voyages  depuis  quelque  temps.  Il  a 
laissé  beaucoup  d'amis  à  Genève,  dont  l'un  lui  écrit  : 
«  //  ne  s'agit  plus  ici  de  différences  de  religion,  ni  de 
préjugés  de  naissance  :  nous  possédons  un  abbé  dont  l'élo- 
quence nous  ravit,  tout  le  monde  y  court,  etc.»  C'est  mon 
frère,  ancien  Grand-Vicaire  de  Tarentaise,  qui  fait  un 
fracas  inouï  à  Genève.  Il  m'est  arrivé  nombre  de  lettres 
dans  ce  sens,  mais  celle  du  Baron  Strogonof  est  fort 
citée  et  ne  gâte  rien  à  notre  attitude.  Quelle  bizarrerie  ! 
Il  y  a  plus  de  protestants  que  de  catholiques  dans  l'église 
qui  appartient  à  Genève;  les  ministres  mêmes  sont  fort 
assidus,  mais  l'auditeur  le  plus  curieux  est  Madame  de 
Staël  qui  n'a  jamais  quitté  mon  frère,  ni  à  l'église  ni 
dans  le  monde.  Elle  lui  dit  un  jour  après  avoir  entendu 
un  sermon  sur  l'enfer  :  a  Monsieur  l'Abbé,  j'ai  entendu 
votre  sermon  sur  l'enfer,  vous  m'en  avez  entièrement 
dégoûtée»  C'est  dommage  que  la  gloriole  de  famille  soit 
fort  gâtée  par  le  sentiment  de  ce  qu'elle  nous  coûte. 

Vous  ai-je  dit,  Monsieur  le  Chevalier,  que  les  Offi- 
ciers russes  prisonniers  en  Angleterre  sont  enfin  arrivés? 
M.  le  Chevalier  Manfredi  est  du  nombre.  J'espère  que 
cette  longue  et  pénible  campagne  lui  sera  fort  avanta- 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSr.  339 

geuse,  et  pour  l'argent  et  pour  les  gracies;  il  a  perdu 
l'Amiral  Tchitehagof  auprès  duquel  je  l'avais  fort  bien 
établi,  mais  il  a  gagné  totalement,  à  ce  qu'il  me  semble, 
l'estime  de  l'Amiral  Siniavin,  qui  ne  lui  sera  pas  peut- 
être  moins  utile,  et  il  a  gagné  de  plus  la  langue  russe 
autant  qu'il  faut  pour  entendre  et  se  faire  entendre. 
C'est  assez,  mais  c'est  la  condition  sine  qua  non,  du 
moins  pour  le  service  militaire. 

Voici  l'ordre  des  docteurs  en  langue  Russe  parmi  les 
sujets  de  S.  M.,  suivant  Tordre  de  la  science.  Mon  fils, 
Venanson,  Manfredi,  et  mon  frère.  Zundler  commence 
à  pouvoir  commander  l'exercice.  Les  autres  n'en  savent 
pas  plus  que  moi  :  c'est-à-dire  rien.  Cependant  que  faire 
sans  la  langue  ?  On  peut  se  faire  tuer  à  sa  place,  mais  on 
ne  peut  faire  un  pas  dans  le  chemin  de  la  fortune. 

J'ai  eu  l'honneur,  je  crois,  de  vous  dire  que  M.  Zund- 
ler avait  obtenu  la  croix  militaire  de  Saint-Wladimir. 
Aujourd'hui  le  voilà  Major,  ce  qui  lui  donne,  par  an, 
400  roubles  de  plus,  dont  il  avait  grand  besoin.  Je  crois 
qu'il  obtiendra  encore  quelque  gratification.  Il  est  un 
peu  lent,  et  ses  discours  sont  faits  en  spirale,  mais  il 
est  fort  sur  son  métier,  très  appliqué,  et  d'une  probité 
a  nulC  altra  seconda.  11  a  été  chargé  de  dresser  des  bat- 
teries à  Cronstadt,  dont  on  a  été  fort  content. 

La  règle  capitale  pour  un  étranger,  dans  ce  pays,  étant 
d'oublier  le  sien,  je  n'ai  rien  négligé  pour  faire  dégorger 
à  ces  Messieurs  l'air  natal.  J'ai  réussi  cosi  cosi.  Quel- 
ques-uns cependant  commencent  à  comprendre  la  Russie. 
Je  vous  amuserais  beaucoup,  Monsieur  le  Chevalier,  et 
peut-être  même  j'amuserais  S.  M.  en  vous  racontant 


340  LKTTRE 

l'histoire  du  Chevalier  Manfredi  qui  pensa  se  perdre  au 
début  pour  s'être  cru  chez  lui.  Il  s'agissait  de  donner  son 
avis  raisonné,  au  Ministre  de  la  marine,  sur  un  instru- 
ment de  mathématique  présenté  par  un  Officier  danois. 
Manfredi,  qui  jugea  l'instrument  mauvais,  fit  cependant 
un  rapport  normand  pour  ne  choquer  ni  l'Officier  ni 
ses  protecteurs  ;  puis  il  vint  me  dire  d'un  ton  solennel  : 
if,  K,  avec  le  geste  que  je  me  rappelle  avoir  essayé  de 
vous  décrire.  —  Je  m'écriai  :  Qu'avez-vous  fait,  mon 
cher,  vous  venez  de  vous  couper  le  cou.  —  Je  me  pressai 
d'aller  chez  le  Ministre,  il  était  furieux.  —  M.  le  Cheva- 
lier Manfredi,  croit-il  que  je  iai  choisi  pour  m' apprendre 
à  douter?  Je  sais  bien  douter  sans  lui,  etc.  —  Le  reste 
est  encore  plus  plaisant,  mais  je  serais  trop  long.  Cette 
affaire  s'arrangea,  et  M.  Manfredi  est  devenu  fort 
agréable  à  l'Amiral.  Je  l'ai  revu  avec  beaucoup  de  plaisir, 
et  j'espère  que  la  protection  de  M.  l'Amiral  Siniavin 
remplacera  celle  du  Ministre. 

M.  Michaud,  qui  n'est  jamais  venu  ici,  mais  qui  est 
employé  en  Moldavie,  a  été  Major  en  même  temps  que 
M.  Zundler.  Je  pense  que  ces  détails  sur  les  différents 
sujets  de  S.  M.  qui  sont  en  Russie,  ne  sauraient  être 
indifférents  à  sa  bonté.  C'est  la  raison  qui  m'engage  à 
leur  donner  place  dans  ma  lettre.  J'ai  d'ailleurs  si 
rarement  occasion  d'écrire  que  je  dois  épuiser  tous  les 
sujets. 

Le  Marquis  Paulucci  de  Modène,  dont  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  parler  ci-devant,  a  voulu  aussi  faire  l'italien 
dans  ce  pays,  non  par  habitude  et  par  ingénuité  comme 
ces  autres  Messieurs,  mais  pour  intriguer  et  finasser 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  34^ 

suivant  l'art.  L'Empereur  l'a  envoyé  en  Perse  et  lui  a 
fait  signifier  avant  son  départ  qu'il  avait  déplu.  Ainsi  il 
n'a  pas  eu  le  tourment  du  doute.  Il  est  cependant  assez 
bien  dans  l'armée  de  Perse  et  je  crois  que  tout  s'arran- 
gera. Je  n'ai  pu  vérifier  précisément  son  tort. 

Pendant  que  j'écrivais  cette  lettre  nous  avons  reçu  la 
nouvelle  de  la  paix  d'Autriche.  Ce  n'est  pas  aussi  mal 
que  nous  avons  pu  le  croire  au  mois  de  juin,  et  que 
Bonaparte  lui-même  s'en  est  flatté  à  cette  époque.  Mais 
c'est  encore  trop  mal  ;  c'est  surtout  un  grand  malheur 
que  la  Maison  d'Autriche  n'ait  pu  recouvrer  et  retenir  le 
Tyrol.  Ce  que  je  crains  par-dessus  tout,  c'est  quelque 
article  secret  qui  restreigne  la  liberté  de  l'Autriche  quant 
à  l'armement.  Si  elle  échappe  à  ce  malheur  humiliant, 
elle  demeure  encore  une  puissance  respectable,  en  pied, 
et  c'est  beaucoup.  Si  elle  avait  pu  continuer  la  guerre, 
c'eût  été  un  grand  coup  ;  mais  il  faut  se  soumettre  à  la 
loi,  puisque  les  grands  Princes  ont  constamment  le  ban- 
deau sur  les  yeux.  Il  faut  aussi  reconnaître  une  force 
majeure  qui  nous  entraîne  ;  car,  en  vérité,  ce  que  nous 
voyons  est  tout  à  fait  surhumain. 

Maintenant  nous  allons  voir  comment  Bonaparte  se 
conduira  avec  ce  pays.  Voici  ses  griefs  réunis:  4°  l'Em- 
pereur a  évidemment  épargné  l'Autriche  pendant  la 
guerre  (comme  je  vous  ai  fait  connaître  la  vérité  sur  ce 
point,  je  n'y  reviens  pas).  2°  Ukase  terrible  contre  les 
Polonais,  et  qui  est  exécuté  sans  miséricorde.  3°  J'ai  su, 
par  un  canal  très  respectable,  que  l'Empereur  a  écrit 
directement  à  Bonaparte  pour  lui  demander  l'extradition 
des  Polonais  transfuges.  4°  Traité  de  Frédéricksham  aux 


342  LETTRE 

endroits  marqués.  5°  Maintien  du  Gouvernement  autri- 
chien en  Gallicie.  11  me  semble  que  ces  symptômes  réu- 
nis ne  sont  pas  équivoques.  Quel  dommage  qu'il  n'ait  pu 
y  avoir  une  réunion  plus  décidée  !  Pour  se  former  une 
idée  claire  de  l'état  des  choses,  il  faut  savoir  toutes  les 
circonstances  de  la  paix,  et  s'il  n'y  a  point  surtout  des 
compensations  encore  cachées,  aux  dépens  de  qui  il  ap- 
partiendra. Si  Bonaparte  continue  à  flagorner  la  Russie, 
malgré  les  griefs  évidents  qu'il  a  contre  elle,  ce  sera  une 
marque  que  cette  paix  ne  laisse  pas  Bonaparte  dans 
une  situation  aussi  belle  qu'on  le  croirait  :  mais  il  faut 
voir. 

Des  papiers  publics  Anglais  et  Français,  que  j'ai  pu 
comparer  par  hasard,  m'ont  beaucoup  chagriné  ;  car  ils 
m'ont  paru  prouver,  en  premier  lieu,  qu'il  est  impossible 
aux  Anglais  de  se  maintenir  dans  l'île  de  Walcheren, 
ce  qui  réduit  l'expédition  à  un  ridicule  immense,  acheté 
par  quarante  millions.  Et  en  second  lieu,  il  m'a  paru 
voir  que  les  Espagnols,  qui  défendent  bien  une  ville 
comme  les  Turcs,  ne  sont  pas  à  beaucoup  près  aussi 
brillants  en  rase  campagne  ;  et  qu'il  y  a  entre  eux  et 
leurs  alliés  des  dissensions  qu'il  n'est  plus  possible  de 
cacher.  Cet  aperçu  m'a  fâché  mortellement  ;  d'autant 
plus  que  Bonaparte,  libre  sur  le  Danube,  va  retomber 
sur  ces  pauvres  Espagnols  avec  une  nouvelle  force.  Je  ne 
puis  cependant  encore  me  résoudre  à  désespérer  tout  à 
fait  de  ce  bon  peuple. 

Je  fus  invité  il  y  a  peu  de  temps,  à  un  petit  diner  très 
intime  :  M....,  qui  était  à  mes  côtés,  me  dit  en  particu- 
lier: «  Je  suis  inconsolable  que  vous  n'ayez  pu  exécuter 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  KOSSI.  343 

votre  projet  de  Vannée  dernière.  »  S'il  avait  pu  voir  le 
dessous  des  cartes,  il  aurait  été  fort  étonné.  Au  reste, 
Monsieur  le  Chevalier,  au  milieu  de  tant  de  malheurs  et 
d'espérances  trompées,  vos  propres  réflexions  vous  au- 
ront assez  démontré,  sans  que  je  m'en  mêle,  des  choses 
qu'il  serait  par  conséquent  fort  inutile  de  vous  répéter. 
Je  crois  cependant,  Monsieur  le  Chevalier,  devoir  dans 
un  moment  tel  que  celui-ci,  vous  transmettre  un  petit 
abrégé  en  dix  articles,  des  principes  sur  lesquels  je  me 
suis  constamment  réglé  dans  ma  mission.  Je  n'y  mets,  je 
vous  assure,  ni  orgueil  ni  obstination  ;  mais  j'ose  m'as- 
surer  que  S.  M.  y  verra  autant  de  raison  que  dans 
beaucoup  d'autres  systèmes.  Je  sens  qu'il  faut  beaucoup 
se  défier  de  soi-même;  mais  d'un  autre  côté,  l'homme 
se  trompe  peu  lorsqu'il  juge  contre  son  désir.  Vous 
voudrez  bien  encore,  j'espère,  observer  que  tout  ce  que 
je  sais  des  affaires  de  S.  M.  c'est  qu'Eile  est  hors  de  sa 
place,  et  que  le  cri  de  la  justice  l'y  rappelle.  Au  delà  de 
ce  profond  secret,  je  n'en  sais  pas  plus  que  mon  valet 
de  chambre.  Lors  donc  que  j'ai  suivi  en  conscience  mes 
propres  idées,  je  suis  parfaitement  en  règle,  quand 
même  je  me  trouverais  matériellement  en  contradiction 
avec  vous.  Ce  raisonnement  me  paraît  décisif;  d'ailleurs 
il  me  semble  que  les  faits  raisonnent  sur  ce  point  mieux 
que  le  raisonnement.  Je  serais  extrêmement  satisfait  si 
S.  M.  en  jugeait  de  même. 

M.  le  Comte  de  Roumantzof  vient  de  rétablir  les  dî- 
ners diplomatiques.  Cela  vaut  la  peine  d'être  dit,  car  cet 
usage,  qnoique  fatigant  pour  nous,  fait  néanmoins  dis- 
paraître en  partie  l'inconvénient  dont  j'ai  eu  l'honneur 


344  LETTRE 

de  vous  parler.  C'est  un  grand  moyen  de  parler  sans 
audience  solennelle.  Le  premier  de  ces  repas  a  eu  lieu 
le  \  6  (28)  de  ce  mois.  Je  suis  toujours  traité  par  le  Chan- 
celier avec  une  politesse  distinguée.  Je  prie  S.  M.  de 
n'être  nullement  en  peine  des  petites  pointilleries  que  je 
vous  ai  fait  connaître  à  propos  du  retard  des  promotions 
et  de  la  distinction  accordée  à  mon  frère.  Si  quelques 
personnes  ont  été  désapprouvées,  elles  l'ont  bien  voulu, 
mais  tout  cela  s'oubliera  et  n'aura  point  de  suite,  parce 
qu'au  lieu  de  relever  la  balle,  comme  on  dit  vulgaire- 
ment, je  l'ai  tout  à  fait  amortie  par  ma  conduite.  Je  suis 
même  porté  à  croire  que  ceux  qui  ont  eu  des  torts  n'en 
sont  pas  à  se  repentir,  et  de  mon  côté,  j'ai  tout  oublié. 
J'aurais  même  passé  tout  à  fait  ces  choses  sous  silence, 
si  la  réserve  n'avait  pas  ses  bornes,  comme  toutes  les 
autres  choses.  Chacun  ayant  sa  plume  dans  ce  monde, 
je  crois  devoir  prendre  quelques  précautions  éventuelles 
pour  fixer  vos  idées,  si  jamais  la  chose  devenait  néces- 
saire, mais  Sa  M  ijesté  ne  doit  dans  aucun  cas  craindre 
ni  scène  désagréable ,  ni  diminution  de  zèle  de  ma 
part. 

Une  lettre  de  Napoléon  à  S.  M.  T.  occupe  fort  les 
esprits  dans  ce  moment  Puisqu'elle  est  devenue  publique, 
vous  sentez  bien  que  c'est  parce  que  le  Maitre  l'a  voulu 
ainsi.  Elle  est  longue  et;,e  manque  de  copiste;  mais  vous 
pouvez  compter  sur  l'exactitude  des  articles  suivants 
quant  au  sens,  et  même  à  très  peu  près  quant  aux 
expressions,  car  je  l'ai  lue  deux  ou  trois  fois  très  atten- 
tivement. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI. 


345 


Schœnbrunn,  10  octobre  (n.  s.) 

\°  Monsieur  mon  Frère,  le  Duc  de  Vicence  vient  de 
réapprendre  que  Votre  Majesté  vient  de  conclure  la 
paix  avec  la  Suède,  etc.  Votre  Majesté  veut-elle  bien  per- 
mettre que  je  lui  fasse  part  à  mon  tour  que  je  suis  sur  le 
point  d'en  signer  une,  etc. 

2°  Je  suis  sùr  de  faire  une  chose  agréable  à  Votre 
Majesté  en  lui  apprenant  que  la  plus  grande  partie  de  la 
Gallicie  demeure  à  l'Autriche.  J'ai  ménagé  aussi  les 
intérêts  de  Votre  Majesté,  autant  qu'Elle  aurait  pu  le 
faire  Elle-même,  et  sans  manquer  néanmoins  à  ce  que  me 
prescrivait  l'honneur. 

3°  L'Autriche  ne  cède  que  le  Saltzbourg,  quelque 
chose  surl'Inn,  et,  en  Italie,  ce  qui  m  est  absolument  né- 
cessaire  pour  mes  communications  avec  la  Dulmatie,  en 
sorte  qu'on  peut  dire  que  l'Autriche  demeure  dans  son 
intégrité. 

4°  J'ai  voulu  faire  encore  cet  essai,  en  usant  à  son 
égard  d'une  modération  à  laquelle  elle  ne  devait  pas 
s'attendre. 

5°  Le  Duché  de  Varsovie  ne  peut  se  passer  des 
bonnes  grâces  de  Votre  Majesté,  et  elle  peut  être  sûre 
que  jamais,  et  dans  aucune  hypothèse,  je  ne  donnerai 
aucune  protection  à  ses  sujets. 

6°  Rien  n'égale  la  légèreté  et  l'inconséquence  de  ce 
Cabinet  ;  il  vient  encore  de  sacrifier  22  à  30,000  hommes 
dans  le  plus  détestable  pays  de  l'univers  ;  autant  valait 
les  jeter  dans  l'eau. 


346  LETTRE 

7°  En  Espagne,  le  Lord  Wolseley  avec  30,000  hommes 
de  troupes  a  osé  se  mesurer  avec  l'armée  du  Roi  presque 
égale  en  nombre,  ayant  d'ailleurs  sur  ses  flancs  90  ba- 
taillons, et  45  ou  50  escadrons  ennemis.  11  serait  diffi- 
cile d'imaginer  

8°  L'Amérique  anglaise  paraît  vouloir  se  ranger  à 
notre  système. 

Les  commentaires  sur  cette  lettre  ne  tarissent  pas. 
Dans  le  Ier  article,  il  a  oublié  qu'il  est  Empereur.  Le  2me 
est  énigmatique.  Le  3me  ferait  croire  qu'il  ne  s'empare 
pas  de  toute  la  Carniole  ;  cependant  on  ne  doute  pas  que 
Trieste  et  Fiume  ne  soient  cédés.  Mais  je  ne  veux  point 
prévenir  inutilement  toutes  les  réflexions  qui  se  présen- 
tent d'elles-mêmes  à  la  lecture  de  cette  lettre  ;  j'observe 
seulement  qu'elle  a  été  livrée  au  public,  suivant  toutes 
les  apparences,  à  cause  de  l'article  5me  qui  tranche  toutes 
les  espérances  polonaises.  On  nous  assure  que  le  Prince 
Poniatowsky,  pour  ses  bons  et  loyaux  services,  est  en- 
voyé en  Espagne  avec  sa  troupe.  L'univers  est  plein  de 
gens  qui  n'entendent  rien  à  la  chronologie.  Ils  croient 
que  ce  qui  plaisait  à  Napoléon,  il  y  a  deux  ou  quinze 
ans,  lui  plaît  encore  aujourd'hui.  Pauvres  imbéciles  1  Le 
plus  grand  connaisseur  et  le  plus  grand  ami  de  la  fidé- 
lité, c'est  un  usurpateur.  Au  reste,  Monsieur  le  Cheva- 
lier, si  S.  M.  veut  croire  à  cette  protestation,  Elle  est 
bien  la  maîtresse  ;  mais  il  pourrait  fort  bien  lui  arriver, 
un  jour,  comme  aux  Polonais.  En  attendant,  on  respire 
en  Russie,  et  les  apparences  sont  passables.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  ce  Souverain  s'applaudira  beau- 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  317 

coup  dans  le  fond  du  cœur,  et  se  flattera  d'avoir  conduit 
sa  barque  avec  une  dextérité  peu  commune.  «  J'ai 
laissé  dire,  dira-t-il,  mais  j'ai  acquis  la  Finlande  que 
Catherine  II  convoita  en  vain  pendant  quarante  ans  ; 
j'ai  acquis  la  Moldavie  et  la  Valachie,  je  viens  d'acquérir 
400,000  sujets  en  Gallicie;  j'ai  éteint  les  espérances  des 
Polonais  mécontents  ;  mon  influence  a  sauvé  l'Autri- 
che^ etc.  Cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  d'avoir  amené 
les  Français  à  Saint-Pétersbourg,  ou  excité  une  révolte 
chez  moi  ?  »  Nul  doute  qu'il  ne  s'applaudisse  beaucoup 
et  qu'il  ne  s'affermisse  dans  son  système  de  se  conduire 
par  lui-même. 

Précédemment,  il  avait  écrit  à  l'Empereur  d'Autriche 
pour  l'exhorter  à  la  paix,  en  lui  déclarant  que  si  elle 
ne  se  faisait  pas,  il  ne  pourrait  refuser  à  son  Allié 
d'unir  toutes  ses  forces  aux  siennes  ;  et  copie  de  cette 
lettre  a  été  communiquée  au  Cabinet  Français.  Mais 
tout  cela  est  extérieur  :  je  voudrais  voir  le  dessous 
des  cartes. 

Nous  savons  à  présent  comment  la  paix  s'est  faite. 
Les  plénipotentiaires  d'Altenbourg  ne  voulaient  pas 
signer  Alors  le  parti  de  l'Archiduc  Charles  a  fait  un 
dernier  effort  sur  l'esprit  de  l'Empereur,  qui  a  cédé. 
Des  pleins  pouvoirs  ont  été  donnés  au  Prince  Jean  de 
Lichtenstein,  qui  est  toujours  le  grand  orateur  de  la 
paix,  et  il  est  allé  la  signer  seul  à  Vienne. 

Je  m'attendais  à  tout,  et  cependant  je  suis  surpris 
comme  si  je  ne  m'étais  attendu  à  rien.  Je  ressemble  un 
peu  à  ces  malades  qui  disent  à  tout  le  monde  :  Je  mour- 
rai, et  qui  pâlissent  ensuite  quand  on  leur  dit  :  Vous 


348  LETTRE 

mourez.  Quand  je  pense  à  cette  armée  immense  divisée 
en  six  corps,  à  cette  attaque  faite  sur  l'Italie  avant 
d'avoir  brûlé  une  amorce  en  Allemagne,  à  cette  in- 
croyable lettre  de  l'Archiduc  Jean  à  Marmont,  il  me 
semble  que  j'ai  rêvé.  Tirons  au  moins  quelque  consola- 
tion de  tant  de  malheurs,  en  voyant,  ce  qu'on  n'aura 
jamais  assez  dit,  que  ce  n'est  point  la  force  qui  a  manqué. 
Je  me  console  aussi  infiniment  en  comparant  l'état 
actuel  de  l'Autriche  à  celui  que  l'Europe  a  pu  craindre, 
et  auquel  même  elle  a  pu  croire  pendant  quelquef  temps. 
Après  la  proscription  prononcée  de  tant  de  manières, 
et  si  expressément,  après  ce  mot  de  Princes  de  la  Maison 
de  Lorraine,  tant  de  fois  répété,  après  les  noms  français 
donnés  aux  îles  de  Vienne,  etc.,  ce  n'est  pas  un  léger 
bonheur  que  celui  de  se  voir  à  la  tête  de  4  9  millions  de 
sujets.  (Pourvu,  je  vous  le  répète,  qu'il  n'y  ait  point  d'ar- 
ticle secret).  Et  c'est,  en  vérité,  une  grande  consolation 
pour  tout  homme  sans  passion  qui  n'aime  et  ne  demande 
que  l'ordre.  L'Autriche  est  sur  pied,  la  Russie  est  sur 
pied,  l'Angleterre  est  sur  pied,  l'Espagne  n'est  pas  con- 
quise. Acceptons  tout  cela  ad  refocillandam  animant, 
jusqu'à  ce  qu'arrive  enfin  le  moment  du  génie  et  de 
l'unité. 

Nous  verrons  bientôt  ici  une  Ambassade  Persane.  On 
voulait  d'abord  ne  pas  la  recevoir  à  cause  des  frais  im- 
menses (car  les  orientaux  nous  défrayant  chez  eux,  il 
faut  les  traiter  de  même);  mais  l'Empereur  s'est  décidé  à 
l'accepter.  Elle  vient  demander  la  paix:  voilà  encore  une 
gloire.  Jam  Parthi  responsa  petunt.  Il  y  aura  nécessai- 
rement des  cérémonies  et  des  fêtes  qui  amuseront  tous 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  349 

les  yeux.  Le  spectacle  de  ces  grands  Empires  est  extrê- 
mement amusant.  Ou  farce,  ou  drame,  ou  tragédie,  on 
y  joue  toujours  quelque  chose. 

Lors  du  premier  partage  de  la  Pologne,  il  y  a  près  de 
40  ans,  des  Rebelles  polonais  (semblables  en  tout  aux 
Rebelles  espagnols  de  nos  jours)  furent  transportés  en 
Sibérie,  et  vous  serez  sans  doute  bien  surpris  d'apprendre 
que,  jusqu'à  présent,  on  n'a  pas  seulement  songé  à  leur 
fournir  aucun  secours  religieux.  Le  Gouverneur  actuel 
de  la  Sibérie  a  senti  cette  inconcevable  barbarie.  Comme 
il  est  venu  ici  pour  traiter  directement  des  affaires  de 
son  Gouvernement  avec  S.  M.  I.,  il  a  mis  cet  article  au 
nombre  de  ses  demandes,  et  il  a  obtenu  de  l'Empereur 
trois  établissements  de  prêtres  catholiques,  l'un  à  To- 
bolsk,  l'autre  à  Tomsk,  et  le  troisième  à  lrkoutsk,  sur  la 
frontière  de  Chine,  dans  une  étendue  de  près  de  7,000 
verstes  ;  mais  tout  cela  a  été  projeté  avec  une  parcimonie 
et  une  ignorance  de  nos  lois  qui  passent  l'imagination. 
Le  Gouverneur  général  est  fort  lié  avec  un  personnage 
distingué  de  cette  ville,  membre  du  Sénat  dirigeant, 
dont  je  suis  aussi  devenu  le  grand  ami.  Les  Mission- 
naires ont  été  demandés  au  Général  des  Jésuites,  et  tout 
de  suite  vingt  sujets  du  Collège  de  Polock  se  sont  pré- 
sentés, quoique  ce  soit  à  peu  près  se  dévouer  au  sup- 
plice. Mais  l'arrangement  de  cette  affaire  souffre  une 
infinité  de  difficultés.  Le  Général  a  demandé  de  s'abou- 
cher avec  le  Gouverneur  général,  en  présence  de  cet  ami 
dont  je  vous  parlais,  et  de  moi.  J'ai  cru  devoir  me  retirer 
en  ma  qualité  d'étranger  :  mais  le  Gouverneur  a  voulu  au 
contraire  que  j'assiste  à  la  conférence  ;  ainsi  nous  allons 


350  LETTRE 

traiter  cette  affaire  h  nous  quatre.  Je  trouve  assez  plai- 
sant qu'un  sujet  de  S.  M.  vienne  de  Chambéry  à  Saint- 
Pétersbourg  pour  influer  peut-être  sur  un  établissement 
qui  doit  avoir  lieu  sur  la  frontière  de  la  Chine.  Un  des 
effets  de  la  révolution  (qui  deviendra  lui-même  une  grande 
cause),  c'est  d'avoir  mêlé  tous  les  hommes,  toutes  les  re- 
ligions, toutes  les  langues,  toutes  les  opinions,  et  d'avoir 
rapproché  une  foule  de  têtes,  qui,  suivant  le  cours 
ordinaire  des  choses,  ne  devaient  jamais  se  rencontrer. 

On  vient  de  me  faire  présent  d'une  copie  de  la  fameuse 
lettre  ;  vous  la  trouverez  ci-jointe.  Comme  les  Anglais 
riront  de  V Anarchie  complète,  et  des  journaux  qu'il  en- 
voie à  son  <wu,  qui  sans  doute  n'a  pas  le  moyen  de  se 
les  procurer.  Je  n'ajouterai  qu'un  mot  sur  le  mérite 
intrinsèque  de  cette  lettre  autographe,  c'est  qu'on  n'y 
remarque  pas  l'ombre  d'un  Souverain.  Dans  un  billet 
de  Louis  XIV,  écrit  par  son  secrétaire  particulier  Rose, 
chaque  syllabe  est  d'un  Roi  ;  ici  il  n'y  en  a  pas  une  qui 
en  donne  l'idée.  Au  reste,  Monsieur  le  Chevalier,  on 
m'assure  de  bonne  part,  et  je  suis  tout  prêt  à  le  croire, 
qu'on  commence  ici  à  se  repentir  d'avoir  publié  cette 
lettre.  En  effet,  il  me  paraît  certain  que  cette  publicité 
déplaira  également  à  l'Autriche  et  à  celui  qui  a  écrit  la 
lettre.  Pour  ne  parler  que  de  celui-ci,  jugez  comment  ses 
pensées  et  son  style  seront  traités  en  Angleterre.  Qui 
ssiit  comment  il  prendra  la  chose?  On  dit  que  les  deux 
paix  ont  été  faites  par  deux  lettres.  Aux  conférences  de 
Frédéricksham,  le  Comte  de  Roumantzof  montra  au  Ba- 
ron de  Steddingk  la  copie  d'une  lettre  écrite  au  Roi 
Charles  XIII,  et  communiquée  à  l'Empereur  de  Russie, 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  354 

par  laquelle  Napoléon  déclarait  à  S.  M.  Suédoise  qu'il  ne 
pouvait  l'assister  d'aucune  manière  et  qu'il  l'exhortait  à 
finir  incessamment  avec  l'Empereur  de  Russie,  en  lui 
cédant  les  îles  d'Aland  et  tout  ce  qu'il  exigerait.  Le  Ba- 
ron de  Steddingk  craignit  d'abord  une  supercherie; 
mais  bientôt  un  courrier  Suédois  lui  apporta  la  copie 
authentique  de  cette  même  lettre:  sur  quoi,  il  signa  tout. 
On  dit  même  que  la  paix  avec  l'Autriche  a  été  déter- 
minée par  la  lettre  de  l'Empereur  de  Russie  communi- 
quée à  Napoléon.  Cela  peut  être  et  n'être  pas  ;  à  cause 
du  docte  que  je  vous  ai  fait  connaître,  mais  en  faisant 
abstraction  de  cette  lettre,  personne  ne  saurait  s'étonner 
du  parti  pris  par  l'Empereur  François.  Les  espérances 
avaient  été  trompées  en  Hollande,  trompées  en  Pologne, 
trompées  en  Italie;  ses  Généraux  étaient  divisés,  sa 
propre  famille  ne  l'était  pas  moins  ;  son  caractère  ne  le 
porte  pas  aux  grandes  résolutions.  Que  peut  faire 
d'ailleurs  un  Souverain  héritier  de  deux  philosophes? 

Lorsque  Champagny  a  remis  le  traité  à  M.  de  Metter- 
nich,  il  lui  a  dit  devant  plusieurs  personnes  :  «  Monsieur, 
vous  devez  ce  traité  aux  bons  offices  de  l'Empereur  de 
Russie.  Pour  cette  fois  encore,  l'Empereur,  mon  Maître, 
vous  a  pardonné;  mais  si  vous  vous  avisez  jamais  de 
recommencer  la  guerre,  il  vous  détruira  sans  retour». 
Quelles  paroles  !  Maestro  !  Il  senso  lor  m'è  duro.  Je  vois 
par  le  traité  que  cette  grande  Maison  perd  beaucoup 
plus  que  ne  l'indique  la  lettre  du  4  0  octobre.  Le  chemin 
vers  Constantinople  est  clairement  tracé  dans  ce  traité. 
Qu'allons-nous  voir  ?  Le  Croissant  tombera,  suivant  les 
apparences  :  mais  quelles  suites  inimaginables  I 


352 


MÉMOICE. 


293 

Mémoire. 

En  exceptant  quelques  erreurs  inévitables  et  passa- 
gères, fondées  sur  de  fausses  nouvelles,  et  peut-être 
aussi  quelques  jugements  précipités,  non  moins  inévi- 
tables dans  une  position  restreinte  qui  ne  permet  pas 
même  d'acheter  les  gazettes,  toute  ma  correspondance  a 
roulé  pendant  sept  ans  sur  certains  principes  généraux, 
que  je  prie  S.  M.  de  vouloir  bien  considérer  un  instant, 
dans  l'abrégé  extrêmement  succint  que  j'ai  l'honneur 
de  mettre  sous  ses  yeux. 

\ •  S'il  y  a  quelque  chose  de  malheureusement  évident, 
c'est  Pimmense  base  de  la  révolution  actuelle,  qui  n'a 
d'autres  bornes  que  le  monde. 

2°  Cette  révolution  ne  peut  point  finir  par  un  retour 
à  l'ancien  état  des  choses,  qui  paraît  impossible,  mais 
par  une  rectification  de  l'état  où  nous  sommes  tombés  ; 
tout  comme  la  révolution  immense  causée  par  l'invasion 
des  Barbares  dans  l'Empire  romain  ne  finit  point  par 
l'expulsion  de  ces  Barbares,  mais  par  leur  civilisation 
et  leur  établissement  définitif,  qui  créa  le  système  féodal 
de  l'Europe. 

3°  La  durée  des  révolutions  étant  proportionnée  à  la 
masse  des  éléments  mis  en  fermentation,  et  à  la  gran- 


MÉMOIRE.  333 

deur  de  l'effet  qui  doit  en  résulter  ;  rien  malheureusement 
ne  nous  annonce  la  fin  de  celle  que  nous  voyons  ;  d'au- 
tant plus  que  Ton  n'aperçoit  en  Europe  aucun  jeune 
talent  capable  de  s'opposer  au  torrent.  Cet  article  est 
important,  car  l'homme  qui  n'a  pas  vaincu  à  trente  ans 
ne  vaincra  jamais  ;  je  veux  dire  qu'il  pourra  conduire 
des  bataillons  avec  plus  ou  moins  de  succès  dans  une 
guerre  ordinaire,  mais  jamais  il  ne  fera  une  de  ces 
guerres  qui  changent  la  face  du  monde. 

4°  Mille  et  mille  raisons  historiques,  politiques,  mo- 
rales, métaphysiques  même,  se  réunissent  pour  faire 
croire  que  rien  ne  peut  faire  reculer  la  France,  et  que  le 
repos  ne  peut  être  rendu  au  monde  que  par  elle. 

5°  Bonaparte  n'est  qu'un  immense  zéro,  une  nullité 
toute  puissante.  R?en  ne  lui  résiste,  mais  son  action  est 
purement  destructrice,  et  ne  fait  que  balayer  la  place 
pour  les  architectes  futurs. 

6°  La  restitution  des  Etats  de  S.  M.  pendant  la  vie  de 
cet  homme  extraordinaire  ne  doit  pas  être  mise  au  rang 
des  choses  possibles. 

7°  La  Maison  de  Savoie  est  trop  grande  pour  un  petit 
Etat  :  son  ancien  patrimoine  même  n'était  pas  en  propor- 
tion exacte  avec  la  dignité  du  Souverain  (je  ne  dis  point 
ceci  parce  que  le  Roi  le  lira,  mais  parce  q ne  je  le  pense). 
Heureusement  ses  Etats  étaieut  si  parfaitement  situés,  et 
leurs  différentes  parties  se  trouvaient  entre  el  es  dans 
une  si  parfaite  harmonie,  qu'ils  pouvaient  être  rangés  au 
rang  des  souverainetés  les  plus  précieuses  de  l' Europe. 
Mais  si  Ton  vient  à  les  morceler,  fa  puissance  qui  naît 
de  l'ensemble  disparait,  ou  du  moins  elle  diminue,  non 
T.  xi.  23 


354  MÉMOIRE. 

point  en  raison  de  la  diminution  physique  et  territoriale, 
mais  dans  une  proportion  beaucoup  plus  grande. 

8°  Donc  il  vaudrait  mieux  pour  la  Maison  de  Savoie 
posséder  de  plus  grands  Etats,  et  même  hors  de  l'Italie, 
que  de  jouir  seulement  d'une  partie  des  siens,  et  ce 
qu'elle  doit  chercher  par-dessus  tout,  c'est  l'indépen- 
dance. 

9°  Un  beau  coup  serait  de  décider  Bonaparte  à  quel- 
que cession  qui  s'accorderait  d'abord  avec  la  morale,  qui 
est  avant  tout,  et  ensuite  avec  les  intérêts  et  les  vues  des 
puissances  légitimes,  en  sorte  que,  dans  aucune  suppo- 
sition possible,  S.  M.  ne  se  trouvât  compromise. 

40°  Appliquant  enfin  quelques-uns  de  ces  aperçus 
généraux  à  ma  situation  particulière,  je  demandais  avec 
empressement  à  S.  M.  une  marque  quelconque  de  sa 
protection  actuelle,  n'ôtant  jamais  les  yeux  de  dessus 
mon  extrait  baptistère,  et  faisant  cession  de  grand  cœur 
de  tous  mes  honneurs  futurs  à  ceux  qui  ont  le  bonheur 
de  compter  davantage  sur  l'avenir. 

Il  peut  sans  doute  y  avoir  de  l'erreur  dans  ce  système 
général,  mais  si  S.  M.  daigne  l'examiner  attentivement, 
peut-être  qu'EIle  n'y  en  trouvera  pas  plus  que  dans  tout 
autre  système.  Il  paraîtra  même  assez  difficile  d'évaluer 
cette  erreur,  si  l'on  réfléchit  que  dans  l'art  de  conjec- 
turer, l'événement  contraire,  considéré  seul,  ne  prouve 
rien  contre  la  légitimité  du  raisonnement,  précisément 
comme  dans  le  jeu  la  perte  de  la  partie  ne  prouve  nulle- 
ment que  celui  qui  a  perdu  ait  mal  joué. 


LETTRE  A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI. 


355 


294 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  3  (15)  novembre  1809. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  quelque  chose  sur  mon 
frère  dans  ma  longue  dépêche,  mais  comme  on  a  jalousé 
son  titre  autant  que  son  grade,  je  ne  crois  pas  inutile  de 
faire  un  article  sur  ce  point.  Vous  en  ferez  usage,  s'il  y 
échoit;  car  ma  manière  de  ne  jamais  me  plaindre  de 
personne,  n'étant  pas  à  l'usage  de  tout  le  monde,  et  ne 
sachant  ni  ce  qu'on  vous  écrit  ni  ce  que  vous  croyez, 
je  crois  devoir  prendre  quelques  précautions  éventuelles. 

Au  moment  où  mon  frère  arriva  ici,  plusieurs  per- 
sonnes et  des  sujets  même  de  S.  M.  l'avertirent  de 
prendre  garde  à  la  manière  dont  s'annoncerait  son  nom, 
qu'il  n'y  avait  ici  aucun  titre  de  noblesse  pour  les  cadets, 
vu  que  les  titres  sont  communs  à  tous  les  membres 
d'une  famille  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  et  que  s'il  n'était 
pas  Comte,  il  ne  serait  qu'un  Gospodin  (un  monsû  de 
Piémont).  Mon  frère  avait,  comme  on  dit,  la  tête  dans  un 
sac  en  arrivant  dans  un  pays  si  différent  du  sien  ;  il  est 
d'ailleurs  poco-curante  au  suprême  degré.  Il  ne  fit  nulle 
attention  à  la  chose.  —  Ecrivons,  dit-il,  comme  vous 
voudrez.  —  Et  il  n'y  pensa  plus  par  la  raison  que  vous 
allez  voir. 


356  LETTRE 

Tous  les  officiers  qui  avaient  voyagé  avec  mon  frère 
lui  avaient  conseillé  de  profiter  du  grand  talent  qu'il 
avait  reçu  de  la  nature,  et  d'imiter  tant  de  Français  qui 
avaient  pris  ce  parti,  ou  d'autres  analogues  ;  il  leur 
répondait  en  riant  :  «  Je  veux  voir  auparavant  si  je  suis 
officier  ou  peintre».  Arrivé  ici,  il  vit  que  prétendre  vivre 
à  Saint-Pétersbourg  avec  le  grade  de  capitaine  et  l'ap- 
pointement  de  ce  grade,  c'est  absolument  vouloir  danser 
une  valse  avec  un  poids  de  mille  livres  sur  la  tète.  A 
cette  époque,  il  apprit  que  la  cadette  de  mes  sœurs,  que 
nous  aimons  tous,  mais  qu'il  aime  particulièrement, 
était  demeurée  sur  le  grand  chemin  avec  son  mari  et 
cinq  enfants,  sans  avoir  pu  arracher  à  la  révolution  un 
journal  de  terre.  Ce  motif  le  décida  plus  que  tous  les 
autres  ;  il  était  d'ailleurs  loin  de  sa  patrie,  sans  res- 
sources d'aucune  espèce,  il  n'embarrassait  personne 
puisqu'il  n'avait  aucun  parent  ici.  Les  circonstances  et 
l'exemple  justifiaient  assez  sa  conduite.  Il  prit  philoso- 
phiquement son  parti,  il  demanda  sa  démission,  vint  à 
Moscou  et  se  déclara  artiste  forcé  :  en  un  clin  d'œil  il 
fut  riche,  et  prit  sa  part  de  la  manière  la  plus  noble 
dans  le  devoir  sacré  que  nous  nous  sommes  imposé  à 
l'égard  de  ma  sœur. 

Tout  allait  fort  bien,  Monsieur  le  Chevalier;  mais 
lorsque  j'appris,  à  Cagliari,  la  résolution  de  mon  frère,  il 
apprenait  à  Moscou  que  j'étais  Ministre  à  Saint-Péters- 
bourg. On  imaginerait  difficilementquelque  chosede plus 
bizarre  :  notre  crainte  commune  était  de  nous  gêner  mu- 
tuellement. Pour  comble  d'agrément,  S.  M.  me  présente 
d'une  main  timide,  qui  voulait  dire  :  Je  vous  fais  mes 


JL  M.  LE  CHEVALTER  DR  ROSST.  357 

excuses  de  vous  présenter  cet  homme  Je  débute  dans  un 
galetas,  sans  équipage  et  sans  meubles.  Les  uns  disent  : 
Est  il  Ministre  ?  Et  les  autres:  Est-il  Roi?  Jamais  un 
homme  délicat,  jamais  un  sujet  fidèle  ne  s'est  trouvé 
dans  une  position  plus  difficile.  Nous  avons  su  nous  en 
tirer,  Monsieur  le  Chevalier  ;  certes  on  n'a  pas  droit  de 
nous  jalouser,  car  les  moyens  que  nous  avons  employés 
sont  bien  exclusivement  à  nous. 

M.  l'Amiral  Tchitehagof,  qui  avait  au  moins  le  mérite 
d'aimer  et  de  rechercher  les  hommes  marquants,  m'offrit 
de  placer  mon  frère  sans  le  connaître  ;  car  il  était  re- 
tourné à  Moscou  après  avoir  passé  quelque  temps  avec 
m°i  ?  (  j'ajoute  sans  que  je  le  lui  eusse  demandé,  car 
jamais  cette  idée  ne  me  serait  venue  dans  l'esprit).  Il  lui 
donna  deux  emplois  pour  pouvoir  doubler  ses  appointe- 
ments ;  bientôt  il  en  fabriqua  un  troisième,  dans  la  pleine 
puissance  d'un  Ministre  russe,  en  lui  disant  :  Cest  pour 
votre  voiture.  Mais  c'est  ma  sœur  qui  en  a  retiré  tout 
l'avantage,  et  si  vous  étiez  dans  ce  pays,  Monsieur  le 
Chevalier,  vous  sauriez  ce  que  vaut  cet  héroïsme. 

Vous  observerez,  Monsieur,  qne  mon  frère  ne  s'était 
donné  aucun  titre  dans  le  monde,  et  qu'il  ne  l'avait 
nullement  réclamé  en  rentrant  au  service  ;  mais  on  trouva 
cette  note  parfaitement  oubliée  et  ensevelie  depuis  dix 
ans.  Tout  de  suite,  et  sans  la  moindre  discussion,  mon 
frère  se  trouva  titré  de  Comte,  et  vous  ajouterez  qu'il 
aurait  jeté  deux  mille  roubles  dans  la  rivière  pour  qu'il 
n'en  fut  plus  question  après  mon  arrivée  dans  ce  pays. 

J'aurais  vu,  je  vous  l'avoue,  avec  beaucoup  de  plaisir 
que  S.  M.  eût  daigné  s'occuper  de  mon  frère  :  j'ajoute 


358  LETTRE 

avec  la  même  franchise  que  la  bonne  et  saine  politique 
devrait  peut-être  s'interposer  dans  ces  sortes  d'embarras 
où  de  bons  et  fidèles  sujets  se  trouvent  jetés  malgré  eux, 
sans  aucune  faute  d'imprudence  ou  d'ambition.  Mais, si 
j'avais  fait  un  essai  dans  ce  genre,  qu'aurais-je  obtenu  ? 
une  mortification.  Jamais,  Monsieur  le  Chevalier,  nous 
n'obtiendrons  rien  de  S.  M.  :  un  des  hommes  de  notre 
pays  le  plus  fait  pour  savoir  tous  les  secrets,  dit  un  jour 
dans  un  moment  de  confiance  :  Nous  avons  marqué  cette 
famille,  jamais  elle  ri  avancera.  Il  avait  alors  à  peu  près 
l'âge  que  j'ai  aujourd'hui,  mais  j'étais  jeune:  le  beau 
vase  où  il  avait  déposé  ce  secret  pencha  vers  moi,  et  le 
secret  en  sortit,  comme  il  est  tout  simple  ;  j'ai  toujours 
eu  cette  révélation  devant  les  yeux,  et  j'obtiendrais  peut- 
être  un  sourire  de  bienveillance  de  la  part  de  S.  M.,  si 
je  vous  expliquais  ici  la  manière  dont  nous  avions  pris 
cet  oracle  dans  ma  famille,  et  le  plan  de  conduite  que 
nous  avions  adopté  ;  mais  il  ne  s'agit  point  de  cela.  Il 
me  suffit  de  vous  expliquer  pourquoi  S.  M.  n'a  jamais 
entendu  parler  de  mon  frère,  et  comment  il  porte  ici  un 
titre  qu'il  n'aurait  pas  chez  le  Roi.  Au  fond,  Monsieur 
le  Chevalier,  lorsque  le  Roi  de  France  donnait  jadis  un 
titre  à  l'un  de  ses  sujets  en  lui  adressant  la  parole,  il 
était  de  maxime  que  personne  ne  lui  disputait  plus  ce 
titre  -y  il  serait  singulier  que  l'Empereur  de  Russie  n'eût 
pas  le  droit  d'appliquer  à  un  étranger,  qui  le  sert  et  qui 
n'a  plus  de  patrie,  le  droit  public  de  son  propre  empire; 
mais  je  ne  veux  pas  me  servir  de  cet  avantage  :  la  chose 
s'est  passée  comme  je  viens  de  vous  le  raconter.  Les 
sottises  vont  loin  quand  elles  prennent  des  ailes  de 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  359 

papier  !  Qui  sait  ce  qui  peut  vous  en  revenir?  On  peut 
(car  tout  est  possible),  nous  prêter  le  projet  de  séparer 
nos  intérêts  de  ceux  de  S.  M.  et  de  nous  procurer  des 
distinctions  indépendantes  de  sa  volonté  ;  aujourd'hui 
nous  le  pourrions  sans  crime,  mais  jamais  nous  n'y 
avons  pensé.  Nous  avons  prouvé  de  mille  manières,  et 
aux  dépens  de  ce  que  nous  avons  de  plus  cher,  que  nous 
le  préférons  à  tout,  que  nous  aimons  mieux,  dans  lé 
naufrage  universel,  flotter  à  ses  côtés  sur  un  bris  de 
navire,  que  dormir  sur  l'édredon  dans  un  vaisseau  de 
cent  pièces  cinglant  promptement  toutes  voiles  dehors. 
Tout  a  été  inutile  :  moi-même  je  n'ai,  si  vous  l'observez 
bien,  rien  obtenu  jamais  de  S.  M.  Je  tiens  d'Elle  exté- 
rieurement deux  marques  insignes  de  sa  bonté  et  de  sa 
confiance  :  mon  titre  d'Envoyé  extraordinaire  et  mon 
Ordre,  mais  vous  savez  à  qui  je  dois  l'un  et  l'autre. 
Toutes  les  fois  que  je  me  montrerai  seul,  que  personne 
ne  parlera  pour  moi,  et  que  les  circonstances  n'exigeront 
rien  de  S.  M.,  je  serai  sûr  de  n'en  rien  obtenir.  Mon 
frère  de  son  côté  à  été  insulté  (absent,  comme  vous 
sentez  bien)  à  côté  du  Roi  et  chez  le  Roi  d'une  manière 
horrible.  Je  l'ai  fait  savoir  :  S.  M.  n'a  pas  daigné  me 
donner  le  plus  léger  signe  d'y  avoir  fait  attention.  Jugez, 
Monsieur  le  Chevalier,  comment  j'aurais  été  reçu  si 
j'avais  fait  quelque  demande  pour  lui:  que  dire  à  tout 
cela  ?  Ce  que  nous  avons  toujours  dit  :  Vive  le  Roi  !  — 
Nous  ne  cesserons  pas  un  instant  de  l'aimer,  de  le  pré- 
férer, de  l'exalter,  de  le  servir  quand  nous  le  pourrons  ; 
mais  personne  ne  doit  s'étonner  de  nous  voir  tomber 
par  force  dans  les  bras  de  la  compassion  étrangère,  et 


360  LETTRE 

jouir  sans  effort,  comme  sans  impertinence,  des  avan- 
tages d'une  bienveillance  qui  nous  a  constamment 
accompagnés  dans  tous  les  pays  du  monde,  un  seul 
excepté. 

Hœc  te  ignorare  nolui.  Ceci  n'étant  ni  une  plainte  ni 
une  demande,  je  n'attends  aucune  réponse  ;  c'est  une 
simple  précaution  que  je  crois  devoir  prendre  dans  un 
moment  solennel,  et  où  il  m'importe  de  ne  laisser  dans 
l'esprit  de  notre  bon  et  auguste  Maître  aucun  soupçon 
sur  l'étendue  de  notre  dévouement,  et  sur  les  principes 
qui  ont  constamment  réglé  notre  conduite.  Le  reste  est 
dans  le  sablier  du  temps. 

Je  livre  entièrement  ces  pages  à  votre  amitié  et  à 
votre  prudence  :  faites  en  usage  ou  supprimez-les, 
comme  vous  l'estimerez  convenable.  Tout  à  vous , 
Monsieur  le  Chevalier. 

295 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 
Saint-Pétersbourg,  29  novembre  (11  décembre)  1809. 
Sibe, 

Malgré  les  ordres  envoyés  au  Prince  Bagration,  il  n'a 
pas  moins  fallu  repasser  le  Danube.  Ce  Général  a  repré- 
senté à  l'Empereur  qu'il  ne  pouvait  tenir  en  place,  sans 
exposer  l'armée  russe  à  une  perte  certaine.  Je  suis  ici 


AU  BOI  VICTOR-EMMANUEL.  /  364 

intimement  lié  avec  l'un  des  personnages  les  plus  esti- 
mables que  renferme  cette  capitale,  c'est  le  Sénateur  et 
Conseiller  privé  actuel  de  Tamara,  qui  a  été  très  long- 
temps Ministre  de  Russie  à  la  Porte,  sous  Paul  Ier.  Il 
connaît  à  fond  ce  pays  et  m'a  dit  souvent  que,  dans  ses 
derniers  moments,  sa  défense  serait  terrible  et  tout 
autre  qu'on  ne  le  croit.  Une  autre  personne  non  moins 
instruite,  mais  appartenant  à  l'ordre  militaire,  m'assure 
que  sans  un  débarquement  on  ne  peut  venir  à  bout  de 
Constantinople,  et  ce  débarquement,  Sire,  ne  pouvant 
s'exécuter  par  la  mer  Noire,  je  ne  doute  pas  que  Napo- 
léon ne  spécule  de  ce  côté  sur  la  flotte  russe,  et  qu'il  ne 
choisisse  pour  son  instrument  particulier  l'Amiral 
Tchitchagof  qui  se  trouve  dans  ce  moment  à  Paris.  Déjà 
nous  savons  qu'il  a  obtenu  des  audiences  particulières  : 
Bonaparte  lui  tournera  aisément  la  tête  et  s'en  servira 
habilement  pour  ses  fins.  Si  je  ne  me  trompe,  nous  ver- 
rons partir  d'ici  quelques  officiers  russes,  pour  aller  à 
Paris,  concerter  un  plan  contre  la  Turquie  qui  ne  peut 
guère  être  envahie  du  côté  du  Balkan,  et  qui  ne  peut 
l'être  que  difficilement  par  la  Croatie  et  la  Bosnie.  Néan- 
moins il  est  probable  que  Constantinople  tombera. 

Votre  Majesté  n'a  pas  idée  de  toutes  les  horreurs  que 
l'on  a  dites  de  l'inconcevable  Amiral  depuis  son  départ  : 
cependant  il  est  toujours  Ministre,  et  sa  faveur  auprès 
de  l'Empereur  est  toujours  la  même.  Bien  des  gens  sou- 
tiennent que,  dans  moins  d'une  année,  il  sera  ici  avec  la 
même  existence,  au  moins,  qu'il  avait  en  partant.  Rien 
n'est  plus  possible,  surtout  si  le  Maître  le  veut  ainsi,  et 
rien  ne  pique  ma  curiosité  comme  de  voir  le  rôle  que  va 


362  LETTRE 

jouer  cet  homme  extraordinaire.  Pour  mon  compte, 
c'est-à-dire  pour  le  compte  de  Votre  Majesté,  je  dors 
en  paix  de  ce  côté,  puisqu'il  ne  me  fera  jamais  que  du 
bien  ;  je  l'avais  totalement  apprivoisé  et  je  ne  sais  trop 
comment. 

Par  une  suite  du  bonheur  que  j'ai  eu  de  ne  choquer 
personne,  je  viens  de  jouir  d'un  agrément  qui  a  fait  un 
spectacle  diplomatique,  et  dont  je  dois  informer  Votre 
Majesté.  M.  le  Comte  de  Saint-Julien,  arrivé  ici  comme  j'ai 
eu  l'honneur  de  le  mander  à  Votre  Majesté  dans  mon 
dernier  numéro,  a  dû  choisir  un  membre  du  Corps  di- 
plomatique pour  le  présenter  à  Saint-Pétersbourg.  Les 
premières  réflexions  ont  restreint  le  choix  entre  le  Baron 
de  Schalten,  Ministre  de  Prusse,  et  moi,-  mais  les  der- 
nières m'ont  donné  la  préférence.  Voici  les  considéra- 
tions qui  ont  déterminé  M.  de  Saint-Julien,  et  qui  ont 
surtout  été  pressées  par  notre  ami  le  Duc  de  Serra-Ca- 
priola.  \°  Il  ne  convient  point  à  un  agent  de  l'Empereur 
d'Autriche  de  choisir  son  présentateur  parmi  les 
Ministres  des  puissances  absolument  dépendantes  de  la 
France.  2°  Je  suis  Ministre  d'une  Cour  liée  intimement 
par  le  sang  avec  celle  d'Autriche.  3°  M.  le  Baron  de 
Schalten  ne  fréquente  pas  toutes  les  maisons  de  Péters- 
bourg,  entre  autres  deux  des  plus  marquantes,  celles  du 
Comte  de  Strogonof  et  celle  de  la  Princesse  Galitzin- 
Waldemar,  dame  du  portrait,  mère  de  la  jeune  Comtesse 
de  Strogonof  :  au  contraire  le  Ministre  de  Votre  Majesté 
est  partout.  En  conséquence,  Sire,  M.  le  Comte  de  Saint- 
Julien  est  venu  chez  moi  me  prier,  dans  les  formes,  de 
le  présenter  dans  toutes  les  maisons,  ce  que  j'ai  fait  avec 


AU   ROI   VICTOR-EMMANUEL.  363 

beaucoup  de  plaisir,  non  cependant  sans  quelque  crainte 
que  ce  choix  ne  parût  aux  Français  une  bravade  capable 
de  nuire  à  M.  de  Saint-Julien;  mais  c'était  son  affaire,  et 
comme  ils  n'ont  aucune  colère  contre  moi,  ils  n'ont  rien 
dit.  Tout  s'est  passé  à  merveille  ;  un  Ministre  autrichien 
(quoique  non  avoué)  présenté  dans  cette  ville  et  dans 
ces  circonstances,  sous  les  yeux  d'une  ambassade  fran- 
çaise, par  le  Ministre  de  Votre  Majesté,  est  un  spectacle 
qui  a  dû  exciter  quelque  étonnement  parmi  les  specta- 
teurs. Je  renvoie  très  respectueusement  à  Votre  Majesté 
tout  ce  qu'il  peut  avoir  de  flatteur  pour  moi. 

Nous  sommes  toujours  ici  dans  la  crise  d'une  banque- 
route. Pour  faire  compter  à  ma  femme  mille  livres  en 
Piémont,  il  m'en  a  coûté  ici  mille  roubles.  Tout  le 
monde  se  regarde  et  personne  ne  sait  où  nous  serons 
conduits. 

La  lettre  apportée  par  le  Comte  de  Saint-Julien  est 
tout  à  fait  fraternelle.  L'Empereur  d'Autriche  se  met 
entre  les  mains  de  celui  de  Russie,  et  le  prie  de  prendre 
lui-même  les  400,000  hommes  où  il  voudra.  Le  porteur 
a  été  fort  bien  reçu,  et  d'abord  il  avait  été  conclu  que 
l'affaire  se  terminerait  ici  ;  mais,  depuis  le  départ  de 
l'Empereur,  le  Chancelier  de  l'Empire  se  montre  plus 
difficile  et  M.  de  Saint-Julien  a  su  que  le  Prince  Ga- 
litzin,  qui  commande  en  Russie,  avait  reçu  Tordre  de 
demeurer.  Ce  qui  oblige  le  premier  à  faire  partir  sur  le 
champ  un  courrier. 

L'Empereur  est  parti  hier  vers  une  heure  après-midi 
pour  Twer,  où  réside  la  Grande-Duchesse  Catherine,  sa 
sœur,  et  de  là  il  se  rendra  à  Moscou,  et  à  Thula  où  est 


364  LETTRE 

la  grande  manufacture  d'armes.  Qui  sait  si  ce  voyage  n'a 
pas  pour  but,  au  moins  en  partie,  de  se  délivrer  ici  des 
fatigues  de  la  délicatesse? 

La  Grande-Duchesse  Catherine  se  lève  à  6  heures  du 
matin,  fait  la  ménagère  dans  sa  maison,  reçoit  à  dîner 
ceux  qu'elle  juge  à  propos,  les  congédie  après  dîner, 
examine  les  comptes  de  sa  maison,  enseigne  le  Russe  à 
son  mari,  soupe  tête  à  tête  et  se  couche  à  dix  heures. 
C'est  ce  qu'on  appelle,  en  style  familier,  une  fine  mou- 
che; mais  elleabien  du  monde  contre  elle,  entre  autres 
tous  les  amis  de  sa  belle-sœur,  qu'elle  a  le  malheur  de 
ne  pas  aimer. 

Je  puis  avoir  l'honneur  de  donner  à  Votre  Majesté, 
comme  très  prochaine,  une  révolution  entière  dans  le 
Ministère. On  y  reconnaît  déjà  quelques  formes  françaises; 
presque  en  même  temps,  on  compte  sur  l'apparition  du 
code  civil,  enfanté  avec  douleur  depuis  quelques  années, 
et  qui  est  enfin  sur  le  point  de  voir  le  jour.  Il  contient 
sur  les  successions  quelques  dispositions  favorables  aux 
femmes,  qui  choqueront,  à  ce  qu'on  m'assure,  les  idées 
russes  et  pourront  causer  du  trouble.  J'aurai  soin  de 
tenir  Votre  Majesté  au  fait  de  tout.  Il  ne  me  reste  aujour- 
d'hui que  le  temps  de  mettre  à  ses  pieds  le  très  profond 
respect  avec  lequel  je  suis,  etc. 

P.  S.  —  La  nouvelle  de  Bessarabie  ne  m'avait  pas 
été  donnée  d'une  manière  parfaitement  exacte.  C'est  la 
cavalerie  seulement  que  le  Prince  Bagration  a  renvoyée 
sur  la  rive  gauche  du  Danube,  par  l'impossibilité  abso- 
lue de  la  faire  subsister  de  l'autre  côté  mais  l'infanterie 


AU  BOI  VICTOR-EMMANUEL.  365 

a  reçu  Tordre  d'avancer.  —  Avancer  contre  les  Turcs 
sans  cavalerie  !  C'est  une  entreprise  hasardeuse.  A  la  vé- 
rité on  a  conservé  plusieurs  régiments  de  Cosaques  ; 
mais  il  y  a  toujours  beaucoup  de  dangers. 

Peu  de  jours  après  M.  le  Comte  de  Saint-Julien,  nous 
avons  vu  arriver  en  courrier  le  Marquis  Scarampi,  sujet 
de  Votre  Majesté,  Officier  de  S.  M.  l'Empereur  d'Autriche, 
expédié  par  le  Maréchal  de  BellegardeJ'ai  été  ravi  de  voir 
ici  un  sujet  de  Votre  Majesté  ;  et  tout  de  suite  nous  avons 
fait,  mon  frère  et  moi,  ce  qui  dépendait  de  nous  pour  lui 
rendre  agréable  le  séjour  de  cette  grande  ville  :  il  com- 
mençait à  y  prendre  beaucoup  de  goût,  et  Madame  la 
Princesse  Tcherkaski,  dont  la  maison  est  tout  à  fait  celle 
de  mon  frère,  nous  avait  tous  priés  à  un  dîner  d'amis 
qui  devait  être  fort  agréable,  lorsque  le  Comte  de  Saint- 
Julien  s'est  trouvé  daus  le  cas  d'expédier  subitement  un 
courrier.  Celui  qu'il  attendait  de  Vienne,  d'un  moment 
à  l'autre,  n'était  point  arrivé.  Le  Marquis  est  obligé  de 
repartir  à  son  grand  regret;  il  aurait  envie  d'être 
attaché  à  la  Légation  autrichienne,  mais  je  doute  qu'il 
sache  le  Français  assez  parfaitement  pour  une  ville  où 
les  Anglais  seuls  ont  droit  de  faire  des  solécismes.  Nous 
sommes  bien  contents  de  lui,  et  j'espère  aussi  qu'il  n'est 
pas  mécontent  de  nous. 


366 


LETTRE 


296 

A  Mme  la  Baronne  de  Morand,  née  de  Costa, 
sa  belle-sœur. 

Saint-Pétersbourg,  3  (15)  décembre  1809. 

Vous  venez  de  me  donner  une  belle  preuve,  ma  très 
aimable  sœur,  de  la  sagesse  de  la  maxime  avancée  par 
feu  Madame  de  la  Sablière,  que  lorsqu'on  est  assailli  par 
une  tentation,  ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  suc- 
comber.  Combien  j'aurais  été  malheureux  ,  si  vous 
n'aviez  pas  succombé  à  celle  de  m'écrire  ! 

J'aurais  perdu  l'occasion  de  me  disculper  auprès  de 
vous  d'un  très  grand  crime,  celui  de  vous  oublier  ;  c'est 
un  reproche  que  je  n'ai  jamais  mérité,  et  que  je  ne 
mériterai  jamais,  vous  pouvez  en  être  bien  sûre  ;  votre 
image  vénérée  est  au  premier  rang  de  ces  fantômes 
aimables  que  mon  imagination  évoque  sous  le  pôle  pour 
me  rendre  heureux,  autant  que  je  puis  l'être,  par  les 
souvenirs,  hélas  !  J'ai  perdu  pour  toujours  la  douce  so- 
ciété qui  a  fait  le  charme  de  mes  belles  années.  Le  trem- 
blement de  terre  a  creusé  un  fossé  immense  entre  elle 
et  moi.  Mais  vous  ne  sauriez  croire,  Madame,  combien  le 
temps  et  la  distance  opèrent  peu  sur  ma  mémoire.  Il  y  a 
peu  de  temps  que  j'ai  longuement  parlé  de  vous  et  de 
tout  ce  qui  vous  appartient  avec  un  Européen  qui  vous  a 


A  Mme  LA  BAB0NNE  DE  MOBAND.  367 

vue  je  ne  sais  où.  Il  m'a  dit  formellement  que  vous  étiez 
toujours  belle:  ce  que  c'est  que  l'habitude!  J'ai  pris  un 
vif  intérêt  au  mariage  de  la  charmante  Flavie.  Si  je  ne 
vous  ai  jamais  écrit,  c'est  qu'il  n'est  pas  possible  d'écrire 
à  toutes  les  personnes  qui  nous  intéressent  ;  c'est  que 
Sa  Majesté  le  Hasard  décide  d'une  infinité  de  choses  ; 
enfin,  Madame,  le  cœur  n'est  pour  rien  dans  tout  cela.  Il 
a  sa  mémoire,  comme  vous  savez,  et  vous  ne  pouvez  ja- 
mais en  être  effacée.  Je  vous  remercie  des  nouvelles  que 
vous  me  donnez  de  votre  famille  que  je  serre  sur  mon 
cœur,  comme  si  je  la  connaissais.  Je  conçois  parfaitement 
l'inactivité  de  votre  cher  Edouard  et  l'inutilité  de  ses 
talents,  mais  je  conçois  peu  Alphonse  à  Valladolid.  Bon 
Dieu  ! 

Cependant,  je  suis  bien  ici,  moi  !  Pourquoi  un  autre  ne 
serait-il  pas  à  Valladolid.  Ce  raisonnement  me  paraît 
fort,  et  j'ai  bien  peur  de  m'être  étonné  comme  un  nigaud; 
peu  m'importe  au  fond,  car  le  titre  que  je  crains  le  moins 
dans  le  monde,  c'est  celui  de  nigaud.  Ceux  qui  vous 
ont  dit  que  mon  Rodolphe  est  un  très  beau  garçon  sont 
des  calomniateurs  ;  mais  il  est  vrai  qu'il  ressemble  assez 
à  un  très  beau  portrait,  ce  qui  n'est  pas  du  tout  la  même 
chose.  Tel  qu'il  est  pour  la  figure,  il  est  au  moins  très 
bon  garçon,  et  je  puis  même  vous  le  dire  fort  estimé  ici. 
Il  a  fait  deux  campagnes,  l'une  dans  l'eau,  et  l'autre 
dans  la  glace  ;  il  n'en  a  point  été  enrhumé,  et  les  balles 
qui  se  sont  promenées  autour  de  lui  au  point  d'emporter 
le  fourreau  de  son  sabre,  me  l'ont  cependant  laissé  tout 
entier.  Il  se  met  à  vos  genoux,  ainsi  que  mon  frère,  qui 
est  infiniment  sensible  à  votre  souvenir.  Il  a  ici  un  état 


368  LETTRE 

fort  agréable  ;  il  est  Colonel,  Membre  honoraire  du  dé- 
partement de  l'Amirauté,  et  directeur  du  Musée.  Ce 
dernier  titre  renferme  toute  la  partie  scientifique,  bi- 
bliothèque, plans,  machines,  etc.  Mon  petit  Rodolphe 
est  Chevalier-Garde;  c'est  un  service  extrêmement  bril- 
lant, mais  fort  coûteux,  ou  pour  mieux  dire,  écrasant 
dans  ma  position  ;  il  le  sera  moins  à  mesure  que  le  jeune 
homme  avancera  en  grade  :  il  n'y  en  a  que  trois  dans 
ce  Corps:  Cornette,  Lieutenant  et  Capitaine.  Ce  der- 
nier est  Colonel  dans  l'armée.  Lorsque  mon  fils  y  entra, 
il  y  a  trois  ans,  il  était  vingt-troisième  Cornette;  aujour- 
d'hui il  est  le  troisième  :  j'attends  des  remuements  avec 
impatience. 

Vous  plait-il  savoir  quelque  chose  de  moi?  Je  vous 
dirai  ce  que  j'ai  dit  à  tant  de  personnes.  Je  suis  aussi 
heureux  qu'on  peut  l'être  quand  on  est  malheureux.  On 
me  comble  de  bontés.  Je  jouis  d'une  infinité  d'agré- 
ments. Mais  mais  regarder  au  midi!  Cette  séparation 

terrible  est  si  bien  confirmée  par  les  circonstances  que 
je  ne  vois,  de  longtemps  du  moins,  aucun  moyen  imagi- 
nable d'y  mettre  fin.  Cela  est  cruel,  plaignez-moi,  et 
tout  sera  dit  J'ai  été  ravi  de  ce  que  vous  me  dites  de 
mes  filles:  je  compte  bien,  à  vous  dire  la  vérité,  sur 
quelques  exagérations  de  l'amitié,  mais  j'espère  aussi 
qu'il  y  a  du  vrai  dans  votre  relation. 

Bonne  Clémentine,  est-ce  bien  vrai?  Ne  me  faites  pas 
d'histoires. 

Embrassez  tendrement  de  ma  part  le  frère  Joseph  :  il 
n'y  a,  je  crois,  point  de  mal  à  cela!  Invitez-moi  de  temps 
en  temps  à  vos  soirées  de  Gonfignon.  Mes  oreilles  tinta- 


A  Mme  LA  BARONNE  DE  MORAND.  369 

ront  sûrement.  11  me  semble  que  la  terre  de  Coufignon 
a  fait  tort  à  celle  de  Saint-Giraud;  il  en  résulte  que  mon 
imagination  ne  sait  où  vous  chercher,  car  je  n'ai  jamais 
vu  votre  séjour  d'à  présent  :  je  ne  puis  me  flatter  de 
vous  y  voir  jamais.  Si  cependant  je  voyageais  encore 
sur  ces  belles  plages,  comment  vous  prouverais-  e  que  je 
suis  votre  beau-frère?  Vous  ne  me  reconnaîtriez  plus. 
Je  suis  vieux  comme  un  violon  de  Crémone.  Le  plus  sûr, 
je  crois,  serait  de  me  présenter  à  pied,  et  de  demander 
l'hospitalité,  comme  un  homme  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu. 
Vous  diriez  sûrement  :  Faites  entrer  ce  pauvre  homme. 
Mais  voyez  donc,  mon  cher  ami,  il  prononce  précisément 
comme  mire  beau-frère  le  Scythe.  —  Bonjour,  excellente 
Clémentine,  je  vous  remercie  de  nouveau  de  votre  ai- 
mable lettre.  Ne  doutez  jamais  de  mon  tendre  et  éternel 
attachement. 

Joseph. 

Si  je  puis  être  utile  à  Monsieur  Termain,  il  est  bien 
recommandé.  N'écrivez-vous  pas  à  votre  excellent 
frère?  Parlez-lui  de  moi.  Je  ne  sais  pourquoi  je  ne  lui 
écris  pas.  Lui,  de  son  côté,  ne  me  dit  mot.  Le  sacré  bap- 
tême et  l'auguste  mariage  sont  entrés  je  ne  sais  combien 
de  fois  chez  lui  sans  qu'il  m'ait  invité.  Pensez  si  je  se- 
rais allé  !  —  Dieu  le  bénisse  et  tout  ce  qui  l'intéresse  il 
sera  toujours  pour  moi  au  premier  rang  de  tout  ce  que 
j'aime  et  de  tout  ce  que  j'estime  le  plus  dans  l'univers. 


T.  XI. 


370 


LETTRE 


297 

f  A  la  Reine  Marie-Thérèse  d'Esté, 

Heine  de  Sardaignt. 

Saint-Pétersbourg,  décembre  1809. 

Madame, 

Londres  et  Trieste  m'étant  fermés,  il  ne  me  reste 
d'autre  voie  que  celle  de  Constantinople  pour  faire  ar- 
river une  lettre  en  Sardaigne.  Dans  cette  position  em- 
barrassante, j'ai  pensé  que  je  ne  pouvais  rien  imaginer 
de  mieux  que  de  faire  parvenir  cette  lettre  sous  le 
couvert  de  Votre  Majesté,  entre  les  mains  de  son  au- 
guste sœur  rimpératrice  d'Autriche.  J'y  trouve  moi- 
même  l'occasion  très  flatteuse  de  me  mettre  aux  pieds 
de  Votre  Majesté,  et  de  lui  présenter  directement 
l'hommage  de  mon  très  respectueux  dévouement. 

Ce  n'est  point  sans  une  profonde  douleur,  Madame, 
que  nous  avons  vu  s'évanouir  un  nouvel  espoir,  en  ap- 
parence si  fondé  :  cependant,  au  milieu  de  si  grands 
malheurs,  on  peut  encore  féliciter  Votre  Majesté  de  ce 
que  les  choses  ne  sont  pas  allées  aussi  mal  qu'on  a  pu  le 
craindre  légitimement.  François  Ier  disait  :  Tout  est 
perdu,  fors  l'honneur  ;  François  II  a  sauvé,  avec  l'hon- 
neur, dix-huit  millions  de  sujets  fidèles,  et  ses  armées 
n'ont  succombé  qu'à  la  magie,  heureusement  passagère, 
qui  entraîne  tout. 


A  LÀ  REINE  MAftiÉ-THÉRÈSE  D'ESTE.  374 

Je  suis  mortellement  fâché  de  voir  Votre  Majesté  con- 
finée d'une  manière  si  peu  digne  d'Elle;  mais  d'un  autre 
côté,  Elle  est  indépendante,  «t  n'est  point  exposée  à  faire 
le  voyage  de  Paris.  A  cette  consolation,  qui  est  certai- 
nement très  grande,  Elle  en  joint  une  autre  encore  plus 
chère  à  son  cœur,  faite  pour  adoucir  tous  les  chagrins  : 
la  réputation  de  son  auguste  fille,  Madame  Béatrix, 
s'étend  déjà  de  tous  côtés  ;  son  esprit,  ses  grâces,  sa 
bonté,  sa  pénétration,  ont  fait  l'admiration  de  tous  ceux 
qui  ont  eu  l'honneur  de  l'approcher.  En  prêtant  une 
oreille  avide  aux  louanges  les  plus  désintéressées,  je  me 
suis  souvent  rappelé  avec  un  extrême  intérêt  le  temps 
où  j'amusais  son  aimable  enfance,  lorsque,  avec  ma  vue 
basse,  je  rencontrais  sa  poupée  suspendue  dans  l'embra- 
sure d'une  porte.  C'était  hier,  à  ce  qu'il  me  semble  ; 
aujourd'hui  elle  pourrait  commander  à  des  hommes,  et 
même  les  instruire.  J'exprimerais  difficilement  à  Votre 
Majesté  la  part  que  je  prends  au  plus  grand  bonheur 
dont  Elle  puisse  jouir. 

Je  n'ai  point  l'honneur  d'être  personnellement  assez 
connu  de  Votre  Majesté*  pour  me  permettre  d'ajouter 
d'autres  considérations  sur  un  état  de  choses  que  je  ne 
crois  point  sans  remède,  malgré  l'aspect  lugubre  qu'il 
présente  dans  ce  moment.  Je  me  borne  donc  à  supplier 
Votre  Majesté  de  vouloir  bien  agréer,  avec  sa  bonté  ordi- 
naire, l'intérêt  sans  bornes  que  je  ne  cesserai  de  prendre 
aux  moindres  événements  liés  de  quelque  manière 
à  son  sort  et  à  son  bonheur,  et  le  très  profond  res- 
pect, etc. 


372 


LETTRE 


298 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 

Saint-Pétersbourg,  décembre  1809. 

Sire, 

L'Empereur  a  été  reçu  à  Moscou  avec  des  transports 
de  joie  véritablement  attendrissants.  Parti  d'ici  le  4  0 
(vieux  style)  après  midi,  il  était  arrivé  le  lendemain  à 
Twer  à  dix  heures  du  soir.  La  distance  est  de  460 
verstes  ;  voilà  ce  qu'on  peut  faire  dans  un  traîneau  dé- 
couvert qui  ne  portait  que  lui  et  son  Grand  Maréchal. 
Le  lundi  4  6,  il  est  arrivé  à  Moscou,  où  il  est  entré  à 
cheval  absolument  seul,  n'ayant  pas  même  un  domes- 
tique à  sa  suite.  Il  a  marché,  depuis  la  porte  de  la  ville 
jusqu'au  Palais  et  à  l'Eglise  du  Kremlin  (ancienne  rési- 
dence des  Czars),  au  milieu  de  deux  cent  mille  hommes 
qui  serraient  son  cheval.  A  peine  l'Empereur  pouvait 
avancer.  On  se  jetait  sur  lui,  au  pied  de  la  lettre.  On 
baisait  sa  botte,  les* harnais,  la  tête  de  son  cheval.  On 
lui  prodiguait  une  foule  d'expressions  tendres  reçues 
dans  la  langue  russe  :  papa,  bel  empereur,  ange,  etc. 
C'est  au  milieu  de  ce  cortège  et  de  ces  acclamations 
qu'il  est  arrivé,  en  pleurant  de  joie.  Son  séjour  n'a  plus 
été  qu'une  succession  de  réjouissances.  La  noblesse  et 
les  marchands  lui  ont  donné  des  bals.  Il  en  a  donné  un 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  373 

à  son  tour,  et  il  a  bien  voulu,  en  dérogeant  à  son  pre- 
mier projet,  passer  à  Moscou  le  jour  de  sa  naissance  ; 
de  sorte  que  c'est  l'Impératrice  qui  a  fait  les  honneurs, 
et  qui  a  donné  aux  trois  premières  classes  de  l'Empire, 
le  bal  et  le  souper  d'usage  ce  jour-là.  L'Empereur  s'étant 
rendu  au  théâtre,  on  y  joua  une  pièce  russe  qui  avait 
beaucoup  de  rapport  à  la  circonstance.  Mais  comme 
S.  Mi  n'aime  point  qu'on  la  loue  en  face,  on  avait  cru 
devoir  supprimer  un  couplet  qui  se  rapportait  trop  di- 
rectement à  Elle;  mais  l'assemblée  a  demandé  le  couplet 
à  grands  cris,  et  a  forcé  l'artiste  de  le  chanter.  Enfin, 
rien  n'a  manqué  au  triomphe  paternel  de  S.  M.  I.  Les 
fêtes  ont  fini  par  un  grand  bal  masqué  donné  par  l'Em- 
pereur, à  la  suite  duquel  il  a  dû  partir,  dans  la  nuit  du 
25  au  26  (nouveau  style).  On  lui  a  donné  un  spectacle 
d'un  genre  singulier,  et  qui  n'appartient  qu'à  ce  pays. 
L'immense  ville  de  Moscou  renferme  des  étangs  qui 
peuvent  s'appeler  lacs.  On  a  choisi  l'un  des  plus  grands, 
dont  on  a  ôté  la  moitié  de  la  glace,  qu'on  a  emportée 
sur  des  chariots.  Sur  cette  moitié  dégagée,  on  a  établi 
une  infinité  de  chaloupes  illuminées .  et  sur  l'autre  partie 
une  foule  d'enfants  du  peuple,  couverts  de  lumières, 
patinaient  en  tous  sens.  On  dit  que  cette  double  illumi- 
nation mobile  formait  un  coup  d'œil  admirable.  L'Era-  v 
pereur  a  dit  qu'il  se  repentait  de  n'avoir  pas  vu  assez 
son  bon  peuple  de  Moscou,  mais  qu'à  l'avenir  ses 
visites  seraient  plus  fréquentes.  C'est  ce  que  nous  ver- 
rons. 

Ce  voyage,  Sire,  a  l'air  d'un  impromptu  ou  d'un  à- 
propos  ;  mais  pour  moi,  je  le  crois  médité  d'avance  et 


374  LETTRE 

fait  dans  des  vues  profondes.  Si  je  ne  me  trompe  beau- 
coup, l'Empereur  a  voulu  parler  à  de  certaines  personnes 
qu'il  ne  voulait  pas  faire  venir  ici.  11  a  eu  une  longue 
conférence  avec  le  Comte  de  Rostopchin,  fort  connu  de 
Votre  Majesté;  si  ce  personnage  rentre  dans  les  affaires, 
ce  qui  me  paraît  probable,  il  en  amènera  sûrement 
d'autres  à  sa  suite. 

L'Ambassadeur  de  France  a  vu  ce  voyage  de  Moscou 
avec  beaucoup  de  déplaisir.  J'ai  eu  l'honneur  de  faire 
connaître  à  Votre  Majesté  la  déclaration  expresse  par 
lui  faite  à  l'Empereur,  «  qu'il  avait  ordre  de  son  Maître 
de  ne  jamais  s'éloigner  pendant  vingt-quatre  heures  de 
S.  M.  I.  »  Cependant  l'Empereur  lui  a  échappé,  en  ne 
parlant  d'abord  que  de  la  visite  à  sa  sœur,  et  sans  doute 
encore  par  d'autres  mesures  que  j'ignore.  J'ai  lieu  de 
croire  qu'il  y  a  eu  quelques  Notes  d'échangées  avant  son 
départ  ;  mais  enfin  il  est  parti  seul.  Qui  sait  si  Caulafn- 
court  échappera  à  une  tempête  de  Paris,  pour  n'avoir 
pas  su  accompagner  l'Empereur  à  Moscou?  Ce  qu'on 
pourrait  dire  ici,  c'est  que  le  Prince  Kourakin  n'est  pas 
de  toutes  les  courses  qui  se  font  en  France  ou  hors  de 
France  :  mais  on  peut  douter  que  ce  raisonnement  fût 
trouvé  bon. 

Me  trouvant  le  24  au  bal  donné  par  S.  M.  l'Impéra- 
trice, je  causais  avant  le  souper,  à  côté  d'une  table  de 
jeu,  avec  deux  personnages  graves  de  l'antique  roche 
de  Russie,  très  instruits  et  très  attachés  à  leur  pays  ;  je 
leur  parlai  de  la  douce  et  brillante  réception  faite  à 
S.  M.  I.  par  les  habitants  de  Moscou.  A  mon  grand 
étonnement,  je  ne  les  trouvai  point  aussi  chauds  que  je 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  375 

l'aurais  imaginé  sur  une  scène  qui  me  paraissait  si  atten- 
drissante. Eux,  au  contraire,  auraient  voulu  qu'elle  n'eût 
pas  eu  lieu.  Us  prétendaient  que  ces  voyages  font  tou- 
jours plus  de  mal  que  de  bien,  parce  qu'ils  arrêtent  le 
mouvement  des  affaires,  et  qu'ils  les  accumulent  d'une 
manière  qui  embarrasse  ensuite  excessivement  le  Souve- 
rain. Ils  me  dirent  d'autres  raisons  qui  ne  me  persuadè- 
rent guère  ;  mais  les  opinions  des  hommes  sont  étranges 
et  dans  leur  espèce  et  dans  leur  variété. 

Le  change  se  soutient  au  point  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  faire  connaître  à  Votre  Ma  jesté.  Elle  se  trompera  très 
peu  en  prenant,  tous  frais  faits,  les  roubles  de  Russie 
pour  des  livres  de  Piémont.  Je  voudrais  être  sûr  que  le 
mal  n'empirera  pas.  Le  besoin  d'argent  est  extrême  ; 
cependant  le  luxe  va  son  train  sans  s'inquiéter  de  rien, 
quoique  ses  extravagances  et  son  incurie  suprême  mè- 
nent ce  pays  à  une  révolution  inévitable.  La  noblesse 
jette  l'argent,  mais  cet  argent  tombe  dans  la  main  des 
gens  d'affaires,  qui  n'ont  plus  qu'à  couper  leur  barbe 
et  à  se  procurer  des  grades  pour  être  maîtres  de  la 
Russie.  La  ville  de  Pétersbourg  appartiendra  bientôt  tout 
entière  au  commerce.  En  général,  l'appauvrissement  et 
l'affaiblissement  moral  de  la  noblesse  sont  les  véritables 
causes  de  la  révolution  que  nous  voyons.  Cette  révolu- 
tion se  répétera  ici,  mais  avec  des  circonstances  particu- 
lières ;  je  puis  avoir  l'honneur  d'assurer  Votre  Majesté, 
que  la  Russie  présente  à  l'œil  de  l'observateur  le  sujet 
d'une  foule  de  réflexions  intéressantes,  car  elle  ramène 
le  moyen  âge  sous  nos  yeux,  et  nous  fait  voir  en  réalité 
ce  que  nous  n'avions  vu  que  dans  l'histoire.  Mais  cette 


376  LETTRE 

révolution,  qui  peut  s'appeler  naturelle,  se  combinant 
avec  celle  de  notre  siècle,  qui  est  abominable,  les  choses 
se  sont  compliquées  d'une  manière  qui  exige  une  extrême 
attention. 

Le  sort  de  S.  M.  le  Roi  de  Suède  déposé  est  enfin  dé- 
cidé. Il  part  avec  toute  sa  famille  sur  une  belle  frégate, 
l'Eurydice,  qui  \e  porte  à  Stralsund.  Son  départ  a  été 
décidé  au  moment  même  où  l'on  a  appris  de  Paris  que 
le  Roi  ne  serait  point  inquiété  en  Suisse,  où  il  veut  se 
rendre.  Le  traitement  que  lui  font  les  Etats  est  de 
soixante  mille  rixdallers  par  an  ;  mais  il  a  cinq  millions 
de  notre  monnaie  à  lui,  et  sa  mère  lui  en  laissera  dix, 
de  manière  qu'il  sera  un  très  grand  seigneur.  Je  ne  sais 
même  si  cette  fortune  ne  sera  pas  trop  grande  en  Suisse. 
J'aurai,  au  surplus,  l'honneur  d'avouer  à  Votre  Majesté 
que  cette  détermination  d'aller  se  mettre  sous  la  main 
de  Napoléon,  après  tout  ce  qui  s'est  passé,  me  paraît 
confirmer  notablement  le  système  de  ceux  qui  ont  pré- 
tendu qu'il  y  avait  dans  cette  tète,  d'ailleurs  si  respec- 
table, quelque  fibre  un  peu  hors  de  place.  Je  ne  puis 
concevoir  une  telle  confiance.  Je  suis  porté  à  croire  que 
ce  Prince  est  attiré  en  Suisse  par  des  illuminés  qu'il 
espère  y  trouver.  Toujours,  et  surtout  dans  ces  derniers 
temps,  il  s'est  fort  occupé  des  idées  de  ces  sortes 
d'hommes.  Au  château  de  G...,  il  ne  lisait  que  la  Bible 
et  un  commentaire  allemand  sur  l'Apocalypse,  intitulé 
Die  Siegsgeschichle,  der  chrittluhen  /{rligion  in  einer 
gemeinnûlzigen  Erklœrung  der  Offtnbarung  Johannis  ; 
in-8°,  Nuremberg,  4  799  (date  que  Votre  Majesté  est 
priée  de  retenir).  Ce  livre,  composé  par  un  certain 


AU  ROI  VICTOB-EMMANUEf,.  377 

Young  qui  ne  s'est  pas  nomme,  n'est  que  l'explication 
d'un  autre  composé  en  4  745  par  le  Docteur  Bengel  ;  et 
il  a  pour  but  de  prouver  que  tout  ce  que  nous  voyons 
aujourd'hui  est  prédit  mot  pour  mot  dans  l'Apocalypse, 
mais  que  surtout  la  destruction  de  l'Église  romaine  était 
Tune  des  prédictions  principales  contenues  dans  ce  livre. 
Votre  Majesté  sera  peut-être  curieuse  de  connaître  le 
passage  de  ce  livre  où  l'auteur  prédit  la  destruction  de 
la  papauté  pour  l'année  courante  4  809,  d'après  ses  cal- 
culs apocalyptiques.  Le  voici  mot  à  mot  : 

«  Im  Jahr  M  43  wurde  Pabst  Celestin  der  zweite  ganz 
«  allein  und  ohne  Wiederspruch  von  den  Cardinalen  gc- 
«  wœlt,  die  Stadt  Rom  war  nun  auch  unterjocht  :  666 
«  (nombre  de  la  Bête,  Ap.,  XIV,  18)  zu  4  4  43,  macht 
«  4  809,  Was  dann  geschieht  das  wird  die  Zeit  lehren, 
«  p.  406  ». 

Mes  calculs  sont  un  peu  différents,  mais  je  me  con- 
tente de  narrer  les  faits  à  Votre  Majesté.  ]Son  seulement 
le  Roi  de  Suède  s'est  pénétré  de  ce  livre,  mais  il  y  a  vu, 
à  ce  qu'on  m'assure,  qu'il  devait  jouer  un  rôle  dans  la 
grande  révolution  qui  se  prépare.  Qui  sait  s'il  ne  se  rend 
pas  en  Suisse  pour  être  plus  près  du  théâtre  où  il  doit 
monter? 

Quelques  personnes  de  ma  connaissance  sont  fort 
ébranlées  par  ces  livres  allemands,  d'autant  plus  que  les 
auteurs  s'appuient  sur  des  calculs  astronomiques  extrê- 
mement curieux.  Ces  personnes  m'ont  prié  de  leur  don- 
ner mon  avis  à  cet  égard  ;  mais  je  ne  sais  si  mes  devoirs 
de  plus  d'un  genre  m'en  laisseront  le  temps.  Je  suis 
parvenu  seul,  dans  ma  solitude  de  Savoie,  à  lire  cinq 


378  LETTBE 

langues  en  courant;  mais  pour  deux  autres,  le  grec  et 
l'allemand,  je  m'y  suis  pris  trop  tard,  de  manière  que 
je  n'ai  pu  acquérir  la  même  aisance.  Il  faut  réfléchir  et 
lire  lentement,  ce  qui  fait  que  je  n'entreprends  pas  la 
lecture  d'un  gros  livre  allemand  sans  une  certaine  répu- 
gnance-,  pour  répondre,  il  en  faudrait  lire  plusieurs. 
J'essayerai  cependant.  J'ai  pensé  que  ces  détails  pour- 
raient peut-être  intéresser  Votre  Majesté  ;  si  je  me 
trompe,  je  la  prie  de  m'excuser. 

S.  M.  I.  ayant  bien  voulu  donner  encore  à  son  fidèle 
peuple  de  Moscou  le  jour  de  sa  naissance  (12/24),  son 
séjour  a  fini  par  un  bal  masqué  qu'Elle  a  donné  à  toute 
la  ville  ce  jour-là.  A  deux  heures  du  matin  du  4  3,  Elle 
est  montée  dans  son  traîneau  ;  et  le  ^  I>,  à  dix  heures  du 
soir,  Elle  était  dans  son  Palais  de  Saint-Pétersbourg, 
après  s'être  détournée  pour  aller  voir  sa  maman  à  Gats- 
china,  visite  qui  lui  a  pris  environ  deux  heures.  L'Em- 
pereur a  donc  pu  dire  :  J'étais  hier  à  Moscou,  et  il  a 
parcouru  sept  cent  quatre-vingts  verstes  (plus  de  cent 
cinquante  lieues  de  vingt-cinq  au  degré)  en  quarante- 
deux  heures.  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  d'exemples  d'une 
pareille  célérité.  On  parlait  du  voyage  de  l'Impératrice 
Elisabeth  et  de  celui  d'un  Prince  Dolgorouki  en  cin- 
quante-deux heures.  Tout  cela  disparaît.  Un  nombre 
infini  de  chevaux  étaient  prêts  sur  toutes  les  stations. 
Plus  de  vingt  traîneaux  ont  accompagné  l'Empereur 
jusqu'ici.  En  plusieurs  endroits,  les  conducteurs  n'ont 
pas  voulu  dételer,  et  ont  doublé  les  stations  malgré  les 
instances  de  l'Empereur.  A  Moscou,  il  ne  lui  a  pas  été 
possible  de  rien  dépenser:  la  noblesse  et  le  commerce 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  379 

ont  fourni  à  tout  avec  une  profusion  et  une  magnificence 
sans  égales.  Enfin,  Sire,  jamais  on  n'a  vu  de  réception 
plus  filiale  et  plus  attendrissante.  L'Empereur  en  a  été 
extrêmement  touché.  Il  a  dit  qu'il  se  repentait  d'avoir 
si  peu  vu  sa  ville  de  Moscou,  et  il  a  pris  l'engagement  de 
la  voir  tous  les  ans  :  on  m'assure  même  qu'il  a  promis 
d'y  passer  chaque  année  ce  même  jour  solennel  de  sa 
naissance.  11  a  ordonné  qu'il  y  aurait  toujours  un  appar- 
tement arrangé  au  Kremlin,  et  une  grande  livrée  prête, 
comme  si  S.  M.  était  présente.  Si  j'avais  eu  l'honneur 
de  conseiller  S.  M.  L,  j'aurais  pris  la  liberté  d'élever 
quelques  doutes  sur  la  convenance  de  l'engagement  per- 
pétuel. Il  arrive  des  choses  si  extraordinaires  dans  le 
inonde,  et  la  girouette  populaire  est  si  mobile,  qu'il  vaut 
mieux,  je  crois,  n'être  jamais  gêné.  Du  reste,  il  me 
semble  que  cette  visite  est  bien  touchante,  et  qu'elle 
montre  bien  à  ce  grand  Souverain  le  parti  qu'il  peut  tirer 
de  son  peuple. 

Votre  Majesté  apprendra,  sans  doute  avec  étonnement, 
que  je  n'ai  pu  lire  que  le  26  de  ce  mois  (n.  s.)  la  bulle 
du  pape  du  4  0  juin,  qui  excommunie  Napoléon;  et 
même  je  ne  l'ai  lue  qu'en  français,  dans  un  papier  public 
imprimé  à  Londres,  tant  on  fait  ici  bonne  garde.  Voici 
une  des  grandes  époques  du  monde.  Une  paraît  pas  que 
ce  clergé,  qui  montait  si  courageusement  sur  l'échafaud 
il  n'y  a  que  deux  jours,  ait  fait  seulement  mine  de  ré- 
sister dans  ce  moment  :  je  ne  sais  comment  il  a  conçu 
cette  affaire.  Peut-être  qu'il  s'est  appuyé  d'une  maxime 
gallicane,  que  nulle  bulle  ri  a  de  force,  si  elle  ri  a  obtenu 
le  Pareatis  dans  l'État.  Je  ne  sais  si  Votre  Majesté  a 


380  LETTRE 

fait  attention  à  une  chose  bien  remarquable  :  la  résur- 
rection de  la  franc-maçonnerie  dans  toute  la  France,  et 
l'ouverture  d'une  loge  à  Rome  au  moment  même  où  l'on 
s'emparait  de  la  personne  du  Pape  (circonstance  rap- 
pelée dans  la  bulle).  Votre  Majesté  pense  bien  que  le  plus 
soupçonneux  et  le  plus  jaloux  des  hommes  ne  permet- 
trait pas,  dans  ses  États,  la  réunion  de  trois  ou  quatre 
personnes,  s'il  ne  savait  ce  qui  se  passe,  et  s'il  ne  l'ap- 
prouvait pas.  Ainsi,  toutes  ces  loges  ne  peuvent  être  que 
des  instruments  approuvés.  Il  est  chef  d'une  grande  so- 
ciété qui  le  mène,  mais  il  faut  aussi  que  Votre  Majesté 
remarque  une  chose  non  moins  importante:  c'est  qu'il 
ne  cherche  point  à  détruire  officiellement  (s'il  m'est 
permis  d'employer  cette  expression)  la  religion  catho- 
lique :  au  contraire,  sa  prétention  est  de  la  maintenir 
dans  tout  son  extérieur,  et  de  se  dire  lui-même  catho- 
lique, de  manière  qu'il  n'admet  légalement  aucune  autre 
religion  ;  or,  cette  prétention,  qui  semble  une  pure  co- 
médie (et  qui  l'est  en  effet  par  rapport  à  lui),  jointe  à 
l'abaissement  du  Pape,  à  la  réunion  de  la  Hollande,  qui 
ne  saurait  tarder,  et  à  d'autres  changements  qui  ont  et 
auront  lieu  en  Allemagne,  produira  un  résultat  entière- 
ment différent  de  celui  qu'on  pourrait  imaginer.  Je  ne 
nie  pas  cependant  qu'il  ne  faille  s'attendre  à  de  grandes 
secousses  ;  et  en  réfléchissant,  par  exemple,  à  ce  que  j'ai 
entendu  dire  à  Venise  au  Cardinal  Maury,  qui  joue  main- 
tenant un  rôle  dans  cette  nouvelle  Église,  je  suis  porté  à 
croire  qu'il  sera  question  du  mariage  des  prêtres.  Per- 
sonne ne  peut  prévoir  jusqu'où  s'étendra  l'ébranlement  ; 
mais  quoique  le  bon  sens  n'aperçoive  aucun  remède 


AU  ROt  VICTOR-EMMANUEL,  384 

hors  de  la  France,  il  y  en  a  cependant  dans  la  France 
et  dans  la  nature  des  choses.  Cette  époque  ne  ressemble 
à  aucune,  et  personne  ne  doit  se  laisser  éblouir. 

Je  ne  sais  si  Votre  Majesté  connaît  la  vie  de  Souwa- 
rof, écrite  en  France  par  un  M.  Lavergne,  Officier  de 
cavalerie.  C'est  un  livre  composé  sur  d'excellents  mé- 
moires, et  tout  le  monde  lui  rend  justice  ici.  Il  a  été 
sévèrement  défendu  à  Paris,  j'ignore  pour  quelles  rai- 
sons. Votre  Majesté  y  lira  l'anecdote  suivante,  qu'on  a 
commentée  ici,  devant  moi,  en  fort  bonne  compagnie. 
Après  la  malheureuse  affaire  de  Zurich,  dont  les  causes 
ont  tant  fait  parler,  Mylord  Minto  partit  de  Vienne  et 
vint  à  Augsbourg,  où  se  trouvait  alors  le  Maréchal,  pour 
le  prier  de  s'arrêter.  Souwarof  lui  répondit  qu'il  ne  le 
pouvait  sans  ordre  de  son  Maître,  et  il  dépêcha  un  cour- 
rier. Paul  1er  lui  manda  «  qu'il  eût  à  demander  officiel- 
ce  lement  à  l'Autriche  si  elle  voulait  rétablir  le  Roi  de 
«  Sardaigne  et  la  République  de  Venise  ;  et  qu'à  ce 
«  prix,  non  seulement,  lui,  Souwarof,  resterait,  mais 
«  qu'une  nouvelle  armée  serait  envoyée  sans  délai  ». 
L'Autriche  refusa,  et  Souwarof  partit.  On  rend  justice 
ici  à  la  vérité  de  ce  fait.  Les  temps  ont  bien  changé, 
mais  le  mal  est  fait.  Depuis  que  les  temps,  et  surtout  les 
conversations  de  M.  le  Comte  de  Saint-Julien,  nous  ont 
parfaitement  mis  au  fait  des  derniers  malheurs,  on  juge 
mieux  de  l'inévitable  arrêt  qui  écrase  l'Europe  dans  ce 
moment.  Quand  on  songe  à  cette  invasion  de  l'Italie, 
faite  contre  toutes  les  règles  du  sens  commun  ;  quand  on 
voit  surtout  que  les  Autrichiens  rendus  à  Ratisbonne, 
ne  savaient  pas  où  était  Bonaparte,  qui  les  touchait  de 


382  LETTRE 

la  main,  et  qu'une  armée  inactive  de  quarante  mille 
hommes,  placée  sur  la  gauche  du  Danube,  entendait  le 
bruit  du  canon  sans  pouvoir  remuer  et  sans  savoir  de 
quoi  il  s'agissait,  on  est  tenté  d'abord  de  se  livrer  à  la 
colère  et  au  sarcasme;  mais  il  me  semble  que  tout  bon 
esprit  doit  bientôt  se  calmer,  et  reconnaître  que  tous  ces 
événements  sortent  du  cercle  ordinaire  des  choses. 
Wagram  est  la  répétition  de  Marengo.  C'est  le  vainqueur 
qui  rend  les  armes. 

J'ai  achevé  paisiblement  ma  tournée  avec  M.  le  Comte 
de  Saint-Julien,  sans  qu'il  me  soit  venu  aucun  signe  de 
désapprobation,  même  de  la  part  de  l'Hôtel  de  France. 
Je  n'aurais  demandé  ni  même  désiré  cela  ;  mais  puisque 
la  chose  s'est  présentée  d'elle-même,  je  m'y  suis  prêté 
tout  simplement.  On  appelle  ici  des  organes,  les  person- 
nages diplomatiques  qui  ne  déploient  pas  de  caractère. 
Ce  badinage  est  fondé  sur  une  expression  employée 
dans  les  lettres  de  créance  du  Baron  de  Steddingk.  M.  de 
Saint-Julien  étant  aussi  un  organe,  il  y  avait  concur- 
rence à  l'Ermitage  pour  le  pas  ;  mais  quoique  le  Suédois 
soit  supérieur  à  l'autre  à  plusieurs  égards,  cependant  on 
lui  a  fait  entendre  poliment  qu'il  fallait  céder.  On  ne  lui  a 
pas  expliqué  bien  clairement  la  raison,  mais  c'est  à  cause 
du  titre  impérial  qui  appartient  au  Souverain  de  M.  de 
Saint-Julien.  L'Empereur  de  Russie  entre  dans  le  sys- 
tème de  Paris,  qui  voudrait  repousser  les  Rois  à  la 
seconde  place  et  en  faire  exactement  d'anciens  Electeurs, 
à  présent  que  les  Empereurs  se  touchent  immédiatement 
depuis  le  Japon  jusqu'en  France.  On  nous  assure  dans  ce 
moment  qu'il  se  fait  prêter  serment  de  fidélité  par  tous 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  383 

les  Rois  qu'il  a  réunis  à  Paris.  Il  n'y  a  aucun  projet 
imaginable  au-dessus  de  son  ambition.  J'ai  su,  par 
l'Angleterre,  qu'un  Ministre,  je  ne  sais  lequel,  lui  ayant 
représenté  que  le  Roi  Charles  IV  manquait  de  tout  dans 
sa  retraite,  il  avait  répondu  brusquement;  «  Eh  bien! 
«  Quil  entende  deux  messes  au  lieu  d'une.  »  Les  papiers 
anglais  ont  parlé  ouvertement  d'un  certain  accident 
d'épilepsie  souffert  à  Vienne,  de  deux  cautères  faits  par 
Corvisart  et  fermés  à  Paris,  contre  les  instances  de  ce 
médecin  et  d'un  autre,  et  d'un  projet  de  régence  éven- 
tuelle dont  on  avait  parlé  à  Paris.  Tout  n'est  pas  faux 
dans  ces  rapports  ;  mais  ce  que  je  puis  avoir  l'honneur 
d'assurer  à  Votre  Majesté,  c'est  que,  lorsque  Napoléon 
partit  pour  l'Espagne,  malgré  le  sentiment  contraire  de 
tout  ce  qui  l'environnait,  les  véritables  faiseurs,  Tal- 
leyrand,  Fouché,  etc.,  établirent  formellement,  non  pas 
une  régence,  mais  une  succession  éventuelle  sur  la  tête 
de  Joseph,  se  proposant,  en  cas  de  malheur,  de  faire  le 
lendemain  la  paix  avec  l'Espagne  ;  et  Napoléon  en  ayant 
eu  vent  à  son  retour,  ils  le  lui  avouèrent  franchement, 
et  finirent  par  lui  faire  agréer  leur  politique.  On  voit, 
au  travers  de  cette  puissance  formidable,  les  éléments 
d'un  changement  inévitable.  Ce  qui  trompe,  c'est  qu'on 
les  cherche  hors  de  la  France,  tandis  qu'il  ne  faut  les 
chercher  que  dans  son  sein.  La  prépondérance  de  la 
France  est  inévitable,  mais  elle  peut  être  changée  et  mo- 
difiée ;  et  très  certainement,  Sire,  cette  prépondérance 
est  appelée  à  faire  beaucoup  plus  de  bien  qu'elle  n'a  fait 
de  mal.  Puisse  cet  heureux  changement  ne  pas  se  faire 
attendre  ! 


884  LETTRE 

J'ignore,  Sire,  si  l'influence  de  Paris  a  déterminé 
l'Empereur,  déjà  porté  naturellement  aux  idées  de  ré- 
forme; ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'une  nouvelle  loi, 
qu'on  pourrait  appeler  constitutionnelle,  vient  de  boule- 
verser entièrement  le  pays,  et  d'en  faire  un  Empire 
entièrement  nouveau.  Cette  loi,  qui  est  une  brochure, 
sera  bientôt  imprimée  en  allemand  et  en  français  ;  et 
par  la  première  occasion  j'aurai  l'honneur  de  la  faire 
parvenir  à  Votre  Majesté.  Je  puis,  en  attendant,  essayer 
de  lui  en  donner  une  idée  générale. 

La  Russie  est  gouvernée,  sous  la  suprématie  de  l'Em- 
pereur, par  un  conseil  d'État  composé  de  quarante 
membres  (plus  ou  moins,  car  le  nombre  précis  ne  m'est 
pas  encore  connu),  divisé  en  quatre  sections:  l°lois; 
2°  guerre;  3°  affaires  civiles  et  ecclésiastiques;  4°  éco- 
nomie de  l'Empire.  Chaque  section  est  régie  par  un  pré- 
sident, qui  ne  peut  être  Ministre.  Chaque  section  a  son 
secrétaire,  qui  a  le  titre  de  secrétaire  d'État,  et  tous  les 
quatre  sont  les  aides,  ou,  pour  s'exprimer  plus  exacte- 
ment, les  substituts  d'un  haut  secrétaire  qui  est  secrétaire 
d'Empire  (c'est  le  Maret  de  Russie)  :  cette  place  devient 
la  plus  importante  de  l'État.  Les  Ministres  correspon- 
dent avec  les  sections  pour  tous  les  ordres  et  établis- 
sements nouveaux,  et  avec  l'Empereur  pour  la  partie 
exécutive  seulement  ;  de  manière  que  tous  les  ukases 
qui  seront  des  de  motu  proprio,  ou  qui  statueront  sur  des 
objets  nouveaux,  ne  seront  plus  contresignés  par  les 
Ministres,  mais  par  le  secrétaire  général  (et  plus  bas, 
Maret,  Duc  de  Bassano). 

Le  secrétaire  d'Empire  est  un  M.  Speranski.  C'est  une 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  385 

de  ces  fortunes  qu'on  ne  voit  que  dans  ce  pays-ci.  Il 
est  popowitch  (fils  de  prêtre),  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  bas.  Il  a  de  l'esprit,  de  la  tête,  des  connais- 
sances, et  surtout  une  grande  connaissance  de  sa  langue, 
ce  qui  n'est  pas  extrêmement  commun  en  Russie.  Dans 
une  seule  conversation  que  j'ai  eue  avec  lui,  j'ai  vu 
qu'il  était  sectateur  de  Kant.  Chez  le  Grand  Maréchal, 
et  surtout  devant  la  femme  de  ce  personnage,  il  vante 
les  Jésuites  et  leur  éducation  ;  mais  dans  le  Cabinet  de 
l'Empereur,  je  suis  porté  à  croire,  avec  des  gens  bien 
instruits,  qu'il  exécute  les  ordres  de  la  grande  secte  qui 
achève  d'expédier  les  Souverainetés. 

Lorsque,  dans  une  affaire  importante,  il  y  aura  di- 
vision entre  une  section  et  le  Ministre  qui  en  dépend, 
l'affaire  sera  portée  au  Plénum,  qui  sera  présidé  par  l'Em- 
pereur, et  en  son  absence  parle  Chancelier  de  l'Empire. 

Le  premier  département  du  Sénat,  qui  était  adminis- 
tratif, se  trouve  supprimé  par  le  nouvel  arrangement,  et 
c'est  une  révolution  formelle  :  malgré  le  discrédit  et 
l'affaiblissement  de  ce  corps,  enfant  malheureux  de 
Pierre  Ier,  qu'on  appelle  Grand,  il  n'était  pas  néanmoins 
totalement  inutile,  et  dernièrement  encore  il  a  sauvé,  par 
sa  constante  opposition,  le  Gouverneur  de  Saratof,  in- 
justement accusé.  Le  Sénat,  composé  de  vieillards  qui 
avaient  fini  leur  carrière  et  qui  n'attendaient  rien  de  la 
Cour,  avait  ainsi  une  sorte  d'indépendance  modérée  qui 
lui  permettait  d'arrêter  quelquefois,  et  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  le  mouvement  d'ouragan  naturel  à  cette  sorte 
de  Gouvernement.  Aujourd'hui  l'opposition,  étant  trans- 
portée dans  le  Conseil  d'État,  disparaît  entièrement  de 
t.  xi  25 


386  LETTRE 

manière  qu'il  n'y  aura  plus  de  contrepoids,  je  dis  de 
simple  avertissement  et  de  retardement,  tel  qu'il  peut 
exister  dans  une  Monarchie  qui  ne  doit  point  admettre 
le  veto. 

L'antipathie  que  Votre  Majesté  observera  dans  toutes 
les  monarchies  entre  la  Cour  et  la  magistrature  est  bonne 
et  utile,  comme  tout  ce  qui  existe  généralement.  Partout 
Votre  Majesté  entendra  la  magistrature  accuser  la  Cour 
de  corruption  et  de  despotisme  aveugle;  et  partout  Elle 
entendra  la  Cour  accuser  la  magistrature  de  pédantisme 
et  de  démocratie.  Ces  reproches,  Sire,  feraient  rire 
Dieu,  si  Dieu  riait.  Lorsqu'il  créa  ces  deux  éléments,  // 
vit  qiïils  étaient  bons,  comme  le  feu  et  l'eau,  l'un  et 
l'autre  parfaits  en  eux-mêmes,  et  cependant  d'une  nature 
si  opposée,  que,  s'ils  viennent  à  se  mêler,  il  faut  néces- 
sairement que  l'un  détruise  l'autre  et  demeure  seul. 
Heureusement  Dieu  est  au-dessus  du  feu  et  de  l'eau, 
comme  le  Souverain  est  au-dessus  de  ses  deux  princi- 
paux agents,  les  armes  et  les  lois,  dont  il  ne  peut  détruire 
l'un  sans  être  lui-même  détruit  par  l'autre.  Il  me  semble 
donc  que  S.  M.  I.  tente  une  expérience  fort  dangereuse  ; 
mais  ce  que  nous  appelons  la  nature  a  souvent  des 
moyens  cachés  de  corriger  les  fautes  des  hommes.  Je  ne 
crois  pas  plus  à  cette  nouvelle  Constitution  qu'à  toutes 
les  autres,  qui  me  paraissent  depuis  longtemps  de  purs 
enfantillages.  Je  me  suis  amusé  à  écrire  cette  année  une 
dissertation  pour  établir  que  les  hommes  ne  peuvent 
créer  ce  qu'ils  appellent  des  lois  constitutionnelles  ou 
fondamentales,  et  que  par  cela  même  qu'elles  sont  écrites, 
elles  sont  nulles.  J'ai  rassemblé  une  foule  de  raisons 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  387 

philosophiques,  religieuses,  et  expérimentales  ou  histo- 
riques. Le  tout  a  singulièrement  frappé  un  très  petit 
nombre  de  bons  esprits  que  j'en  ai  rendus  juges.  Si 
j'avais  eu  des  copistes,  j'aurais  eu  l'honneur  d'en  faire 
hommage  à  Votre  Majesté. 

On  annonce,  au  Sénat  ainsi  mutilé,  une  nouvelle  orga- 
nisation et  de  grands  privilèges.  Je  ne  manquerai  pas 
d'informer  de  tout  Votre  Majesté. 

Je  viens  encore,  Sire,  d'obtenir  dernièrement  un  suc- 
cès assez  marqué.  Il  existe  à  Genève,  ville  où  Ton  a 
beaucoup  de  bonté  pour  moi,  une  dame  C...,  Russe 
d'origine,  et  fille  d'un  ancien  ami  de  Pierre  Ier,  et  en 
cette  qualité  elle  jouissait  d'une  pension  de  cent  ducats 
que  le  feu  Comte  de  Woronsof  avait  demandée  pour  elle, 
lorsque  ses  voyages  l'avaient  conduit,  il  y  a  longtemps, 
à  Genève.  Cette  pauvre  dame,  devenue  octogénaire,  et 
portant  un  des  meilleurs  noms  de  Genève,  a  été  complè- 
tement ruinée  par  la  subversion  de  la  France,  de  manière 
que  sa  pension  était  devenue  pour  elle  un  objet  essentiel. 
Malheureusement,  une  mesure  générale  d'économie  l'avait 
fait  supprimer  avec  mille  autres,  il  y  a  trois  ans,  sans 
que  les  efforts  de  Madame  C...  et  de  ses  amis  aient  ja- 
mais pu  lui  obtenir  seulement  une  réponse.  Dernière- 
ment, il  passa  dans  la  tète  d'un  excellent  ami  que  j'ai 
dans  ce  pays  de  demander  à  Madame  C...  une  nouvelle 
lettre  pour  S.  M.  I.,  qu'il  m'a  envoyée  avec  prière  de  lui 
donner  cours  et  de  l'appuyer.  J'ai  senti,  au  premier  coup 
d'œil,  le  singulier  solécisme  d'une  demande  partant,  à 
cette  époque,  de  l'une  des  principales  villes  de  France 
et  présentée  par  le  Ministre  de  Votre  Majesté.  J'ai  beau- 


388  LETTRE 

coup  délibéré,  mais  des  raisons  très  puissantes  m'ont 
enfin  déterminé  à  donner  cours  à  la  lettre  de  Madame  de 
G...,  accompagnée  d'une  autre  de  moi,  qui  est,  je  crois, 
la  chose  que  j'ai  le  plus  travaillée  dans  ma  vie.  Cette 
lettre  fut  reçue  de  la  manière  la  plus  aimable;  mais 
ensuite  je  n'entendis  parler  de  rien  pendant  plus  d'un 
mois  ;  de  sorte  que  j'écrivis  à  Genève  qu'il  me  restait  peu 
d'espérance,  et  que  je  n'osais  pas  insister.  J'ai  eu  le  plaisir 
de  me  tromper  :  la  pension  a  été  rétablie,  et  le  Chance- 
lier de  l'Empire  m'en  a  fait  part  lui-même  à  la  Cour. 

Puisque  je  me  trouve  ici,  Sire,  il  est  naturel  que  je 
sois  flatté  de  ces  petits  succès  ;  mais  je  supplie  toujours 
Votre  Majesté  de  vouloir  se  rappeler  que  tous  les  succès 
possibles  en  Russie  ne  me  rendront  jamais  moins  son 
sujet.  Malgré  les  espérances  légitimes  que  j'aurais  dans 
ce  pays,  malgré  les  plaintes,  bien  ou  mal  fondées,  qui 
sont  parvenues  souvent  et  trop  souvent  à  Votre  Majesté, 
malgré  l'amertume  de  ma  situation  sous  le  rapport  de 
mes  affections  les  plus  chères,  jamais  je  ne  préférerai 
rien  au  service  de  Votre  Majesté  ;  car  je  ne  lui  ai  pas 
prêté  serment  à  condition  qu'Elle  serait  heureuse  et  que 
je  serais  content.  Le  serment  n'a  point  de  condition,  et 
n'en  aura  jamais.  Mon  grand  désir  serait  qu'Elle  pût  voir 
cette  Légation  de  près.  Elle  verrait  dans  l'intérieur  des 
choses  dures,  et  qui  ne  m'ont  réellement  affecté  que  dans 
les  commencements,  où  elles  avaient  plus  d'une  suite 
grave  :  mais,  dans  le  monde  et  à  la  Cour,  Elle  serait  assez 
contente.  Trois  choses  ont  manqué  à  cette  Légation  :  en 
premier  lieu,  cette  espèce  de  courage  qui  naît  du  senti- 
ment de  la  faveur  et  de  la  confiance.  Jrai  soupiré  plus 


AU  KOI  VICTOR-EMMANUEL .  389 

d'une  fois,  Sire,  en  lisant,  dans  les  premiers  temps  de 
mon  séjour  ici,  ces  longues  instructions  où  je  voyais 
percer  clairement  la  crainte  que  je  ne  me  permisse  ici  des 
démarches  hasardées.  C'est  certainement  le  contraire  que 
Votre  Majesté  aurait  pu  craindre  légitimement.  Aussi 
l'homme  qui  a  dans  ce  pays  le  plus  de  génie  et  d'expé- 
rience disait,  en  parlant  de  moi  :  «  Il  a  une  trop  grande 
idée  de  sa  faiblesse.  »  En  second  lieu,  il  me  manque  une 
maison  et  une  existence  indépendante.  Sous  ce  double 
rapport,  j'ai  dû  lutter  contre  des  désavantages  immenses. 
Enfin,  Sire,  il  m'a  manqué  uu  secrétaire,  et  même  deux. 
Je  suis  bien  au-dessous  de  ma  besogne  dans  le  monde  et 
dans  le  cabinet;  ma  correspondance,  en  particulier, 
souffre  notablement  de  ce  défaut  de  secrétaire.  Mon  dé- 
faut est  une  surabondance  d'idées,  dont  je  ne  suis  pas 
maître  pendant  que  le  torrent  coule,  mais  que  je  réprime 
aisément  lorsque  je  puis  revenir  sur  mon  ouvrage,  ce 
qui  ne  m'est  pas  permis. 

Votre  Majesté  voit  que  ces  inconvénients  dépendent 
uniquement  du  malheur  des  circonstances,  et  de  l'espèce 
d'économie  qu'Elle  a  cru  devoir  mettre,  dans  sa  sagesse, 
à  la  confiance  dont  Elle  m'honorait. 

Votre  Majesté  aura  vu  avec  indignation,  dans  les  pa- 
piers publics,  les  insultes  atroces  que  cet  homme  s'est 
permises  contre  les  Princes  Autrichiens.  La  Russie  sera 
peut-être  incessamment  traitée  de  même.  Déjà  nous 
avons  lu  dans  la  Gazette  de  Hambourg  une  relation  exa- 
gérée de  l'affaire  de  Silistria,  dont  j'ai  eu  l'honneur  de 
rendre  compte  à  Votre  Majesté,  et  qui  se  réduit  à  une 
simple  repoussade,  s'il  est  permis  d'employer  cette  exprès- 


390  LETTRE 

sion.  Le  Comte  Cassini,  que  Votre  Majesté  a  vu  à  Rome, 
a  été  arrêté  à  Florence,  je  ne  sais  sous  quel  prétexte.  On 
s'est  fâché  ici  ;  mais  Bonaparte  a  répondu  qu'il  prendrait 
toujours  ses  sujets  partout  où  il  les  trouverait,  et  qu'il 
ne  reconnaîtrait  jamais  aucun  agent  étranger  né  dans  les 
départements  réunis.  Je  ne  sais  comment  j'ai  pu  échapper 
jusqu'à  présent  à  quelque  persécution. 

D'autres  articles,  datés  de  Varsovie,  annoncent  ouver- 
tement la  résurrection  de  la  Pologne,  après  les  protesta- 
tions que  j'ai  eu  l'honneur  de  faire  lire  à  Votre  Majesté. 
Ainsi,  l'idée  même  du  repos  ne  saurait  entrer  dans  une 
tête  raisonnable  tant  que  Napoléon  existera.  Le  voilà 
qui  vient  encore  de  donner  un  nouveau  spectacle  à 
l'Europe  avec  son  divorce,  après  avoir  fait  écrire  dans 
ses  lois  (Votre  Majesté  voudra  bien  l'observer)  que  le 
divorce  ne  pourrait  jamais  être  proposé  dans  la  Famille 
Impériale,  sous  aucun  prétexte  quelconque.  Les  rédac- 
teurs de  cette  étrange  procédure  en  ont  fait  tout  ce  qu'il 
était  possible.  On  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  l'art 
infini  avec  lequel  ils  ont  su  donner  à  ce  brigandage  le 
ton  de  la  nécessité  et  de  la  dignité.  A  cette  exclamation 
du  grand  homme  :  Dieu  sait  ce  qu'il  en  a  coûté  à  mon 
cœur  !  je  ne  puis  exprimer  ce  que  le  mien  a  ressenti. 
Je  n'ai  jamais  rien  lu  d'égal.  La  précaution  de  faire 
parler  son  beau-fils  dans  le  sens  du  divorce,  et  de  lui 
faire  prêter  le  même  jour  le  serment  de  Sénateur,  est 
encore  une  recherche  bien  digne  de  ce  terrible  génie. 
Votre  Majesté  aura  pu  remarquer  deux  choses  dans  ce 
long  procès-verbal.  La  première,  c'est  que  le  Prince 
Archichancelier  (Gambacérès)  est  chargé,  dans  l'audience 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  391 

da  Cabinet,  de  poursuivre  l'exécution  de  cette  affaire 
par-devant  qui  de  droit.  Cette  expression,  qui  appartient 
à  l'ancienne  magistrature,  désigne  l'Église  ou  la  puis- 
sance ecclésiastique,  suivant  cet  ancien  système  très  faux 
et  très  sot  d'envisager  les  deux  puissances  comme  deux 
ennemies  qui  ne  devaient  pas  même  se  connaître,  au 
lieu  de  les  aboucher  paisiblement  ensemble  et  de  les 
coordonner  pour  le  bien  général,  ce  qui  aurait  pu  se 
faire  en  quinze  jours  de  conférences  pacifiques  entre  des 
gens  sensés. 

Cette  expression  prouve  donc  que  Bonaparte  ne  veut 
point  s'en  tenir  aux  décrets  du  Sénat,  et  qu'il  veut  une 
dissolution  ecclésiastique.  Or,  comme  c'est  un  homme 
qui  pense  à  tout,  il  est  assez  probable  qu'il  s'est  assuré 
de  quelques  misérables  dans  l'ordre  ecclésiastique,  ce 
qui  produirait  de  nouvelles  tempêtes.  La  seconde  chose 
à  observer,  c'est  qu'il  est  dit,  dans  le  procès-verbal, 
que  le  résultat  du  scrutin  a  donné  pour  le  divorce  le 
nombre  de  voix  prescrit  par  la  loi  constitutionnelle  ;  ce 
qui  prouve,  au  moins,  qu'il  n'y  a  pas  eu  d'unanimité. 
Le  nombre  des  opposants  demeure  un  mystère. 

D'abord  après  le  divorce,  on  a  nommé  de  tous  côtés 
toutes  les  Princesses  nubiles  de  l'Europe.  On  a  beaucoup 
parlé  d'une  Princesse  d'Autriche,  et  de  la  Princesse 
Saxonne,  fille  du  Duc  Maximilien,  et  même  de  la  Grande- 
Duchesse  Anne,  qui  entre  dans  sa  seizième  année.  Mais 
je  ne  sais  comment  toutes  les  voix  se  réunissaient  sur  la 
Princesse  de  Saxe,  lorsque  l'Ambassadeur  de  France  a 
démenti  ce  bruit,  ajoutant  que  le  choix  n'était  pas  fait, 
et  qu'on  ne  savait  pas  même  s'il  tomberait  sur  une 


392  LETTRE 

Princesse.  J'ai  peine  à  croire  cependant  que  les  pre- 
mières vues  ne  soient  pas  tombées  sur  une  Princesse  ; 
et  le  Roi  de  Saxe  étant  parti  de  Paris  d'assez  mauvaise 
humeur,  et  le  premier  de  tous,  il  est  assez  probable  que 
sa  nièce  avait  été  nommée.  Il  était  doux  pour  le  nouveau 
Souverain  d'appartenir  tout  à  coup  à  toute  la  Maison  de 
Bourbon,  et  d'être  le  neveu,  à  la  mode  de  Bretagne,  du 
Duc  d'Angoulème. 

Un  tel  fléau  sera  certainement  passager  :  malheureu- 
sement ce  mot  n'a  point  de  sens  précis,  et  le  sens  est 
beaucoup  pour  ceux  qui  souffrent.  C'est  cependant  une 
grande  consolation  de  savoir  certainement,  comme  je 
crois  le  savoir,  que  cet  homme  ou  sa  race  ne  pourront 
durer.  Il  est  vrai  que  je  pense  assez  tristement  sur  la 
durée  de  ce  que  nous  voyons  ;  mais  je  puis  bien  me 
tromper  sur  ce  point,  et  je  le  désire  de  tout  mon  cœur. 

Le  malheureux  Roi  de  Suède  a  été  fort  bien  reçu  à 
Stralsund  par  le  peuple,  mais  fort  mal  par  le  Comman- 
dant français,  qui  n'a  pas  voulu  le  laisser  avancer  avant 
d'avoir  reçu  des  ordres  de  Paris.  On  vient  de  m'apprendre 
que  les  Etats  n'avaient  pas  voulu  absolument  lui  per- 
mettre de  se  rendre  en  Amérique.  Si  le  Roi  n'a  pas  eu 
le  choix,  la  détermination  pour  la  Suisse  n'aurait  rien 
de  condamnable  ;  mais  les  Etats  le  sont  beaucoup,  s'ils 
ont  ainsi  exposé  le  Prince  qu'ils  ont  détrôné. 

Ne  trouvant  plus  rien  sous  ma  plume  qui  mérite 
d'être  présenté  à  Votre  Majesté,  d'autant  plus  que  tout 
aura  vieilli  lorsque  ces  feuilles  parviendront  entre  ses 
mains,  je  finis  en  mettant  à  ses  pieds  le  très  profond 
respect  avec  lequel  je  suis,  Sire,  de  Votre  Majesté,  etc. 


A  M.   L'AMIRAL  TCHITCHAGOF. 


393 


299 

A  M.  l'Amiral  Tchitchagof. 

Saint-Pétersbourg,  17  (29)  janvier  1810. 

Monsieur  l'Amiral, 

J'ai  reçu  avec  un  extrême  plaisir  votre  charmante 
épitre  du  20  décembre  dernier.  Je  commençais  à  crain- 
dre que  la  mienne  ne  vous  ayant  plus  trouvé  à  Franc- 
fort n'eût  fait  fausse  route,  ou  qu'elle  se  fût  tenue  en 
panne,  ou  qu'elle  se  fût  amusée  à  courir  des  bordées 
ridicules.  Me  voilà  tranquille  sur  tous  ces  malheurs. 
Elle  a  mouillé  aux  Tuileries  et  vous  la  tenez.  Aujour- 
jourd'hui,  je  dîne  chez  vous,  mais  vous  n'y  serez  pas. 
Quelle  idée  avez-vous  eu  d'aller  dîner  ailleurs  ?  Je  ne 
change  sur  rien,  comme  vous  savez.  Mes  systèmes  ne 
sont  pas  plus  variables  que  mes  affections  ;  ainsi  je  ne 
m'accoutume  point  à  ne  pas  vous  trouver  chez  vous,  et 
toujours  je  suis  tenté  de  vous  laisser  des  billets,  avec 
la  magnifique  devise  :  Pour  faire  visite.  Revenez,  M,  l'A- 
miral, revenez,  pour  épargner  mes  billets.  Puisque,  tôt 
ou  tard,  vous  devez  me  donner  raison,  pourquoi  ne  pas 
me  croire  tout  de  suite  ?  Quelque  parti  que  vous  pre- 
niez, vous  ne  devez  pas  craindre  que  je  vous  oublie. 
J'ai  dans  l'idée  qu'une  fois  ou  l'autre  je  sommeillerai 
encore  dans  un  de  vos  fauteuils ,  et  que ,  dans  les 


394  LETTRE 

entr'actes,  nous  disputerons  moins.  Voltaire  a  dit  : 
Etes-vous  disputeurs,  mes  amis?  Voyagez.  Or,  à  cette 
époque  que  j'entrevois  dans  l'avenir,  nous  aurons  l'un 
et  l'autre  beaucoup  voyagé,  de  manière  que  nous  dis- 
puterons peu  et  je  dormirai  davantage.  Quoi  que  vous 
en  disiez,  M.  l'Amiral,  je  ne  suis  pas  tranquille  sur  la 
moitié  de  vous-même.  Il  me  paraît  qu'elle  n'est  pas 
bien  couchée  et  qu'elle  a  froid.  Croyez-moi  encore, 
enveloppez-la  bien  et  ramenez-la-nous  ;  ou  bien  je  vous 
conseille  de  vous  écarter  un  peu  des  règles,  et  de  brus- 
quer le  divorce  (que  j'ai  trouvé  au  reste  parfaitement 
fondé).  Quand  elle  aura  la  bride  sur  le  cou,  il  faudra 
bien  qu'elle  aille  ici  ou  là,  et  certainement  elle  choisira 
la  place  la  plus  convenable  à  sa  santé.  Dès  qu'elle  aura 
pris  poste,  vous  lui  courrez  après,  et,  comme  je  vous 
connais,  M.  l'Amiral,  vous  l'épouserez  de  nouveau.  Je 
n'ai  jamais  fait  l'expérience,  mais  je  n'imagine  rien  de 
plus  exquis,  que  le  plaisir  d'épouser  sa  femme.  Ce  con- 
seil, que  je  crois  bon,  est  cependant  toujours  subor- 
donné à  celui  de  revenir  dans  ce  grand  pays  où  il  y  a, 
comme  ailleurs,  de  l'air,  de  l'eau,  du  feu,  du  vin,  des 
amis,  des  dames  ;  en  un  mot,  tous  les  éléments.  Je 
suis  grandement  fâché  que  vous  n'ayez  pas  assisté  à 
la  grande  organisation  qui  s'opère  dans  ce  moment. 
Une  place  vous  était  due  parmi  les  pères  de  la  patrie. 
Votre  demi-successeur  est  assis  là;  il  est  né  gentil- 
homme français,  dans  les  Antilles.  C'est  un  saut  assez 
singulier.  Il  passe  généralement  pour  un  homme  égale- 
ment actif  et  honnête;  il  regrette  sans  doute,  et  tous  les 
jours  il  regrettera  davantage,  la  tranquillité  de  Nico- 


a  m.  l'amiral  tchitchagof.  395 

laief  ;  mais  l'homme  doit-il  (c'est-à-dire  peut-il)  faire  ce 
qui  lui  plaît  ?  Souvent  je  me  rappelle  le  mot  qui  fut  dit 
à  Philadelphie,  dans  un  bal,  à  une  jeune  demoiselle  qui 
s'amusait  à  jaser  avec  un  jeune  homme,  au  lieu  d'aller 
prendre  sa  place  marquée  dans  une  contredanse.  Je  ne 
sais  quel  maître  de  cérémonies,  usité  dans  ce  pays,  lui 
dit  de  l'air  le  plus  sévère  :  «  Mademoiselle!  Croyez-vous 
être  ici  pour  vous  amuser  ?  »  Il  en  est  du  monde  préci- 
sément comme  du  bal.  Nous  n'y  sommes  point  pour 
nous  amuser,  mais  pour  danser,  suivant  notre  talent, 
l'un  le  menuet,  l'autre  la  valse,  etc.  Nous  avons  beau 
dire  :  Je  suis  fatigué,  je  suis  mal  accompagné,  mon 
Partner  est  un  lourdeau,  l'orchestre  joue  faux,  etc. 
Tout  cela  ne  signifie  rien  :  il  faut  danser,  sans  autre 
excuse  valable  que  celle  de  ne  pas  savoir  danser.  Vous 
ne  sauriez  croire,  M.  l'Amiral,  combien  je  suis  fâché 
d'être  beaucoup  plus  âgé  que  vous;  car,  peut-être,  lors- 
que vous  serez  de  mon  avis  sur  tout  ce  qui  arrivera 
certainement  une  fois,  moi  je  radoterai  ;  mais  j'espère 
que  vous  direz  à  mon  fils  :  «  Feu  Monsieur  voire  père 
qui  se  porte  à  merveille,  grâce  à  Dieu,  avait  bien  raison 
lorsqu'il  me  disait....,  etc. 

Sur  les  Te  Deum,  jamais  nous  ne  disputerons:  ils  ont 
véritablement  grand  besoin  de  pardon.  Je  disputerai 
encore  moins  sur  le  système  de  Copernic  que  vous  me 
citez  fort  à  propos,  quoique  vous  vous  trompiez  beau- 
coup dans  l'argument  que  vous  tirez  de  la  grandeur 
respective  des  corps  :  c'est  un  sophisme  moderne  qu'il 
faut  abandonner.  La  matière  seule  n'est  rien  et  n'a  au- 
cune valeur,  aucune  dignité  quelconque.  Le  plus  infime 


396  LETTRE 

insecte  est  mille  fois  plus  admirable  que  l'anneau  de 
Saturne,  et  si  une  intelligence  animait  un  grain  de  sa- 
ble dans  l'espace,  il  n'y  aurait  rien  d'étonnant  de  voir 
tourner  tous  les  corps  célestes  autour  de  ce  grain  de 
sable,  en  supposant  ces  corps  inanimés  et  dépourvus 
d'habitants.  Heureusement  il  y  a  d'autres  raisons,  pas 
meilleures  cependant  que  celles  qui  me  furent  dites  ja- 
dis par  un  horloger  de  mon  pays.  «  Je  me  suis  con- 
«  vaincu,  me  dit-il,  que  c'est  la  terre  qui  tourne  et  non 
<c  le  soleil,  par  une  raison  bien  simple,  c'est  qu'il  est 
«  absurde  de  vouloir  faire  tourner  le  feu  autour  du 
«  rôti.  y>  Il  n'y  a  rien  à  répliquer,  comme  vous  voyez, 
et  j'espère  que  vous  me  remercierez. 

Mon  frère  est  toujours  où  vous  l'avez  mis,  et  il  est 
charmé  d'être  confondu  avec  moi  dans  votre  cœur  et 
dans  vos  pages  ;  il  me  charge  très  expressément  de 
vous  offrir  ses  hommages.  Nous  voulons  être  confondus 
auprès  de  Madame,  que  nous  honorons  et  chérissons 
fort,  quoique  vous  nourrissiez  contre  elle  des  projets 
sinistres.  C'est  encore  un  point  sur  lequel  vous  nous 
trouverez  toujours  prêts  à  disputer,  au  risque  de  vous 
choquer.  Nous  vous  remercions  ensemble  de  ce  que 
vous  avez  la  bonté  de  nous  appeler  souvent  à  vos  con- 
versations, et  nous  espérons  un  peu  que  Madame  Tchit- 
chagof ,  voyant  que  nous  tenons  si  fortement  son  parti, 
daignera  nous  accorder  quelques  phrases  de  plus.  C'est 
un  grand  plaisir  pour  moi  que  celui  de  parler  de  vous 
avec  mes  amis,  ce  qui  m'arrivera  aujourd'hui  à  dîner. 
J'ai  parlé  aussi  quelquefois  avec  d'autres  personnes, 
comme  je  dois  et  comme  je  pense,  mais  toujours  en 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  397 

désirant  que  vous  soyez  ici.  Au  reste,  M.  l'Amiral, 
soyez  ici  ou  soyez  là,  de  loin  ou  de  près,  ma  recon- 
naissance et  mon  attachement  vous  suivront  fidèlement, 
et  j'espère  que  vous  n'en  doutez  pas.  Je  prie  Madame 
votre  épouse  d'agréer  mes  tendres  et  respectueux  com- 
pliments :  je  fais  mille  vœux  pour  sa  santé  et  pour  celle 
de  ses  aimables  enfants.  Tout  à  vous,  Monsieur  l'Ami- 
ral :  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


300 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 

Saint-Pétersbourg,  5  mars  1810. 

Sire, 

C'est  avec  un  véritable  chagrin  que  j'ai  l'honneur  de 
faire  part  à  Votre  Majesté  de  l'abolition  définitive  de 
l'ancien  et  respectable  Ordre  de  Malte.  Soutenu  dans  ce 
pays  par  un  élan  chevaleresque  de  Paul  Ier,  il  vient  de 
succomber  sous  l'effort  réuni  de  l'avidité,  de  l'ignorance 
et  de  l'illuminisme.  Par  un  premier  Ukase,  adressé  au 
Maréchal  Soltikof,  l'Empereur  l'avait  supprimé.  Le  Ma- 
réchal, premier  officier  de  l'Ordre,  adressa  au  nom  du 
conseil  des  représentations  à  S.  M.  I.  sur  l'abolition 
projetée.  Peu  de  jours  après  l'Empereur  a  envoyé  au 
Conseil  de  l'Ordre  un  nouvel  Ukase  qui  l'abolit  de  fait, 
et  qui  est  de  plus  une  véritable  dérision,  puisqu'il  y  est 


398  LETTRE 

dit  que  l'Ordre  doit  rester  in  statu  quo,  quoiqu'il  soit 
réellement  aboli,  et  que  tout  se  réduise,  dans  le  second 
Ukase,  à  quelques  dispositions  indispensables  sur  l'in- 
térêt pécuniaire  des  commandeurs  et  officiers  de  l'Or- 
dre, actuellement  en  place.  Paul  Ier  avait  mis  une  ar- 
deur inconcevable  à  la  conservation  et  à  l'illustration 
de  cet  Ordre.  Il  lui  donna  un  magnifique  hôtel,  où  il  fit 
bâtir  deux  belles  églises  pour  les  deux  communions. 
Les  actes  qu'il  publia  sur  ce  sujet  sont  tout  ce  que  la 
puissance  souveraine  peut  imaginer  pour  perpétuer 
l'exécution  de  ses  volontés.  Malheureusement  le  pou- 
voir qui  règne  ici  est  le  plus  faible  de  tous,  puisqu'il 
ne  peut  se  faire  obéir  que  pendant  un  règne  seul,  et  que 
ces  sortes  de  règne  ne  sont  que  de  \  2  ou  4  5  ans,  l'un 
comportant  l'autre.  Parmi  nous,  au  contraire,  les  rè- 
gnes moyens  étaient  de  20  ou  même  de  22  ans.  J'ose 
douter  que  S.  M.  soit  informée  de  cela;  Elle  peut  véri- 
fier la  vérité  de  ce  que  j'ai  l'honneur  de  lui  dire  dans 
sa  propre  dynastie,  Tune   des  plus  respectables  de 
l'Europe.  Les  règnes  les  plus  courts  sont  les  Mahomé- 
tans  et  les  plus  longs  sont  les  Catholiques.  Je  reviens  à 
l'Ordre  de  Malte  :  le  fils  renverse  ce  que  le  père  a  cons- 
truit, il  fait  disparaître  le  trône  paternel  élevé  dans  le 
sanctuaire  même  de  l'église  catholique,  et  l'inscription 
gravée  sur  le  marbre  qui  devait  annoncer  ce  grand  éta- 
blissement à  la  dernière  postérité.  Malte  était  une  ins- 
titution vraiment  européenne,  elle  établissait  une  véri- 
table fraternité  entre  la  noblesse  des  différents  pays. 
Les  protestants  même  y  tenaient  par  un  côté,  et  l'Em- 
pereur de  Russie  y  avait  réuni  les  Grecs.  Tout  cela  dis- 


AU  BOI  VICTOR-EMMANUEL.  399 

paraît.  J'exprimerais  difficilement  à  Votre  Majesté  com- 
bien je  sais  choqué  de  cette  destruction.  Le  fils,  avec 
tout  le  respect  que  je  lui  dois,  pouvait  bien  laisser  un 
peu  plus  refroidir  la  cendre  du  père. 

Les  finances  de  l'Ordre  étaient  administrées  par  le 
commandeur  Ervelange  de  Witri,  gentilhomme  flamand, 
actuellement  jésuite  à  Polock.  Aujourd'hui,  elles  étaient 
confiées  au  commandeur  de  Maisonneuve  qui  est  Fran- 
çais. Ces  deux  Messieurs  en  moins  de  dix  ans  ont  épar- 
gné \y 500, 000  roubles.  L'année  dernière  l'Ordre  fit 
présent  à  l'Empereur  de  500,000  roubles  pour  des  hôpi- 
taux et  autres  œuvres  pies.  Le  million  restait  sous  sa 
main  et  à  ses  ordres.  Mais  il  fallait  détruire  !  Cette  ad- 
ministration est  un  beau  phénomène  et  pouvait  servir 
d'exemple  dans  ce  pays,  dont  l'unique  loi  fondamentale 
est  la  dilapidation  universelle. 

Une  clause  du  dernier  Ukase  porte  que  S.  M.  L  se 
réserve  de  statuer  sur  les  Commanderies  de  famille.  Vo- 
tre Majesté  trouverait  sans  doute  extrêmement  plaisant 
que  le  Gouvernement  s'en  emparât.  Ainsi  a  péri,  Sire, 
la  dernière  des  grandes  institutions  européennes.  La 
dilapidation  des  biens  consacrés  par  la  sage  générosité 
de  nos  anciens  à  des  vues  religieuses  et  politiques,  exé- 
cutée dans  toute  l'Europe  au  nom  de  la  Souveraineté 
qu'ils  appuyaient,  est  pour  moi  un  des  spectacles  les 
plus  déchirants.  Je  sens  bien  que  lorsque  tout  finit 
c'est  afin  que  tout  recommence  ;  mais  il  est  bien  dou- 
loureux de  vivre  dans  un  de  ces  tristes  intervalles. 

Cette  destruction  est  le  premier  chef-d'œuvre  du  nou- 
veau Conseil,  et  les  deux  promoteurs  de  l'œuvre  sont  le 


400  LETTJRË 

Comte  Zawadowski,  Ministre  de  l'instruction  publique, 
et  le  Comte  Kotchubey,  ancien  vice-chancelier,  ancien 
Ministre  de  l'intérieur,  et  maintenant  simple  membre 
du  conseil,  sous  la  domination  de  Spéranski,  jadis  son 
secrétaire. 

Zawadowski  est  en  fait  de  science,  ce  que  nous  nom- 
mons un  infarinato,  mais  profondément  pénétré  des 
systèmes  modernes  de  la  philosophie  allemande.  Kot- 
chubey (ancien  Ministre  à  Constantinople,  avant  mon 
ami  de  cœur,  Famara,  dont  il  est  parent)  est  un  honnête 
homme,  mais  esprit  médiocre  et  plein  de  préjugés  dan- 
gereux. Je  le  connais  beaucoup,  ou  pour  mieux  dire  je 
connais  beaucoup  sa  maison,  qui  renferme  un  conseil  de 
dames  plus  utile  à  mes  vues  que  celui  de  l'Empereur. 

Je  parlais  dernièrement  sur  les  affaires  publiques 
avec  un  homme  d'un  grand  mérite.  Il  me  disait  avec 
un  air  pénétré  et  l'œil  fixé  à  terre  :  Nous  avons  beau- 
coup parlé  ce  matin  de  notre  Maître  avec  M...;  vérita- 
blement, c'est  l'homme  de  la  Providence...  pour  nous  per- 
dre. Cela  est  triste  à  entendre.  Il  y  a  beaucoup  à  crain- 
dre, et  lorsque  je  prends  la  liberté  de  montrer  à  Votre 
Majesté  l'envie  de  ne  plus  sortir  d'ici,  je  n'obéis  cer- 
tainement ni  au  plaisir  ni  à  l'intérêt.  Si  Votre  Majesté 
passait  ici  quelques  jours,  Elle  sentirait  Elle-même  ce 
qu'il  n'y  a  aucun  moyen  d'exprimer  par  l'écriture,  ni 
même  par  la  parole,  une  certaine  force  indéfinissable 
qui  pousse  l'état  dans  l'abîme.  Nous,  Sire,  plongés 
dans  la  lumière  et  fournis  de  tous  les  moyens  imagina- 
bles, avons-nous  su  nous  préserver  du  délire  universel  ? 
Et  quel  homme  pourrait  se  flatter  de  n'avoir  contribué 


AU  ROI  VICTOR- EMMANUEL.  401 

pour  rien  à  cette  révolution,  qui  a  fait  justice  enfin 
comme  il  devait  arriver  ?  Il  n'est  donc  pas  fort  éton- 
nant qu'un  Prince  scythe,  élevé  par  un  illuminé  de  Ge- 
nève, se  soit  égaré.  D'ailleurs,  quand  il  appellerait  la 
vérité  de  toutes  ses  forces,  qui  la  lui  dirait  ?  C'est  en- 
core ici  où  il  faudrait  que  Votre  Majesté  fût  témoin. 

Je  compte  sur  un  nouveau  Ministère.  La  faveur  du 
Comte  Rostopchin  paraît,  comme  je  l'avais  prévu,  ra- 
mener celle  de  son  ami  intime  le  Comte  Golovin.  Celui- 
ci,  d'abord  après  son  arrivée,  étant  allé  remercier  l'Em- 
pereur pour  la  place  de  Demoiselle  d'honneur  donnée  à 
sa  fille,  atout  de  suite  été  invité  à  dîner,  et  je  crois 
qu'il  a  eu  aussi  une  entrevue  dans  le  cabinet,  dont  j'es- 
père savoir  quelque  chose.  La  voix  publique  lui  donne 
déjà  le  Ministère  de  l'intérieur;  mais  je  n'ai  encore  au- 
cune donnée  certaine  sur  ce  point,  et  même  je  soup- 
çonne qu'il  s'est  un  peu  trop  pressé  de  se  croire  au 
haut  de  la  roue.  Je  puis  cependant  me  trouver  sans  mi- 
racle lié  tout  à  coup  avec  les  hommes  les  plus  influents. 

La  favorite  et  le  Grand  Veneur  son  mari  partent  le 
printemps  prochain  pour  la  Suisse,  à  ce  qu'on  vient  de 
m'assurer  très  positivement. 

Le  frère  du  Grand  Veneur,  le  Grand  Chambellan  Na- 
rischkin,  avait  emprunté,  il  y  a  bien  des  années,  60,000 
roubles  du  général  Labat,  français,  père  de  la  demoi- 
selle qui  a  épousé  le  chevalier  Manfredi.  Après  une 
longue  attente,  et  des  efforts  inutiles  pour  être  payé  au 
moins  des  intérêts,  il  a  écrit  une  lettre  à  l'Empereur 
qui  a  fait  saisir  une  terre,  ou  pour  mieux  dire  un  vil- 
lage au  Grand  Chambellan,  jusqu'au  plein  paiement  des 
t.  xi.  26 


402  LETTRE 

intérêts.  Quand  je  dis  qu'il  a  fait  saisir,  je  n'entends 
pas  qu'on  se  soit  passé  de  l'intervention  matérielle  des 
tribunaux  ;  mais  sans  cette  lettre  à  l'Empereur,  qui  n'a 
ici  rien  que  de  très  ordinaire,  et  sans  le  renvoi  au  tribu- 
nal de  la  part  de  S.  M.,  on  ne  saurait  avoir  justice 
d'un  homme  puissant. 

L'Impératrice  mère  va  passer  huit  jours  à  Twer  avec 
sa  fille,  la  Princesse  d'Oldembourg,  qui  est  décidément 
enceinte.  On  dit  que  l'on  voudrait  l'engager  à  faire  ses 
couches  ici,  mais  qu'elle  veut  les  faire  à  Twer.  On  as- 
sure encore  qu'elle  s'est  mêlée,  au  moins  comme  entre- 
metteuse, à  Moscou,  de  la  résurrection  du  Comte  Ros- 
topehin.  —  Ces  nouvelles  sont  grandes  ici. 

Pendant  que  j'avais  l'honneur  d'écrire  cette  lettre  à 
Votre  Majesté,  nous  avons  reçu  les  nouvelles  de  France 
du  19  février,  qui  nous  ont  appris  la  grande  organisa- 
tion religieuse  de  l'Empire,  c'est-à-dire  de  l'Europe. 
Voilà  le  Pape  condamné  à  signer  les  quatre  propositions 
de  I G82  et  tout  ce  qu'il  a  plu  au  Jansénisme  de  décréter. 

Depuis  l'abbé  de  Saint-Cyran  jusqu'à  l'abbé  de  B..., 
tous  ces  sectaires,  les  plus  subtiles  qui  aient  existé,  ont 
eu  l'art  de  se  présenter  aux  Souverains  comme  des  hom- 
mes d'Etat  utiles  pour  les  préserver  des  entreprises  de 
Borne  (qui  n'entreprenait  rien),  tandis  qu'ils  ne  travail- 
laient qu'à  donner  aux  peuples  contre  les  Bois  les  mê- 
mes droits  qu'ils  attribuaient  aux  églises  particulières 
contre  les  Papes.  Le  Concile  est  au-dessus  du  Pape 
(seconde  proposition),  donc  les  Etats  généraux  sont  au- 
dessus  du  Roi  :  il  n'y  a  pas  l'ombre  de  doute  sur  cette 
conclusion.  Le  plus  fameux  de  ces  sectaires,  Pascal, 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  403 

n'a-t-il  pas  écrit,  dans  ces  mêmes  Pensées  qu'on  présente 
à  la  jeunesse  comme  l'Evangile  :  Ce  qui  est  condamné  à 
Rome  et  dans  le  conseil  du  Roi  est  approuvé  dans  le  ciel. 
Belle  maxime,  comme  Votre  Majesté  voit  ,  et  qui  mène 
loin  !  Ce  qui  est  inconcevable,  c'est  que  le  plus  méchant,  le 
plus  soupçonneux, le  plus  absolu  des  hommes  ait  donné 
dans  le  même  piège  où  l'on  avait  fait  tomber  des  Princes 
inattentifs,  tranquillisés  et  même  un  peu  affaiblis  par  une 
longue  possession  de  la  Souveraineté  !  Les  avocats  Jan- 
sénistes, devenus  Comtes  de  l'Empire  au  Sénat  conser- 
vateur, ont  su  éblouir  Napoléon  et  se  servir  de  sa  puis- 
sance même  pour  détruire  les  bases.  Aujourd'hui  ils  ne 
peuvent  rien  contre  lui  qui  est  fort,  mais  qu'est-ce  qu'un 
homme?  Flos  Campi.  Le  Presbytérianisme,  établi  et 
soutenu  par  un  soldat  tout-puissant,  est  une  des  gran- 
des époques  de  cette  époque.  Les  suites  en  seront  incal- 
culables. En  tout  cela,  je  ne  vois  rien  qui  ne  confirme 
les  idées  principales  que  j'ai  eu  l'honneur  d'indiquer 
souvent  à  Votre  Majesté  :  Révolution  politique,  simple 
préface  de  la  Révolution  morale  et  religieuse  ;  Abolition 
du  Protestantisme,  etc.,  etc.;  mais  souvent  je  mets  la 
main  sur  les  yeux  pour  ne  pas  voir  l'avenir.  Ce  que  je 
désire  seulement,  c'est  que  ce  mémorable  mariage  de- 
vienne utile  à  Votre  Majesté,  et  que  ses  augustes  pa- 
rents puissent  ou  veuillent  la  servir  efficacement  dans 
cette  occasion.  Quelques  provinces  sur  le  continent 
pour  maintenir  sa  dignité,  et  la  Sardaigne  pour  mainte- 
nir sa  liberté,  c'est  tout  ce  qu'EUe  doit  désirer  en  atten- 
dant de  nouveaux  changements  ;  car  la  chute  de  tout 
ce  qui  se  fait  est  infaillible. 


404  LETTRE 

J'oubliais  d'avoir  l'honneur  de  dire  à  Votre  Majesté 
que  lorsque  les  quatre  propositions  de  \  682  sont  arrivées 
ici,  converties  en  lois  fondamentales  de  la  catholicité, 
je  n'ai  pas  rencontré  ici  un  seul  homme  du  pays  qui  sût, 
\°  qu'elles  furent  l'effet  d'une  pure  vengeance  de  Cour, 
2°  qu'elles  ne  furent  signées  que  par  34  évêques  (sur 
M  8),  3°  que  le  grand  nom  de  Fénelon  ne  s'y  trouve 
point,  4°  que  les  Evêques  de  France  au  nombre  de  84 
en  demandèrent  pardon  au  Pape,  5°  que  le  Pape  en 
mourant  conjura  Louis  XIV  de  retirer  sa  déclaration, 
6°  que  Louis  XIV  lui  répondit  par  une  lettre  qui  ne  fut 
lue  que  par  le  successeur  :  Qu'il  avait  donné  les  ordres 
nécessaires  pour  que  sa  déclaration,  à  quoi  la  politique 
lavait  obligé,  n'eut  aucun  effet. 

Sachant  à  fond  toute  cette  histoire,  j'ai  été  à  même 
de  redresser  bien  des  idées  ;  mais  le  mal  est  fait,  et  ne 
saurait  plus  être  corrigé  que  par  lui-même. 


301 

Au  Même. 

26  février  (10  mars)  1810. 

Sire, 

Il  y  a  plus  de  deux  siècles  qu'on  ne  prononce  jamais 
le  nom  de  l'Autriche  sans  répéter  le  fameux  mot  :  Tu 
felix  Austria  nube.  Sur  la  question  de  savoir  si  la  vérité 


AU  KOI  VICTOB-EMMANUEL.  405 

de  l'axiome  se  vérifie  encore  dans  cette  circonstance, 
tous  les  politiques  ne  seraient  pas  d'accord.  Personne 
au  moins  ne  dira  que  cette  puissance  ne  sait  pas  prendre 
son  parti.  Le  grand  spectacle  qu'elle  donne  au  monde 
termine,  au  moins  jusqu'au  moment  où  nous  vivons,  cette 
longue  suite  de  bonheurs  qui  n'ont  cessé  de  marquer  la 
carrière  de  Napoléon.  Cet  homme  miraculeux,  devant 
qui  la  fortune  de  César  disparaît,  finit  par  épouser  la 
fille  de  l'Empereur  d'Autriche  !  La  chose  étant  décidée, 
je  n'ai  rien  à  dire,  et  même  je  crois  devoir  dorénavant 
changer  de  style  en  m'exprimant  sur  le  compte  de  ce 
personnage  qui  doit  être  à  présent  traité  comme  un  autre 
Souverain.  N'ayant  en  vue  dès  ce  moment  que  l'intérêt 
de  Votre  Majesté,  je  ne  parlerai  du  grand  mariage  que 
sous  ce  rapport. 

Je  serai  fort  trompé,  Sire,  si  ce  grand  événement 
n'influe  pas  sensiblement  sur  l'état  de  quelques  Princes. 
Voilà  Napoléon  petit-fils,  par  affinité,  d'un  Souverain 
qu'il  a  détrôné.  La  même  rage  qui  l'animait  contre  ce 
Prince,  et  plus  encore  contre  son  auguste  épouse,  du- 
rera-t-elle  toujours  ?  On  a  droit  d'en  douter,  on  peut 
même  légitimement  penser  qu'après  avoir  obtenu  tout 
ce  que  peut  désirer  l'ambitieux  le  plus  effréné  dans  un 
accès  de  fièvre,  il  sera  saisi  d'un  autre  genre  d'ambition 
tout  nouveau  pour  lui:  celui  de  traiter  la  souveraineté 
comme  elle  doit  l'être.  Cette  idée  est  probable  en  elle- 
même  ;  cependant,  Sire,  je  ne  voudrais  rien  assurer  à 
cause  d'une  manière  de  voir  particulière  que  j'ai  sur  ce 
grand  personnage.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  reste  plus  de 
doute  sur  le  grand  axiome  :  plus  de  salut  que  par  la  France, 


406  LETTRE 

dont  Votre  Majesté  m'est  témoin  que  j'ai  soutenu  Tin- 
contestable  vérité  longtemps  avant  que  les  malheurs  de 
l'Autriche  l'eussent  si  tristement  démontrée.  Tins  d'une 
fois  j'ai  observé  dans  mes  lettres  officielles  que  la  moitié 
au  moins  de  tout  le  bien  et  de  tout  le  mal  qui  se  fait  dans 
le  monde  est  l'ouvrage  des  femmes.  Elles  ont  été  sur  le 
point  (que  Votre  Majesté  me  permette  de  lui  parler  de  ses 
affaires  comme  si  j'en  étais  instruit  officiellement)  elles 
ont  été,  dis-je,  sur  le  point  de  lui  être  utiles  et  fort  utiles 
d'une  manière,  aujourd'hui  elles  peuvent  l'être  d'une 
autre. 

Votre  Majesté  pourrait  même,  si  rien  n'est  changé  à 
cet  égard,  profiter  d'une  certaine  ambition  qui  est  assez 
naturelle,  sauf  à  se  moquer  d'elle  ensuite  si  Dieu  y  con- 
sent. La  marche  de  la  politique  est  clairement  tracée. 
Tout  a  changé  dans  le  monde  :  il  faut  régler  ses  opéra- 
tions par  les  circonstances. 

L'Ambassadeur  de  France  avait  sans  doute  fait  ici 
quelques  ouvertures  relatives  à  la  Grande-Duchesse 
Anne,  on  les  a  repoussées  uniquement  par  la  raison 
qu'une  Princesse  russe  ne  pouvait  changer  de  religion  ; 
mais  avant  que  le  courrier  chargé  de  cette  réponse  ait  pu 
arriver  à  Paris,  on  a  reçu  ici  la  nouvelle  du  mariage 
autrichien,  de  manière  que  l'heureux  dominateur  pourra 
rire  à  l'aise  des  scrupules  grecs.  Cette  uouvelle  a  jeté 
dans  les  esprits  une  terreur  universelle  :  en  effet,  je  ne 
vois  pas  de  coup  plus  terrible  pour  la  Russie.  Elle  a  mal 
fait  la  guerre,  elle  a  mal  fait  la  paix,  elle  a  mécontenté 
tout  le  monde,  elle  a  ruiné  son  commerce,  maintenant 
la  voilà  devenue  frontière  de  France  ayant  contre  elle 


AU  EOI  VICTOR-EMMANUEL.  407 

une  alliance  naturelle  qui  se  convertira  bientôt  en  al- 
liance politique  offensive  et  défensive,  et  qui  la  réduit  à 
rien.  Les  Souverains  sont  toujours  accusés  des  malheurs 
publics.  La  thèse  en  général  peut  être  fondée  en  raison 
jusqu'à  un  certain  point  ;  mais,  Sire,  on  est  souvent  bien 
injuste  à  leur  égard  en  refusant  de  tenir  compte  du 
caractère  des  nations  qu'ils  commandent.  Votre  Majesté 
est  dans  le  cas  de  se  livrer  à  ces  sortes  de  réflexions 
plus  que  tout  autre  Prince.  Il  ne  lui  tombera  pas  seule- 
ment dans  l'esprit  que,  malgré  ses  excellentes  intentions 
et  ses  travaux  infatigables,  elle  puisse  faire  des  Sardes  ce 
qu'elle  ferait  des  Piémontais  et  des  Savoyards.  Si  jamais 
j'avais  l'honneur  de  me  voir  encore  aux  pieds  de  Votre 
Majesté  (bonheur  sur  lequel  je  compte  peu),  j'aurais 
l'honneur  de  lui  découvrir  en  plein  le  principe  destruc- 
teur qui  travaille  ce  pays,  et  qui  le  mène  graduellement 
dans  l'abîme  du  néant  dont  il  ne  peut  se  tirer  que  par 
une  révolution.  Mais  je  crains  d'aborder  ces  grands  dé- 
tails dans  une  lettre  ;  une  pensée  amène  l'autre,  il  faut 
tout  dire  ou  ne  rien  dire.  Certainement,  Sire,  l'Empereur 
ignore  les  choses  les  plus  importantes,  et  il  doit  ce  mal- 
heur à  l'éducation  qu'il  a  reçue  et  qui  sera  un  reproche 
éternel  à  la  mémoire  de  Catherine  !  Mais  certainement 
aussi  l'abaissement  de  la  Russie  est  l'effet  immédiat  de 
l'incapacité  absolue  et  de  la  profonde  corruption  de  la 
noblesse  russe,  et  ce  malheureux  état  est  lui-même  la 
suite  des  fausses  mesures  adoptées  au  commencement 
du  demi-dernier  siècle  par  l'Empereur  Pierre  le  Fort, 
qu'on  appelle  Pierre  le  Grand.  Alexandre  1er  sent  par- 
faitement cette  faiblesse  quoiqu'il  en  ignore  les  causes.  Il 


408  LETT1Œ 

se  défie  de  ses  agents,  ceux-ci  s'en  aperçoivent  et  lui 
reprochent  cette  même  défiance  dont  ils  sont  la  cause. 
Si  donc  l'Empereur  s'est  jeté  dans  les  bras  de  la  France, 
c'est  qu'il  a  cru  que  le  salut  de  l'Empire  l'exigeait  impé- 
rieusement ;  et  je  ne  sais  pas  pourquoi  on  peut  lui 
reprocher  ce  système,  tant  que  la  voix  publique  ne  sait 
pas  lui  indiquer  un  seul  homme  capable  d'en  soutenir 
un  autre. 

Le  fameux  Conseil  dont  j'ai  eu  l'honneur  d'expliquer 
à  Votre  Majesté  la  composition  et  les  attributions  est  en 
plein  exercice ,  mais  sans  avoir  obtenu  la  confiance 
publique;  au  contraire  on  en  pense  fort  mal.  On  n'a 
point  encore  réformé  le  Sénat  qui  ne  vaut  pas  mieux 
que  le  Conseil  :  je  crois  cependant  que  si  l'on  y  touche, 
on  fera  mal.  La  plus  grande  folie  de  ce  siècle  est 
celle  des  constitutions.  Les  hommes  se  sont  mis  en  tête 
qu'ils  peuvent  faire  une  constitution  comme  on  fait  une 
machine.  Les  Français  pour  leur  compte  en  ont  fait  sept 
ou  huit  en  moins  de  vingt  ans,  c'est  bien  raisonnable; 
mais  tout  a  fini  par  un  despotisme  de  fer,  à  la  place  de 
l'admirable  et  douce  monarchie  dont  ils  jouissaient.  Votre 
Majesté  aura  peut-être  lu  dans  les  papiers  publics  la 
constitution  des  Suédois,  c'est  le  dernier  enfantillage  de 
ce  genre.  Celui  qu'on  vient  de  faire  en  Russie  n'ayant 
point  encore  été  imprimé  en  Français,  je  n'ai  pu  le  trans- 
mettre à  Votre  Majesté. 

Le  célèbre  Amiral  dont  j'ai  tant  parlé  dans  mes  dé- 
pêches joue  comme  je  l'avais  prévu  un  rôle  distingué  à 
Paris.  L'Empereur  le  goûte  infiniment  et  plus  d'une  fois 
il  a  déjeuné  en  tiers  avec  Lui  et  l'Impératrice  douairière. 


AU  ROI  VICTOR- EMMANUEL.  409 

Ici  on  l'a  attaqué  d'une  manière  terrible:  forfaiture,  tra- 
hison, dilapidation,  les  mots  les  plus  durs  ont  été 
prononcés,  et  même  directement  à  l'Empereur  ;  mais  je 
crois  que  les  accusateurs  seront  dupes,  et  que  l'inconce- 
vable faveur  dont  il  jouit  n'est  pas  du  tout  ébranlée  ;  je 
sais,  à  n'en  pas  douter,  que  l'Ambassadeur  Français,  il 
y  a  très  peu  de  jours,  l'a  fait  assurer  que  l'Empereur 
était  toujours  le  même  à  son  égard.  Il  m'avait  demandé 
en  partant  des  lettres  de  recommandations  pour  Genève. 
Je  lui  en  donnai  en  effet,  mais  qui  sait  si  ce  n'était 
point  une  comédie?  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  c'est  qu'après 
avoir  demeuré  à  Francfort  dans  une  attitude  de  délibé- 
ration, il  est  allé  droit  à  Paris.  Je  lui  avais  écrit  à 
Francfort  une  lettre  qui  est  allée  le  chercher  à  Paris.  Il 
m'a  répondu  par  une  lettre  à  sa  manière,  pétillante  d'es- 
prit et  d'originalité  !  Je  répliquerai  sans  me  presser.  Au 
reste,  Sire,  ce  que  j'écris  peut  toujours  être  imprimé 
sans  le  moindre  inconvénient,  à  Paris,  à  Saint-Péters- 
bourg et  à  Cagliari  !  A  ceux  qui  s'étonnent  de  cette  manière 
franche  et  assurée,  je  réponds  par  une  comparaison 
qui  me  paraît  juste.  Je  dis  que  si  j'avais  un  poignard  ou 
un  pistolet  dans  ma  poche,  je  ne  voudrais  pas  qu'on 
m'approchât,  moins  encore  qu'on  vînt  s'asseoir  à  côté  de 
moi  et  me  tâter  ;  mais  que  comme  je  suis  sûr  qu'on  n'y 
découvrira  que  mon  mouchoir  et  mes  tablettes,  je  suis 
toujours  prêt  à  tourner  mes  poches  devant  les  curieux. 
Je  m'applaudis  beaucoup  d'avoir  su  cultiver  l'amitié  de 
l'Amiral  Tchitchagof  sans  me  brouiller  avec  ses  ennemis. 
Je  suis  très  porté  à  croire  qu'il  finira  par  être  Ambassa- 
deur à  Paris  à  la  place  du  Prince  Kourakin  qui  gémit 


44  0  LETTRE 

loin  des  parquets  de  Saint-Pétersbourg,  et  qui  sait  ce  qui 
peut  arriver  ? 

A  propos  de  lettres  et  de  correspondance  Votre  Ma- 
jesté sera  sans  doute  divertie  d'apprendre  que  le  Comte 
de  Licven,  partant  d'ici  pour  la  mission  de  Berlin,  a  mis 
beaucoup  d'importance  à  se  procurer  une  lettre  de  re- 
commandation pour  le  Marquis  de  Saint-Marsan.  La 
maison  du  Comte  de  Lievcn,  qui  jouit  ici  d'une  haute 
faveur,  est  une  de  celles  où  j'étais  le  mieux  traité,  tant 
par  lui  que  par  sa  femme:  je  n'ai  presque  pas  délibéré 
pour  lui  donner  la  lettre  qu'il  me  demandait,  quand  ce 
n'aurait  été  que  pour  la  beauté  du  fait;  j'espère  en 
joindre  ici  une  copie  pour  Votre  Majesté.  L'abbé  Pan- 
soia  me  mandait  dans  sa  dernière  lettre  que  le  Marquis 
de  Saint-Marsan,  qu'il  appelle  l'Ami,  est  adoré  à  Berlin; 
je  le  crois  en  effet  ami  de  tous  les  honnêtes  gens. 

Depuis  que  j'ai  lu  le  discours  du  Roi  d'Angleterre  à 
l'ouverture  de  la  nouvelle  session,  et  la  dernière  pro- 
clamation de  la  Junte  de  Séville,  j'ai  perdu  toute  espé- 
rance. Il  m'en  a  beaucoup  coûté  de  renoncer  à  l'espoir 
de  voir  triompher  cette  brave  nation.  C'était  une  belle 
cause,  mais  les  forces  qui  la  défendent  n'ont  point  de 
proportion  avec  celles  qui  l'attaquent,  et  les  talents  sont 
dans  la  même  disproportion  :  il  faut  plier  la  tète  sous  un 
ascendant  qui  tient  du  miracle.  Comme  les  hommes  sont 
toujours  dans  les  extrêmes,  bientôt  ils  vont  soutenir 
que  l'Archiduchesse  Louise  est  bénie  entre  toutes  les 
femmes.  Je  ne  nie  point  les  avantages  présents  et  sen- 
sibles que  la  Maison  d'Autriche  trouvera  dans  cette 
alliance  :  toutefois,  Sire,  il  ne  faut  pas  se  presser  de 


AU  ROI  VJCTOtt-EMMANUEL.  h\\ 

juger,  ce  que  nous  voyons  étant  un  miracle  évident 
qu'on  ne  peut  juger  par  aucun  événement  passé;  per- 
sonne ne  sait  comment  il  finira,  et  je  crois  avoir  des 
principes  assez  sûrs  pour  me  croire  le  droit  de  conserver 
certaines  idées,  que  Votre  Majesté  aura  vues  souvent 
percer  dans  mes  lettres.  Il  me  paraît  cependant  infini- 
ment probable  qu'on  va  s'apercevoir  dans  ce  moment 
d'un  certain  adoucissement  général,  et  que  les  formes 
révolutionnaires  seront  au  moins  suspendues.  Déjà  j'ai 
vu  dans  un  papier  français,  l'auguste  épouse  de  Votre 
Majesté  appelée  la  Reine  de  Sardaigne  au  lieu  de  la  Reine 
de  Vile  de  Sardaigne.  Il  faut  être  bien  attentif  et 
profiter  du  moment.  Qui  sait  quels  moments  doivent 
suivre  ? 

Ne  sachant  pas  quels  sont  les  papiers  publics  que 
Votre  Majesté  reçoit  en  Sardaigne,  j'aurai  l'honneur  de 
lui  faire  observer  que  tous  à  la  fois  ont  donné  à  Napo- 
léon toutes  les  Princesses  qui  pourraient  lui  convenir. 
Tandis  qu'on  écrivait  de  Paris  comme  une  chose  toute 
nouvelle  :  Bientôt  vous  nous  enverrez  une  belle  prin- 
cesse, etc.,  le  journal  de  Paris  fixait  tous  les  yeux  sur 
la  Princesse  Saxonne  fille  du  Prince  Maximilien,  et  les 
journaux  anglais  imprimaient  des  lettres  de  Paris  où 
l'on  disait  :  //  riy  a  plus  de  doute  sur  le  choix  d'une  Im- 
pératrice :  ï Empereur  est  décidé  pour  Vhéritière  de  la 
Sardaigne  ;  et  le.  journaliste  ajoutait  :  Il  y  a  dans  ce  ma- 
riage quelque  chose  qui  amuse  sa  malice,  il  est  bien  aise, 
quoique  dans  ce  moment  la  chose  ne  signifie  rien,  de  réunir 
sur  sa  tête  les  droits  des  Stuarts.  11  ajoutait  :  encore. 
Cest  là  que  commenceront  les  refus.  Votre  Majesté  voit 


h\1  LETT11E 

par  ce  texte  ce  qu'on  pense  d'Elle  à  Londres.  Au  reste 
la  chaîne  des  refus  n'a  pas  été  longue,  puisqu'elle  a 
commencé  et  s'est  arrêté  ici.  Un  Chambellan  livonien 
me  disait  l'autre  jour  sans  façon  :  Mais  je  ne  crois  pas 
quil  ait  jamais  eu  envie  d'une  Princesse  russe.  Je  crois 
qu'il  a  raison.  La  secte  religieuse  de  ce  pays,  non 
moins  orgueilleuse  que  sotte,  ayant  constamment  forcé 
les  Empereurs  de  Russie  d'épouser  certaines  Princesses 
dont  les  consciences  étaient  à  bon  marché,  il  en  est  résulté 
que  ces  grands  Souverains  n'ont  point  de  parents  parmi 
les  grandes  Maisons  souveraines,  et  n'en  déplaise  à  la 
carte  géographique  et  aux  circonstances  actuelles,  l'Au- 
guste fille  de  Votre  Majesté  appartenant  à  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand  dans  le  monde,  était  bien,  pour  l'Em- 
pereur de  France,  une  alliance  plus  avantageuse  que 
celle  d'une  Grande-Duchesse.  Ce  qu'il  y  a  de  singulier, 
c'est  que  le  courrier  Russe  qui  a  porté  le  refus  à  Paris 
ne  sera  arrivé  qu'après  la  déclaration  du  mariage  Au- 
trichien ce  qui  démontre  que  Napoléon  a  conclu  avant 
la  réponse  de  cette  Cour.  Ce  grand  mariage  donne  à 
l'Empereur  de  France  de  tels  parents,  qu'un  homme 
sage,  quels  que  soient  ses  systèmes  et  ses  pronostics, 
doit  mesurer  ses  discours  et  régler  sa  plume,  La  posté- 
rité dira  ce  qu'elle  voudra  et  sera  sûre  de  ne  pas  se 
tromper. 

J'espère  que  S.  M.  aura  lu  la  nouvelle  loi  Française 
sur  ou  pour  mieux  dire  contre  l'Imprimerie.  Le  génie 
qui  a  vu  l'abus  de  la  science  mérite  certainement  l'ap- 
probation de  tous  les  penseurs,  mais  la  loi  ne  réprime 
que  les  attaques  faites  contre  les  droits  du  Souverain  et 


AU  ROI  YICTOR-EMMANUEL.  413 

l'intérêt  de  VEtat.  Ce  que  tous  les  hommes  ont  placé  avant 
tout  est  passé  sous  silence.  Il  n'y  a  plus  de  doute  sur 
la  guerre  systématique  déclarée  au  Christianisme  par 
l'homme  le  plus  puissant  qui  ait  jamais  existé  sur  la 
terre.  Qu'arrivera-t-il,  Sire?  Grande  et  terrible  question 
qui  ouvre  un  champ  immense  aux  spéculations  les  plus 
profondes  et  les  plus  intéressantes. 

Pour  revenir  à  la  Russie,  le  change  se  tient  depuis 
longtemps  stationnaire  entre  26  et  28  sous  tournois 
pour  le  rouble.  Les  denrées  et  les  marchandises  de  pre- 
mière nécessité  sont  hors  de  prix  sans  que  le  luxe 
veuille  rabattre  la  moindre  de  ses  extravagances.  Votre 
Majesté  apprendra  sans  doute  avec  étonnement  que 
huit  marchands  du  peuple,  dont  quelques-uns,  suivant 
les  apparences,  étaient  serfs,  ont  dépensé  il  y  a  peu  de 
jours  450  roubles  dans  une  seule  séance  à  la  taverne, 
et  qu'ils  ont  bu,  entre  autres,  dix-neuf  bouteilles  de  vin 
de  Champagne  à  \0  roubles  la  bouteille.  Si  Votre  Ma- 
jesté songe  que  ce  délire  n'est  qu'une  miniature  de  ce- 
lui des  grands,  elle  jugera  ce  que  c'est  que  ce  peuple 
qui  ne  calcule  rien,  qui  ne  prévoit  rien,  et  dont  les 
moindres  fantaisies  sont  des  accès  passionnés  qui  veu- 
lent se  satisfaire  à  tout  prix. 

Le  Gouvernement,  comme  il  arrive  toujours,  n'ayant 
pas  été  plus  sage  que  les  particuliers,  il  a  fallu  enfin 
sonder  le  déficit  et  chercher  un  remède  autre  que  celui 
des  billets,  espèce  de  remède  qui  tue  le  malade  après 
l'avoir  amusé  un  moment.  On  a  donc  mis  sur  toute  la 
nation  un  impôt  de  quarante-deux  millions  de  roubles. 
L'ukase  n'étant  point  encore  traduit,  je  ne  saurais  pas 


414  LETTRE 

expliquer  clairement  à  Votre  Majesté  comment  l'impôt 
est  assis,  mais  il  semble  qu'en  dernière  analyse  tout  re- 
tombera sur  le  peuple,  puisque  le  Noble  est  toujours 
maître  de  s'indemniser.  Il  demande  aujourd'hui  dix 
roubles  à  son  paysan  ,  demain  il  lui  en  demandera 
quinze  :  rien  ne  le  gêne.  L'Empereur,  dans  ce  même 
ukase,  engage  sa  parole  qu'on  ne  fera  plus  de  billets. 
Mais  personne  ne  croit  que  les  quarante-deux  millions 
suffisent  pour  combler  le  gouffre,  si  la  guerre  continue 
avec  l'Angleterre  et  avec  la  Turquie,  contre  le  vœu  na- 
tional et  par  une  espèce  d'engagement  qu'on  ne  sait  pas 
trop  définir.  Il  paraît  que  la  maladie  a  fait  des  maux 
épouvantables  dans  l'armée  de  Bessarabie  et  de  Molda- 
vie. Le  Prince  Bagration,  après  avoir  été  comblé  de  fa- 
veurs et  porté  aux  nues,  a  été  disgracié  pour  ce  qu'il 
n'a  pu  faire.  C'est  le  Général  Kamenski  qui  lui  succède 
(fils  aîné  de  ce  Maréchal  dont  j'ai  fait  connaître  à  Vo- 
tre Majesté  la  fin  extraordinaire).  On  dit  que  la  Vala- 
chie  et  la  Moldavie  sont  absolument  ravagées  et  ruinées 
par  l'armée  Russe,  dont  l'ancienne  discipline  n'existe 
plus.  L'Empereur  et  son  frère  ne  s'occupent  cependant 
que  de  l'armée  ;  mais  toujours  on  voit  le  militaire  périr 
sous  les  règnes  trop  amis  des  formes  militaires  ;  il  faut 
un  œil  fin  pour  distinguer  le  véritable  esprit  militaire, 
la  chose  la  plus  précieuse  dans  tous  les  gouvernements, 
de  ses  formes  extérieures  qui  n'en  sont  que  l'appa- 
rence. C'est  une  chose  que  je'  sens  mieux  que  je  ne  sau- 
rais l'exprimer.  L'anecdote  suivante  pourra  peut-être 
amuser  Votre  Majesté.  Le  Grand-Duc  disait  à  l'Ambas- 
sadeur de  France  en  lui  parlant  des  choses  qui  l'occupent 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  44  5 

uniquement  :  Vous  ne  faites  guère  attention  à  cela,  vous 
autres.  —  iVon,  Monseigneur,  nous  ne  prenons  garde  qu'a 
r essentiel  ;  le  reste  n'est  que  pour  les  yeux.  —  Cepen- 
dant vous  avez  gagné  un  grand  nombre  de  batailles.  — 
Monseigneur,  V.  A.  I.  devrait  dire  à  cause  de  cela.  Et 
un  jour  que  le  corps  diplomatique  était  assemblé  à  la 
Cour,  un  Secrétaire  de  la  Légation  nous  dit,  sans  se  gê- 
ner le  moins  du  monde  :  Monseigneur  le  Grand-Duc 
n'aime  point  du  tout  la  guerre.  Ce  n'est  pas  qu'il  man- 
que de  courage,  mais  c'est  qu'à  la  guerre  il  ne  peut  pas 
faire  l'exercice. 

Si  les  deux  guerres  que  Ton  fait  actuellement  contre 
le  sens  commun  se  font  par  une  obéissance  aveugle  en- 
vers la  France,  il  me  semble  que  cette  soumission 
n'aura  bientôt  plus  de  motif,  car,  si  je  ne  me  trompe 
beaucoup,  il  y  aura  bientôt  une  scission  entre  les  deux 
puissances,  du  moins  une  scission  de  cœur,  en  attendant 
que  celle-ci  produise  quelque  effet  à  l'extérieur.  Déjà 
l'on  donne  pour  sûr  que  l'Ambassadeur  de  France  part, 
sous  le  prétexte  que  le  grand  mariage  exige  la  présence 
de  toutes  les  grandes  charges  de  l'Empire.  On  sent  vi- 
vement ici  (et  comment  ne  pas  le  sentir),  l'insulte  de 
cette  demande  d'une  Grande-Duchesse,  suivie  bientôt 
par  le  choix  d'une  autre,  fait  avant  l'arrivée  de  la  ré- 
ponse. Votre  Majesté  voit  d'ailleurs  ce  qui  doit  suivre 
de  l'alliance  étroite  de  la  France  avec  l'Autriche  qui  est 
si  mécontente  de  la  Russie.  Mais  les  événements 
n'ayant  presque  jamais  été  tels  qu'ils  se  présentaient  à 
la  prudence  de  tout  le  monde,  je  crois  devoir  m'abste- 
nir  de  trop  spéculer  sur  les  temps  futurs. 


h \ 6  LETTRE 

M.  le  Comte  Rostopchin,  dont  j'avais  eu  l'honneur  d'an- 
noncer l'arrivée  à  Votre  Majesté,  est  en  effet  arrivé  le 
neuf  (21)  de  ce  mois.  Il  s'est  montré  tout  de  suite  envi- 
ronné d'une  grande  faveur,  qui  est  sentie  autant  qu'il  la 
sent.  Rien  n'égale  son  aplomb,  son  air  aisé  et  tran- 
chant, son  allure  triomphante  ;  il  a  visiblement  négligé 
l'Ambassadeur  de  France,  auquel  il  ne  s'est  pas  même 
fait  présenter  à  la  Cour.  Il  y  a  eu  au  reste  des  entre- 
vues, des  explications,  des  embrassades,  et  même,  à  ce 
qu'on  dit,  des  pleurs.  Tout  cela  est  bien  touchant  !  Je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  à  Votre  Majesté  que  tout  le 
monde  s'incline  devant  le  nouvel  arrivé.  L'Empereur 
lui  demandait  l'autre  jour  :  «  Comment  vous  portez-vous, 
Rostopchin  ?  —  Fort  bien,  Sire,  mais  fai  mal  là  (en  por- 
tant le  doigt  sur  sa  joue).  —  El  comment  donc  ?  —  Sire, 
cest  que  tout  le  monde  me  baise.  —  Il  a  beaucoup  d'es- 
prit et  de  malice,  avec  un  certain  phébus  qui  fait  res- 
sembler son  esprit  à  un  rasoir  frotté  d'huile. 

11  est  d'origine  tartare.  Un  jour  on  lui  demandait 
pourquoi  sa  maison  n'était  pas  décorée  du  titre  de  Prince 
comme  d'autres  maisons  de  même  origine.  Il  répondit  : 
<c  Je  vous  dirai,  lorsque  les  Tartares  vinrent  en  Russie, 
les  uns  arrivèrent  l'hiver  et  les  autres  l'été.  Les  premiers 
reçurent  une  pelisse  et  les  autres  furent  faits  Princes. 
Mes  premiers  ancêtres  arrivèrent  l'hiver.  » 

Il  loge  ici  chez  son  ami  intime  le  Comte  Golovin,  où  je 
passe  ma  vie  ;  de  sorte  que  je  le  vois  presque  tous  les 
jours.  Sa  femme  est  sœur  de  la  Princesse  Alexis  Galit- 
zin,  chez  qui  je  suis  aussi  reçu  à  merveille.  Au  prin- 
temps elle  reviendra  ici;  quant  à  lui,  il  s'en  retourne 


AU  ROI  VICTOR-EMMANUEL.  A\7 

pour  revenir  Vannée  prochaine.  Je  crois  en  attendant 
qu'il  est  d'accord  sur  bien  des  choses  avec  le  maître.  Je 
ne  doute  guère  de  sa  rentrée  dans  les  affaires  et  de  la 
résurrection  de  Golovin.  J'ai  eu  l'honneur  de  faire  con- 
naître à  Votre  Majesté  ce  qu'il  y  aurait  d'avantageux 
pour  moi  dans  cet  événement;  mais, pour  moi,  qu'est-ce 
que  moi?  Rien  du  tout,  Sire,  et  Dieu  veuille  que  Votre 
Majesté  en  soit  assez  persuadée.  Deux  forces  travaillent 
sans  relâche  depuis  huit  ans  pour  me  faire  Russe  ou 
Français  :  ni  l'une  ni  l'autre  n'ont  pu  réussir  encore. 
Toujours  je  demeure  sujet  de  Votre  Majesté,  et  tous  mes 
succès,  quelque  flatteurs  qu'ils  soient  en  eux-mêmes, 
laissent,  s'ils  sont  séparés  du  bien-être  de  Votre  Ma- 
jesté, un  vide  cruel  dans  mon  cœur  ;  il  me  semble  quel- 
quefois que  j'ai  tort  d'être  ici. 

Votre  Majesté  est  maintenant  parfaitement  instruite 
de  tout  ce  qui  concerne  ses  sujets  dans  ce  pays.  Il  est 
malheureusement  certain  qu'une  défaveur  inexprimable 
est  tombée  sur  eux,  ou  sur  quelques-uns  d'eux,  depuis 
quelque  temps.  Je  n'ai  rien  négligé  pour  la  prévenir  et 
ensuite  pour  la  guérir  ;  mais  sur  ce  point  l'anathème 
primordial  qui  ne  devait  nuire  qu'à  moi,  leur  nuit 
aussi.  Ils  se  sont  aperçus  les  premiers  d'une  triste  vé- 
rité, de  manière  que  je  n'ai  pas  eu  sur  eux  l'ascendant 
nécessaire  pour  leur  être  utile  autant  que  que  je  l'au- 
rais voulu  ;  cependant  je  n'ai  pas  mal  soufflé  dans  leurs 
voiles.  Votre  Majesté  a  vu  par  mes  précédentes  dépêches 
que  j'ai  eu  à  me  plaindre  de  quelques-uns,  mais  ces 
petites  misères  humaines  ne  m'irritent  point.  Durant 
la  petite  tempête  excitée  par  une  distinction  qu'on 
t.  xi.  27 


418  LETTRE 

ne  pouvait  reprocher  qu'à  ma  mère,  il  échappa  à  l'un 
de  ces  Messieurs  de  dire  en  conversation,  que  s  il  s'était 
adressé  à  moi  lorsqu'il  entra  au  service  Russe,  c'était 
uniquement  une  politesse  quil  avait  cru  devoir  au  Mi- 
nistre du  Roi;  mais  que  cependant  il  ne  devait  rien 
quau  Général  d'Anrep  qui  s  était  chargé  de  sa  demande. 
Le  lendemain  ce  discours  me  fut  rapporté,  comme  il 
arrive  toujours.  Je  n'en  fis  pas  le  moindre  semblant  ; 
mais  un  jour  que  cet  Officier  me  faisait  visite,  je  fis 
tomber  le  discours  sur  son  entrée  au  service  Russe,  et 
je  lui  dis  négligemment  :  «  Je  crois  que  j'ai  encore  la 
note  que  je  présentai  à  cette  occasion  ;  peut-être  vous 
serez  bien  aise  de  la  lire.  »  Je  la  tirai  d'un  portefeuille 
et  la  lui  remis.  Les  premiers  mots  étaient  :  Le  Général 
d'Anrep  étant  mort  sans  avoir  fait  passer  à  S.  M.  I.  la 

demande  de  M.  N  ,  le  soussigné  croit  qu'il  est  de 

son  devoir,  etc.  Je  ne  me  permis  pas  d'autre  vengeance, 
pas  même  celle  de  faire  savoir  que  j'étais  instruit  du 
discours.  Aujourd'hui  il  est  content,  et  j'espère  n'y 
avoir  pas  peu  contribué.  Il  a  fait  sa  paix  ainsi  que 
d'autres.  Quant  à  moi,  Sire,  je  ne  puis  dire  que  je  l'ai 
faite,  puisque  je  n'ai  jamais  fait  la  guerre. 

Il  ne  me  reste  à  désirer,  Sire,  que  de  pouvoir  un  jour 
servir  encore  Votre  Majesté.  La  tournure  que  prennent 
les  événements  permet  certainement  de  regarder  la 
chose  comme  possible  ;  car,  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  tout  est  possible  par  la  France,  et  rien  sans  elle. 
Que  de  vœux  je  fais  pour  votre  Majesté  !  Que  de  regrets 
de  ne  l'avoir  pas  contentée  davantage  !  Mais  heureuse- 
ment tout  se  réduit  à  des  pointitleries  d'honneur,  et 


AU  KOI  VICTOR -EMMANUEL.  419 

môme,  je  puis  le  dire,  de  tendresse  ;  et  si  par  hasard  elle 
jugeait  que  j'ai  pu  me  livrer  quelquefois  à  la  sensibilité, 
à  un  point  qui  n'est  pas  permis,  je  n'entreprendrai  nul- 
lement de  m'excuser  ;  mais  je  la  supplierai  de  vouloir 
bien  aussi  se  rappeler,  qu'indépendamment  d'une  suite 
inouïe  de  mortifications,  j'ai  été  offensé  deux  fois  offi- 
ciellement. La  première,  lorsque,  pour  une  chose  qui 
m'était  absolument  étrangère  et  où  son  Ministre  n'avait 
pas  compris  le  mot,  on  m'écrivit  :  Personne  ne  peut  ser- 
vir deux  Maîtres.  La  seconde,  lorsque  m'étant  exposé  à 
tout  pour  servir  Votre  Majesté  de  la  seule  manière  pos- 
sible, on  m'a  écrit  encore  :  Sa  Majesté  sans  donner 
d'interprétation  sinistre  à  vos  intentions,  etc.,  ce  qui  m'a 
paru  être  la  même  chose  que  d'écrire  à  une  honnête 
femme  :  Sans  croire  que  vous  êtes  une  courtisane. 

Je  ne  rappelle  ces  choses  qu'afin  que,  si  Votre  Ma- 
jesté adhère  à  l'offre  que  j'ai  mise  plus  d'une  fois  à  ses 
pieds  de  me  retirer  purement  et  simplement,  je  ne  laisse 
au  moins  dans  son  esprit  aucun  souvenir  contraire  à  ma 
délicatesse  ;  car,  certainement,  personne  ne  l'a  aimée  et 
servie  avec  plus  de  zèle  que  moi.  Dans  la  supposition 
contraire,  je  Ja  supplie,  je  la  conjure  de  vouloir  me  tran- 
quilliser sur  la  crainte  que  j'ai  qu'Elle  ne  me  retienne 
ici  par  bonté  et  pour  mon  seul  intérêt,  car  cette  idée  ne 
me  laisse  aucun  repos. 

Je  suis,  etc. 


LF.TTBE 


302 

f  A  MUe  Adèle  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  13  mars  1810. 

Ton  carnaval  a  passé,  ma  très  chère  enfant  :  il  y  a 
douze  jours  que  tu  jeûnes,  et  moi  j'en  suis  au  mardi 
gras.  Je  veux  donc  faire  comme  tout  le  monde,  et  me 
procurer  aujourd'hui  quelque  plaisir  remarquable.  Je 
m'arrange  en  conséquence  devant  mon  pupitre  pour 
répondre  ce  qu'on  appelle  une  lettre  à  ton  billet  du 
\ev  janvier.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  commencer  par 
une  querelle  ;  car,  en  examinant  les  dates  de  mon 
inexorable  registre,  je  vois  toujours  de  votre  côté  un 
grand  mépris  des  lois.  Jamais  je  n'ai  dit,  Mesdames,  que 
je  voulais  recevoir  une  lettre  de  vous  tous  les  quinze 
jours  ;  j'ai  dit  que  je  voulais  et  entendais  que  vous  m'é- 
crivissiez tous  les  quinze  jours,  ce  qui  est  bien  différent. 
Je  n'exige  point  que  vous  m'apportiez  vos  lettres,  il  y 
aurait  de  l'indiscrétion  ;  écrivez  seulement ,  le  reste 
dépend  des  puissances  et  surtout  des  postillons.  Mais 
j'oubliais  que  je  ne  veux  pas  quereller  aujourd'hui. 
J'aime  tout  dans  ton  billet,  ma  chère  Adèle,  excepté  le 
mot  probablement,  que  tu  as  placé  indignement,  presque 
à  la  première  phrase.  Je  lui  remettrai  probablement  ;  et 
pourquoi  probablement?  On  ne  trouve  pas  tous  les  jours 


A  M,,e  ADÈLE  DE  MAISTRE.  424 

des  gens  de  bonne  volonté  qui  s'en  aillent  droit  de 
Turin  à  Saint-Pétersbourg  ;  et  quand  on  les  rencontre, 
il  faut  les  charger  certainement  de  la  pacotille  destinée 
à  votre  bon  papa.  Voilà,  ma  très  chère,  ce  qui  me 
déplaît  dans  ta  dépêche  :  le  reste  est  à  merveille.  Tu  fais 
bien  d'adorer  la  peinture,  il  faut  bien  adorer  quelque 
chose.  Ce  n'est  pas  que  je  me  trouve  tout  à  fait  en  har- 
monie avec  tes  idées  sublimes.  Je  voudrais  que  ton 
talent  fût  un  peu  plus  femme.  J'honore  beaucoup  tes 
grandes  entreprises  :  cependant  c'est  à  elles  que  je  dois 
le  malheur  de  ne  point  voir  encore  sur  ma  muraille 
i  sospirati  quadri,  que  j'appelle  depuis  si  longtemps. 
Je  n'ai  pas  reçu  un  morceau  de  papier  que  je  puisse 
mettre  sous  glace.  Ah!  si  je  pouvais  te  jeter  dans  le 
paysage,  quand  même  tu  ne  ferais  pas  mieux  que 
Claude  Lorrain  ou  lluysdael,  je  t'assure  que  j'en  pren- 
drais mon  parti.  Je  comprends  fort  bien  tes  dégoûts, 
quoique  je  ne  sois  point  artiste  :  ton  oncle  est  sujet 
plus  que  personne  à  cette  maladie  ;  mais,  dans  les  inter- 
valles des  paroxysmes,  il  enfante  de  jolies  choses  : 
j'espère  que  tu  feras  de  même.  Si  j'étais  auprès  de  toi, 
je  saurais  bien  te  faire  marcher  droit,  mais  ta  mère  est 
trop  bonne,  je  suis  persuadé  qu'elle  ne  te  bat  jamais  : 
sans  cela  il  n'y  a  point  d'éducation.  Quel  est  ce  peintre 
français  dont  tu  veux  m'envoj^er  les  pensées  extrava- 
gantes ?  J'imagine  que  tu  ne  veux  pas  parler  des  trium- 
virs du  grand  siècle  :  Lebrun,  Lesueur,  le  Poussin.  Ces 
trois-là  en  valent  bien  d'autres.  Le  troisième  surtout  (à 
la  vérité  tout  à  fait  italianisé)  est  mon  héros  ;  il  n'y  a 
pas  de  peinture  que  je  comprenne  mieux.  Quant  aux 


422  LETTRE 

artistes  français  modernes,  je  te  les  livre.  Alfieri  a  une 
tirade  à  mourir  de  rire  sur  les  nations  qui  se  font  admi- 
rer à  coups  de  canon.  Il  met  à  l'ordinaire  beaucoup 
d'exagération  dans  ses  idées,  mais  tout  n'est  pas 
faux.  Voltaire  disait  sans  façon  au  roi  de  Prusse  :  Un 
poète  est  toujours  fort  bon  à  la  tête  de  cent  mille  hommes. 
En  suivant  cette  idée,  je  trouve  que,  lorsque  huit  cent 
mille  hommes  armés  s'écrient  ensemble  qu'ils  possèdent 
les  plus  grands  artistes  du  monde,  chacun  fait  bien  de 
répondre  :  Vous  avez  raison.  Cette  époque,  d'ailleurs  si 
brillante,  n'est  cependant  pas  favorable  ni  à  la  poésie 
ni  aux  beaux-arts.  Je  t'expliquerai  ma  pensée  la  pre- 
mière fois  que  j'aurai  l'honneur  de  te  voir  ;  c'est  dom- 
mage, au  reste,  car  la  poésie  et  les  arts  d'imitation 
auraient  beau  jeu  dans  ce  moment. 

Ta  fais  bien,  ma  chère  enfant,  de  te  jeter  dans  la 
bonne  philosophie,  et  surtout  de  lire  saint  Augustin,  qui 
fut  sans  contredit  l'un  des  plus  beaux  génies  de  l'anti- 
quité. II  a  de  grands  rapports  avec  Platon.  Il  avait 
autant  d'esprit  et  de  connaissances  que  Cicéron  :  vrai- 
ment il  n'écrit  pas  comme  Marcus  Tullius,  mais  ce  fut 
la  faute  de  son  siècle.  D'ailleurs  que  t'importe?  Tu  n'es 
pas  appelée  à  le  lire  dans  sa  langue.  Une  demoiselle  ne 
doit  jamais  salir  ses  yeux  ;  mais  si  tu  pouvais  lire  les 
confessions  de  Rousseau  après  celles  de  saint  Augustin, 
tu  sentirais  mieux,  par  le  contraste,  ce  que  c'est  que 
l'espèce  philosophique. 

Adieu,  cher  enfant  de  mon  cœur!  Je  t'ai  parlé  quel- 
quefois de  ma  correspondance,  c'est  une  chose  qui  ne 
peut  s'exprimer:  je  gémis,  je  succombe  sous  le  faix. 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  423 

Ah  !  si  tu  étais  ici  pour  m'aider.  Au  reste,  mon  cher 
enfant,  tiens  pour  sûr  que,  de  toutes  mes  correspon- 
dances, il  n'y  en  a  point  dont  j'aie  autant  d'envie  de 
me  débarrasser  que  de  la  tienne. 

303 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi.  ■ 

13  (25)  mars  1810. 

Monsieur  le  Chevalier, 

Quoique  dans  mes  trois  précédents  numéros  que  j'ai 
eu  l'honneur  d'adresser  directement  à  S.  M.,  j'aie  dit  à 
peu  près  tout  ce  qui  se  présentait  à  mon  esprit  dans 
les  circonstances  actuelles,  cependant,  puisque  l'occasion 
qui  doit  emporter  ce  paquet  se  trouve  encore  retardée, 
je  profite  de  ce  délai  pour  continuer  la  conversation 
avec  vous. 

J'ai  raconté  l'extinction  définitive  de  l'Ordre  de  Malte, 
mais  peut-être  que  S.  M.  ne  sera  pas  fâchée  de  connaître 
la  cause  la  plus  déterminante  de  cette  extinction. 

Le  feu  Prince  Beloselski  avait  épousé  en  seconde  noce 
Mademoiselle  Kasinski,  très  riche  héritière,  mais  d'une 
famille  fort  au-dessous  de  celle  du  Prince  ;  ce  n'est  ce- 
pendant point  un  nom  méprisable.  Le  père  avait  le  titre 
de  général,  et  la  famille  prétend  être  en  droit  de  prouver 
400  ans  de  noblesse.  Je  ne  discute  point  cette  préten- 


424  LETTRE 

tion,  d'autant  plus  qu'il  faudrait  disserter  longuement 
sur  ce  mot  de  noblesse  qui  n'a  point  ici  le  même  sens 
que  nous  lui  attribuons. 

Mais  enfin  vous  pouvez  aisément  vous  former  une 
idée  de  Madame  la  Princesse  Beloselski  portant  par  son 
mariage  un  des  premiers  noms  de  l'Empire,  femme  d'un 
grand  de  la  Cour,  maîtresse  de  cent  mille  roubles  de 
rente,  d'un  grand  hôtel  et  d'un  état  magnifique,  .l'ajoute, 
ce  qui  ne  gâte  rien,  que  la  Princesse  est  une  des  plus 
dignes  et  des  plus  respectables  dames  qu'on  puisse  con- 
naître. 

L'Empereur,  sans  doute  sur  la  demande  du  Prince, 
demande  au  Grand-Maître  de  Malte  le  Grand  Cordon  de 
l'Ordre  pour  la  Princesse,  et  tout  de  suite  le  Grand- 
Maître  l'envoie. 

L'Empereur  en  fit  part  lui-même  à  la  Princesse,  il  lui 
dit  même  que  cette  décoration  lui  siérait  à  merveille, 
qu'il  la  préférait  beaucoup  à  celle  de  sainte  Catherine 
dont  le  ruban  était  de  mauvais  goût.  Le  lendemain  de  ce 
discours  qui  eut  lieu  à  la  Cour,  il  envoya  le  Cordon  à  la 
Princesse  qui  s'en  décora  sur  le  ebamp. 

Là-dessus  le  Comte  Litta,  Grand-Bailli  de  l'Ordre, 
ordonna  à  sa  femme  de  quitter  cette  même  décoration, 
et  huit  jours  après  il  ordonna  de  la  reprendre  pour  faire 
sa  cour. 

Il  faut  être  sage  sans  doute  autant  qu'on  peut,  mais 
quand  on  ne  l'est  pas,  il  faudrait  au  moins  faire  des 
sottises  de  la  même  couleur.  Ce  qui  est  véritablement 
triste,  c'est  d'être  audacieux  aujourd'hui  et  poule  mouil- 
lée huit  jours  après. 


A.   M  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  425 

Le  Comte  Litta  s'entendait  parfaitement  avec  le 
Commandeur  de  Maisonneuve,  Ministre  et  Administra- 
teur de  l'Ordre.  Celui-ci  présenta  une  longue  Note  à 
l'Empereur  pour  lui  démontrer  que  la  concession  n'était 
pas  valide,  et  que  le  Grand-Maître  actuel  (Caracciolo) 
n'avait  pas  été  reconnu  par  le  Pape.  Vous  noterez, 
Monsieur  le  Chevalier,  que  S.  S.  ayant  été  en  effet 
empêchée  par  la  France  de  reconnaître  le  Grand-Maître, 
on  était  convenu  ici  de  recevoir  ses  Blancs-seings  que  le 
Conseil  remplissait,  et  tout  se  passait  comme  si  rien 
n'avait  manqué  à  l'installation  du  Grand-Maître.  Le 
Commandeur  de  Maisonneuve,  ayant  lui-même  présenté 
une  foule  de  ces  Blancs-seings,  était  particulièrement 
ridicule  en  se  permettant  de  présenter  cette  Note,  qui 
choqua  excessivement  l'Empereur.  Il  était  déjà  assez 
mal  disposé;  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  le  déter- 
miner. Dès  lors  il  a  toujours  dit:  «  Qu'on  ne  m'en  parle 
plus  »;  et  enfin  il  a  frappé  le  dernier  coup. 

Il  est  inutile,  je  pense,  de  vous  parler  du  profond 
ressentiment  de  la  Maison  Beloselski.  Le  Prince,  peu  de 
temps  avant  sa  mort,  dit  au  Commandeur  de  Maison- 
neuve,  à  la  Cour  :  «  Monsieur  le  Commandeur,  l'Ordre  de 
Malte  est  mort,  et  c'est  vous  qui  l'avez  assassiné.  »  Le 
Prince  n'en  voulait  pas  moins  au  Comte  Litta  qui,  par  une 
bizarrerie  singulière,  lui  a  succédé  dans  la  place  de 
Grand-Echanson.  J'ai  bien  entendu  plaisanter,  dans  le 
temps,  sur  ce  cordon  noir,  obtenu  par  la  Princesse 
Beloselski ,  mais  il  y  a  une  foule  de  choses  dans  le 
monde  dont  il  est  permis  de  rire,  et  que  cependant  il 
faut  laisser  aller,  et  nul  homme  sensé  n'approuvera 


426  LETTRE 

l'opposition  faite  par  ces  Messieurs.  La  Comtesse  Litta 
qui  a  le  portrait,  et  qui  est  par  conséquent  tout  ce  qu'on 
peut  être,  n'est  cependant  pas  d'une  pâte  meilleure  que 
celle  de  la  Princesse.  Aussi  le  mari  Beloselski  n'a  pas 
cessé  de  crier  que  les  Kasinski  valaient  bien  les  Enghel- 
lant  (c'est  le  nom  de  Madame  Litta).  Je  ne  sais  ce  qu'il 
en  est,  mais  qu'importe,  dans  un  pays  où  l'homme  fait 
la  femme,  et  où  le  Souverain  fait  l'homme?  Le  Duc  de 
Mccklembourg-Schwerin  disait  un  jour  à  Paul  Ier,  en 
parlant  de  je  ne  sais  quel  Russe  de  distinction  :  «  C'est 
un  des  plus  grands  seigneurs  de  votre  pays.  »  L'Empe- 
reur répondit:  «  Qu'appclez-vous,  Monsieur,  Grand- 
Seigneur  ?  //  n'y  a  de  grand  Seigneur,  chez  moi,  que 
l'homme  auquel  je  parle  »  ;  et  après  un  moment  de  si- 
lence il  ajouta:  «  Et  encore,  pendant  que  je  lui  parle  ». 
Voilà  qui  est  clair  et  qui  me  paraît  dispenser  de  toute 
étiquette.  Il  fallait  d'ail  eurs  faire  attention  au  moment 
où  nous  vivons.  Certes  il  s'agit  bien  peu  aujourd'hui  de 
la  légitimité  du  Grand-Maître  et  de  la  rigueur  des 
preuves.  Je  crois  voir  des  malheureux  embarqués  dans 
un  vaisseau  troué,  et  qui  délibèrent,  en  se  battant  même, 
pendant  qu'il  se  remplit,  pour  savoir  qui  a  droit  de 
boucher  le  trou. 

Vous  voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  comment  vont 
les  choses.  Je  suis  mortellement  fâché  de  vous  le  répéter, 
mais  il  n'y  a  qu'un  avis  sur  Yinêvitabilité  d'une  catas- 
trophe quelconque.  Qu'arrivera-t-il  ?  je  l'ignore.  Que 
ferai-je  dans  cette  supposition?  je  ne  l'ignore  pas  moins  : 
je  prendrai  conseil  des  circonstances,  et  j'espère  que 
S.  M.  daignera  tout  approuver.  Le  fameux  Conseil  n'a 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  flOSSI.  427 

pas  eu  un  instant  l'assentiment  du  public.  11  radote 
dans  son  berceau  et  tout  le  monde  s'en  moque.  La  posté- 
rité croira  que  nous  étions  fous  (et  sans  doute  elle  ne  se 
trompera  pas)  avec  notre  fureur  constitutionnelle  :  malgré 
l'expérience  la  plus  terrible,  bien  peu  de  gens  sont  con- 
vertis. Tous  les  jours  je  me  rappelle  les  prophéties  de 
l'inconcevable  et  clairvoyant  Amiral.  Depuis  que  je  le 
connais,  il  n'a  cessé  de  me  dire  :  «  La  reconnaissance  et 
«  les  apparences  vous  séduisent.  D'ailleurs  vous  ne 
«  pouvez  regarder  de  près  ;  soyez  sûr  qu'il  n'y  a  point 
«  d'espérance,  et  que  tout  est  perdu.  » 

Au  milieu  des  retranchements  qui  s'opèrent  de  tout 
côté,  même  d'une  manière  cruelle,  que  deviendront  les 
subsides?  Je  n'ai  pas  entendu  prononcer  un  seul  mot 
sinistre,  mais  mon  imagination  se  porte  de  tout  côté. 

En  vertu  des  comptes  réglés  entre  les  deux  puissances, 
après  la  malheureuse  campagne  de  4  805,  la  Russie  se 
reconnut  débitrice  de  huit  millions  de  florins  envers  l'Au- 
triche. Maintenant,  elle  vient  de  lui  déclarer  officiel- 
lement qu'elle  se  croit  libre  de  ses  engagements  en  vertu 
du  traité  de  Vienne.  Belle  logique  comme  vous  voyez, 
et  belle  occasion  pour  choquer  l'Autriche. 

Je  regarde  comme  certaines  des  propositions  quel- 
conques faites  à  S.  M.  le  Roi  des  Deux-Siciles  ;  car  si 
l'Empereur  d'Autriche  avait  pu  céder  sa  fille  sans  stipu- 
ler quelque  chose  en  faveur  de  son  beau-père,  il  ne  se- 
rait plus  permis  de  raisonner.  Qui  sait  si  la  bonne  humeur 
du  moment,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  ne 
s'étendra  pas  jusqu'à  nous?  ou  si  l'extrême  faveur  de  la 
Maison  d'Autriche  ne  pourra  pas  étendre  son  influence 


428  LETTRE 

jusqu'à  nous?  Je  sais  que  S.  M.  le  Roi  de  Naples  a 
déclaré  que,  sous  aucun  prétexte,  elle  ne  veut  le  bien 
d' autrui.  Rien  de  mieux  pensé,  et  je  crois  que  la  Maison 
de  Savoie  ne  se  laissera  jamais  vaincre  en  délicatesse  et 
en  grandeur  d'âme  ;  mais  il  faut  expliquer  ces  mots  : 
Bien  iïautrui.  J'ai  toujours  pensé  qu'une  république, 
détruite  jusque  dans  ses  fondements  et  depuis  plusieurs 
années,  peut  s'appeler  Res  pro  derelicta  parce  qu'il  est 
impossible  de  la  rétablir,  et  qu'ainsi  S.  M.  pourrait  être 
indemnisée  sans  blesser  le  moins  du  monde  les  lois  de  la 
morale  et  de  la  délicatesse,  aux  dépens  ou,  pour  mieux 
dire,  au  moyen  des  anciens  territoires  de  Gênes  ou  de 
Venise.  Il  me  semble  encore  que  tout  pays,  tel  que  la 
Toscane,  par  exemple,  sur  lequel  S.  M.  pourrait  s'en- 
tendre de  gré  à  gré  avec  le  propriétaire  légitime,  serait 
encore  un  objet  légitime  d'indemnisation. 

La  brouillerie  de  l'Empereur  Napoléon  avec  sa 
famille,  avec  celle  de  sa  première  femme,  et  avec  tous 
les  princes  alliés  de  l'une  et  de  l'autre,  me  paraît  au 
rang  des  événements  les  plus  probables.  Les  nouveaux 
parents,  par  la  seule  force  des  choses,  chassent  les 
anciens  et  les  humilient.  Représentez-vous  les  senti- 
ments d'Eugène  Beauharnais,  obligé  de  prêter  le  ser- 
ment de  Sénateur  et  de  proclamer  lui-même  à  la  tribune 
le  divorce  de  sa  mère.  Représentez-vous  ceux  du  Roi 
de  Bavière  qui  se  trouve  avoir  marié  sa  fille  à  un 
Sénateur.  Voyez  le  Roi  de  Hollande  rappelé  comme  un 
Ministre,  la  Reine  de  Naples  déclarée  Grande-Maîtresse 
de  la  nouvelle  Impératrice,  etc.,  etc.  Quel  immense 
foyer  de  discorde  et  de  ressentiments  amers  !  Si  la  que- 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  429 

relie  s'engage,  elle  peut  très  certainement  tourner  au 
profit  des  princes  légitimes  dépossédés.  Sans  examiner 
d'autres  conséquences,  qui  sont  placées  trop  loin  de 
nous  pour  pouvoir  en  juger  sagement,  voici  quelques 
points  qui  me  paraissent  infiniment  probables  : 

\ .  La  Silésie  a  été  en  grande  partie  le  prix  de  la: 
Princesse. 

2.  Le  surplus  des  indemnités  a  été  stipulé  aux  dépens 
du  Turc. 

3.  L'Empereur  de  France  ne  peut  oublier  ni  Saint- 
Jean-d'Acre  ni  l'Egypte,  et  bientôt  l'orage  se  tournera 
de  ce  côté. 

A.  Il  a  déjà  nommé  dans  son  cœur  le  Gouverneur  de 
Bassora,  etc. 

L'Autriche  mêlée  pour  ainsi  dire  à  la  France  la  privera 
peut-être  de  cette  acrimonie  révolutionnaire  qui  l'a 
rendue  le  fléau  et  l'effroi  de  toutes  les  souverainetés. 
Profitons  de  cet  adoucissement,  s'il  est  possible  :  le  reste 
est  lettre  close.  L'univers  est  dans  un  état  qui  est  un 
véritable  miracle.  Il  arrivera  des  choses  encore  plus 
étonnantes  que  celles  que  nous  avons  vues.  Tout  ce  que 
nous  devons  souhaiter  pour  S.  M.,  cest  la  faculté  d'at- 
tendre sûrement  et  honorablement. 

On  a  déjà  parlé  infiniment  de  la  grossesse  future. 
Mais  tous  les  mariages  n'amènent  pas  des  grossesses,  et 
toutes  les  grossesses  n'amènent  pas  des  enfants,  et  tous 
les  enfants  ne  sont  pas  des  mâles,  et  tous  les  mâles  ne 
vivent  pas.  Si  l'Empereur  de  France  ne  change  pas  de 
système,  il  est  condamné  par  une  théorie  qui  parait 
inconcevable  en  elle-même,  et  qui  semble  acquérir  le 


430  LETTRE 

degré  de  la  certitude  par  une  expérience  qui  jusqu'ici 
n'a  jamais  manqué.  S'il  vient  à  changer  de  système  et 
de  conduite,  comme  ce  sera  un  autre  homme,  on  n'en 
peut  rien  dire  avant  de  l'avoir  vu. 

Je  suis  fort  en  peine  de  Monsieur  le  Chevalier 
Ganières  dont  je  n'ai  plus  de  nouvelles.  Le  bon  abbé 
Pansoia  se  remet,  à  ce  qu'il  me  dit  dans  sa  dernière 
lettre,  où  il  me  prie  instamment,  si  j'en  trouve  l'occasion, 
de  le  mettre  aux  pieds  de  S.  M.,  puisqu'il  est  privé  de 
tout  moyen  de  communication  avec  la  Sardaigne.  Il 
m'écrivait  un  jour  qu'il  ne  songeait  pas  sans  terreur  à 
la  situation  où  il  se  trouverait,  si  le  secours  que  S.  M. 
veut  bien  lui  accorder  venait  à  lui  manquer  dans  ses 
derniers  jours.  Je  l'ai  beaucoup  rassuré  quant  à  S.  M. 
dont  la  bonté  nous  est  assez  connue.  Mais  si  le  subside 
venait  à  finir,  ce  serait  une  calamité  à  laquelle  je  ne 
verrais  pas  de  remède. 

Mon  fils  me  coûte  4,000  roubles,  quelquefois  moins, 
quelquefois  plus  ;  ainsi  il  faut  compter  sur  4,000  jusqu'à 
un  certain  avancement.  11  vit  cependant  ici  d'une 
manière  qui  surprend  tout  le  monde,  et  vous  n'en  serez 
pas  surpris  vous-même,  lorsque  vous  saurez  que  l'éta- 
blissement d'un  officier  Chevalier-Garde,  est  ici  de 
8,000  roubles  par  an,  outre  lecarosse  à  quatre  chevaux. 
On  n'a  pas  l'idée  d'un  luxe  aussi  extravagant.  Mon  fils 
ayant  la  permission  de  loger  avec  moi  (en  général  les 
officiers  logent  aux  casernes)  nous  courons  souvent  le 
monde  dans  la  même  voiture.  Pour  les  moments  où  il 
est  obligé  de  m'abandonner  il  a  un  traîneau  à  deux 
chevaux.  Il  est  devenu,  presque  en  arrivant  et  à  ma 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  431 

grande  satisfaction,  l'ami  inséparable  du  jeune  Duc 
Nicolas  de  Serra-Caprioia  qui  est  du  même  à^e  que  lui 
et  excellent  jeune  homme.  Son  père  ayant  désiré  qu'il 
fit  un  cours  de  philosophie  après  avoir  achevé  ses 
études  préliminaires,  la  même  envie  a  saisi  mon  fils  qui 
avait  déjà  fait  de  plus  grands  préparatifs.  Le  R.  P. 
général  des  Jésuites  leur  a  donné  un  professeur  d'un 
grand  mérite,  le  P.  Rosaven,  français,  qui  s'est  soumis 
avec  une  rare  complaisance  à  leur  donner  une  leçon  en 
particulier.  Le  Baron  de  Damas,  capitaine  de  la  Garde, 
et  Je  jeune  prince  Pierre  Galitzin,  fils  de  la  princesse 
Alexis,  prêt  à  prendre  le  même  service,  se  sont  joints  à 
nos  deux  jeunes  gens,  et  je  puis  vous  assurer,  Monsieur 
le  Chevalier,  que  ces  quatre  candidats  de  la  philosophie, 
dont  trois  officiers  de  la  Garde,  sont  un  phénomène  des 
plus  curieux  à  Saint-Pétersbourg.  Le  mien  a  saisi  cette 
étude  avec  passion.  Il  fut  un  temps  où  peut-être  je  ne 
m'y  serais  pas  prêté  :  mais  la  manière  dont  il  a  fait  la 
guerre  donne  beaucoup  de  grâce  à  l'étude  :  je  le  laisse 
aller.  Le  Duc  me  dit  quelquefois  en  riant  :  <c  Mon  cher 
ami,  nos  enfants  sont  plus  sages  que  nous.  »  En  effet,  il 
s'est  formé  chez  lui  un  groupe  de  jeunes  gens,  presque 
tous  du  même  âge,  dont  la  conduite  contraste  singuliè- 
rement avec  l'incroyable  dissolutezza  de  la  jeunesse  de 
ce  pays. 

Je  terminais  l'autre  jour  la  soirée,  c'est-à-dire  que  je 
commençais  le  matin,  avec  le  Comte  et  la  Comtesse 
Golovin  et  le  Comte  Rostopchin  :  celui-ci  était  de  belle 
humeur.  On  vint  à  parler  de  chiffre,  je  ne  sais  pas  trop 
comment.  Il  me  conta  en  riant  comment  le  nôtre  avait 


432  LETTRE 

été  trahi  sous  son  ministère.  Ce  fat  un  moyen  d'une 
lettre  déchiffrée  entre  lignes  qui  tomba  entre  ses  mains 
de  la  manière  la  plus  comique.  Ce  Ministre,  m'a-t-il  dit, 
était  nouveau  dans  le  métier.  Je  me  rappelle,  Monsieur 
le  Chevalier,  avoir  eu  l'honneur  de  vous  entretenir  une 
fois  de  l'abus  grossier  de  ces  déchiffrements  entre  lignes. 
Dieu  veuille  amener  bientôt  le  temps  où  ces  réflexions 
seront  de  quelque  utilité.  En  attendant,  j'ai  brûlé  ici  un 
fagot  de  lettres  toutes  parfaitement  inutiles  et  toutes 
déchiffrées  entre  lignes.  Chiffrer  peu,  varier  les  expres- 
sions, ne  déchiffrer  jamais  entre  lignes,  changer  de 
temps  en  temps  les  chiffres,  je  crois  que  ce  sont  les  lois 
fondamentales.  Le  chiffre  qu'on  nous  a  pris  est  celui 
de  M.  le  Comte  de  Front,  et  il  me  semble  même  que  vous 
aviez  cessé  de  vous  y  fier,  ainsi  que  lui,  etc.,  etc. 

A  mesure  que  les  jours  s'écoulent,  mes  inquiétudes  et 
mes  terreurs  augmentent.  La  nation  n'a  plus  ni  foi, 
ni  espérance,  ni  amour.  J'ai  vu  mourir  la  Savoie,  le  Pié- 
mont, la  Suisse;  j'ai  vu  le  cadavre  de  Venise;  faut-il 
encore  voir  la  mort  d'un  Empire  ?  Je  ne  puis  vous  dire 
ce  que  j'éprouve.  11  paraît  que  le  plus  intéressé  de  tous 
s'attend  à  tout,  puisqu'il  a  dit  à  quelqu'un  (je  crois  en 
être  sûr)  :  Je  vois  bien  que  tout  ceci  finira  par  ma  mort  ; 
il  faut  prendre  patience. 

S'il  arrive  une  catastrophe,  c'est  une  grande  question 
de  savoir  si  elle  sera  orientale  ou  occidentale.  Dans  le 
premier  cas,  un  homme  arrive,  frappe  un  autre  qui 
tient  une  manivelle,  la  saisit  lui-même,  et  la  tourne 
comme  auparavant.  Dans  le  second,  la  machine  est 
brisée.  Quoique  le  premier  cas  soit  bien  moins  funeste, 


A  M.   LE  CHEVALIEH  DE  IlOSSI.  433 

je  serais  le  dernier  des  hommes,  Monsieur  le  Chevalier, 
si  l'idée  de  eette  catastrophe  ne  me  glaçait  pas  d'hor- 
reur. Sans  doute  que,  dans  ce  genre,  la  qualité  des  per- 
sonnes n'excuse  rien;  cependant  lorsque  le  sang  est 
versé,  pour  le  tarir,  s'il  n'y  a  pas  justice,  il  y  a  au  moins 
consolation.  Mais  le  meilleur  des  hommes!...  C'est  épou- 
vantable. Je  ne  sais  ce  qui  arrivera  :  le  danger  ne  saurait 
être  plus  grand. 

Si  vous  entendez  dire  :  «//  est  mieux  que  jamais,  il 
est  parfaitement  bien  avec  tel  ou  tel,  »  n'en  soyez  point 
surpris  ;  et  si  vous  entendez  dire  :  a  II  a  vendu  ses 
meubles,  il  est  parti  sur  un  chariot  découvert ,  il  est  à  la 
campagne  chez  un  ami  qui  le  nourrit  »,  n'en  soyez  point 
surpris.  Pour  moi,  je  suis  sûr  de  ne  l'être  d'aucune 
manière.  J'ai  tout  mis  au  pire  dans  ma  tête  depuis 
vingt  ans,  et  maintenant  encore  j'ai  le  noir  pressenti- 
ment que  je  ne  dois  plus  revoir  ma  femme  ni  mes 
enfants.  S'il  arrive  quelque  chose  de  mieux,  apponam 
lucro. 

Quelque  sensible  que  puisse  être  l'Empereur  Napo- 
léon, je  ne  crois  pas  cependant  que  la  tendresse  lui  fasse 
oublier  la  politique,  ni  qu'il  rende  à  l'Autriche  ce  qu'on 
appelle  la  Puissance.  Il  y  aura  des  douceurs,  et  la 
Silésie,  par  exemple,  pourrait  bien  revenir  à  son  ancien 
maître  ;  mais  les  chariots  qui  emportent  les  millions 
imposés  sur  l'Autriche  vont  leur  train,  et  la  suprématie 
de  la  France  marchera  de  même.  Voyons  s'il  y  a  moyen 
de  tirer  quelque  parti  de  cet  état  qui  durera  certaine- 
ment très  longtemps.  Ces  idées  ne  me  quittent  pas. 
Mais  quand  je  songe  qu'il  s'écoulera  peut-être  trois  mois 
t.  xi.  28 


434  LETTRE 

avant  que  ces  pages  vous  parviennent,  et  que  vous  n'avez 
aucun  moyen  physique  de  me  répondre,  je  suis  tenté  de 
jeter  la  plume  et  de  brûler  ce  paquet.  A-t-on  jamais  vu 
une  situation  semblable  !  Qui  sait  ce  qui  sera  arrivé 
quand  cette  lettre  sera  sous  les  yeux  de  S.  M.?  Aujour- 
d'hui encore,  j'ai  appris  une  chose  qui  m'a  extrêmement 
chagriné.  Des  soldats  de  l'un  des  premiers  régiments  de 
l'Etat  ont  dit  qu'ils  désireraient  beaucoup  une  campagne 
pour  déserter  ce  corps.  Ils  ne  se  plaignent  cependant 
que  de  l'exercice  qui  ne  les  laisse  pas  respirer.  Com- 
prenez, si  vous  le  pouvez,  Monsieur  le  Chevalier,  qu'on 
mette  une  couronne  en  l'air...  pour  l'exercice.  Je  ne  crois 
pas  trop  qu'à  la  place  où  vous  êtes  vous  puissiez  vous 
former  une  idée  de  cette  immense  petitesse.  L'anecdote 
suivante  vous  aidera  à  comprendre  cela.  Les  Pâques 
s'ouvrent  ici  avec  le  Carême,  et  l'on  alloue  à  chaque 
bataillon  d'un  régiment  une  semaine  de  loisir  pour 
remplir  ce  devoir  de  religion.  Cet  acte  exige  de  certaines 
préparations,  des  jeûnes  rigoureux,  des  prières  longues 
et  fréquentes,  etc.  Les  gens  mariés  sont  tenus  de  plus 
à  certaines  précautions.  Le  peuple  tient  infiniment  à  ces 
saintes  formalités,  et  l'on  ne  saurait  l'y  troubler  sans  le 
blesser  grièvement  dans  sa  conscience.  Or,  il  est  arrivé 
que  la  fureur  de  l'exercice  étant  plus  forte  que  toute  autre 
considération,  un  bataillon  d'un  régiment  fixé  à  Saint- 
Pétersbourg  a  été  exercé  sans  miséricorde,  soir  et  matin, 
pendant  toute  la  semaine  de  Pâques  sans  que  le  soldat 
ait  eu  une  minute  pour  penser  à  lui.  Mais  comme  il 
était  dans  l'ordre  qu'un  tel  jour  le  bataillon  devait 
communier,  on  est  venu  le  prendre  à  la  fin  de  la 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ItOSSI.  435 

semaine,  et  on  l'a  mené  en  masse  faire  ses  Pâques 
comme  on  l'aurait  mené  sur  l'ennemi.  Personne  n'y 
pensait:  l'un  avait  déjeuné,  l'autre  était  ivre,  l'autre, 
que  sais-je?  IL  n'a  pas  moins  fallu  aller.  Je  vous  demande 
encore,  Monsieur  le  Chevalier,  si  l'on  peut  se  former 
l'idée  d'une  pareille  démence!  Les  suites  sont  terribles, 
je  ne  dis  pas  seulement  sous  le  rapport  de  la  morale, 
mais  sous  celui  de  la  politique.  Le  militaire  est  devenu 
une  plaie  terrible  dans  l'Etat.  L'Empereur,  en  lui  don- 
nant une  attention  exclusive,  a  commencé  à  beaucoup 
appauvrir  l'état  civil.  Il  a  porté  ensuite  le  mal  au  comble 
en  établissant  une  disparité  considérable  entre  les  grades 
correspondants  des  deux  états,  et  par  d'autres  impru- 
dences encore,  de  manière  qu'il  manque,  et  qu'il  man- 
quera tous  les  jours  davantage  de  Ministres,  de  Magis- 
trats, d'Administrateurs,  etc.  Tout  état  devant  être 
gouverné  cou  senno  e  con  lamano,  il  arrive  ici  que  la 
main  est  hydropique  et  la  tête  phtisique.  Ce  qu'il  y  a 
d'inconcevable,  c'est  que  le  cœur  de  l'armée  n'est  point 
pour  son  chef  suprême.  Encore  une  fois  :  God  save  the 
King  !  Je  n'y  vois  plus  goutte. 

Je  croyais  vous  faire  une  espèce  de  post-scriptum. 
voilà  une  grande  lettre. 

Depuis  l'abolition  de  l'Ordre  de  Malte,  l'Impératrice 
régnante  a  paru  à  la  Cour  avec  le  Grand  Cordon  de  cet 
Ordre. 

P.  S.  —  Les  économies  s'opérant  dans  l'instant  où 
je  vous  écris,  d'une  manière  rude  (quoique  inutile  à  ce 
qu'il  paraît),  je  regarde  la  suppression  du  subside  comme 


436  LETTRE 

une  chose  possible,  et  d'ailleurs,  elle  peut  s'opérer 
d'une  mauière  toute  naturelle  par  la  chute  des  billets 
qui  tombent  graduellement  sans  aucun  mouvement 
rétrograde. 

Dans  cette  supposition,  les  trois  Légations  de  Vienne, 
de  Berlin  et  de  Pétersbourg  tomberaient  à  la  fois  ;  et 
pour  ne  parler  que  de  moi  dans  ce  moment,  vous  voyez, 
Monsieur  le  Chevalier,  1°  que  je  ne  pourrais  partir, 
car  je  ne  suis  pas  rappelé,  et  d'ailleurs,  je  n'aurais  pas 
le  moyen  de  changer  de  place  ;  2°  qu'il  ne  me  serait  pas 
moins  impossible  de  prendre  du  service  ici,  d'abord  par 
la  même  raison,  puisque  je  serais  toujours  au  service 
de  S.  M.,  que  je  ne  quitterai  jamais  avant  d'avoir  été 
congédié  par  Elle,  et  encore  parce  que  je  n'ai  nulle  am- 
bition dans  ce  genre.  Que  faire  donc,  Monsieur  le  Cbe- 
valier,  dans  cette  circonstance  très  possible  (car  tôt  ou 
tard  ce  subside  doit  finir)?  J'espère  que  vu  notre  éloi- 
gnement  immense  et  les  circonstances  où  se  trouve 
S.  M.,  vous  imaginerez  peu  de  situation  plus  difficile  et 
plus  cruelle.  Au  reste,  je  plie  volontiers  la  tête  sous  les 
calamités  qui  résultent  uniquement  de  la  force  des  cho- 
ses, sans  que  la  volonté  humaine  y  entre  pour  rien, 
quoique  je  sois  très  et  trop  sujet  à  m'impatienter  contre 
les  autres.  Je  me  dispose  à  tout.  L'unique  supposition 
qui  me  fait  une  horreur  telle  que  je  n'ose  pas  l'envisa- 
ger, c'est  celle  d'être  rappelé  avec  mon  fils  par  l'Empereur 
de  France,  étant  demeuré,  malgré  tous  mes  efforts  con- 
traires, purement  et  simplement  Français.  Singulière 
position  et  que  je  crois  unique  dans  l'univers.  Le  seul 
pays  où  j'ai  le  droit  de  cité,  et  ma  patrie,  c'est  celui 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  437 

où  je  ne  veux  pas  aller  et  qui  obéit  à  l'ennemi  mortel  de 
mon  Maître.  Le  pays  où  je  n'ai  ni  droit  ni  volonté  de 
vivre,  c'est  le  seul  qui  obéisse  à  mon  Maître.  Le  seul 
prince  d'Europe,  qui  balançât  un  moment  de  me  natu- 
raliser, c'est  mon  Maître. 

Cose  non  dette  mai  in  prosa  e  in  versi  ? 

A  présent,  Monsieur  le  Chevalier,  supposez  que  Na- 
poléon me  rappelle  et  qu'Alexandre  me  dise  :  «  Je  ne 
puis  retenir  les  sujets  cTautrui.  »  Que  faire  ?  Vous  n'en 
savez  rien,  ni  moi  non  plus,  je  vous  le  jure;  mais  je  me 
flatte  que  je  ne  serai  pas  mis  à  une  épreuve  dont  la 
seule  idée  me  fait  tourner  la  tête.  J'ai  voulu  seulement 
vous  en  parler  afin  que  vous  ne  puissiez  dans  aucun  cas 
être  surpris  de  rien.  Quelles  amertumes,  bon  Dieu!  Mais 
la  France  en  verse  à  flots  sur  l'univers  :  chacun  doit 
avoir  son  lot.  Je  me  tranquillise  avec  la  maxime  du 
cardinal  de  Richelieu  :  Qu'il  n'arrive  jamais  ni  tout  le 
bien,  ni  tout  le  mal  quon  attend.  Je  vais  cependant 
(quoique  insensiblement)  un  peu  moins  dans  le  monde; 
mon  fils  ayant  réussi  plus  que  je  n'aurais  osé  l'espérer, 
il  a  moins  besoin  de  moi.  Je  m'enferme ,  je  lis ,  je 
compose  même,  pour  endormir  mes  inquiétudes  qui 
sont  grandes  et  amères.  M.  le  Comte  de  Saint-Julien 
n'a  pas  d'abord  réussi  parfaitement  en  arrivant  :  il  avait 
le  rôle  difficile  de  soutenir  le  grand  nom  d'une  grande 
puissance  écrasée;  mais,  insensiblement, il  a  pris  de  l'a- 
plomb, et  le  grand  mariage,  comme  vous  sentez,  n'a 
rien  gâté.  La  question  maintenant  est  de  savoir  s'il  de- 


438  LETTRE 

meurera  ici  comme  Ambassadeur.  Il  est  attaché  à  un 
Archiduc,  fort  bien  traité  et  très  à  son  aise  dans  cette 
Cour  :  il  a  fort  envie  d'y  retourner;  du  moins  il  énonce 
cette  envie  d'une  manière  très  naturelle.  Le  fait  est  que 
s'il  demeure  comme  Ambassadeur,  il  ne  veut  pas  se 
charger  de  cette  représentation  à  moins  de  25,000  du- 
cats; et  en  effet  il  n'y  a  plus  moyen  d'être  Ambassa- 
deur ici  à  moins.  Le  Prince  Kourakin  en  a  40,000  à 
Paris;  M.  de  Caulainconrt  a  700,000  fr.  ici,  sans 
compter  nn  hôtel  superbe  que  lui  fournit  l'Empereur. 
L'Envoyé  de  Bavière,  qui  est  français  (le  Chevalier  de 
Bray)  n'a  pas  voulu  venir  à  moins  de  50,000  florins 
d'Allemagne  par  an,  outre  une  somme  immense  pour 
son  voyage  et  son  établissement.  Celui  de  Hollande 
a  4 0,000  ducats.  Au  milieu  de  ce  luxe  épouvanta- 
ble, je  ne  trouve  pas  que  M.  de  Saint-Julien  soit 
excessif,  s'il  doit  supporter  le  titre  d'Ambassadeur.  Il 
est  vrai  que  son  Maître  a  une  vaisselle  ici,  ce  qui  est  un 
grand  article. 

Si  vous  voulez  voir  dans  toute  sa  pompe  l'inconvé- 
nient des  Mezzi  termini  en  politique,  surtout  dans  un 
moment  de  révolution,  vous  n'avez  qu'à  venir  ici.  L'Em- 
pereur ayant  honte  d'écraser  l'Autriche,  qui  défendait  si 
légitimement  elle-même  et  l'Europe,  donna  des  ordres 
secrets  au  Prince  Galitzin  qui  commandait  en  Pologne, 
et  il  déplut  à  Napoléon  qui  le  sut  aussi  bien  que  nous. 
Ensuite,  de  peur  de  déplaire  à  ce  dernier,  il  écrivit  à 
l'Empereur  d'Autriche  la  fameuse  lettre  dont  j'ai  eu 
l'honneur  de  faire  part,  et  il  se  brouilla  avec  l'Autriche  ; 
il  a  fait  le  même  chef-d'œuvre  à  l'égard  des  deux  partis 


A  m.  l'amiral  tchitchagof.  439 

♦ 

de  la  Suède.  Enfin,  je  finis  :  le  courrier  Autrichien  part 
demain,  .l'espère  que  vous  aurez  quelque  compassion 
de  moi.  Mais  qui  sait  comment  tout  finira? 
J'ai  l'honneur  

304 

A  M.  V Amiral  Tchitchagof, 

Saint-Pétersbourg,  22  mars  (3  avril)  1810. 

Monsieur  l'Amiral, 

Je  ne  veux  point  attendre  une  de  vos  lettres  pour 
répliquer.  Je  trouve  une  occasion,  j'en  profite.  Quand 
même  je  vous  croiserais  en  chemin,  le  mal  sera  léger. 
Hier,  pour  la  dernière  fois,  j'ai  mis  le  pied  dans  votre 
maison  paternelle.  J'ai  été  voir  l'excellent  Basile  Vasi- 
liewitch  qui  venait  de  la  vendre,  et  qui  était  sur  le  point 
de  partir.  Je  l'ai  embrassé  tristement,  en  lui  souhaitant 
toute  sorte  de  bonheur.  Toutes  les  choses  qu'on  fait 
pour  la  dernière  fois  sont  tristes  :  or  il  est  bien  certain 
que  je  ne  rentrerai  plus  dans  cette  maison.  Il  m'a  promis 
de  me  donner  de  ses  nouvelles,  mais  qui  sait  si  et  quand 
je  le  reverrai.  Dieu  sait  combien  nous  avons  parlé  de 
vous  et  de  tout  ce  qui  peut  vous  intéresser.  Je  me  suis 
rappelé  tant  de  discours  que  j'ai  tenus  avec  vous  sur  le 
papier-monnaie.  Vous  me  prouviez,  en  riant,  que  c'était 
de  l'or  en  barre.  Aujourd'hui  mon  incrédulité,  qui  n'a 


440  LETTRE 

jamais  trop  cru  aux  lingots  de  papier,  devient  encore 
plus  impertinente  et  je  ne  cesse  de  penser  à  vous.  Je 
vais  souvent  dans  la  maison  que  vous  occupiez,  et  quoi- 
qu'elle soit  habitée  aujourd'hui  par  de  fort  aimables  et 
excellentes  gens  dont  je  reçois  beaucoup  de  politesses 
amicales,  j'y  trouve  cependant  beaucoup  de  souvenirs 
tristes,  et  toutes  ces  idées  s'engrainant  l'une  à  l'autre 
comme  des  grains  de  chapelet,  il  se  trouve  qu'a  la  fin 
j'en  ai  fait  une  fatigante  collection.  Quelquefois  je  pense 
que  si  je  me  déguisais  en  Feld-Jœaer,  je  pourrais  fort 
bien  obtenir  une  commission  de  courrier  et  aller  vous 
faire  visite  sans  le  moindre  inconvénient  ;  mais  bientôt 
je  me  dégoûte  en  pensant  combien  je  possède  peu  les  ta- 
lents d'un  postillon.  Un  aveugle  n'est  bon  ni  à  pied  ni  à 
cheval  :  assis,  tout  au  plus,  il  peut  faire  sa  figure.  Ce 
que  je  fais  souvent,  c'est  de  penser  au  plaisir  que  j'au- 
rais, si  j'allais  vous  surprendre  dans  ce  renommé  village 
de  Paris  situé  sur  le  ruisseau  de  Seine  comme  disait  notre 
ami  Voltaire.  Du  pied  de  l'escalier,  je  commencerais  à 
crier  :  Cest  moi!  C est  moi!  Et  votre  adorable  moitié,  qui 
a  les  nerfs  délicats,  crierait  h  son  tour.  —  Shut  the  door  ! 
Lock  it  up  !  C'est  un  fou  qui  veut  entrer  par  force  !  En 
vérité,  je  m'amuse  souvent  à  penser  à  cette  entrevue. 

Quoique  je  vous  aie  dit  dans  ma  dernière  lettre,  re- 
venez, Monsieur  l'Amiral,  revenez!  Il  est  bien  entendu 
que  si  vous  pouvez  revenir  en  restant,  j'y  consens  de 
tout  mon  cœur,  même  à  mes  dépens,  puisque  je  ne  vous 
verrai  pas  ;  mais  il  peut  y  avoir  des  occasions  où  l'on 
doit  sacrifier  ses  inclinations. 

J'ai  fait  déjà  une  certaine  connaissance  avec  votre 


A  m.  l'amiral  tchitciiagof.  444 

successeur,  ou  pour  mieux  dire,  car  il  faut  être  clair, 
avec  votre  lieutenant.  Il  me  traite  et  m'écoute,  dans 
l'occasion,  avec  beaucoup  de  politesse  ;  cependant  ce 
n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose,  upon  my  honour. 
Saveli  Saveliewitch  est  plus  désappointé  que  moi,  car  il 
a  perdu  son  appartement  ;  et  pour  comble  de  malheur, 
il  y  a  un  ukase  fondamental  de  Pierre  Ier,  qui  défend 
de  coucher  à  côté  des  livres  ou  autres  collections  de  ce 
genre  ;  de  sorte  qu'il  faut  se  loger  ailleurs,  car  l'on  ne 
peut  rien  faire  contre  une  loi  fondamentale.  La  Surin- 
tendance de  la  Chancellerie  pour  les  langues  étrangères 
étant  devenue  un  Sine  cura,  comme  on  dit  à  Londres, 
qui  sait  ce  qu'il  en  arrivera  (quoiqu'on  n'ait  prononcé 
encore  aucun  mot  alarmant)  ?  Somme  toute,  le  Brat  me 
paraît  un  peu  et  même  beaucoup  en  l'air.  Son  humeur 
en  a  beaucoup  souffert  ;  déjà  mélancolique  par  caractère, 
plus  qu'on  ne  le  croirait  au  premier  coup  d'oeil,  il  l'est 
devenu  beaucoup  plus  par  ce  point  de  vue  sinistre,  ac- 
compagné de  plusieurs  autres.  Quant  à  moi,  Monsieur 
l'Amiral,  j'ai  toujours  cette  égalité  d'humeur  que  vous 
connaissez  et  qui  ne  se  vend  dans  aucune  boutique.  Ce 
n'est  pas  que  je  ne  voie  tout  ce  que  voient  mon  frère  ou 
d'autres  ;  mais  j'ai  pour  maxime  que  lorsqu'on  est  con- 
damné à  être  fusillé,  ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire,  c'est 
d'aller  de  bonne  grâce  au  piquet,  autrement  les  specta- 
teurs se  moquentdevous  et  l'on  n'en  estpas  moins  fusillé. 
—  AU  is  over  with  me.  Je  ne  dois  plus  voir  mes  enfants  : 
ce  n'est  donc  plus  vivre;  c'est  tout  au  plus  n'être  pas 
enterré.  Je  ne  vis  plus  que  par  mes  souvenirs,  par  les 
lettres  que  je  reçois  et  par  celles  que  j'écris  ;  et  par 


442  LETTRE 

l'étude  qui  va  son  train,  comme  si  j'étais  au  collège.  J'ai 
entendu  lire,  du  moins  en  partie,  une  charmante  lettre 
de  votre  façon,  où  vous  donnez  un  fort  bel  aperçu  du 
renommé  village.  Madame  de  Tchitchagof  commence-t- 
elle  à  comprendre  qu'on  y  puisse  vivre?  Je  désire  de 
toutes  les  forces  de  mon  cœur  que  le  climat  soit  favo- 
rable à  sa  santé,  mais  ce  qui  me  comblerait  de  joie  (ceci 
entre  nous,  comme  vous  sentez),  c'est  que  vous  rappor- 
tassiez de  ce  pays  un  empêchement  décisif  à  ce  divorce 
dont  vous  me  parliez  dans  votre  dernière  lettre  ;  je  vous 
en  prie,  faites  cela.  Vous  allez  voir  des  fêtes  qui  me 
semblent  devoir  mettre  toutes  les  imaginations  en  jeu. 
Quel  bruit  !  Quelle  splendeur!  Je  vous  prie,  Monsieur 
l'Amiral,  de  me  raconter  tout  cela  dans  une  longue  lettre 
ou  bien  de  vive  voix  ,  la  première  fois  que  j'aurai 
l'honneur  de  vous  voir,  ce  qui  ne  saurait  tarder.  —  Je 
bouffonne  avec  ma  plume,  et  ma  tête  est  pleine  d'idées 
sinistres.  Cependant  il  serait  possible  que  nous  vissions 
une  ère  nouvelle  à  certains  égards.  Qui  sait  ce  que  peu 
produire  tel  ou  tel  événement.  Tout  dans  l'univers  est 
dans  une  fluctuation  continuelle, 

Et  rien,  afin  que  tout  dure, 
Ne  dure  éternellement. 

Je  me  tiens  donc  prêt  et  résigné  à  tous  les  événements 
imaginables  ;  s'il  arrive  quelque  chose  de  mieux  que  tout 
ce  que  j'ai  supposé  possible,  corocho!  Mais,  dans  aucune 
supposition,  je  ne  puis  être  surpris. 

Madame  de  Tchitchagof  veut-elle  bien  agréer  mes 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  443 

tendres  hommages?  Il  me  semble  que  l'expérience  du 
Soleil  va  commencer.  Hâtez-vous,  je  vous  en  prie,  de 
m'en  apprendre  le  résultat.  Pour  célébrer  ici  l'heureuse 
entrée  du  Soleil  dans  la  constellation  du  Bélier,  nous 
avons  eu  4  8°  de  froid  ;  j'espère  que  vous  aurez  eu  quelque 
chose  de  moins.  J'ignore  vos  projets.  Peut-être  que  vous 
vous  approcherez  encore  du  bel  astre.  Faites  comme  il 
vous  plaira,  mais  raccommodez,  s'il  vous  plaît,  cette  santé 
physique  dont  votre  santé  morale  dépend  en  grande 
partie.  Quelquefois,  en  prenant  le  thé,  rappelez-moi  à 
votre  mémoire.  Supposez,  si  vous  voulez,  que  je  dors  et 
que  je  vous  dis  des  demi-phrases  en  coq-à-l'âne  ;  pourvu 
que  vous  pensiez  à  moi,  peu  m'importe  que  vous  vous 
en  moquiez  tant  soit  peu.  Agréez,  Monsieur  et  Madame, 
les  respects  de  mon  fils,  et  croyez-moi,  pour  la  vie,  votre 
très  dévoué  serviteur  et  ami. 


305 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  20  avril  (2  mai)  1810. 

Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  décrit  du  mieux  qu'il  m'a  été  possible  la  situa- 
tion politique  de  ce  pays.  Elle  me  semble  avoir  empiré 
considérablement  par  le  mariage,  qui  ne  paraît  plus 


444  LETTRE 

douteux,  de  la  fille  de  Lucien  Bonaparte  avec  le  Prince 
héréditaire  de  Suède  (Holstein-Augustenbourg).  Voyez 
je  vous  prie,  Monsieur  le  Chevalier,  comme  tout  plie 
devant  l'homme  extraordinaire,  comme  il  se  moque  de 
tout.  Il  y  a  en  Suède  une  loi  fondamentale  qui  exige 
que  toute  reine  soit  Luthérienne.  Je  n'ai  pas  encore 
parlé  à  M.  de  Steddingk,  mais  je  ne  doute  pas  que  la 
nouvelle  reine  n'ait  sa  belle  chapelle  à  Stockholm,  en 
dépit  de  la  loi  fondamentale.  C'est  encore  Napoléon 
qui  régnera  en  Suède,  et  qui  peut  douter  que  la  restitu- 
tion forcée  de  la  Finlande  n'ait  été  le  sujet  d'un  article 
secret  du  contrat  de  mariage.  11  me  paraît  voir  ici 
beaucoup  de  souci  sur  certain  visage.  J'ai  en  l'honneur  de 
vous  faire  connaître,  dans  le  temps,  que  le  trône  de  Suède 
avait  été  offert  à  l'Empereur  pour  sa  sœur  et  son  beau- 
frère  le  Prince  d'Oldenbourg,  mais  l'Empereur  répondit 
qu'il  ne  pouvait  rien  faire  contre  le  Souverain  légitime 
(qu'il  avait  détrôné).  Voilà  comment  on  a  le  tort  et  le  ri- 
dicule :  il  faut  être  honnête  homme  ou  brigand  de  grand 
chemin.  Mais  chacun  a  son  goût.  Il  y  a  sur  ce  règne  une 
incroyable  malédiction  qui  rend  inutile  de  fort  bonnes 
qualités.  On  a  déjà  parié  sourdement  des  biens  ecclé- 
siastiques du  clergé  catholique  ;  je  n'en  voudrais  pas  ré- 
pondre, comme  je  ne  voudrais  pas  répondre  que  le 
dernier  édit  de  l'Empereur  d'Autriche,  qui  hypothèque 
sagement  neuf  cent  millions  de  paplllottes  sur  les  biens 
du  clergé,  n'encourage  ici  la  même  mesure.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  grande  secte  a  enfin  obtenu  la  signature  de 
l'excellent  Prince  François  II  (ou  Ier)  qui  lui  manquait. 
Maintenant  la  liste  est  complète,  et  il  est  décidé  que 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  HOSSI.  /(  k  5 

des  propriétaires  peuvent  être  dépossédés  en  toute  jus- 
tice pourvu  qu'ils  soient  habillés  de  noir.  Ils  sont  céli- 
bataires, dit-on.  Eh  !  qui  s'est  jamais  avisé  de  soutenir 
que  la  Souveraineté  a  droit  de  s'emparer  des  biens  de 
tout  sujet  qui  n'a  point  de  femme?  Il  faut  toujours  en 
revenir  à  l'habit  noir.  Le  texte  suivant  de  Frédéric  II, 
qui  se  trouve  sous  ma  plume,  amusera  peut-être  Sa 
Majesté  :  «  Le  Pape  et  les  moines  finiront  sans  doute  ; 
mais  leur  chute  ne  sera  pas  l'ouvrage  de  la  raison.  Ils 
périront  à  mesure  que  les  finances  des  grands  potentats 
se  dérangeront.  On  commencera  en  France...;  cet  exem- 
ple sera  imité,  et  le  nombre  des  Cucullati  sera  réduit  à 
peu  de  chose  en  Autriche  ;  le  même  besoin  d'argent 
donnera  l'idée  d'avoir  recours  à  la  conquête  facile  des 
Etats  du  Saint-Siège...  et  l'on  fera  une  grosse  pension 
au  Saint-Père.  »  (Lettre  de  Frédéric  II  à  Voltaire;  du 
'1er  juillet  1777.)  Le  reste  n'est  pas  moins  curieux.  Vous 
voyez,  Monsieur  le  Chevalier,  qu'ii  ne  s'est  trompé  que 
sur  le  nom  de  l'exécuteur.  Peu  d'années  après,  il  ajou- 
tait :  «  La  cognée  est  mise  à  la  racine  de  l'arbre.  D'une 
part,  les  philosophes  s'élèvent  contre  les  absurdités  d'une 
superstition  révélée;  d'une  autre,  les  abus  de  la  dissi- 
pation forceront  les  princes  à  s'emparer  des  biens  de  ces 
reclus,  les  suppôts  et  les  trompettes  du  fanatisme.  Cet 
édifice  sapé  par  ses  fondements  va  s'écrouler,  etc.  » 
Lettre  au  même).  Mais  voici  le  beau  ;  quand  il  eut  sous 
la  main  des  biens  ecclésiastiques,  il  fut  arrêté  par  l'ins- 
tinct royal,  qui  était  grand  malgré  les  épouvantables 
erreurs  de  son  esprit,  et  il  écrivait  à  d'Àlembert  pen- 
dant le  plus  fort  accès  de  Joseph  II:  «  L'Empereur 


44G  LETTRE 

poursuit  sans  relâche  son  système  de  sécularisation  ; 
moi,  je  laisse  les  choses  comme  elles  sont  :  le  droit  de 
propriété  sur  lequel  repose  la  société  est  sacré  pour 
moi.  »  (Œuvres  de  Frédéric  I,  livre  ir,  p.  \  2\.)  —  Ces 
citations  me  paraissent  piquantes  dans  les  circonstances 
actuelles.  S.  M.  entendra  bientôt  parler  de  l'établisse- 
ment d'un  Patriarche  pour  chaque  nation,  et  d'un  con- 
cile œcuménique  convoqué  en  France  et  en  toute  liberté. 
Deux  événements  encore  prédits  par  Frédéric  II  dans 
la  première  lettre  que  j'ai  citée.  —  «  Mais  qu'arrivera- 
t-il?...  Les  puissances  catholiques  ne  voudront  pas  re- 
connaître un  vicaire  de  Jésus  subordonné  à  main  impé- 
riale (il  se  doutait  peu  du  nom  de  cette  main).  Chacun 
alors  créera  un  Patriarche  chez  soi.  On  assemblera  des 
conciles  nationaux.  Petit  à  petit,  chacun  s'écartera  de 
l'unité  de  l'Eglise,  et  l'on  finira  par  avoir  dans  son 
royaume  sa  religion  comme  sa  langue  à  part.  »  (Voltaire, 
1.  lxxxvii,  p.  271.)  Au  reste  il  est  certain  qu'il  a  vu 
tout  ce  qu'on  pouvait  voir  avec  la  tache  qu'il  avait  dans 
l'œil,  et  il  paraîtra  toujours  extraordinaire  que  tandis 
que  la  grande  secte  a  pu  faire  tomber  dans  ses  filets 
tous  les  Princes  catholiques  avec  ces  deux  phrases  ma- 
giques :  Prenez  garde  à  vos  finances  et  Prenez  garde  à 
votre  puissance,  un  franc  penseur  tel  que  Frédéric  II, 
appuyé  seulement  sur  son  instinct  de  Roi,  se  soit  mo- 
qué de  ces  innovations  et  n'ait  pas  voulu  les  imiter.  Le 
primat  d'Allemagne  a  déjà  publié  un  écrit  relatif  au  fu- 
tur concile  et  à  la  réunion  de  toutes  les  communions 
chrétiennes.  Je  ne  doute  pas  que  Napoléon  n'y  convoque 
les  bipèdes  mitrés  de  ce  pays  et  ne  les  force  d'aller 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  447 

parler  latin  à  Paris  :  cela  sera  excessivement  curieux. 
Les  choses  en  sont  venues  au  point  où  il  serait  dange- 
reux d'arrêter  cet  homme  ;  et  pour  moi,  Monsieur  le 
Chevalier,  si  je  pouvais  lui  donner  la  mort  par  un  seul 
acte  de  ma  volonté,  je  m'en  garderais  T)ien.  J'aurais 
peur  de  mêler  mon  ignorance  humaine  à  des  plans  qui 
sont  trop  vastes  pour  qu'il  soit  permis  au  fils  d'un 
homme  et  d'une  femme  de  se  jeter  au  travers.  Je  n'en 
demeure  pas  moins  ferme  sur  les  principes  que  j'ai 
constamment  eu  l'honneur  de  vous  manifester,  que  cet 
homme  miraculeux  n'exerce  qu'une  force  purement  né- 
gative, et  qu'il  n'a  d'autre  puissance  que  celle  de  la 
foudre.  Il  est  ce  qu'il  doit  être  et  il  ne  peut  durer. 
Nous  savons  parfaitement  aujourd'hui  comment  s'est 
décidé  le  mariage.  Talleyrand  dit  au  Prince  de  Schwar- 
zenberg  :  ce  Nous  sommes  sûrs  de  la  Grande-Duchesse 
de  Russie.  C'est  à  vous  de  voir  ce  que  vous  avez  à 
faire  :  d'abord  après  le  mariage,  il  faut  vous  tomber 
dessus.  »  Le  Prince  a  fait  partir  son  courrier,  et  l'Em- 
pereur s'est  décidé  en  moins  de  deux  heures  (peut-être 
deux  heures  et  demie).  Tout  le  monde  se  répète  à  l'o- 
reille un  jugement  du  Prince  de  Ligne  sur  ce  ma- 
riage :  vaut  mieux  quil  arrive  malheur  à  une  archi- 
duchesse qu'à  la  monarchie.  Je  ne  me  vante  pas  d'être 
assez  heureux  pour  vous  rapporter  les  mêmes  mots  tels 
qu'ils  ont  été  prononcés  ;  mais  vous  pouvez  y  faire  les 
changements  que  vous  jugez  convenables,  pourvu  que 
vous  n'altériez  pas  le  sens. 

Au  reste,  Monsieur  le  Chevalier,  quoique  je  ne  doute 
nullement  de  l'extrême  sensibilité  de  l'Empereur  Napo- 


448  LETTRE 

léon  et  de  sa  rare  tendresse  pour  son  auguste  épouse,  je 
crois  néanmoins  que  la  politique  sera  toujours  au-des- 
sus de  la  tendresse,  et  que  jamais  il  n'accordera  à  l'Au- 
triche une  puissance  capable  de  lui  donner  seulement 
l'idée  «de  l'équilibre  à  l'égard  de  la  France.  Je  brûle 
d'envie  de  savoir  quels  sont  les  projets  de  S.  M.  relatifs 
à  ce  grand  événement,  et  s'il  ne  présente  aucune  pers- 
pective favorable  pour  nous. 

Nous  avons  lu  dans  le  Journal  de  Paris  un  article  qui 
donne  à  penser,  sur  l'expédition  de  l'Inde,  qui  est  pré- 
sentée comme  très  possible  avec  le  concours  des  deux 
puissances  (la  France  et  la  Russie).  Jamais  cet  homme 
ne  se  reposera  que  lorsqu'il  se  reposera  tout  à  fait.  Le 
cardinal  de  Richelieu  s'était  fait  peindre  debout  sur  le 
globe  avec  l'inscription  :  «.  Hoc  stanle  cuncta  moven- 
tur.  »  Une  main  hardie  écrivit  sous  cette  modesle  ins- 
cription :  ce  Ergo  cadente  omnia  quiescent.  »  La  conclu- 
sion n'était  pas  juste,  et  de  nos  jours  elle  le  serait  en- 
core moins,  si  la  chose  arrivait  trop  tôt.  Si  j'étais  gar- 
çon, et  si  je  n'étais  pas  sujet  du  Roi,  je  me  moquerais 
fort  de  tous  ces  bouleversements  qui  ne  seraient  pour 
moi  qu'un  grand  et  magnifique  spectacle  ;  mais  quand 
je  pense  à  S.  M.  et  à  mes  enfants,  ma  philosophie  plie, 
et  les  agréments  dont  je  jouis  ici  perdent  presque  toute 
leur  douceur.  Les  parents  de  S.  M.  ne  pourront-ils  rien 
absolument  pour  Elle,  et  n'auront-ils  pas  même  le  cou- 
rage d'essayer  ?  Mais  je  me  défends  tout  blasphème  et 
même  toute  mauvaise  pensée  avant  d'être  instruit,  quoi- 
que je  sois  déjà  fort  irrité  d'une  certaine  chose. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


A  M.  L'AMIRAL  TCIIITCHAGOF. 


449 


306 

A  M.  l'Amiral  Tchitchagof. 

Saint-Pétersbourg,  6  mai  (n.  s.)  1810. 

Votre  lettre  du  8  avril,  Monsieur  l'Amiral,  m'est  par- 
venue avant-hier.  Je  vois  qu'à  la  date  de  cette  longue 
et  aimable  épître  vous  n'aviez  point  encore  reçu  la 
mienne  du  3  avril  dernier;  mais  j'espère  que  depuis 
longtemps  elle  vous  sera  parvenue.  Elle  vous  aura 
prouvé  que  je  n'ai  point  attendu  vos  douces  semonces 
pour  songer  à  vous  écrire.  Pour  vous  répondre  par 
ordre,  j'approuve  d'abord  infiniment  votre  équation 
conjugale:  Je  =  Nous.  Ainsi,  dans  tout  ce  que  vous 
pourrez  me  dire  d'obligeant,  je  sous-entendrai  un 
facteur  caché  qui  change  le  singulier  en  pluriel.  C'est 
bien  mon  intérêt  d'ailleurs  de  l'entendre  ainsi  ;  vos 
lettres,  déjà  si  agréables  en  elles-mêmes,  le  deviennent 
encore  davantage  par  cette  supposition.  On  a  beau  être 
sévère  et  même  un  peu  sauvage,  comme  vous,  comme 
moi,  comme  feu  Hippolytc,  une  femme  cependant  ne 
gâte  rien.  Un  autre  avantage  de  ce  facteur,  c'est  que  je 
n'ai  jamais  l'envie  de  me  battre  avec  lui.  Nos  ancêtres 
se  brouillèrent  pour  certaines  questions  de  quelque 
importance,  sans  nous  consulter  (notez  bien  ce  point 
capital).  Cet  article  excepté,  nous  sommes  d'accord  sur 
tout  :  au  lieu,  qu'entre  vous  et  moi,  il  y  a  guerre  per- 
t.  xi.  29 


450  LETTRE 

sonnelle  et  combats  terribles,  qui  feraient  pâlir  les  plus 
intrépides,  si  les  combatttants  n'avaient  pas  toujours 
fini  par  s'embrasser.  Je  crois  cependant  que,  plus  d'une 
fois,  il  m'est  arrivé  dans  nos  querelles  de  n'être  pas 
entendu  parfaitement.  J'en  vois  encore  un  exemple  dans 
mon  insecte  auquel  je  ne  veux  sûrement  point  faire 
plus  d'bonneur  qu'il  en  mérite.  Toute  ma  métaphy- 
sique porte  sur  ce  principe  inébranlable  :  que  tout  a  été 
fait  par  et  pour  l'intelligence.  La  matière  même,  à  pro- 
prement parler,  n'existe  pas  indépendamment  de  l'in- 
telligence. Essayez,  Monsieur  l'Amiral,  de  vous  former 
l'idée  du  monde  matériel,  sans  intelligence,  jamais  vous 
n'y  parviendrez.  J'ajoute  que  la  vie  seule  est  encore  un 
infiniment  grand,  comparée  à  la  matière  brute  qui  n'est 
rien,  et  qu'un  insecte  est  mille  fois  plus  admirable  que 
l'anneau  de  Saturne.  Je  ne  prétends  pas  cependant  faire 
tourner  le  monde  autour  d'un  insecte,  mais  je  dis 
que  s'il  n'y  avait  que  lui  et  la  matière  brute  dans 
l'univers,  il  n'y  aurait  pas  la  moindre  raison  de  lui 
refuser  cet  honneur.  En  vérité,  Monsieur  l'Amiral,  il  me 
semble  que  cela  est  très  clair  et  très  plausible. 

Il  serait  inutile,  je  crois,  de  vous  dire  combien  j'ai 
été  charmé  d'apprendre  que  le  changement  de  climat 
agit  merveilleusement  sur  la  santé  de  Madame  votre 
épouse.  Tirez  tout  le  parti  possible  de  cette  influence  : 
sur  cet  article,  nous  ne  disputerons  pas.  Voyez  même 
quel  poids  j'accorde  à  cette  considération.  S'il  faut 
pour  que  Mme  de  Tchitchagof  se  porte  bien  toujours, 
qu'elle  vive  toujours  hors  de  votre  patrie,  soyez  toujours 
absent  :  je  n'ai  rien  à  dire.  Je  crois,  en  thèse  générale, 


a  m.  l'amiral  tchitchagof.  454 

que  tout  homme  est  tenu  de  servir  son  souverain  et  son 
pays  tels  qu'ils  sont  ;  mais  s'il  doit  s'éloigner  pour 
sauver  sa  vie  et  à  plus  forte  raison  celle  de  sa  femme, 
pour  moi,  je  l'absous  de  tout  mon  cœur.  Je  suis  bien 
aise  que  vous  ayez  approuvé  ma  comparaison  du  bal  : 
vous  m'échappez  cependant,  à  votre  ordinaire  :  car,  dans 
l'Europe,  l'Asie,  l'Afrique,  l'Amérique,  la  Polynésie  et 
l'Australie,  vous  n'avez  point  d'égal  pour  la  riposte; 
cependant,  comme  disait  Dacier  et  ensuite  Voltaire  :  ma 
remarque  subsiste.  Je  répète  que  j'admets  V exception  de 
la  femme...  Sornettes  que  tout  cela.  Voilà  donc  un  cas 
irréductible  sur  lequel  nous  ne  pourrons  jamais  nous 
accorder.  Je  doute  qu'il  en  soit  de  même  du  suivant,  si 
vous  me  donnez  du  moins,  comme  je  l'espère,  un 
moment  d'audience.  Vous  croyez  que  les  circonstances 
finiront  par  nous  réunir;  moi,  je  n'en  crois  rien,  et  voici 
mes  raisons. 

L'homme  porte  en  lui  deux  juges  plus  ou  moins 
intègres  :  la  conscience,  et  le  goût,  qui  est  aussi  une 
espèce  de  conscience,  surtout  si  on  le  prend  comme  je 
le  fais  ici  dans  son  acception  la  plus  étendue,  car  le 
goût  n'est  que  la  conscience  du  beau,  comme  la  cons- 
cience n'est  que  le  goût  du  bon.  A  ne  consulter  d'abord 
que  cette  conscience  secondaire,  elle  m'apprend  qu'à 
mon  âge  tout  changement  est  ridicule  et  mal  interprété 
par  l'opinion.  Vous-même ,  Monsieur  l'Amiral ,  qui 
m'accordez  beaucoup  d'amitié  et  qui  êtes  fâché  de  voir 
que  je  me  perds  (ce  qui  est  vrai  dans  un  sens),  vous 
seriez  le  premier  à  trouver  que  je  n'ai  point  de  grâce 
dans  ma  nouvelle  carrière  et  que  je  marche  mal. 


452  LETTRE 

Mais,  pour  m'.élever  un  peu  plus  haut,  je  n'ai  pas  de 
ces  bras  souples  toujours  prêts  à  s'étendre  pour  un 
nouveau  serment.  J'en  ai  prêté  un  à  Dieu  dans  l'église 
catholique,  j'en  ai  prêté  un  autre  à  mon  Souverain  en 
naissant  dans  ses  Etats.  Je  l'ai  confirmé  librement 
comme  Vassal,  comme  Magistrat,  et  comme  Ministre. 
Tout  est  dit  :  je  n'y  ai  mis  aucune  condition.  Je  n'ai  point 
dit  :  à  condition  que  vous  serez  heureux  :  à  condition  que 
tout  ira  bien  pour  vous  et  pour  moi,  etc.  Je  n'ai  rien  dit  de 
tout  cela,  et  c'est  une  abomination  d'ajouter  des  clauses 
de  son  chef  à  des  actes  clos  et  signés.  Maintenant,  si  ce 
Souverain  me  rejette,  je  tâcherai  de  me  procurer  une 
existence  tolérable  sous  les  lois  d'un  autre;  mais  s'il  croit 
toujours  avoir  besoin  de  moi,  lui  dirai-je:  Non?  Jamais, 
Monsieur  l'Amiral,  jamais.  On  me  dira  comme  on  me 
l'a  déjà  dit  :  Mais,  c'est  le  chemin  de  Vhôpital.  Premiè- 
rement, je  n'en  sais  rien;  car  dans  ce  monde,  tout 
pervers  qu'il  est,  la  compassion  n'est  pas  cependant 
absolument  éteinte.  Mais  mettons  la  chose  au  pire. 
Quand  je  mourrais  dans  un  galetas,  croyez-vous  que  ce 
grand  événement  influât  sur  l'année  tropique  ou  sur 
l'année  sidérale?  Un  homme  n'est  rien.  Il  n'importe 
nullement  qu'il  meure  ou  qu'il  crève,  mais  ce  qui  importe 
beaucoup,  c'est  qu'il  n'y  ait  pas  un  vilain  de  plus  dans 
le  monde,  car  il  y  en  a  déjà  beaucoup  trop.  Si  de  ces 
considérations  majeures,  tirées  du  devoir  et  du  sentiment 
des  convenances,  nous  descendons  à  quelque  chose  de 
plus  grossier,  que  ferai-je  sans  or  dans  un  système  où 
l'or  est  tout,  puisque  les  puissances  morales  sont 
détruites  et  qu'il  s'agit  de  les  refaire?  Un  homme  qui 


A  m.  l'amiral  tchitchagof.  453 

porte  un  de  ces  noms  historiques  capables  de  jeter  de 
l'éclat  sur  un  nouvel  ordre  de  choses,  fait  bien  (si 
d'ailleurs  il  n'est  retenu  par  rien)  de  se  vendre  et  même 
de  se  faire  marchander  ;  moi,  j'ai  la  noblesse  qui  dis- 
tingue la  personne  qui  la  possède,  mais  nullement  celle 
qui  peut  illustrer  le  corps  ou  le  parti  auquel  elle  appar- 
tient. Je  n'ai  donc  rien  à  offrir  à  un  nouveau  système  ; 
car  pour  les  talents,  je  vous  assure  que  je  les  donnerais 
pour  un  billet  bleu,  au  change  de  \  20  centimes.  Tout 
ceci,  Monsieur  l'Amiral,  n'est  dit  que  d'une  manière 
très  subordonnée  et  pour  prouver  que  j'ai  raison  sous 
tous  les  rapports,  car  je  ne  crois  pas  que  ces  considé- 
rations d'intérêt  doivent  influer  dans  ces  sortes  de  cas 
sur  les  décisions  d'un  honnête  homme. 

Qu'en  dites-vous,  Monsieur  l'Amiral  ?  Il  me  semble 
que  cette  logique  n'est  pas  extrêmement  sotte,  et  je 
voudrais  avoir  le  plaisir  de  vous  l'entendre  avouer. 
Toute  la  question  se  réduit  donc  pour  moi  à  savoir  dans 
quel  pays  je  dois  fixer  ma  demeure  ;  mais  il  me  semble 
que  cette  question  n'en  est  pas  une,  et  la  moindre 
réflexion  me  démontre  que  nulle  part  je  ne  serais  mieux 
ni  même  aussi  bien  qu'ici.  Il  y  a  longtemps  que  vous 
m'avez  écrit  sur  la  liste  de  ceux  qui  aiment  le  Blondin. 
Nul  sentiment  n'a  plus  d'empire  sur  moi  que  celui  de  la 
reconnaissance  ;  et  qu'est-ce  que  je  ne  lui  dois  pas  ?  Il 
m'a  protégé  certainement  plus  que  je  ne  le  mérite  et 
probablement  plus  que  je  ne  le  sais.  Cependant,  à  peine 
je  suis  connu  de  lui.  Les  circonstances  le  gênent,  il  est 
embarrassé  avec  moi,  je  le  sens,  et  si  les  convenances  le 
permettaient,  je  disparaîtrais  tout  à  fait  de  chez  lui.  Si 


454  LETTRE 

quelquefois  il  m'adresse  un  mot  à  la  volée,  autre 
embarras.  Je  n'ai  pas  l'ouïe  fine,  il  parle  bas,  la  crainte 
de  ne  pas  l'entendre  fait  que  je  ne  l'entends  pas.  Il  me 
parle  choux,  je  lui  réponds  navets.  D'où  vient  donc  ,  je 
vous  prie,  la  bienveillance  dont  il  m'honore  et  dont  je 
ne  puis  avoir  un  meilleur  témoin  que  vous-mên\e,  car 
souvent  vous  m'en  avez  assuré?  Ma  probité  seule  (et  c'est 
le  seul  compliment  que  j'accepte)  a  pu  me  valoir  ce 
bonheur.  Or,  dites-moi,  je  vous  en  prie,  est-ce  donc  une 
légère  qualité  que  ce  tact  qui  reconnaît  la  probité  et  lui 
rend  justice,  même  dans  la  personne  d'un  étranger  qui 
n'a  jamais  pu  rien  mériter  de  lui  ?  Je  suis  persuadé  que 
sur  ce  point  vous  pensez  comme  moi.  Je  serais  donc 
un  écervelé  d'abandonner  cette  protection,  pour  aller 
dans  d'autres  pays  présenter  ma  jeunesse.  A  qui?...  Ma 
foi  !  je  n'en  sais  rien.  Je  n'ai  jamais  eu,  depuis  le  grand 
tremblement  déterre,  qu'une  seule  ambition  réelle,  celle 
d'influer  sur  le  bien-être  de  celui  à  qui  je  suis  attaché. 
Pour  satisfaire  cette  ambition,  je  me  suis  exposé  comme 
vous  le  savez.  Je  n'ai  pu  réussir;  je  ne  demande  plus 
aux  hommes  que  l'oubli,  et  comme  c'est  la  chose  qu'ils 
accordent  le  plus  volontiers,  j'ose  croire  que  sur  cet 
article  au  moins  je  ne  serai  pas  éconduit. 

J'ai  cru  devoir  à  votre  amitié,  Monsieur  l'Amiral,  cet 
exposé  de  ma  conduite.  J'espère  que  si  vous  réfléchissez 
bien,  vous  l'approuverez  complètement  ;  il  est  vrai  que 
ce  système  me  conduit  à  une  véritable  mort  civile,  et  me 
prive  pour  jamais  de  ma  femme  et  de  mes  enfants  ;  c'est 
la  plus  épouvantable  amertume  qui  puisse  m'afïliger  : 
mais  à  cela  point  de  remède  honnête.  Quand  on  est 


À  m.  l'amiral  tchitchagof.  455 

condamné  à  mort,  ce  qn'on  a  de  mieux  à  faire,  sans 
doute,  c'est  de  marcher  ferme  au  lieu  de  l'exécution, 
autrement  les  spectateurs  se  moquent  de  vous  et  l'on 
n'en  fait  pas  moins  le  saut  dans  l'autre  monde.  J'ai 
voulu  profiter  d'une  occasion  sûre  pour  jaser  un  peu 
avec  vous  à  cœur  ouvert,  afin  que  vous  ne  me  croyiez 
pas  un  [homme  romanesque.  Maintenant  je  passerai  à 
d'autres  objets. 

J'ai  été  ravi  de  savoir  que  vous  faites  apprendre  le 
latin  à  Mademoiselle  votre  fille  :  cette  langue  est  à  peu 
près  le  seul  ou  du  moins  le  meilleur  vaisseau  snr  lequel 
les  habitants  de  l'Asie  puissent  aborder  en  Europe  ;  mais 
qu'il  est  difficile  de  savoir  les  langues  antiques  au  point 
où  elles  peuvent  influer  moralement  sur  vous,  c'est-à- 
dire,  jusqu'au  point  où  elles  pénètrent  dans  la  moelle 
des  os  et  se  convertissent  dans  nous  in  succum  et  san- 
guinem!  (MUe  Julie  vous  expliquera  ces  deux  mots). 
À  propos  de  latin,  je  puis  vous  assurer,  Monsieur 
l'Amiral,  qu'on  ne  le  sait  presque  plus  au  pays  où  vous 
êtes.  J'en  juge  par  les  échantillons  que  je  vois  dans  les 
papiers  publics,  mais  surtout  par  les  inscriptions  mises 
sur  le  fronton  du  Palais  du  Corps  Législatif  à  l'occasion 
du  grand  mariage  :  Napoleo  Magnus,  etc.  Je  n'ai  lu  rien 
d'aussi  fade,  d'aussi  peu  latin,  d'aussi  étranger  au  style 
lapidaire.  Il  y  a  même  des  lignes  qui  font  rire  l'oreille, 
comme  :  Ad  pacem  orbis  celeriter  'gradiem  (marchant  à 
grands  pas  vers  la  paix  du  monde)  —  et  d'autres  encore. 
—  Mandez-moi,  je  vous  prie,  quand  je  pourrai  adresser 
un  poulet  latin  à  M1Ie  Julie  :  je  n'y  manquerai  pas. 

Il  y  a  un  article  de  votre  lettre  sur  lequel  je  n'ai 


456  LETTRE 

nulle  envie  de  disputer  :  c'est  celui  où  vous  parlez  du 
plaisir  que  vous  goûtez  tous  les  matins  au  milieu  des 
anges,  loin  des  sales  teneurs  de  sales  écritoires,  de  tous 
les  autres  animaux  de  ce  genre.  Il  faut  en  convenir, 
c'est  le  plaisir  par  excellence.  Je  conçois  à  merveille 
que  les  anges  semblent  vous  appartenir  davantage.  Au 
reste,  mon  très  cher  Amiral,  voici  la  fin  de  toute  cette 
vie  patriarcale  ;  c'est  que  Dieu  vous  bénira  dans  le  pays 
des  miracles  et  de  la  galanterie,  de  manière  qu'un  beau 
matin  vous  mettrez  le  latin  à  sa  place,  et  toutes  vos 
raisons  pour  le  faire  apprendre  à  vos  filles,  tombant 
ainsi  à  terre,  Ml,e  Julie  n'aura  plus  de  taisons  de  faire 
entrer  cette  chienne  de  langue  dans  sa  tête. 

Je  vous  remercie  des  nouvelles  que  vous  me  donnez 
de  la  Lune  :  je  ne  suis  nullement  étonné  qu'on  y  ait 
vu  une  femme  ;  il  y  en  a  partout.  Mais  si  l'on  y  a  vu 
une  femme,  tenez  pour  sûr  qu'il  y  avait  aussi  un 
homme.  Si  Qn  ne  l'a  pas  découvert,  c'est  qu'il  était 
derrière.  Je  remercie  affectueusement  celle  qui  vous 
tient  compagnie  sur  la  terre  de  ses  bonnes  intentions  à 
mon  égard  ;  je  recevrai  sa  prose  avec  toute  la  recon- 
naissance imaginable  ;  cependant  je  ne  veux  pas  qu'elle 
fatigue  ses  yeux  déjà  trop  occupés.  J'espère  que  cette 
lettre  ne  vous  paraîtra  pas  faite  en  dix  minutes.  J'oublie 
volontiers  le  laconisme  quand  je  vous  écris  ;  le  fait  est 
cependant  que  ma  correspendance  est  augmentée  au 
point  que  j'en  perds  la  tête.  J'ai  fait  votre  commission 
au  frère  Xavier,  qui  aura  sans  doute  le  plaisir  de  vous 
obéir,  mais  non  que  je  sache  par  ce  courrier,  car  il  n'en 
a  pas  connaissance  et  je  ne  sais  où  le  prendre.  Bonjour, 


A  M.   LE  COMTE  DE  SCIIULEMB0URG.  457 

Monsieur  et  Madame  ;  rappelez-vous,  je  vous  en  prie, 
que  je  ne  cesse  de  vous  faire  des  visites.  A  votre  tour, 
parlez  quelquefois  de  moi  le  matin  avec  les  anges.  C'est 
l'heure  des  pères  et  des  amis.  C'est  la  mienne. 

Yours. 

307 

\  A  M.  le  Comte  de  Schulembourg. 

Saint-Pétersbourg,  9  mai  1810. 

J'ai  chargé  très  souvent  notre  cher  Duc,  Monsieur  le 
Comte,  de  vous  témoigner  combien  j'étais  sensible  au 
souvenir  obligeant  dont  vous  n'avez  cessé  de  me  donner 
des  preuves  dans  toutes  les  lettres  que  vous  lui  avez 
écrites  depuis  notre  séparation  ;  mais  je  ne  puis  résister 
à  l'envie  de  vous  témoigner  ma  reconnaissance  en  main 
propre,  comme  dit  Jeannot.  Oui,  mon  très  cher  Comte, 
je  place  au  premier  rang  des  agréments  de  ma  vie  les 
sentiments  que  j'ai  pu  vous  inspirer,  et  que  vous  m'avez 
attestés  si  souvent  et  d'une  manière  si  aimable.  Plus 
d'une  fois  j'ai  pensé  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  vous 
faire  venir  ici,  si  je  l'avais  bien  résolu  ;  sauf  à  vous  de 
repartir  le  lendemain  de  votre  arrivée,  si  vous  le  jugiez 
convenable.  La  veille  de  votre  départ,  nous  étions  en- 
semble en  voiture.  Vous  pensâtes  à  je  ne  sais  quelle 
jolie  anecdote  sur  le  compte,  si  je  ne  me  trompe,  de 
Madame  A....  Contez-moi  donc  cela,  vous  dis-je,  je 


/<58  LETTRE 

vous  en  prie.  Vous  me  répondîtes  en  propres  termes  :  Je 
vous  promets  de  ne  pas  partir  sans  vous  le  dire.  Là- 
dessus,  nous  nous  séparâmes,  et  je  ne  vous  ai  plus  revu. 
Und  so,  s'il  me  plaisait  de  vous  sommer  dans  les  formes 
de  venir  ici  me  raconter  cette  histoire  (car  il  n'a  jamais 
été  question  d'écriture  entre  nous),  ou  vous  n'êtes  pas 
gentilhomme,  ou  vous  seriez  obligé  de  venir  ;  mais 
comme  le  chemin  est  long  et  le  temps  détestable,  car  il  a 
neigé  hier  de  très  bonne  grâce,  je  ne  veux  pas  agir  avec 
vous  en  toute  rigueur.  Je  dois  vous  avouer  cependant 
que,  plus  d'une  fois,  j'ai  été  tenté,  tant  il  m'en  coûte  de 
renoncer  tout  à  fait  au  plaisir  de  vous  revoir.  Mais  puis- 
que le  nom  de  Madame  A  s'est  trouvé  sous  ma  plume, 

je  veux  vous  conter  un  succès  qui  me  couvre  de  gloire, 
si  je  ne  me  trompe  infiniment.  11  est  impossible  que 
vous  ayez  oublié  la  magnifique  histoire  du  poisson,  que 
je  trouvai  un  jour  au  fond  de  ma  mémoire,  et  qui  obtint 
de  vous  un  cri  d'admiration.  La  belle  dame  que  je  vous 
ai  nommée  voulut,  comme  vous  savez,  toute  grimace 
cessante,  la  tenir  de  ma  bouche  même.  Or  voici  ce  qui 
est  arrivé,  mon  cher  Comte.  Une  dame,  qui  était  pré- 
sente, manda  cette  histoire  à  Vienne,  et,  de  Vienne  on  a 
écrit  mirabilia.  Ce  n'est  pas  tout:  une  autre  dame  l'a 
racontée  ici  à  une  amie  anglaise,  et  celle-ci  Ta  mandée  à 
une  amie  de  Londres.  Au  moment  où  cette  dernière 
reçut  la  lettre,  elle  écrivait  elle-même  à  une  amie  de 
Calcutta.  Elle  jugea  à  propos  d'orner  sa  lettre  de  mon 
anecdote  allobroge  ;  et,  deux  ans  après,  on  a  écrit  de 
Calcutta  à  Londres  :  Miracle  !  Il  ri  y  a  rien  de  si  beau  : 
votre  anecdote  a  fait  la  joie  des  Grandes- Indes.  —  Et  ces 


JL  m.  le  comte  de  SCHCH/EMBOURG.  459 

applaudissements  flatteurs  me  sont  revenus  de  Londres. 
Je  vous  demande  si  Ton  peut  se  figurer  une  gloire  plus 
pure,  et  s'il  devrait  y  en  avoir  de  plus  étonnante.  Mais 
peut-être  que  vous  n'en  aurez  point  ouï  parler,  tandis 
que  tout  le  monde  s'entretient  de  la  bataille  de  Wagrain 
et  de  cent  misères  de  cette  espèce,  tant  les  hommes  ont 
peu  de  tact  et  de  connaissance  du  vrai  beau  !  —  Voulez- 
vous  par  hasard,  Monsieur  le  Comte,  que  je  vous  dise 
quelque  chose  de  moi  ?  Eh  !  mon  Dieu,  que  vous  dirai-je? 
Ne  savez-vous  pas  tout?  Je  dis  quelquefois  que  je  serais 
heureux  si  jeu  étais  pas  malheureux ,  et  ce  mauvais  calem- 
bour explique  assez  bien  ma  situation.  Je  suis  fort  bien 
ici,  je  vous  assure  ;  on  me  comble  de  bontés.  Dans  ma 
longue  et  amère  carrière,  je  n'ai  choqué  ni  celui-ci,  ni 
celui-là,  et  mon  existence  même,  comme  vous  le  sentez 
assez,  est  un  phénomène.  Il  y  a  quelque  douceur  dans 
cette  situation.  Mais...  mais...  Ah!  Mon  cher  Comte  ! 
Vous  n'êtes  pas  marié;  vous  avez  un  Souverain,  une 
patrie  et  des  biens.  J'en  suis  charmé,  et  je  vous  en  féli- 
cite. Pour  moi,  je  suis  accablé  de  tous  les  maux,  excepté 
la  maladie  et  les  remords.  Il  est  vrai  que  ces  deux 
exceptions  sont  grandes,  et  capables  seules  de  faire 
couler  des  flots  d'ambroisie  dans  la  coupe  amère  que  je 
dois  avaler  jusqu'à  la  lie.  J'espère,  avec  ce  secours,  ne 
jamais  faire  la  grimace.  Vous  ajouterez  beaucoup  aux 
compensations  qui  me  sont  accordées,  mon  très  cher 
Comte,  si  vous  me  conservez,  comme  je  l'espère,  cette 
bonne  amitié  dont  vous  m'avez  donné  tant  de  preuves,  et 
qui  m'est  si  chère.  Ne  doutez  pas,  à  votre  tour,  de  toute 
celle  que  je  conserve  pour  vous.  Je  vous  ai  suivi  de  l'œil 


460  LETTRE 

dans  vos  longues  promenades,  et,  puisque  je  ne  vois  pas 
dans  la  région  des  probabilités  l'occasion  de  vous  revoir 
encore,  il  m'est  doux  au  moins  de  pouvoir  être  sûr  que 
je  ne  suis  point  oublié  d'un  homme  tel  que  vous.  Adieu 
mille  fois,  cher  et  aimable  Comte  \  je  vous  embrasse  avec 
une  certaine  tendresse  triste,  que  vous  devez  comprendre 
à  merveille. 

308 

Au  Roi  Victor-Emmanuel. 

Saint-Pétersbourg,  25  mai  (6  juin)  1810. 

Sire, 

Nous  recevons  dans  ce  moment  la  nouvelle  de  la  con- 
vocation du  Concile  de  Paris,  avec  la  lettre  menaçante 
de  Napoléon,  qui  a  cassé  la  glace  et  menace  ouvertement 
de  déposer  le  Pape.  Voilà  un  autre  ordre  de  choses,  et 
qui  sait  ce  que  nous  verrons  ?  Il  me  paraît  impossible 
que,  d'un  côté  ou  d'un  autre,  il  ne  s'élève  pas  quelque 
opposition,  quelque  protestation  sublime.  Quoi  qu'il  en 
soit,  Votre  Majesté  assiste  avec  nous  à  l'une  des  plus 
grandes  expériences  qui  puissent  avoir  lieu  sur  ce  sujet. 
Jamais  aucun  Souverain  n'a  mis  la  main  sur  un  pape 
quelconque  (avec  ou  sans  raison,  c'est  ce  que  je  n'exa- 
mine point),  et  n'a  pu  se  vanter  ensuite  d'un  règne  long 
et  heureux.  Henri  IV  a  souffert  tout  ce  que  peut  souffrir 
un  homme  et  un  prince.  Son  fils  dénaturé  mourut  de  la 


A  m.  l'amiral  tchitchagof.  464 

peste  à  quarante-quatre  ans,  après  un  règne  fort  agité. 
Frédéric  Ier  mourut  à  trente-huit  ans  dans  le  Cydnus. 
Frédéric  II  fut  empoisonné  par  son  fils  après  s'être  vu 
déposé.  Philippe-le-Bel  mourut  d'une  chute  de  cheval,  à 
quarante-sept  ans.  Ma  plume  se  refuse  aux  exemples 
moins  anciens.  Cela  ne  prouve  rien,  dira-t-on  :  à  la  bonne 
heure  !  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  qu'il  en  arrive 
autant  à  un  autre,  quand  même  cela  ne  prouverait  rien  ; 
et  c'est  ce  que  nous  verrons. 

En  attendant,  Votre  Majesté  voit  combien  nous 
sommes  malades.  Tous  les  principes  sont  attaqués  à  la 
fois;  et,qu'Elle  daigne  m'en  croire,  les  bons  sont  bons, 
mais  personne  n'est  converti. 


309 

A  M.  l'Amiral  Tchitchagof. 

Saint-Pétersbourg,  27  juillet  (8  août)  1810. 

Monsieur  l'Amiral, 

Je  suis  enchanté  que  nos  deux  dernières  lettres  se 
soient  croisées  ;  vous  aurez  vu  par  mon  exactitude 
spontanée  que  je  n'ai  pas  besoin  de  sommation,  pour 
vous  adresser  des  lettres  que  vous  avez  la  bonté  de  dési- 
rer. J'ai  ri  de  bon  cœur  (d'un  rire  de  joie)  en  voyant 
ma  prophétie  sur  Madame  votre  épouse  si  ponctuelle- 


462  LETTRE 

ment  accomplie.  De  mon  côlé,  c'est  un  miracle,  car 
toute  prophétie  est  un  miracle  ;  de  votre  côté,  c'est  un 
événement  terrestre  tel  qu'on  en  voit  beaucoup  dans  le 
monde.  Je  dois  au  reste,  sans  aller  plus  loin,  vous  pré- 
senter ici  une  réflexion  importante.  S'il  y  a  quelque 
chose  d'évident  dans  le  monde,  c'est  la  loi  des  compen- 
sations. La  bonne  nature  ne  permet  jamais  de  grands 
maux  sur  la  terre  sans  y  porter  remède  :  vous  voyez  par 
exemple  que  l'invention  de  la  vaccine,  qui  diminue 
sensiblement  la  mortalité,  est  venue  se  placer  à  l'époque 
où  nos  crimes  et  nos  extravagances  l'avaient  augmen- 
tée sans  mesure.  Mais  elle  ne  se  borne  pas  à  cela.  L'es- 
pèce masculine  étant  moissonnée  de  nos  jours  partout, 
et  surtout  en  France,  comme  l'herbe  des  champs,  soyez 
persuadé,  Monsieur  l'Amiral,  que  cette  force  conserva- 
trice, =  X,  qui  pense  à  tout,  ne  manquera  pas,  ou  plu- 
tôt n'a  pas  manqué  de  faire  souffler  sur  la  France  un 
certain  vent  prolifique  saturé  d'atomes  masculins.  Or, 
comme  le  monde  est  conduit  par  des  règles  généra- 
les, les  dames  Russes,  Anglaises,  etc.,  etc.,  qui  voya- 
gent en  France  et  qui  avalent  ces  atômes,  en  retireront 
le  profit  tout  comme  s'ils  avaient  été  faits  pour  elles,  en 
sorte  qu'il  y  a  mille  à  parier  contre  un  que,  sous  peu 
de  temps,  vous  serez  père  d'un  joli  petit  Gars.  —  A 
présent  que  j'ai  suffisamment  parlé  de  naissance,  par- 
lons de  mort.  Au  moment  même  où  j'entendis  parler 
pour  la  première  fois  de  l'épouvantable  événement  du 
20  juin,  je  pensai  à  vous —  (non  !  à  Madame  votre  épouse) 
—  et  ensuite  à  vous.  Certainement  vous  ne  vous  en  fâ- 
cherez pas.  Comment  avez-vous  échappé  heureusement 


A  m.  l'amibal  tchitchagof.  463 

à  cette  fatale  invitation  ?  Ou  si  vous  étiez  de  la  fête, 
comment  vous  en  êtes  vous  tirés  si  lestement,  car  dans 
aucune  relation  je  n'ai  rencontré  votre  nom,  ce  qui  me 
donne  le  droit,  ce  me  semble,  to  take  for  granted,  ou 
que  vous  n'étiez  pas  de  la  fête,  ou  qu'il  ne  vous  est  rien 
arrivé.  Malgré  cette  démonstration  négative,  j'attends 
encore  avec  empressement  une  assurance  directe  de 
votre  part.  J'espère  que  l'état  de  votre  chère  Elisabeth, 
autant  que  vos  systèmes  philosophiques,  vous  auront 
retenus  chez  vous.  —  Quel  triste  animal  que  l'homme  ! 
Il  ne  peut  se  passer  de  ses  semblables,  et  cependant,  il 
n'y  a  pas  de  grands  rassemblements  d'hommes  sans 
danger  physique  ou  moral,  —  excepté  à  l'Eglise,  —  et 
voilà  pourquoi  il  s'y  ennuie.  —  Mais  revenons  à  votre 
sage  solitude  qui  probablement  vous  aura  préservés  ; 
vous  ne  sauriez  croire  combien  je  l'ai  approuvée.  Puis- 
que vous  n'êtes  pas  ici  et  que  sur  ce  point  vous  êtes 
inflexible,  vous  ne  sauriez  être  mieux  que  dans  une 
retraite  patriarcale.  —  Mais  quoi?  Point  de  voiture! 
Tant  mieux  encore  :  cela  vous  va  très  bien,  je  vous 
assure.  J'ai  vu  Monsieur  votre  frère  qui  a  passé  ici 
comme  une  hirondelle,  au  point  qu'il  ne  m'a  pas  été 
possible  de  le  voir  chez  lui.  Il  m'a  dit  qu'il  allait  vous 
joindre.  C'est  fort  bien  fait,  puisqu'il  pense  comme 
vous. —  J'admire  les  têtes  humaines  et  comment  il  y  a 
dans  chacune  d'elles  quelque  chose  qui  est  inexplicable 
pour  une  autre.  Moi  j'aurais  cru  que  votre  attachement 
au  Maître  vous  aurait  ramené  ici  malgré  ceci  et  cela 
qui  pouvait  vous  déplaire.  Vous,  de  votre  côté,  vous  au- 
riez cru  que  mon  attachement  à  la  patrie  m'y  aurait 


4C4  LETTRE 

ramené  de  même  malgré  ceci  et  cela  qui  pouvait  aussi 
me  choquer.  —  Point  du  tout  :  nous  sommes  tous  les 
deux  et  nous  demeurons  inflexibles  sur  le  ceci  et  cela. 
Au  reste,  il  y  a  des  replis  si  cachés  dans  le  cœur  de 
l'homme  que,  même  entre  amis,  il  y  a  des  choses  qui 
demeurent  toujours  invisibles  à  l'œil  d'un  autre.  Par 
exemple,  Monsieur  l'Amiral,  ce  qui  vous  écarte  de  ce 
pays  n'est  point,  du  moins  exclusivement,  tout  ce  que 
vous  m'avez  dit.  Je  vois  le  motif  principal  dans  votre 
cœur  comme  je  vois  le  soleil,  et  cependant  je  ne  sais 
pas  ce  que  c'est.  Il  n'y  a  rien  pour  moi  de  si  évident  ni 
de  si  inconnu,  du  moins  hors  d'un  certain  sens  général. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  souhaite  toute  sorte  de  bon- 
heur possible  sur  la  mer  de  la  vie,  quel  que  soit  le 
Rhumb  que  vous  teniez. 

Au  moment  où  vous  lirez  cette  lettre,  Monsieur  l'A- 
miral, mon  frère  aura  traversé  le  Caucase  et  sera  sur 
les  frontières  de  la  Perse.  Vous  allez  dire  d'abord  : 
Est-il  possible?  Mais  en  y  réfléchissant,  vous  trouverez 
que  rien  n'est  plus  raisonnable.  Mon  frère  était  demeuré 
militaire,  mais  il  occupait  un  emploi  civil  :  c'était  une 
existence  ambiguë  et  pour  ainsi  dire  bâtarde,  dont  l'as- 
saisonnement, qui  la  rendait  douce,  a  disparu  avec  vo- 
tre personne.  Il  avait  perdu  le  logement,  ce  qui  est  un 
grand  article  dans  votre  dévorante  capitale,  et  il  ne 
lui  restait  plus  guère  d'espérance  pour  un  avancement 
militaire.  Certainement,  nous  n'avons,  lui  et  moi,  qu'à 
nous  louer  des  procédés  de  M.  le  Marquis  de  Traver- 
say.  —  Mais  sa  politesse  même  pouvait  se  trouver  em- 
barrassée dans  un  moment  de  réforme  et  d'économie. 


A  m.  l'amiral  tchitchagof.  405 
D'ailleurs  vous  êtes  parti,  ce  n'est  plus  cela.  Quel  que 
soit  le  sort  de  mon  frère,  nous  n'oublierons  jamais,  ni 
lui  ni  moi,  que  c'est  à  vous  qu'il  doit  un  état  dans  ce 
pays,  et  que  les  deux  grades  qu'il  a  obtenus  sont  votre 
ouvrage. 

La  Néva  de  ses  flots  ira  grossir  la  Loire 
Avant  que  ce  bienfait  sorte  de  ma  mémoire. 

Mais  j'admire  comment  ma  plume,  courant  toute 
seule,  oubliait  de  vous  apprendre  le  nouveau  place- 
ment de  mon  frère;  en  vertu  d'une  nouvelle  grâce  de 
mon  bon  Empereur,  il  a  passé  comme  Colonel  dans 
l'Etat-Major  Général  à  la  suite  de  S.  M.  I.  Nous  avions 
d'abord  pensé  à  la  Moldavie,  mais  j'ai  peur  que  la  sai- 
son des  Cordons  et  des  Te  Deum  ne  soit  passée.  Le 
fleuve  d'or  et  de  farine  qui  coule  de  la  capitale  vers  la 
frontière,  dans  les  guerres  lointaines  suit  une  loi  toute 
différente  de  celle  que  suivent  les  fleuves  proprement 
dits.  Plus  il  s'éloigne  de  sa  source,  moins  il  est  riche  et 
profond,  et  plus  il  est  sujet  à  tarir.  Il  faut  d'ailleurs 
considérer  d'un  côté  :  la  fièvre  tierce,  la  faction  de 
cour  et  d'armée,  etc.,  et  de  l'autre  :  l'obstination  tur- 
que, l'orgueil  national,  le  principe  religieux,  le  Balkan, 
le  Visir  qui  peut  tout,  etc.;  enfin,  il  nous  a  paru,  en 
conseil  de  famille,  que  la  paix  était  au  moins  probable, 
et  que  par  conséquent  un  étranger  qui  ne  cherche  que 
des  coups  et  de  la  réputation,  ne  doit  pas  se  présenter 
dans  une  armée  à  la  fin  de  la  campagne,  au  risque  de 
n'entendre  plus  que  le  bruit  des  plumes  criaillant  sur 
T.  xi.  30 


466  LETTRE 

le  papier  (chorocho  ou  ni  chorocho).  En  Géorgie,  c'est 
autre  chose.  Le  théâtre  est  éloigné,  la  guerre  qu'on  y 
fait  n'a  ni  commencement  ni  fin.  On  arrive  et  l'on 
part  quand  on  veut.  Ce  qui  a  achevé  de  nous  détermi- 
ner, c'est  le  départ  pour  cette  armée  du  Marquis  Pau- 
lucci,  qui  est  revêtu  là  d'un  commandement  considéra- 
ble, et  qui  a  offert  à  mon  frère  de  le  demander  comme 
Officier  de  confiance.  Voilà  l'histoire.  Le  départ  ayant 
été  extrêmement  précipité,  mon  frère  n'a  pu  remplir 
aucun  devoir,  et  pas  même  celui  qu'il  avait  le  plus  à 
cœur  :  de  vous  informer  de  sa  nouvelle  destination  ;  de 
manière  que  je  me  suis  chargé  de  l'acquitter  auprès 
de  vous. 

Précédemment  vous  m'aviez  flatté  d'une  lettre  de 
Madame  votre  épouse  ;  aujourd'hui  je  m'y  oppose  for- 
mellement. Je  ne  veux  point  qu'elle  appuie  sa  pauvre 
petite  poitrine  sur  une  table,  pour  mes  beaux  yeux.  Je 
la  prie  d'agréer  mes  hommages  et  les  vœux  que  je  fais 
pour  sa  bonne  conduite.  J'ai  dans  l'idée  qu'elle  se  cou- 
vrira de  gloire.  Je  ne  vous  dis  plus  rien  de  moi,  Mon- 
sieur l'Amiral.  C'est  l'étemelle  monotonie  qui  me  con- 
duira à  ma  dernière  heure.  Mes  malheurs  sont  amers 
et  sans  remède  ;  mais  nulle  part  dans  l'univers  je  ne 
pourrais  trouver  les  deux  palliatifs  que  m'a  fournis 
ce  pays,  et  surtout  son  Maître  ;  j'en  jouis  avec  recon- 
naissance, sans  me  permettre  de  spéculer  sur  l'avenir 
qui  ne  peut  plus  changer  pour  moi.  Vous  avez  cru  de- 
voir fuir  la  terre  paternelle,  mais  votre  femme  et  vos 
enfants  vous  accompagnent  ;  moi,  j'ai  été  chassé  de  ma 
patrie,  et  jamais  je  ne  reverrai  ce  que  vous  possédez. 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  467 

Ah!  c'est  épouvantable.  —  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur,  Monsieur  l'Amiral,  en  vous  répétant,  je  ne 
sais  pas  trop  pourquoi,  car  rien  n'est  moins  nécessaire, 
que  je  suis  pour  la  vie, 
Votre  très  humble  serviteur  et  bon  ami. 


310 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  18  (30)  août  1810. 
Monsieur  le  Chevalier, 

D'après  ce  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me  dire, 
il  me  semble  que  nous  ne  voyons  pas  le  danger  du  mo- 
ment précisément  sous  le  même  point  de  vue.  Vous  me 
parlez  de  paix,  de  guerre,  de  renonciation,  etc.  Jamais, 
Monsieur  le  Chevalier,  il  ne  sera  question  de  rien  de 
tout  cela  tant  que  l'influence  du  moment  durera.  L'En- 
nemi ne  veut  ni  paix  ni  guerre  avec  nous  ;  il  n'accepte- 
rait pas  même  une  renonciation  de  la  part  de  S.  M.,  car 
ce  serait  la  reconnaître,  chose  qu'il  ne  fera  jamais  libre- 
ment. Il  ne  veut  pas  qu'on  parle  de  nous,  il  ne  veut  pas 
que  nous  paraissions  dans  aucun  traité  comme  partie 
agissante  ou  intéressée  ;  il  ne  veut  pas  qu'on  nous 
nomme  même  dans  les  almanachs  qui  dépendent  de  lui. 
Voyant  qu'il  ne  peut  atteindre  matériellement  S.  M.,  il  a 


468  LETTRE 

imaginé  la  méthode  d'extinction,  c'est  ainsi  que  je  rap- 
pelle. Il  veut  nous  exclure  graduellement  de  toute 
transaction  politique,  surtout  du  traité  de  paix  définitif 
qu'il  a  en  vue,  mais  qui  heureusement  ou  malheureuse- 
ment (qui  le  sait?  )  ne  paraît  pas  trop  possible.  Pendant 
les  conférences  de  Lunéville,  le  système  français  n'étant 
pas  encore  formé,  et  les  Plénipotentiaires  de  cette  nation 
ayant  parlé  des  droits  du  Roi  de  Sardaigne,  un  des 
Plénipotentiaires  autrichiens  répondit  rondement  :  Et 
quelle  nécessité  y  a-t-il  qiïil  y  ait  un  Roi  de  Sardaigne  ? 
Il  n'est  pas  étonnant  que  Napoléon  ait  suivi  d'aussi  bons 
conseils,  et  c'est  de  ce  côté  que  doit  se  tourner  notre 
politique.  J'ai  toujours  pensé  et  toujours  dit  que  nous 
ne  devons  nullement  nous  inquiéter  de  renonciations 
dont  nous  serions  très  heureux  qu'il  fût  question  ;  car 
dans  ce  cas  les  droits  de  S.  M.  seraient  reconnus,  et  il 
ne  serait  pas  difficile  de  prendre  un  parti  sage.  C'est  à 
son  existence  même  qu'on  en  veut,  et  c'est  cette  exis- 
tence qu'il  faut  mettre  à  couvert  par  tous  les  moyens 
possibles.  Je  me  suis  toujours  appuyé  sur  la  règle  :  Fais 
ce  que  ton  ennemi  craint.  Il  veut  nous  effacer,  il  faut 
paraître.  Ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  contraire  à  nos 
intérêts,  c'est  l'opinion  que  S.  M.  fait  dépendre  ses 
droits  de  la  restauration,  car  il  en  résulterait  que  si 
elle  n'a  pas  lieu,  ses  droits  demeurent  suspendus,  et 
pourquoi  donner  cette  consolation  à  notre  ennemi  ?  Il 
n'en  veut  qu'à  la  souveraineté:  nous  le  comblons  de  joie 
en  avouant  que  dans  la  situation  où  se  trouve  S.  M., 
Elle  ne  peut  faire  telle  ou  telle  chose.  C'est  tout  ce  qu'il 
demande.  Lorsque  le  Prince  Beloselski  demanda  l'ordre 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  469 

de  S.  M.,  lorsque  le  Prince  Gagarin  demanda  une  autre 
distinction  qui  aurait  été  bientôt  à  la  mode  parmi  plu- 
sieurs personnages  de  la  Cour,  le  refus  me  glaça,  tou- 
jours par  la  même  raison,  car  quel  motif  donner  à  ces 
Messieurs  ?  Le  Roi  ne  juge  pas  à  propos,  est  une  raison 
excellente  dans  l'État,  et  il  serait  plaisant  qu'on  s'avisât  de 
demander  compte  des  déterminations  souveraines  !  Mais 
à  l'égard  de  l'étranger  et  dans  les  circonstances  actuelles, 
la  réponse  est  nulle,  et  de  quelque  belle  phrase  ministé- 
rielle que  je  l'enveloppe,  tout  le  monde  la  prendra  pour 
une  déclaration  tout  à  fait  dans  le  sens  de  Napoléon.  Il 
aime  bien  mieux  cela  que  la  cession  expresse  d'une  pro- 
vince dont  il  croit  n  avoir  nul  besoin.  Dans  les  premiers 
temps  de  la  Révolution  Française,  je  m'y  suis  trompé 
comme  les  autres  ;  mais  il  y  a  longtemps  que  je  me  suis 
fait  une  idée  nette,  que  j'ai  eu  le  plaisir  de  voir  adopter 
par  un  grand  nombre  de  bons  esprits.  Je  me  tiens  aussi 
sur  d'un  changement  de  choses  que  je  suis  incertain  de 
l'époque,  il  faut  donc  calculer  toutes  les  démarches, 
tous  les  refus,  toutes  les  concessions,  et  jusqu'à  la  moindre 
lettre,  comme  si  nous  ne  devions  jamais  voir  cette  époque. 
Vous  me  direz  peut-être,  Monsieur  le  Chevalier,  que 
S.  M.  tranquille  chez  elle  où  elle  exerce  tous  ses  droits 
doit  peu  s'embarrasser  de  l'opinion  étrangère.  Je  suis 
bien  d'un  autre  avis  ;  je  pense  que  le  véritable  danger 
est  là,  et  qu'il  exige  même  certaines  mesures  à  l'égard 
de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  ;  mais  comme  mes  idées, 
ne  font  pas  trop  fortune  là  où  vous  êtes,  je  m'abstiens 
de  m'enfoncer  dans  ces  détails,  mais  je  vous  répète  que 
le  danger  est  où  je  vous  le  montre.  Napoléon  veut  nous 


470  LETTRE 

éteindre  graduellement  dans  toutes  les  Cours  et  nous 
exclure  du  dernier  traité,  afin  qu  ensuite,  comptant  sur 
Vègoisme  et  V indifférence  des  gouvernements,  il  puisse, 
quand  il  le  jugera  convenable,  venir  s  emparer  de  la  Sar- 
daigne  avec  quelques  barques.  Voilà  son  plan  et  il  ne  faut 
jamais  le  perdre  de  vue.  Il  y  aura  bien,  me  direz-vous, 
des  moyens  de  l'empêcher.  Je  l'espère  bien  tout  comme 
vous,  mais  je  ne  hais  rien  tant  que  cette  pusillanimité 
masquée  en  respect,  qui  se  croit  obligée  de  cacher  le 
danger.  Rien  de  plus  sot  :  car,  montrer  le  danger,  c'est 
le  diminuer. 

S.  M.  est  encore  représentée  dans  la  plus  grande  Cour 
du  continent:  mais,  ne  vous  y  trompez  pas!  Malgré  toutes 
mes  précautions  (que  j'ai  poussées  à  l'excès),  l'opinion 
me  sépare  tous  les  jours  davantage  de  S.  M.  et  je  deviens 
un  pensionnaire  de  l'Empereur.  Tel  que  je  suis,  c'est  un 
phénomène  dont  je  jouis  avec  paix  et  reconnaissance, 
en  me  rappelant  néanmoins  toujours  que  tout  phénomène 
est  passager.  A  cet  égard  toute  spéculation  est  inutile  : 
ma  position  est  étrangère  ressemble  à  un  hémiplégique 
vivant  d'un  côté  et  mort  de  l'autre.  Qui  me  verrait  ici 
sans  savoir  mon  histoire  devrait  me  croire  très  heureux; 
mais  le  revers  de  la  médaille  est  terrible.  Si  j'ai  l'hon- 
neur de  continuer  mon  service,  je  ne  serai  pas  plus  riche 
demain  qu'hier  ;  si  S.  M.  me  remplace,  je  le  serai  encore 
(  moins;  ainsi,  dans  toutes  les  suppositions,  point  de  moyen 
de  revoir  jamais  mes  enfants  ni  ma  femme.  Je  ne  le  leur 
dis  pas,  au  contraire,  je  les  berce  d'espérances,  mais  au 
fond  du  cœur,  je  n'ai  malheureusement  plus  de  doute 
sur  ce  point.  Il  n'y  a  rien  de  plus  absurde  en  théorie 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  474 

que  les  pressentiments,  mais  l'expérience  semble  quel- 
quefois les  soutenir.  Lorsque  j'embrassai  ma  famille  sur 
le  pont  à  Cagliari,  je  fis  tout  à  fait  l'enfant,  au  point 
qu'on  dut  se  moquer  de  moi.  J'éprouvai  quelque  chose 
de  si  extraordinaire  que  j'écrivis  dans  un  journal  :  «  Que 
signifie  donc  un  sentiment  si  inconnu,  si  terrible,  et  que 
me  présage-t-il?  »  Je  retrouvai  l'autre  jour  par  hasard  ce 
journal  qui  était  sorti  de  ma  mémoire.  Je  ne  pouvais 
soupçonner  ma  destination,  mais  c'était  des  adieux  éter- 
nels. Ajoutez  le  chagrin  de  tenir  ma  place  non  du  choix, 
mais  des  alarmes  de  S.  M.,  et  de  n'avoir  cessé  de  lui 
déplaire  ici,  sans  espoir  de  remède  ni  de  fin,  et  vous 
sentirez  que  si  d'un  côté  j'ai  de  grandes  jouissances 
dans  ce  pays,  l'autre  côté  de  la  balance  est  terriblement 
chargé. 

311 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  20  août  (l«r  septembre)  1810. 
Monsieur  le  Chevalier, 

11  y  a  longtemps  que  je  n'ai  causé  avec  vous;  je  veux 
vous  raconter  aujourd'hui  une  tentation  à  laquelle  j'ai 
résisté,  comme  saint  Antoine. 

Les  francs-maçons  continuent  ici  afuria,  comme  tout 
ce  qu'on  fait  dans  ce  pays.  J'ai  été  invité  à  me  rendre 


472  LETTRE 

dans  Tune  de  ces  nouvelles  loges;  mais  malgré  l'extrême 
envie  que  j'ai  de  savoir  ce  qui  se  fait  là,  je  m'y  suis 
refusé,  toutes  réflexions  faites,  par  plusieurs  raisons 
dont  je  me  contente  de  vous  rapporter  les  deux  princi- 
pales. En  premier  lieu,  j'ai  su  que  l'Empereur  ne  s'est 
prêté  qu'à  regret  à  permettre  ces  assemblées  ;  mais  il  a 
cédé  à  l'invincible  répugnance  qu'il  ressent  de  gêner  la 
liberté  individuelle  de  ses  sujets,  et  de  les  empêcher  de 
s'arranger  comme  ils  l'entendent.  C'est  un  des  traits  les 
plus  marquants  de  son  caractère  ;  et  si  l'Empereur  a  eu 
quelque  répugnance  sur  ce  point,  et  s'il  a  envoyé  des 
hommes  de  confiance  pour  servir  d'inspecteurs,  il  m'a 
paru  que  je  serais  déplacé  là,  à  moins  que  je  fusse  moi- 
même  un  inspecteur,  ce  qui  ne  peut  être,  vu  ma 
qualité.  En  second  lieu,  j'ai  eu  l'occasion  de  me  con- 
vaincre que  plusieurs  (et  plusieurs  personnes  de  mérite) 
pensaient  mal  de  cette  association,  et  la  regardaient 
comme  une  machine  révolutionnaire  ;  or,  il  m'a  paru 
encore  évident  qu'on  ne  doit  pas  faire  une  chose  non 
nécessaire,  lorsqu'elle  alarme  les  honnêtes  gens.  Il  m'en 
coûte  beaucoup,  je  vous  l'avoue,  de  ne  pouvoir  examiner 
de  près  ce  qui  se  passe  là.  Il  y  a  ici  un  Français,  nommé 
Mussard,  qui  a  donné  dans  la  révolution  de  son  pays, 
et  qui  est  fort  connu  par  un  poème  très  énergique,  inti- 
tulé la  Libertéide.  Cet  homme  est  orateur  de  la  loge  où 
l'on  a  reçu  M.  Baiaschof,  gouverneur  militaire  de  Saint- 
Pétersbourg,  et  tout  nouvellement  Ministre  de  la  police 
générale.  Le  frère  Mussard  lui  a  dit,  entre  autres 
choses  :  Frère  Baiaschof,  vous  êtes  aujourd'hui  revêtu 
d'un  grand  pouvoir,  la  faveur  vous  environne;  mais  qui 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  R0SSI.  473 

sait  si,  bientôt  disgracié  el  retiré  dans  le  fond  d'une  terre 
éloignée,  vous  ne  bénirez  pas  l instant  ou  vous  fûtes  reçu 
maçon?  Je  ne  sais  ce  qu'a  répondu  le  frère  ministre, 
Mais  tout  cela,  du  moins  en  ce  moment,  est  bien  petit 
en  comparaison  de  la  scène  que  viennent  de  nous  donner 
les  frères  suédois.  Ce  fut  le  4  5  (27)  de  ce  mois  que 
M.  Steddingk  reçut,  par  un  courrier  expédié  de  Stoc- 
kholm, rétonnante  nouvelle  de  l'élection  de  Bernadotte 
au  trône  de  Suède,  faite  par  la  nation  assemblée,  plenis 
votis.  Les  prétendants,  comme  vous  savez,  étaient  :  le 
roi  de  Danemark  ,  le  prince  d'Augustenbourg ,  son 
beau-frère,  et  frère  du  prince  héréditaire  dernier  mort, 
et  le  prince  de  Ponte  Corvo  (Bernadotte).  Je  crois,  à 
vous  dire  la  vérité,  que,  du  moment  où  le  dernier  s'est 
mis  sur  les  rangs,  il  était  sûr  d'être  nommé  ;  et  j'ignore 
encore  la  raison  qui  l'a  fait  préférer.  Tout  se  conduit 
avec  une  dextérité  merveilleuse.  Le  roi  de  Danemark 
a  joué  un  rôle  bien  misérable  dans  ce  triste  drame  :  le 
Cabinet  français  l'a  mis  en  avant  a\ec  une  apparence 
de  bonne  foi  parfaite,  parce  qu'il  savait  bien  que  le  roi 
serait  rejeté  ;  et,  en  effet,  il  l'a  été  d'une  commune  voix, 
et  toutes  se  sont  arrêtées  sur  le  prince  d'Augustenbourg, 
qu'on  a  pressé  de  se  décider.  Mais  c'est  ici  que  la  poli- 
tique française  était  aux  aguets.  Le  prince  a  répondu 
qu'étant  sujet  et  beau-frère,  il  ne  pouvait  accepter  sans 
être  émancipé  par  S.  M.  Danoise.  Mais  le  roi,  dûment 
influencé,  s'est  obstiné,  et  pendant  ce  temps  on  a  fait 
le  coup  à  Stockholm.  C'est  l'armée  qui  affranchit  Gustave 
de  la  Constitution,  en  4  792  ;  c'est  l'armée  qui  détrôna 
son  fils,  Tannée  dernière  ;  c'est  encore  l'armée  qui  vient 


474  LETTRE 

de  lui  donner  ce  successeur.  Cent  cinquante  jeunes 
gens  ont  fait  l'affaire  dans  la  Diète  ;  le  reste  s'était 
retiré.  Le  cheval  me  semble  l'emblème  frappant  de 
l'armée  :  il  obéit  volontiers  à  l'écuyer  habile  qui  l'a 
dompté;  il  méprise,  au  contraire,  et  jette  à  terre  celui 
qui  veut  le  monter  sans  s'y  connaître.  Ce  fut  le  malheur 
du  dernier  roi  de  Suède,  il  voulut  monter  le  cheval;  il 
fallait  le  laisser  dans  l'écurie,  ou  le  confier  à  un  habile 
écuyer.  II  humilia,  il  tourmenta  l'armée  ;  il  employa 
avec  une  égale  inhabileté  la  bride  et  l'éperon.  Il  finit 
par  la  punir  des  fautes  qu'il  lui  avait  fait  commettre.  Ce 
funeste  ridicule  a  rendu  inutiles  pour  lui  de  grandes 
qualités  et  de  véritables  vertus.  L'armée  a  juré  haine 
éternelle  à  lui  et  à  sa  race.  Ce  qui  l'a  déterminée  dans 
ce  cas,  c'est  encore  une  suite  du  même  sentiment  :  C'est 
pour  se  laver  de  son  malheur  et  pour  reprendre  son 
rang,  et,  peut-être  plus  que  tout,  pour  se  venger  de  la 
Russie.  Le  peuple  n'a  pas  été  moins  chaud  pour  cette 
élection  ;  mais  devinez  ce  qui  l'enflamme  le  plus  ?  C'est 
que  le  fils  de  Bernadotte,  né  il  y  a  douze  ans,  s'appelle 
Oscar.  Or,  Oscar  est  fils  d'Ossian,  fils  de  Fingal  ;  c'est 
un  des  héros  de  la  mythologie,  c'est  un  heureux  augure. 
Cette  circonstance  bizarre  a  fait  un  effet  étonnant.  La 
diète  a  exigé  qu'avant  de  mettre  le  pied  en  Suède,  il 
abjurât  le  catholicisme  et  embrassât  le  luthérianisme. 
L'ambassadeur  de  France  a  dit  qu'il  ne  croyait  pas  que 
la  chose  souffrit  de  difficultés.  Je  suis  porté  à  croire 
le  contraire  ;  non  qu'il  s'agisse  ici  de  conscience , 
comme  vous  sentez  bien,  mais  il  s'agit  d'orgueil.  Nous 
verrons  ce  qu'ordonnera  le  grand  moteur  de  Paris  ; 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  JtOSSI.  475 

je  croirai  à  ce  changement  quand  il  sera  effectué. 

La  monarchie  européenne  m'a  toujours  paru,  en  fait 
de  gouvernement,  le  plus  haut  point  de  perfection  que 
notre  pauvre  nature  puisse  atteindre;  elle  est  morte,  et 
me  paraît  encore  plus  belle,  comme  le  corps  humain 
est  bien  plus  admirable  étendu  et  dépecé  sur  la  table 
anatomique  que  dans  les  belles  attitudes  de  la  vie.  Voilà 
un  soldat  élu  de  sang-froid  par  les  représentants  d'une 
nation  ;  c'est  un  événement  plus  triste  peut-être  que  le 
meurtre  du  roi  de  France.  Nous  marchons  droit  au 
droit  romain  sous  les  Empereurs.  Je  tue,  tu  tues,  il  tue, 
nous  tuons,  vous  tuez...  Je  serai  tué,  tu  seras  tué,  etc.: 
en  un  mot,  tout  le  verbe.  La  guerre  est  déclarée  distinc- 
tement à  toutes  les  races  royales  ;  et  Napoléon  a  dit  un 
grand  mot  lorsqu'il  a  dit  qu'il  voulait  que  sa  dynastie  fût 
la  plus  ancienne  de  V Europe.  Vous  en  verrez  bientôt  une 
autre  attaquée,  et  les  généraux  d'Alexandre  rois  avant  sa 
mort.  Les  anciens  baignèrent  dans  le  sang  l'Europe  et 
l'Asie  ;  que  feront  les  modernes  ?  Je  ne  puis  me  détacher 
de  mon  idée  fixe  et  consolante,  que  tout  ce  que  nous 
voyons  n'est  qu'un  avant-propos  terrible,  et  que  nous 
verrons  un  jour  des  événements  aussi  extraordinaires 
dans  le  bien  que  ceux  que  nous  voyons  aujourd'hui  dans 
le  mal.  Mais,  en  attendant,  la  génération  sera  sacrifiée. 

J'ai  le  cœur  aussi  serré  que  si  je  ne  m'étais  attendu  à 
rien.  Il  nous  manquait  un  sergent-roi  élu  dans  les  règles, 
une  guerre  d'existence  déclarée  aux  anciennes  races 
royales,  et  le  pouvoir  militaire,  débarrassé  de  tout 
contre-poids  moral,  déchaîné  dans  le  monde  politique. 
Nous  verrons  tout  cela.  Je  me  flatte  encore  que  cet  état, 


476  LETTRE 

étranger  à  l'Europe  depuis  si  longtemps,  ne  pourra  s'y 
enraciner  de  nouveau.  Il  y  a  une  manière  également 
solide  et  consolante  d'envisager  tout  ce  qui  se  passe, 
mais  qui  est  plutôt  l'objet  d'un  livre  que  d'une  lettre. 
Une  idée  appelle  l'autre  ;  il  faut  tout  dire,  ou  rien. 
Vive  le  roi  Oscar  !  Il  a  son  rôle  à  jouer  comme  les 
autres. 

312 

A  Mme  Tchitchagof. 
Saint-Pétersbourg,  1er  (13)  septembre  1810. 
Madame, 

Lorsque  je  vous  priais,  dans  ma  dernière  lettre,  de  ne 
point  appuyer  votre  pauvre  petite  poitrine  sur  une  table, 
pour  me  procurer  le  plaisir  de  lire  une  de  vos  lettres,  la 
vôtre,  du  24  juillet,  était  déjà  arrivée,  mais  je  ne  le  savais 
pas.  Recevez  donc  mes  remerciements,  Madame,  puisque 
vous  avez  bien  voulu  prendre  une  peine  si  agréable  pour 
moi.  Ne  dites  pas  de  mal,  je  vous  en  prie,  de  votre  anglais- 
français.  Je  voudrais  bien,  je  vous  l'assure,  pouvoir  me 
parer  d'un  Français-anglais  aussi  parfait.  Ecrivez  d'ail- 
leurs, Madame,  aussi  mal  que  vous  écrivez  bien  ;  le 
style  le  plus  barbare  me  paraîtra  toujours  fort  agréable, 
lorsqu'il  m'apportera  l'assurance  d'un  souvenir  et  d'un 
attachement  si  précieux  pour  moi.  Hélas  !  Non  :  je  ne 


A  Mme  TCH1TCHAG0F.  477 

puis  plus  dormir  ni  m'éveiller  chez  vous,  mais  c'est 
quelque  chose,  et  même  c'est  beaucoup  que  d'avoir 
l'honneur  d'être  désiré,  et  j'y  compte,  puisque  vous 
avez  la  bonté  de  m'en  assurer  en  termes  si  aimables. 
Jugez,  Madame,  si  vous  êtes  payée  de  retour.  Souvent 
je  m'amuse  à  rêver  que  la  barrière  de  fer,  qui  nous 
sépare,  tombe  tout  à  coup,  et  que  j'arrive  incognito  à  la 
porte  de  votre  numéro  xix.  Un  rêve  est  un  rêve  ;  cepen- 
dant c'est  quelque  chose  de  plus  que  rien.  —  Je  ne  sais 
pourquoi,  Madame,  il  vous  plaît  de  vous  accuser  seule 
(en  soulignant)  d'avoir  dérangé  le  beau  projet  de  la 
Suisse,  ni  pourquoi  vous  consentez  à  être  étranglée 
seule,  pour  un  crime  où  vous  avez  nécessairement  un 
complice.  S'il  fallait  absolument  punir  quelqu'un,  ma 
main  tomberait  plutôt  sur  ce  mauvais  sujet  d'Amiral  ; 
cependant,  Madame,  je  ne  vous  déclarerais  pas  inno- 
cente, mais  je  vous  ferais  grâce.  J'espère  que  vous  trou- 
verez, dans  ce  jugement,  de  la  conscience  et  de  la 
galanterie.  C'est  de  quoi  se  pique  tout  homme  comme  il 
faut,  qui  a  appris  le  français  il  y  a  plus  de  vingt  ans. 
Quant  aux  modernes,  je  n'en  réponds  plus.  —  Mes 
idées  antiques  vous  répondent  de  la  pleine  approbation 
que  j'ai  donnée  à  votre  système  sur  la  Bible.  Vous  faites 
à  merveille  de  l'étudier  chez  vous,  et  puisque  vous  vous 
êtes  fait  une  idée  quelconque  des  Patriarches  de  l'an- 
cienne Loi,  d'après  ce  que  nous  en  a  raconté  Moïse,  il 
vaut  cent  fois  mieux  pour  vous,  garder  ces  idées,  que  les 
réformer  d'après  les  vers  de  M.  Legouvé  et  compagnie. 
Cela  ferait  dans  votre  tète  une  confusion  à  n'en  pas  finir. 
Si  j'étais  à  Paris,  Madame,  soyez  bien  sûre  que  je  vous 


478  LETTBE 

tiendrais  compagnie  pour  tout  ce  qui  concerne  la  Terre 
Sainte. 

Il  me  serait  impossible  de  vous  exprimer  combien 
j'ai  été  flatté  de  la  pleine  approbation  que  votre  Seigneur 
et  Maître  a  bien  voulu  donner  à  la  logique  que  j'ai  dé- 
ployée pour  lui  rendre  raison  de  ma  conduite.  L'homme 
qui  dit  :  Vous  avez  raison,  fait  toujours  preuve  d'un  bon 
esprit  et  d'un  caractère  élevé  ;  il  y  a  cependant  un  tour 
de  force  encore  plus  merveilleux,  c'est  celui  de  dire  : 
Vous  avez  raison,  à  celui  qui  contredit  notre  conduite  et 
nos  propres  systèmes.  Quelques  phrases,  que  m'a  adres- 
sées votre  Lord  sur  la  Pairie  et  le  Pays,  m'ont  engagé  à 
lui  offrir  l'occasion  de  s'élever  encore  à  mes  yeux,  en 
prononçant  ces  trois  grands  mots  ,  vous  avez  raison , 
contre  lui-même.  Puisqu'il  me  fait  la  grâce  de  ne  pas 
mépriser  ma  logique,  je  puis  l'assurer  (et  ce  n'est  pas 
vous  au  moins  qui  me  démentirez)  que  j'en  ai  mis  autant 
que  j'ai  pu  dans  la  petite  dissertation  ci-jointe,  que  je 
vous  prie  de  lui  remettre  avec  votre  main  blanche  (Mylady 
Warren  ne  m'entend  pas).  Il  y  reconnaîtra  au  moins  le 
langage  le  moins  équivoque  de  l'amitié,  de  manière  que 
ma  logique  se  tient  sûre  d'être  approuvée  d'une  manière 
ou  d'une  autre. 

Mon  frère  est  arrivé  à  Tiflis  en  vingt-deux  jours,  et 
tout  de  suite  il  est  reparti  pour  le  camp  de  Larm,  qui 
est  planté  à  cinquante  verstes  au  delà  de  cette  capitale 
de  la  Géorgie.  Je  n'ai  pas  manqué  de  lui  faire  savoir 
l'intérêt  que  vous  voulez  bien  lui  accorder,  et  certaine- 
ment, il  y  sera  très  sensible.  Je  ne  vous  dis  plus  rien  sur 
son  compte,  ayant  épuisé  ce  sujet  dans  ma  précédente 


A  Mmc  TCHITCHÀGOF.  479 

lettre.  J'espère,  Madame,  que  vous  appuierez  ma  disser- 
tation auprès  de  Monsieur  l'Amiral,  et  que  vous  voudrez 
bien,  pour  rendre  l'accent  de  la  raison  plus  pénétrant, 
y  joindre  celui  de  la  tendresse.  Regardez  bien  le  monde, 
et  vous  verrez  que  l'obstination  sur  ce  point  pourrait 
bientôt  faire  couler  des  larmes  intarissables  et  inutiles.  Je 
suis  d'autant  plus  fort  sur  mes  principes,  que  je  ne  crois 
point  du  tout  aux  prétextes  qui  paraissent  «motiver  une 
résolution  aussi  étrange.  Un  Saint,  peut-être,  pourrait 
quitter  sa  patrie,  à  cause  des  vices  qu'il  y  remarquerait  ; 
mais  le  Saint  resterait  par  pénitence.  Souvent  nous 
appelons  Force,  Elévation,  Grandeur  d'âme,  ce  qui  dans 
le  fond  n'est  que  faiblesse  ;  car  toute  passion  contentée 
est  une  faiblesse.  Un  bonnête  homme  n'a  que  deux  pas- 
sions, l'orgueil  et  l'amour.  Chez  vous,  Madame,  et  grâce 
à  vous,  le  petit  drôle  ne  fait  pas  un  de  ses  brigandages 
ordinaires.  Il  est  sage,  il  est  modeste,  il  lit  la  Bible  et 
les  xxxix  articles,  il  se  lève  et  il  se  couche  aux  heures 
convenables,  il  soupe  chez  lui,  jamais  on  ne  le  rencontre 
chez  le  Restaurateur:  enfin  on  pourrait  le  canoniser. 
Reste  l'orgueil  ;  c'est  lui  qui  fabrique  tous  ces  fantômes, 
toutes  ces  illusions  qui  pourront  à  la  fin  devenir  si 
fatales.  L'homme  sage  doit  travailler  toute  sa  vie  à  se 
rendre  plus  fort  que  lui-même»  Si  vous  approuvez  cette 
maxime  (je  dis  vous  au  pluriel),  je  vous  dirai  de  quel 
livre  je  l'ai  tirée.  En  attendant,  je  soutiens  que  Voltaire 
n'aurait  pu  dire  mieux,  et  que  toute  la  sagesse  est  dans 
cette  phrase.  Me  pardonnerez-vous  de  m'aviser  ainsi  de 
vous  envoyer  des  sermons  ?  Obtenez-moi  seulement  le 
pardon  de  votre  ami  :  j'ai  besoin  d'entremise  pour  une 


480  LETTRE 

si  forte  impertinence;  quant  au  vôtre,  Madame,  je  vous 
le  demande  directement ,  car  je  suis  plein  de  confiance 
que  vous  ne  me  le  refuserez  pas. 

Votre  bon  frère  est  ici  depuis  quelques  jours.  Je  l'ai 
vu  deux  fois,  et  Dieu  sait  si  nous  avons  parlé  amou- 
reusement de  vous  !  Son  imagination  n'est  pas  couleur 
de  rose  —  non  plus  que  la  mienne.  11  vous  dira  tout  ce 
que  nous  avons  dit.  Ainsi,  je  ne  répète  rien.  Je  lui  re- 
mettrai à  son  départ  une  triste  lentille  bien  concave, 
dont  Monsieur  l'Amiral  voudra  bien  se  servir  pour  aider 
les  yeux  de  son  ami  aveugle  (je  ne  dis  pas:  aveugle 
ami;  prenez  bien  garde).  —  Mais  voilà  peut-être  l'or- 
gueil !  Ah  !  le  coquin  :  il  se  fourre  partout.  Heureusement 
il  y  a  une  bonne  manière  d'en  faire  justice  ;  c'est  de  le 
faire  juger  par  celui  d'un  autre.  —  Mais  c'est  assez 
radoter;  il  faut  finir,  non  pas  certes  par  lassitude,  mais 
comme  disait  Madame  de  Sévigné,  parce  qu'il  faut  que 
tout  finisse.  Vous  avez  grand  tort,  Madame,  d'invoquer 
les  tours  de  force  de  ma  mémoire,  pour  que  je  me  res- 
souvienne de  vous.  Elle  laisserait  plutôt  échapper  deux 
ou  trois  langues  et  vingt  auteurs  classiques  qu'un  sou- 
venir qui  lui  est  si  cher.  Elle  a  pour  vous  toute  la  fraî- 
cheur de  son  antique  jeunesse,  et  je  lui  ai  entendu  dire, 
qu'elle  se  ressouvient  de  vous  précisément  comme  de  ses 
livres,  parce  quelle  vous  a  étudiée.  Sur  cela,  Madame, 
j'imagine  que  je  suis  chez  vous,  qu'il  est  minuit  et  qu'il 
faut  chercher  mon  chapeau  (que  je  perds  toujours). 
Agréez,  Madame,  l'assurance  la  plus  sincère  du  tendre 
et  respectueux  attachement  avec  lequel  je  suis  pour  la  vie, 

Votre  très  humble  serviteur  et  dévoué  ami. 


A  M.  L  AMIRAL  TCHITCHAGOF. 


4SI 


313 

A  M.  V Amiral  Tchitchagof. 

DISSERTATION  SUR  LE  MOT  :  PATRIE. 

Un  même  objet  pouvant  être  considéré  sous  différents 
rapports,  il  est  tout  simple  qu'il  ait  plusieurs  noms,  et 
c'est  ce  qui  a  lieu  dans  toutes  les  langues.  —  Lorsqu'on 
considère,  par  exemple,  un  certain  lieu  de  l'univers, 
par  rapport  seulement  à  sa  position  géographique  et  à 
sa  nature  physique,  on  l'appelle  pays.  On  dit:  c'est  un 
beau  pays,  c'est  un  triste  pays,  il  a  parcouru  beaucoup 
de  pays,  etc.,  etc.  Mais  lorsqu'on  vient  à  considérer 
cette  même  région  dans  son  rapport  avec  l'homme  qui 
la  possède  et  qui  a  droit  d'y  habiter,  et  encore  dans  les 
rapports,  d'un  côté,  de  puissance  et  de  protection,  et  de 
l'autre,  d'obéissance  et  de  services  qui  unissent  le  sujet 
et  le  Souverain  quelconque,  alors  elle  s'appelle  Patrie. 
Mais  c'est  toujours  la  même  chose,  et  il  est  impossible 
d'avoir  un  Pays  sans  une  Patrie,  ni  une  Patrie  sans  un 
Pays.  —  Lorsque  Rousseau  a  dit  :  Dieu  garde  de  mal 
ceux  qui  croient  avoir  une  patrie  et  qui  n'ont  qu'un  pays, 
il  a  dit  une  de  ces  sottises  qui  lui  sont  extrêmement  fa- 
milières, où  la  fausseté  des  paroles  est  couverte  par  une 
vaine  perfection  de  style  dont  un  homme  attentif  ne 
sera  jamais  la  dupe.  Mais  que  Monsieur  l'Amiral  me 
t.  xi.  31 


482  LETTRE 

permette  de  répéter  ce  que  j'ai  dit  il  y  a  longtemps:  Les 
fausses  maximes  ressemblent  à  la  fausse  monnaie,  qui 
d'abord  est  frappée  par  un  coquin,  et  qui  est  dépensée 
ensuite  par  les  honnêtes  gens  qui  ne  la  connaissent  pas. 
Lors  donc  que  ce  l'aimable  ami  »  me  parle  de  l'universalité 
de  celte  distinction,  et  des  conséquences  qu'on  en  tire, 
je  n'ai  rien  à  répondre  sinon  que  j'en  appelle  à  mon 
creuset,  et  que  chacun  a  le  droit  d'en  faire  autant.  —  Il 
a  plu  à  l'Auteur  de  toutes  choses  de  diviser  les  hommes 
en  familles  qu'on  appelle  :  Nations.  Le  caractère,  les  opi- 
nions, et  surtout  les  langues,  constituent  l'unité  des  na- 
tions dans  l'ordre  moral  ;  et,  dans  l'ordre  physique 
môme,  elles  sont  dessinées  par  des  caractères  éminem- 
ment distinctifs.  On  voit  au  premier  coup  d'œil  que  tous 
les  nez  tartares  doivent  habiter  ensemble,  et  que  l'œil 
d'une  Chinoise  n'est  pas  fait  pour  s'ouvrir  à  côté  de  ce- 
lui d'une  Italienne.  —  Si  les  nations  sont  ainsi  divisées 
et  distinguées,  leurs  habitations  le  sont  aussi.  Les  mers, 
les  lacs,  les  montagnes,  les  fleuves,  etc.,  forment  de  vé- 
ritables appartements,  destinés  à  des  familles  plus  ou 
moins  nombreuses.  —  Voyez  sur  la  carte  l'Espagne,  la 
France....,  etc.  Personne  ne  peut  douter  que  ces  grands 
plateaux  n'aient  été  dessinés  et  circonscrits  exprès  pour 
contenir  de  grandes  nations,  et  c'est  en  effet  ce  qu'on  a 
toujours  vu.  —  11  est  encore  bien  essentiel  d'observer, 
qu'outre  l'élément  d'attraction  qui  forme  l'unité  natio- 
nale et  qui  résulte  de  la  communauté  de  langue,  de 
caractère,  etc.,  cette  unité  est  encore  prodigieusement 
renforcée  par  l'élément  de  répulsion  qui  sépare  les 
diverses  nations.  —  En  effet,  c'est  une  vérité  désa- 


a  m.  l'amiral  tchitchagof.  483 

gréable  ;  mais  enfin,  c'est  une  vérité:  Les  nations 
ne  s'aiment  pas.  —  Mais  que  dis-je,  les  nations!  Ce 
sont  les  hommes  qui  ne  s'aiment  pas.  N'entend-t  on  pas 
dire  tous  les  jours  :  —  «  Je  suis  las  des  vices  et  des  ridi- 
cules des  hommes  ;  je  m'éloigne  du  monde  autant  que 
je  puis,  je  me  renferme  dans  ma  famille.  »  —  Que  vou- 
lez-vous dire,  Monsieur  ?  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  un 
homme  par  hasard  ?  Est-ce  que  votre  famille  n'est  pas 
composée  à1  hommes  ?  Le  fait  est  que  vous  venez  cher- 
cher chez  vous  des  défauts  qui  sont  les  vôtres,  ou,  du 
moins,  auxquels  vous  êtes  accoutumé,  et  votre  voisin 
qui  fait  tout  comme  vous,  vous  fuit  comme  vous  le 
fuyez.  —  Transportez  cette  triste  observation  aux  na- 
tions considérées  comme  unités  morales,  vous  retrouve- 
rez la  même  vérité  cruelle  :  les  nations  ne  s'aiment  pas. 
—  Observez  une  chose  singulière.  Le  nom  de  toute  na- 
tion est  une  iujure  chez  une  autre.  L'Anglais  dit  :  French- 
dog  ;  le  Turc  plus  généralement  :  Chien  de  chrétien  ; 
le  Français  :  Plat  rosbiff,  Lourdeau  d'Allemand,  Traître 
d'Italien,  etc.,  etc.,  et  Dieu  sait  si  on  le  lui  rend  !  —  Il 
suit  de  cette  observation  ,  non  seulement  vraie  mais 
trop  vraie,  que  le  plus  imprudent  des  hommes  est  celui 
qui  abandonne  sa  patrie,  où  il  a  des  droits  et  jouit  de 
Yattraction  commune,  pour  s'en  aller  chez  une  nation 
étrangère  s'exposer  à  la  répulsion,  sans  aucun  droit 
pour  y  résister.  —  À  cette  considération,  qui  est  déci- 
sive, se  joint  celle  de  la  morale,  qui  l'est  encore  davan- 
ge,  s'il  est  possible.  — Tout  gouvernement  jure  à  tout 
enfant  qui  naît  sous  ses  ordres  :  protection,  défense  et 
justice;  et  réciproquement  l'enfant  promet  :  obéissance, 


484  LETTRE 

secours  et  fidélité  jusqu'à  la  mort.  —  Anéantissez  ce 
principe,  il  n'y  a  plus  de  société.  —  Une  des  intentions 
les  plus  visibles  de  la  création,  c'est  que  tous  les  pays 
soient  habités  ;  il  y  a  donc  un  charme  général  attaché 
à  ce  mot  de  Patrie,  et  ce  charme  est  plus  vif,  peut-être, 
sous  la  hutte  du  Groenlandais  et  du  Hottentot,  que  sous 
les  lambris  de  l'Ermitage  ou  des  Tuileries.  —  Et  ce 
sentiment  étant  nécessaire,  naturel  et  sacré,  la  cons- 
cience de  tous  les  hommes  l'a  sanctionné  puissam- 
ment, en  réprouvant  tout  homme  qui  abdique  sa  patrie. 
—  11  dira  ce  qu'il  voudra,  il  s'excusera  comme  il  l'enten- 
dra ;  jamais  il  n'effacera  cet  anathème,  et  toujours  on 
pensera  mal  de  lui.  —  Qu'y  avait-il  de  plus  excusable, 
de  plus  louable  môme,  au  moins  en  apparence,  que  l'émi- 
gration des  Protestants  français  à  la  Révocation  de  l'Edit 
de  Nantes  ?  Et  cependant,  dans  les  pays  mêmes  où  ils  ont 
été  accueillis,  ils  font  toujours  une  certaine  caste,  sépa- 
rée du  reste  de  la  nation,  et  je  vois  toujours  un  R  ma- 
juscule sur  leurs  fronts.  —  L'étranger  ne  doit  jamais  être 
que  voyageur  ;  du  moment  où  il  se  fixe,  sa  position  de- 
vient fausse  et  désagréable.  Cela  est  si  vrai,  que  ce  mot 
d'étranger  a  été  pris  pour  synonyme  de  déplacé,  et  l'on 
dit  à  un  homme  :  «  Vous  êtes  étranger  ici  » ,  pour  lui  dire  : 
«  Vous  ne  devriez  pas  y  être  ».  —  Une  exception  in- 
contestable à  la  règle  générale  est  le  cas  de  révolution  ; 
en  effet,  lorsque  la  Souveraineté,  à  laquelle  j'ai  prêté 
serment,  est  détruite,  je  suis  libre  d'en  chercher  une  au- 
tre. C'est  exactement  le  cas  d'un  mariage  dissous  par  la 
mort  de  l'un  des  conjoints  ;  l'autre  a  sans  doute  le  droit 
de  se  remarier,  et  cependant  il  faut  bien  y  songer,  même 


A  m.  l'amiral  tchitchagof.  485 

dans  ce  cas  avoué  par  la  conscience,  avant  de  quitter  sa 
patrie,  et  nous  avons  vu  de  beaux  exemples  des  fautes 
qu'on  peut  commettre  dans  ce  genre.  —  Mais,  hors  de 
cette  supposition,  rien  ne  peut  excuser  l'abandon  de  la 
Patrie.  Les  défauts  du  gouvernement  seraient  le  plus 
mauvais  des  motifs,  car  chacun  est  obligé  de  servir  et 
de  défendre  celui  qui  est  établi  chez  lui,  tel  qu'il  est.  — 
Otez  ce  principe,  l'univers  sera  plein  de  promeneurs 
qui  voyageront  pour  chercher  un  gouvernement  qui 
leur  convienne.  Exposer  une  pareille  idée  c'est  la  réfu- 
ter. Il  y  a  partout  du  bien  et  du  mal,  et  partout  où  l'on 
est  sage,  on  peut  vivre  tranquillement. 

For  forms  of  government  let  fools  conlesl  ! 
Whalever  is  best  administred,  is  best. 

On  me  dira  :  «  Vous  tenez  ce  discours  sous  Alexan- 
dre ;  l'auriez-vous  tenu  sous  un  autre?  »  —  En  premier 
lieu,  je  réponds  owi,  sans  balancer,  —  mais  j'ajoute  : 
la  même  forme  de  gouvernement  n'a-t-elle  pas  produit 
Fabius,  Scipion,  les  Gracques  et  les  Triumvirs  ?  Mon- 
trez-moi un  pays  où  il  n'y  ait  pas  eu  d'horribles  abus. 
—  La  nécessité  d'aimer  sa  patrie  et  de  la  servir  est  si 
évidente,  que  l'étranger  même,  qui  devrait  être  indiffé- 
rent, ne  pardonne  pas  à  l'homme  qui  parle  mal  de  la 
sienne.  —  C'est  autre  chose  encore  dans  le  pays  criti- 
qué. —  Que  l'orgueil  national  irrité  s'élève  avec  force 
contre  l'homme  qui  déchire  sa  patrie  ,  l'amitié  qui  en- 
tend, qu'a-t-elle  à  répondre?  Si  elle  disait  :  //  a  raison, 
elle  ferait  beaucoup  de  tort  à  elle  et  nul  bien  à  l'autre. 


480  LETTRE 

Elle  doit  répondre  :  «  Cesl  un  homme  d'esprit  et  de 
mérite  qui  a  tort  comme  vous,  Monsieur  et  Madame,  qui 
avez  aussi  de  V esprit  et  du  mérite,  et  qui,  une  fois  le 
jour,  vous  trompez  sûrement  sur  quelque  chose.  »  —  Or, 
qu'est-ce  qu'un  sentiment  sur  lequel  l'amitié,  même 
courageuse,  doit  passer  condamnation  ?  —  Donc,  après 
qu'un  homme  distingué  de  toutes  manières  a  suffisam- 
ment changé  d'air,  qu'il  a  mangé  assez  de  pêches  et  de 
raisins,  et  que  sa  femme  a  fait  un  garçon,  il  doit  reve- 
nir dans  sa  patrie.  Ce  qu'il  fallait  démontrer. 


314 

A  M.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  14  (26)  septembre  1810. 

Monsieur  le  Chevalier, 

A  peine  mon  dernier  numéro  était-il  parti  qu'un  évé- 
nement tout  à  fait  extraordinaire  est  venu  nous  sur- 
prendre. Le  Roi  de  Suède  dépossédé,  après  plusieurs 
promenades  en  Europe,  dont  on  a  parlé  diversement,  et 
dont  les  papiers  publics  vous  auront  suffisamment  instruit 
est  arrivé  à  Poiangen,  frontière  de  Russie  (quelques 
milles  au-dessus  de  Memel),  et  de  là  il  a  écrit  à  son 
Auguste  Frère  pour  lui  demander  la  permission  de  se 
rendre  dans  sa  capitale.  L'Empereur  dans  cette  occasion 


A  M.   LE  CHEVALIER  DR  I10SS1.  4  87 

s'est  conduit  en  véritable  gentilhomme;  il  n'a  pas  balancé 
un  instant,  n'a  consulté  personne,  et  a  répondu  sur  le 
champ  à  son  beau-frère  qu'il  serait  le  bienvenu,  et  que 
si  son  intention  était  de  se  rendre  en  Angleterre,  ses 
vaisseaux  (de  lui  Empereur)  étaient  à  ses  ordres.  Tout  de 
suite  le  général  Comte  Ogerosky,  Aide-de-camp  général, 
est  parti  pour  la  frontière,  d'où  il  amènera  Gustave  à 
Saint-Pétersbourg.  Qui  l'aurait  dit  ?  C'est  le  mot  qu'on 
ne  cesse  de  répéter  dans  cet  étrange  siècle.  Immédiate- 
ment après  cette  résolution,  l'Ambassadeur  de  France  a 
eu  une  très  longue  et  très  vive  conférence  avec  l'Empe- 
reur :  les  uns  disent  trois  heures,  les  autres  plusieurs 
heures  ;  enfin  elle  a  été  très  longue  et  l'Empereur  en  la 
terminant  était  si  fatigué  qu'il  a  refusé  de  s'occuper 
d'aucune  affaire.  Je  ne  sais,  Monsieur  le  Chevalier,  si  je 
pourrai,  avant  de  fermer  cette  lettre,  vous  informer  des 
circonstances  de  l'entrevue  :  que  ne  donnerais-je  pas 
pour  en  avoir  été  le  témoin  !  La  conduite  de  S.  M.  I. 
dans  cette  occasion  est  pleine  de  grandeur  et  de  délica- 
tesse :  elle  console  de  tant  d'horreurs  qu'on  voit  de  tout 
côté.  Dans  les  règles  même  de  la  politesse  à  l'égard  de 
la  France,  elle  est  même  honnête,  car  pourquoi  un  Sou- 
verain ne  recevrait-il  pas  son  beau-frère  qui  n'est  plus 
Roi?  Mais  comme  les  choses  ne  se  mènent  pas  par  la 
raison  ni  par  l'honneur,  je  ne  doute  point  que  cette  en- 
trevue n'épaississe  le  nuage  qui  commençait  déjà  à  être 
assez  sombre  entre  la  France  et  la  Russie.  Je  ne  sais  par 
où  Bernadotte  se  rendra  à  Stokhoim  :  il  serait  plaisant 
qu'il  demandât  le  passage  !  On  dit  qu'il  s'y  rendra  par 
mer,  qu'il  ne  risque  rien,  vu  que  les  Suédois  ne  sont 


488  LETTUJÏ 

point  en  guerre  avec  l'Angleterre,  et  qu'il  montera  un 
vaisseau  suédois.  Malgré  cette  belle  théorie,  je  voudrais 
bien  que  le  vaisseau  qui  lui  fera  faire  le  saut  du  Belt  et 
du  Sund  passât  très  près  d'un  vaisseau  anglais.  Au  reste 
j'en  reviens  toujours  à  dire  que  cette  affaire  ne  peut  se 
terminer  tranquillement.  Les  gens  sages  et  âgés  qui  seuls 
peuvent  s'appeler  la  nation  ne  sont  pas  les  auteurs  de 
cette  élection  :  4  50  jeunes  militaires  ont  tout  fait.  Ber- 
nadotte  ira-t-il  seul  ?  Alors  on  en  fera  tout  ce  qu'on 
voudra.  Se  fera-t-il  accompagner?  Dans  ce  cas,  par  où 
passeront  les  troupes  ?  Il  est  impossible  que  tout  cela  se 
passe  tranquillement.  Quoique  je  prenne  certainement 
autant  de  part  qu'un  autre  aux  maux  de  l'humanité, 
néanmoins  je  ne  vois  qu'avec  un  chagrin  médiocre  toutes 
les  calamités  qui  suivent  les  entreprises  des  peuples  pour 
déplacer,  replacer,  juger,  échanger  leurs  Souverains. 
La  masse  du  peuple  ne  lit  pas,  ou  ne  comprend  pas,  ou 
comprend  mal.  Il  n'y  a  donc  rien  de  mieux  que  l'expé- 
rience qui  apprend  à  tout  le  monde  ce  qu'il  en  coûte  aux 
nations  qui  entreprennent  de  mettre  leurs  Souverains  en 
justice. 

Le  16  (30)  du  mois  dernier,  la  Grande-Duchesse  Ca- 
therine est  accouchée  d'un  fils  à  Paulonski  ;  il  a  été 
baptisé  dans  l'église  luthérienne.  L'Empereur  actuel  a 
publié  il  y  a  peu  d'années  une  loi  qui  ordonne  que  lors- 
qu'une femme  russe  épouse  un  étranger,  elle  donne  sa 
religion  à  tous  les  enfants  qui  naissent  de  ce  mariage 
sans  égard  à  celle  du  mari.  Cela  rappelle  un  peu  la  défi- 
nition des  lois  célèbres  depuis  vingt-deux  siècles  :  ce 
sont  des  toiles  d'araignées  qui  arrêtent  les  mouches  et 


A  M.  LE  CHEVALIEtt  DE  BOSSI.  489 

que  les  oiseaux  déchirent.  Cette  jeune  Princesse  est  en 
grande  faveur  auprès  du  frère  qui  la  comble  de  richesses 
et  d'agréments  de  toute  espèce.  Elle  abeaucoup  d'instruc- 
tion et  beaucoup  d'esprit:  une  partie  de  la  nation  lui 
prête  même  trop  d'esprit.  L'autre  jour  je  m'entretenais 
avec  un  personnage  de  ce  pays  qui  me  parle  et  à  qui  je 
parle  librement  :  je  lui  dis  :  Voulez-vous  que  je  vous  dise 
ma  manière  de  penser?  Je  crois  que  ce  baptême  luthérien 
a  été  imaginé  pour  rendre  le  nouveau-né  inhabile  à  certain 
emploi.  Il  me  répondit  avec  un  geste  de  la  main  qui 
signifiait  le  mépris  :  ce  Eh  !  mon  Dieu,  vous  raisonnez 
toujours  sur  ce  pays  comme  s'il  y  avait  de  la  logique.  » 
Voilà  comment  sont  les  Russes  :  il  leur  échappe  de  ces 
traits  sur  leur  pays.  Cependant  l'étranger,  s'il  est  sage, 
ne  doit  pas  faire  chorus  ;  jamais  je  ne  m'écarte  de  cette 
règle  ;  je  loue  toujours  le  pays  quand  un  Russe  le  critique 
devant  moi.  Un  Espagnol  d'un  rare  talent  qui  est  ici 
extrêmement  payé,  extrêmement  employé,  et  extrême- 
ment jalousé,  s'emporta  un  jour  devant  moi  au  point  de 
dire  à  un  personnage  des  plus  distingués  de  ce  pays  : 
Monsieur  le  Comte ,  si  les  Quatre  Evangélistes  étaient 
Russes,  je  ne  les  croirais  pas.  Le  Russe  ne  répondit 
point  et  ne  donna  pas  même  le  moindre  signe  de  désap- 
probation, mais  un  instant  après  il  se  tourna  vers  mon 
fils  qui  parle  russe  et  lui  dit  :  «  Que  voulez-vous  répondre 
à  un  durrach  (sot  animal,  fatuo),  qui  parle  d'un  pays  dont 
il  n'a  pas  la  moindre  idée.  »  Il  se  trompait  fort,  mais 
enfin  ils  sont  faits  comme  cela. 

La  guerre  d'Angleterre  nous  laisse  absolument  ignorer 
les  affaires  d'Espagne  (du  moins  pendant  très  longtemps). 


490  LETTRE 

Le  Duc  d'Angoulême  travaillait  depuis  deux  ans  pour 
se  rendre  dans  ce  pays,  mais  au  moment  de  partir  il 
s'est  vu  retenir  avec  des  formes  assez  dures  ;  les  Espa- 
gnols de  leur  côté  avaient  repoussé  le  Prince  héréditaire 
deINaples. 

Admirez  cette  défaveur  qui  poursuit  les  Bourbons  de 
première  ligne,  et  la  faveur  au  contraire  qui  pousse  les 
d'Orléans.  Celui  qui  est  en  Espagne,  quelque  soit  son 
mérite,  que  j'honore  fort,  a  cependant  quatre  choses 
contre  lui:  1°  les  mœurs  de  son  aïeule,  si  publiques 
qu'elle  avait  perdu  tout  droit  au  respect  dû  à  son  rang; 
2°  la  déclaration  de  Philippe  Égalité  sur  sa  naissance 
dûment  et  solennellement  enregistrée  à  Paris,-  3°  le 
double  parricide  commis  par  ce  Prince  et  comme  Fran- 
çais, et  comme  Prince  du  sang  ;  4°  la  propre  déclaration 
du  Duc  d'Orléans  actuel  au  commencement  de  la  Révo- 
lution Française.  J'efface  de  tout  mon  cœur  ce  dernier 
article,  mais  le  repentir  ne  peut  rien  sur  les  autres,  et 
je  m'attends  à  quelque  article  de  Paris  où  ces  trois  cha- 
pitres seront  traités  en  style  du  jour.  Il  faut  avouer 
cependant  que  s'il  y  a  une  route  pour  remonter  à  sa 
place,  c'est  bien  celle  qu'il  a  prise;  mais  je  ne  sais  si 
aucune  considération  d'estime,  de  respect,  de  compas- 
sion, etc.,  peut  tenir  contre  ce  principe  européen:  Que 
tout  homme  qui  porte  la  main  sur  le  Roi  ri  existe  plus,  et 
perd  même  son  nom.  Je  voudrais  voir  dans  un  Parlement 
national  ou  dans  des  États  généraux  un  Souverain  entre- 
prendre de  rétablir  une  famille  régicide,  et  la  nation 
soutenir  que  la  chose  n'est  pas  possible.  Aucune  singu- 
larité ne  pourrait  nous  étonner  à  cette  époque. 


A   M.   LE  CHEVALIEK  DE  ROSSI. 

Je  n'ai  jamais  eu  l'honneur  de  vous  entretenir  sur  la 
position  de  la  Famille  de  France  en  Angleterre,  et  sur 
quelques  faits  qui  la  concernent,  tels  que  la  bruyante 
aventure  entre  le  Comte  d'Avaray  et  le  Comte  de  Pui- 
sieux.  M.  le  Comte  de  Front  qui  est  sur  les  lieux  ne  vous 
aura  rien  laissé  désirer  sur  ce  point.  Ce  qui  m'appartient 
comme  à  tout  le  monde,  c'est  de  déplorer  le  sort,  je  ne 
dis  pas  de  la  France,  mais  de  l'Europe,  dans  l'anéantis- 
sement de  cette  grande  Maison  ;  car  il  n'y  a  rien  de  si 
certain.  Point  de  Bourbons,  point  de  repos.  La  puissance 
de  Napoléon  repose  sur  deux  bases  :  le  souvenir  de 
Robespierre  et  l'oubli  des  Bourbons  ;  ce  dernier  est  la 
faute  de  l'Europe.  A  l'époque  de  la  révolution,  les 
Français  étaient  le  seul  peuple  de  cette  partie  du  monde 
qui  fût  gouverné  par  un  Prince  de  sa  propre  nation. 
Tous  les  autres  étaient  gouvernés  par  des  familles  étran- 
gères. Cet  honneur  national,  et  l'attachement  naturel 
quoique  fort  affaibli,  auraient  pu  agir  sur  les  Français, 
et  les  déterminer  à  quelque  chose  ;  mais  dès  qu'ils  n'ont 
pas  un  point  de  vue  fixe,  il  faudrait  qu'ils  eussent  perdu 
l'esprit  s'ils  se  débarrassaient  d'un  homme  qui  flatte  au 
moins  la  vanité  nationale,  sans  savoir  ce  qu'ils  auraient 
ensuite  :  il  y  aurait  bien  un  moyen  de  causer  à  ce  terrible 
homme  une  douleur  mortelle,  de  lui  ôter  le  sommeil  et 
de  préparer  sa  chute  ;  mais  ce  qui  serait  possible  dans 
un  siècle  de  Chevalerie  ne  l'est  pas  dans  un  siècle  de 
marchands. 

Les  Polonais  se  retirent  d'ici  peu  à  peu.  Le  Prince 
Czartoryski  a  commencé.  Le  Comte  Séverin  et  son  frère 
Jean  Potocki  l'ont  suivi;  je  suis  fort  lié  avec  le  second  ; 


V.)2  LETTRE 

ie  premier  était  Sénateur  et  fort  employé  dans  les  af- 
faires, il  venait  même  de  recevoir  le  Cordon  de  saint 
Alexandre.  Il  faut  avouer  que  la  position  de  ces  Mes- 
sieurs est  fort  difficile  :  ici  est  leur  serment  (écrit  à  la 
vérité  sur  des  boulets  de  canons),  là  sont  leurs  biens  et 
leur  existence.  La  fermentation  est  extrême  en  Pologne. 
L'Empereur  fait  élever  trois  forteresses  sur  les  frontières, 
Tune  à  Kievv,  l'autre  à  Dunabourg,  et  la  troisième  non 
loin  de  Mohilew  ;  mais  ces  forteresses  in  promptu  ne 
servent  qu'à  insulter  les  nations  qu'on  redoute,  sans 
donner  beaucoup  de  force  à  celle  qui  craint  :  il  fallait 
les  bâtir  en  ^ 772.  Tout  annonce  que  l'incendie  recom- 
mencera de  ce  côté,  et  c'est  une  perspective  déplorable. 
Plus  d'une  voix  a  dit  ici  qu'il  fallait  dévaster  cette  partie 
de  la  Pologne,  en  faire  un  désert,  un  véritable  steppe 
entre  la  Russie  et  les  peuples  conduits  et  agités  par  la 
France.  Les  Polonais  savent  que  ces  discours  ont  été 
tenus  dans  le  Conseil  même,  et  vous  jugez  assez  de  leur 
sentiment.  Ce  n'est  pas  du  tout  un  peuple  estimable  et 
dans  ce  cas  comme  dans  les  autres  il  sera  dupe,  mais  il 
faut  avouer  aussi  qu'il  a  été  traité  bien  injustement,  et 
que  son  ressentiment  est  légitime.  L'avenir  me  serre  le 
cœur  aussi  bien  que  le  présent.  Les  divisions  et  les  réu- 
nions forcées  des  nations  ne  sont  pas  seulement  de 
grands  crimes,  ce  sont  encore  de  grandes  absurdités: 
dès  que  la  main  de  fer  qui  mène  tout  sera  raidie  par  la 
mort  ou  affaiblie  par  la  vieillesse,  tout  son  ouvrage  se 
brisera,  et  l'Europe  redeviendra  un  volcan  :  je  voudrais 
bien  que  S.  M.  pût  lire  la  Vie  du  Général  Souwarof  par 
M.  de  la  Vergne,  c'est  un  ouvrage  bien  sage,  quoique 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BOSSI.  493 

français,  et  qui  a  eu  l'honneur  d'être  défendu  à  Paris 
et  à  Saint-Pétersbourg.  S.  M.  y  verrait  des  idées 
bien  saines  sur  les  folies  de  ce  siècle,  et  de  beaux  détails 
militaires. 

L'apparition  du  Comte  Rostopchin,  et  sa  faveur,  dont 
je  fis  part  dans  le  temps,  n'ont  rien  produit  de  ce  qu'on 
attendait.  Tout  est  à  sa  place,  à  commencer  par  les 
Golovins.  Je  suis  toujours  à  merveille  dans  cette  société 
et  dans  celle  de  la  Princesse  Alexis  Galitzin,  belle- 
sœur  du  Comte  ;  mais  je  me  garde  extrêmement  de 
toute  coterie  exclusive,  quoique  je  distingue  fort  plu- 
sieurs personnes.  Je  viens  d'ajouter  ici  une  liaison  im- 
portante à  celles  que  j'avais  déjà  :  c'est  celle  du  Comte 
Alexis  Razoumowski,  qui  est  venu  de  Moscou  pour  oc- 
cuper le  Ministère  de  l'instruction  publique.  Je  lui  ai 
beaucoup  parlé  sur  ce  pays,  même  par  écrit,  et  diver- 
ses circonstances  m'ont  mis  à  même  d'aller  lui  faire 
visite  quand  je  veux,  ce  qui  n'est  pas  commun  dans  ce 
pays  entre  Ministre  étranger  et  Ministre  du  pays. 
Comme  je  vous  ai  souvent  décrit  ma  position  dans  cette 
ville,  je  ne  m'étends  pas  davantage  sur  ce  sujet. 

Pendant  que  j'écrivais  ceci,  j'apprends  que  Polangen 
étant  déjà  sur  les  terres  Russes,  les  autorités  du  lieu 
avaient  d'abord  fait  des  difficultés  pour  recevoir  l'illus- 
tre voyageur  5  mais  que  du  moment  où  il  se  fut  nommé, 
on  le  laissa  entrer.  Les  Ministres  et  le  Chancelier 
même,  dit-on,  ayant  fait  quelques  réflexions  critiques 
sur  cette  condescendance,  l'Empereur  a  répondu  :  Ils 
ont  bien  fait  puisqu'il  s'était  nommé  :  un  Roi  n'a  jamais 
besoin  de  passe-port.  Sur  quoi  j'ai  entendu  dire  :  Le 


494  LETTRE 

Roi  de  Suède  demandait  dans  sa  lettre,  ou  le  passage 
en  Angleterre  ou  l'asile  en  Russie  ;  l'Empereur  laisse 
le  choix  à  son  beau-frère,  en  lui  montrant  cependant,  à 
ce  qu'on  m'assure,  de  l'inclination  pour  le  second  parti. 
Bien  des  gens  blâment  le  Roi  Gustave  d'être  venu  seul 
à  Polangen,  en  laissant  ainsi  sa  femme  et  ses  enfants  en 
Prusse,  sous  la  main  de  la  France.  J'aime  à  croire  que 
tout  est  prêt,  et  que  du  moment  où  il  a  su  qu'il  serait 
reçu,  sa  famille  aura  dû  suivre  :  s'il  a  négligé  de  pren- 
dre cette  mesure,  il  aura  fait  une  grande  faute,  car  de 
l'autre  côté  on  est  leste,  et  Caulaincourt  a  sur  le  champ 
fait  partir  un  courrier.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
que  ce  courrier,  pour  arrêter  la  Reine  et  ses  enfants,  ne 
sera  pas  obligé  d'aller  jusqu'à  Paris.  J'oubliais  de  vous 
dire  que  le  Roi,  ayant  fait  ses  efforts  pour  s'embarquer 
dans  les  ports  de  Prusse,  s'est  vu  constamment  re- 
poussé. 

315 

Au  Même. 

Saint-Pétersbourg,  octobre  1810. 
Monsieur  le  Chevalier, 

J'ai  eu  l'honneur  de  faire  connaître  la  destination  de 
l'aide  de  camp  de  S.  M.  I.  Comte  Ogerosky  auprès  de 
S.  M.  le  Roi  de  Suède.  Il  l'a  rencontré  à  Riga,  où  il  a 
passé  avec  lui  environ  trois  semaines,  pendant  lesquelles 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  495 

le  Roi  ne  lui  a  parlé  que  de  l'Apocalypse.  Il  faudrait 
que  vous  connussiez  le  théologien  Ogerosky  pour  juger 
du  plaisir  que  lui  ont  causé  ces  savantes  dissertations  : 
il  a  présenté  au  Roi  de  la  part  de  son  Auguste  beau- 
frère  5,000  ducats  qu'il  a  refusés.  Pendant  le  séjour  du 
Comte  Ogerosky,  le  Roi  a  souvent  changé  de  projet  : 
tantôt  il  voulait  se  rendre  en  Angleterre,  tantôt  à  Cons- 
tantinople,  ce  qui  vous  paraîtra  fort  étrange.  Ogerosky 
lui  a  dit  :  Sire,  je  suis  ici  pour  faire  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, mais  il  faut  que  Votre  3Iajesté  ait  la  bonté  de  vou- 
loir quelque  chose.  Il  n'a  rien  voulu  ;  il  s'est  fixé  dans 
une  terre  appartenant  au  duc  de  Wurtemberg,  à  quelque 
25  lieues  de  Riga.  Il  est  là  et  l'on  ne  sait  ce  qu'il  fera. 
Il  a  chargé  le  Comte  Ogerosky  de  deux  ou  trois  dé- 
pêches pour  sa  mère,  son  oncle,  etc.,  qui  ont  été 
remises  ici  au  Comte  de  Steddingk.  Il  a  parlé  de  ce 
dernier  au  Comte  Ogerosky ,  beaucoup  et  très  honorable- 
ment. Ce  dernier  lui  dit  :  Mais,  Sire,  vous  devriez  lui 
écrire.  —  Je  le  ferais  volontiers,  dit  le  Roi,  mais  il  est 
Ministre,  je  crains  de  le  gêner.  Les  dépêches  qu'il  a 
envoyées  sont  cachetées  avec  un  sceau  maçonique  qui 
porte  dans  l'écusson  une  épée  et  une  croix  d'égale  gran- 
deur et  qui  signifie  apparemment  l'alliance  de  la  Reli- 
gion et  de  la  Chevalerie.  Au-dessus  on  voit  une  autre 
petite  croix  plus  significative  qui  désigne  clairement 
l'espèce  de  Maçonnerie  à  laquelle  il  appartient. 

L'écusson  me  paraît  de  fantaisie.  Du  moins,  dans  les 
longues  recherches  que  j'ai  faites  sur  ces  sectes  moder- 
nes, je  n'ai  rien  vu  de  semblable.  Il  est  surmonté  d'un 
simple  casque  orné  de  trois  panaches.  Vous  en  serez 


/|%  LETTRE 

fort  étonné,  Monsieur  le  Chevalier,  mais  M.  le  Comte 
de  Steddingk  croit  que  Napoléon  n'est  point  le  premier 
moteur  de  la  nomination  de  Bernadotte.  Un  jeune  mili- 
taire de  25  ans  (le  baron  de  Mornes)  avait  fait  connais- 
sance avec  lui  pendant  la  guerre  de  Poméranie  :  il  a  de- 
mandé d'être  envoyé  comme  courrier  à  Paris,  et  lui  a 
fait  l'ouverture  de  son  chef.  De  retour  à  Stockholm,  il  a 
échauffé  les  esprits  et  les  a  déterminés  :  il  a  même  été 
emprisonné  pour  cela,  mais  sans  doute,  sous  un  autre 
prétexte.  Quelle  audace  !  Quelle  folie  !  Quelle  preuve 
inconcevable  que  les  nations  en  corps  sont  devenues 
folles  !  Encore  une  fois  il  me  paraît  impossible  que  de 
grands  et  très  grands  maux  ne  naissent  de  cette  nomi- 
nation extravagante.  Dans  un  sens,  ces  maux  seront  un 
bien,  car  le  plus  grand  de  tous  les  maux  serait  l'éta- 
blissement tranquille  de  ces  races  ignobles,  mais  mal- 
heur aux  contemporains  ;  un  état  beaucoup  meilleur 
nous  coûtera  cher.  On  nous  dit  à  présent  que  le  nou- 
veau Roi  mènera  avec  lui  25,000  hommes.  Et  par  quel 
chemin  ?  Et  quel  singulier  spectacle  que  celui  d'un  Roi 
de  50  ans  qui  ne  sait  pas  la  langue  de  son  pays  (et  qui 
par  conséquent  ne  la  saura  jamais)  !  Au  reste,  comme  il 
ne  s'agit  dans  ce  moment  que  de  détruire,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  mauvais  est  bon  pour  cela,  et  je  ne  voudrais  pas 
répondre  que  ce  Bernadotte  ne  jouisse  du  bonheur  de 
son  Patron,  mais  ce  sera  un  bonheur  de  la  même  façon. 
Transivi  et  ecce  non  erat.  Ce  qui  m'inquiète  fort,  c'est 
la  traduction  de  ce  Transivi.  Il  me  semble  bien  que  cela 
veut  dire  fai  passe;  mais  que  veut  dire  j'ai  passé  ?  Voilà 
la  question.  Si  j'étais  garçon,  et  si  le  Roi  n'était  pas  si 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  ROSST.  497 

cruellement  intéressé  dans  ce  grand  renversement  ,  le 
lout,  ne  me  paraîtrait  qu'un  beau  spectacle.  Mais  le  bil- 
let d'entrée  est  trop  cher. 

M.  le  Chevalier  Italinski,  ancien  Ministre  à  Constan- 
tinople,  était  ici  depuis  quelque  temps.  M.  d'Alopeus, 
galopant  vers  Naples  pour  y  remplacer  M.  de  Bibikof, 
a  été  rappelé  pour  aller  négocier  avec  le  Visir  5  mais 
pendant  qu'il  revenait,  M.  Ttalinski  a  eu  un  de  ces  mo- 
ments de  bonheur  qui  arrivent  ici  comme  des  apo- 
plexies :  il  est  devenu  extrêmement  à  la  mode,  et  tout  de 
suite,  il  a  été  nommé  Ministre,  il  est  même  sur  son  dé- 
part. M.  d'Alopeus,  étant  arrivé,  s'est  trouvé  Conseiller 
privé,  et  je  viens  de  recevoir  sa  carte  en  cette  qualité, 
ce  qui  exclut  tout  attachement  au  tourbillon  diplomati- 
que. On  dit  qu'il  sera  fait  gouverneur  d'Abo  ;  assuré- 
ment il  a  des  droits  particuliers  sur  la  Finlande. 

Fera-t-on,  ne  fera-t-on  pas  la  paix?  C'est  la  question 
générale.  Elle  ne  sera  pas  facile  à  faire.  Les  Turcs  sont 
extrêmement  animés.  Ils  sont  battus,  mais  point  du 
tout  vaincus.  On  n'enjambe  pas  trop  le  Balkan  (l'ancien 
ïïémus)  ;  ni  les  croisés,  ni  les  nations  barbares  qui  tom- 
bèrent sous  Constantinople  ne  prirent  ce  chemin.  Qu'a- 
t-on  fait  ?  Où  mèneront  ces  citadelles  conquises  sur  le 
Danube?  Je  suis  tenté  de  croire  que  tout  finira  par  un 
morcellement  de  la  Moldavie,  pour  satisfaire  l'honneur 
ou  ruiner  une  province.  Napoléon  nous  comble  de  ca- 
resses dans  les  lettres  et  dans  les  gazettes.  On  est  ici 
aux  anges,  ou  Ton  fait  semblant  ;  mais  il  faudrait  bien 
enfin  finir  une  guerre  inique  autant  qu'impolitique,  et 
prendre  garde  à  soi. 

t.  xi.  32 


498  LETTRE 

En  Perse,  rien  n'a  remué  encore;  il  y  a  20,000  hom- 
mes de  troupes  superbes.  Mon  frère  m'écrit  du  camp 
de  Zappi,  entre  Tiflis  et  Erivan  :  il  est  beaucoup  plus 
près  de  l'ancienne  Babylone  que  de  Saint-Pétersbourg. 
Bon  Dieu  !  qui  nous  l'aurait  dit? 


316 

A  Mlle  Constance  de  Maistre. 

Saint-Pétersbourg,  18  décembre  1810. 

J'ai  reçu  avec  un  extrême  plaisir,  ma  chère  enfant, 
ta  lettre  du  h  novembre  dernier,  jointe  à  celle  de  ta 
mère.  Je  ne  sais  cependant  si  je  m'exprime  bien  exacte- 
ment, car  au  lieu  d'un  extrême  plaisir,  je  devrais  dire 
douloureux  plaisir.  J'ai  été  attendri  jusqu'aux  larmes  par 
la  fin  de  ta  lettre,  qui  a  touché  la  fibre  la  plus  sensible 
de  mon  cœur.  Je  crois,  en  effet,  qu'il  ne  me  serait  pas 
impossible  de  te  faire  venir  ici  toute  seule,  malgré  les 
embarras  de  l'accompagnement  indispensable  ;  mais, 
enfin,  supposant  que  je  parvienne  à  surmonter  cette 
difficulté,  tu  serais  ici  pour  toujours  ;  car  tu  comprends 
bien  que  ces  deux  ans  dont  tu  parles  sont  un  rêve.  Et 
comment  ferais-tu  goûter  cette  préférence  à  tes  deux 
compagnes,  et  même  au  public?  La  raison  que  tu  dis 
serait  excellente  si  nous  étions  à  soixante  lieues  l'un  de 
l'autre:  à  huit  cents  lieues,  elle  ne  vaut  plus  rien,  et  j'en 
sèche.  Parmi  toutes  les  idées  qui  me  déchirent,  celle  de 


A  M,le  CONSTANCE  DE  MAISTHE. 

ne  pas  te  connaître,  celle  de  ne  te  connaître  peut-êlre 
jamais,  est  la  plus  cruelle.  Je  t'ai  grondée  quelquefois, 
mais  tu  n'es  pas  moins  l'objet  continuel  de  mes  pen- 
sées. Mille  fois  j'ai  parlé  à  ta  mère  du  plaisir  que  j'au- 
rais de  former  ton  esprit,  de  t'occuper  pour  ton  profit 
et  pour  le  mien;  car  tu  pourrais  m'être  fort  utile,  col 
senno  e  colla  mano.  Je  n'ai  pas  de  rêve  plus  charmant  ; 
et  quoique  je  ne  sépare  point  ta  sœur  de  toi  dans  les 
châteaux  en  Espagne  que  je  bâtis  sans  cesse,  cependant 
il  y  a  toujours  quelque  chose  de  particulier  pour  toi, 
par  la  raison  que  tu  dis  :  parce  que  je  ne  te  connais 
pas.  Tu  crois  peut-être,  chère  enfant,  que  je  prends 
mon  parti  sur  cette  abominable  séparation  !  Jamais, 
jamais  et  jamais  !  Chaque  jour,  en  rentrant  chez  moi,  je 
trouve  ma  maison  aussi  désolée  que  si  vous  m'aviez  quitté 
hier  ;  dans  le  monde,  la  même  idée  me  suit  et  ne  m'a- 
bandonne presque  pas.  Je  ne  puis  surtout  entendre  un 
clavecin  sans  me  sentir  attristé  :  je  le  dis,  lorsqu'il  y  a 
là  quelqu'un  pour  m'entendre,  ce  qui  n'arrive  pas  sou- 
vent, surtout  dans  les  compagnies  nombreuses.  Je  traite 
rarement  ce  triste  sujet  avec  vous  ;  mais  ne  t'y  trompe 
pas,  ma  chère  Constance,  non  plus  que  tes  compagnes  : 
c'est  la  suite  d'un  système  que  je  me  suis  fait  sur  ce 
sujet.  A  quoi  bon  vous  attrister  sans  raison  et  sans 
profit?  Mais  je  n'ai  cessé  de  parler  ailleurs,  plus  peut- 
être  qu'il  n'aurait  fallu.  La  plus  grande  faute  que  puisse 
faire  un  homme,  c'est  de  broncher  à  la  fin  de  sa  car- 
rière, ou  même  de  revenir  sur  ses  pas.  Je  te  le  répète, 
mon  cher  enfant  :  quoique  je  ne  parle  pas  toujours  de 
cette  triste  séparation,  j'y  pense  toujours.  Tu  peux  bien 


500  LETTRE 

te  fier  sur  ma  tendresse  ;  et  je  puis  aussi  Rassurer  que 
l'idée  de  partir  de  ce  monde,  sans  te  connaître,  est  une 
des  plus  épouvantables  qui  puissent  se  présenter  à  mon 
imagination.  Je  ne  te  connais  pas;  mais  je  t'aime 
comme  si  je  te  connaissais.  Il  y  a  même,  je  t'assure,  je 
ne  sais  quel  charme  secret  qui  naît  de  cette  dure  des- 
tinée qui  m'a  toujours  séparé  de  toi  :  c'est  la  tendresse 
multipliée  par  la  compassion.  Tout  en  te  querellant,  j'ai 
cependant  toujours  tenu  ton  parti,  et  toujours  bien 
pensé  de  toi.  Je  ne  te  gronde  point  dans  cette  lettre  sur 
ta  gloriomanie  :  c'est   une  maladie  comme  la  fièvre 
jaune  ou  la  pleurésie;  il  faut  attendre  ce  que  pourront 
la  nature  et  les  remèdes.  D'ailleurs,  je  ne  veux  point 
te  faire  chagrin  en  répondant  à  une  lettre  qui  m'a  fait 
tant  de  plaisir.  Quoiqu'il  y  ait  un  peu,  et  même  plus 
qu'un  peu  de  ta  folie  ordinaire,  il  y  a  cependant  un 
amendement  considérable.  Elle  est  d'ailleurs  beaucoup 
mieux  écrite,  dans  les  deux  sens  du  mot.  Je  suis  bien 
aise  que  tu  deviennes  grammairienne.  N'oublie  pas  les 
étymologies,  et  souviens-toi  surtout  queBabylone  vient 
de  babil.  Je  suis  bien  aise  que  tu  aies  découvert  une  des 
plus  grandes  peines  du  mariage,  celle  de  dire  aux  en- 
fants :    Taisez-vous.  Mais  si  toutes  les  demoiselles 
s'étaient  arrêtées  devant  ces  difficultés,  combien  de  de- 
moiselles ne  parleraient  pas  !  Au  reste,  mon  enfant, 
comme  il  y  a  peu  de  choses  qui  écartent  les  hommes 
autant  que  la  science,  tu  prends  le  bon  chemin  pour 
n'être  jamais  obligée  d'imposer  silence  à  personne.  Le 
latin  n'est  pas  des  choses  qui  me  choqueraient  le  plus, 
mais  c'est  une  longue  entreprise. 


AU  CHEVALIER  DE   MAISTRE.  5Q4 

Hier,  ou  a  célébré  chez  la  Comtesse...  la  fête  de  sainte 
Barbe,  fort  à  la  mode  ici,  et  qui  est  la  patronne  de  la 
dame.  Il  y  a  eu  bal,  souper  et  spectacle.  Ton  frère,  seul 
acteur  de  son  sexe,  a  eu  tous  les  honneurs,  car  il  était, 
comme  Molière,  auteur  et  acteur.  C'était  une  nouvelle 
édition  de  sa  Cléopâtre.  Il  s'est  tué  en  chantant  un  vau- 
deville ;  puis,  au  grand  contentement  de  tout  le  monde, 
il  s'est  relevé  pour  chanter  à  la  Comtesse  les  couplets  ci- 
joints,  qui  ont  été  applaudis  à  tout  rompre.  Je  n'ai  pas 
répondu  à  la  moitié  de  ta  lettre  ;  mais  «  plus  de  quatre 
pages  je  ne  puis  écrire  ce  soir».  Je  t'embrasse  tendre- 
ment, ma  très  chère  Constance  ;  je  te  serre  sur  mon 
cœur,  où  tu  occupes  une  des  premières  places. Le  reste, 
à  l'ordinaire  prochain. 


317 

Au  Chevalier  de  Maistre. 
Saint-Pétersbourg,  7  (19)  décembre  1810. 


 Je  viens,  mon  cher  ami,  de  voir  mon 

fils  passer  alternativement  de  deux  nuits  l'une  au  quar- 
tier pendant  vingt  jours.  Son  exactitude  obstinée,  et 
d'autres  raisons  encore  tirées  de  la  sagacité  du  jeune 
homme,  ont  touché  le  cœur  du  Grand-Duc,  qui  Ta  re- 
marqué. L'autre  jour,  à  l'exercice ,  il  le  montra  aux 


502  LETTBE 

Généraux  qui  l'environnaient,  en  leur  disant  :  Que  dites- 
vous  de  notre  petit  Italien  ?  Puis  il  lui  dit  à  lui-même  : 
Comment  avez-vous  si  bien  appris  le  russe  ?  —  Monsei- 
gneur, il  n'y  a  rien  d'étonnant,  puisque  je  sers  la  Russie 
depuis  quatre  ans.  Le  Grand-Duc  continua  à  le  montrer 
à  ses  officiers.  Peu  de  jours  après,  il  en  parla  à  table 
sur  un  tel  ton,  que  le  Prince  Serge  Dolgorouki,  qui  dî- 
nait là,  lui  dit  :  Monseigneur,  voulez-vous  permettre  que 
je  répète  au  père  du  jeune  homme,  qui  est  de  mes  amis, 
ce  que  V.  A.  L  vient  de  dire? —  Volontiers,  dit  le  Grand- 
Duc.  —  Le  Prince  Dolgorouki  m'a  donc  rendu  ce  dis- 
cours. Je  pourrais  tirer  grand  parti  de  cette  belle  incli- 
nation, mais  il  faut  aller  doucement.  Je  me  rappelle  un 
vers  fameux  sur  le  théâtre  français  :  Honorez-moi, 
Monsieur ,  de  votre  indifférence.  J'ai  dit  au  Prince  que  je 
le  priais  de  témoigner  à  S.  A.  I.  ma  profonde  reconnais- 
sance, et  de  l'assurer  que.  dans  d'autres  circonstances, 
je  lui  aurais  demandé  la  permission  d'aller  le  remercier 
moi-même.  —  Basla  cosi.  —  Au  milieu  des  privations 
les  plus  fatigantes,  je  trouve  une  grande  consolation 
dans  le  chemin  que  tient  Rodolphe;  des  dames  tout  à 
fait  collet-monté  l'admettent  même  dans  la  société  de 
leurs  filles:  il  vient  de  faire  grande  figure  dans  une  fête 
de  famille  chez  la  Comtesse...,  qui  s'appelle  Barbe  (nom 
fort  à  la  mode  ici).  Comme  il  fallait  un  spectacle  sans 
amour,  Rodolphe  a  traduit  en  vers  français,  et  totale- 
ment purifié,  une  inconcevable  farce  du  théâtre  allemand 
de  Kotzebue,  intitulée  Antoine  et  Cléopâtre.  A  la  fin,  il  a 
chanté  à  la  Comtesse  des  couplets  assez  bien  tournés, 
qui  étaient  uniquement  des  jeux  de  mots  sur  ce  mot  de 


AU  CHEVALIER  DE  MAISTIŒ.  503 

Barbe.  Lorsqu'il  a  dit  en  finissant  :  Sans  approfondir, 
—  chacun  doit  choisir  —  une  Barbe  sans  barbe,  —  le  sa- 
lon a  retenti  d'applaudissements.  Si  j'étais  plus  près  de 
toi  et  de  meilleure  humeur,  je  te  conterais  d'autres  suc- 
cès de  société  ;  niais  le  moyen  de  remplir  ainsi  des  pages 
dans  les  circonstances  actuelles?  Ce  que  je  puis  te  dire 
en  général  (car  ce  n'est  point  à  moi  qu'il  appartient  de 
tout  dire),  c'est  qu'il  n'y  a  peut-être  rien  de  plus  extra- 
ordinaire que  ma  situation,  et  ma  situation,  la  figure 
que  je  fais,  et  la  figure  que  je  fais.  Voici  le  second  hiver 
que  je  passe  sans  pelisse  ;  c'est  précisément  comme  de 
n'avoir  point  de  chemise  à  Cagliari  :  au  sortir  de  la  Cour 
ou  de  chez  le  Chancelier  de  l'Empire,  au  milieu  de  toute 
la  pompe  asiatique,  un  fort  vilain  laquais  me  jette  sur 
les  épaules  un  manteau  de  boutique.  Le  service  d'un 
seul  laquais  étant  réputé  impossible  ici,  à  raison  du  cli- 
mat et  de  la  fatigue,  pour  en  avoir  un  second  j'ai  pris 
un  voleur  qui  allait  tomber  dans  les  mains  de  la  justice  : 
je  lui  ai  proposé  de  devenir  honnête  homme,  à  l'ombre 
de  mon  privilège  de  Ministre;  depuis  quelques  mois  cela 
va.  Le  traiteur  qui  me  nourrissait  ou  qui  m'empoison- 
nait ayant  changé  d'habitation,  je  ne  puis  l'atteindre  ; 
j'ai  pris  le  parti  de  partager  la  soupe  de  mon  valet  de 
chambre.  Le  défaut  de  domestiques,  dans  ce  pays  et  dans 
ma  position,  est  un  des  plus  singuliers  supplices  qu'il 
soit  possible  d'imaginer,  et  dont  tu  ne  peux  te  former 
l'idée  à  la  place  où  tu  es.  Cependant,  mon  cher  ami,  je 
ne  vois  point  que  je  sois  méprisé,  au  contraire  ;  mais  ce 
qui  m'amuse  excessivement,  c'est  quand  on  vient  se  re- 
commander à  moi,  ce  qui  arrive  assez  souvent. 


■  A)  \  LETTRE 

Une  dame  excessivement  marquante  dans  ce  pays  est 
la  Comtesse  Potocka,  qui  a  qualre-vingt  miile  paysans 
et  deux  cent  mille  sequins  de  revenus  :  elle  avoue  trente- 
neuf  ans  comme  un  assassin  convient  d'une  rixe  ;  cepen- 
dant elle  est  encore  très  séduisante.  La  tète  du  Comte  de 
Saint-Julien,  Ministre  d'Autriche,  n'a  pas  tenu  contre 
cette  sirène  ;  elle  part  (j'entends  la  tète),  quoiqu'elle  ne 
soit  guère  plus  jeune  que  la  mienne.  «Fe  suis  fort  bien 
dans  cette  Cour,  et  j'y  parle  assez  haut.  La  Comtesse 
veut  faire  bâtir  une  ville  en  Crimée,  sur  un  terrain 
charmant  qui  lui  appartient.  Le  Duc  de  Richelieu  est 
grand  promoteur  de  cette  entreprise.  Le  programme  est 
imprimé,  et  la  mode  est  de  s'inscrire  pour  bâtir  à  So- 
phiopolis  (la  Comtesse  s'appelle  Sophie).  L'autre  jour, 
elle  me  demanda,  à  table,  devant  beaucoup  de  monde, 
si  je  ne  voulais  pas  aussi  une  maison  à  Sophiopolis?  Je 
lui  répondis  :  —  Oui,  Madame;  mais  je  veux  qu'elle  soit 
sur  quatre  roues,  comme  celles  de  certaines  nations  no- 
mades. —  Et  pourquoi  donc?  —  Comment,  pourquoi? 
La  chose  saute  aux  yeux  :  si  je  vais  à  Sophiopolis,  c'est 
pour  vos  beaux  yeux,  c'est  parce  que  vous  êtes  char- 
mante; mais  vous  n'aurez  pas  demeuré  là  huit  jours, 
que  vous  en  partirez  pour  aller  vous  faire  adorer  ail- 
leurs ;  et  ceux  qui  auront  bâti  à  chaux  et  à  sable  seront 
dupes,  au  lieu  que  moi  je  vous  suivrai  sur  mes  quatre 
roues.  —  Elle  riait  à  gorge  déployée.  Ensuite  on  de- 
manda si  les  habitants  s'appelleraient  Sophiens,  ou  So- 
phéens  ;  moi,  je  dis  Sophistes,  —  Nouveaux  éclats  de 
rire.  —  Le  Comte  de  Saint-Julien  et  le  Prince  Gagarin 
ont  imaginé  un  anneau  que  tout  associé  devra  porter  en 


AU  C  HE  VA  LIE  il  DE  MAISTHE.  ")05 

signe  d'association:  la  bague  doit  porter  extérieurement 
une  devise  grecque,  parce  que  la  ville  est  grecque  et  la 
dame  grecque  (elle  est  née  à  Constantinople),  et  une 
devise  française  dans  l'intérieur.  Le  Comte  de  Saint- 
Julien  est  venu  chez  moi  pour  ces  deux  devises;  je  lui 
ai  donné  pour  la  première  :  Sitifiepîm  mvàv  (Sesophis- 
ménon  koinon),  mot  à  mot,  Association  des  Sophislisés  ; 
mais  comme  Sophie,  en  grec,  signifie  sagesse,  Scsopliis- 
ménos,  au  passif,  signifie  également  pènétrépar  la  sagesse, 
instruit  par  la  sagesse,  ou  possédé  par  Sophie  ;  comme 
qui  dirait,  Ensophié,  dans  le  sens  d'ensorcelé.  Ce  double 
sens  m'a  paru  piquant.  Quand  à  la  devise  intérieure, 
qui  doit  toucher  la  chair,  j'ai  donné  :  Dans  sa  cilè,  tout 
cœur  noble  est  esclave.  Le  Comte  de  Saint-Julien  a  été 
fort  content  ;  et  pendant  que  je  t'écris,  des  artistes 
anglais  gravent  ces  anneaux.  Pendant  que  la  terre 
tremble  sous  nos  pieds  et  que  la  foudre  gronde  sur  la 
tête,  voilà  ce  que  l'on  fait  ici. 

Le  Comte  de  Saint-Julien  avait  d'abord  assez  mal 
réussi  ici  :  on  trouvait  qu'il  parlait  trop  ;  mais,  en  y 
regardant  de  près,  on  a  trouvé  que  c'était  de  la  franchise 
militaire  ;  en  effet,  il  paraît  être  un  loyal  personnage. 
D'ailleurs  l'Empereur,  qui  a  besoin  de  l'Autriche  ou  qui 
la  craint,  ayant  caressé  son  Ministre,  il  est  devenu  sur- 
le-champ  à  la  mode  d'en  faire  autant  :  il  est  fort  bien  vu. 
L'Empereur  lui  a  laissé  le  droit  d'aller  à  l'Ermitage,  ce 
qui  a  fort  choqué  les  autres  Ministres,  qui  en  vont  faire 
des  relations  très  sérieuses  à  leurs  Cours;  il  a  même  été 
question  de  remontrances  formelles.  Saint-Julien  a  un 
aide  de  camp,  jeune  Flamand,  nommé  le  Baron  de  Ma- 


506  LETTRE 

réchai,  qui  est  aussi  admis  à  l'Ermitage.  L'autre  jour,  le 
Comte  me  dit  :  Je  vais  prendre  Maréchal  pour  le  mener  à 
V Ermitage.  —  Y  va-t~il?  lui  dis-je,  comme  si  je  n'en 
savais  rien.  —  Oui,  il  y  va  comme...  et  il  balança  un 
moment  pour  trouver  le  mot.  Pendant  qu'il  délibérait, 
je  lui  répondis  vite:  Oui,  comme  un  bouton  de  votre 
habit.  Nous  sommes  toujours  fort  bons  amis,  je  le  mène 
partout  ;  souvent  il  vient  le  soir  me  chercher  pour  aller 
avec  moi  dans  le  monde.  Ses  brillants  laquais  montent 
mon  escalier  en  tâtonnant,  et  nous  descendons  précédés 
d'un  paysan  qui  porte  luminare  minus  ut  prœesset  nocli. 
Je  suis  persuadé  qu'ils  font  sur  moi  des  chansons  en 
patois  autrichien.  Pauvres  gens  !  Je  suis  bien  aise  qu'ils 
s'amusent. 

M.  de  Saint-Julien ,  qui  a  sa  dose  de  l'humilité 
nationale,  est  assez  vivement  fâché  de  n'être  pas  Ambas- 
sadeur :  il  a  pour  se  consoler  vingt  mille  sequins  d'ap- 
pointements ,  mais  jamais  l'Autriche  ne  peut  avoir 
d'xlmbassadeur  où  la  France  en  a  un.  Au  reste,  c'est 
l'Autriche  qui  dit  jamais,  ce  n'est  pas  moi.  Il  y  a  près  de 
trois  cents  ans  que  l'un  des  fondateurs  de  la  langue 
dont  je  me  sers  ici  se  moquait  des  politiques  rêveurs, 

De  qui  le  cerveau  s'alambique 
A  chercher  Tan  climatérique 
De  l'éternelle  fleur  de  lis. 

A  ce  mot  d'éternelle,  je  réponds  de  tout  mon  cœur 
Amen,  suivant  la  coutume  de  mon  Église;  mais,  quoi 
qu'il  en  soit  de  la  fleur  de  lis,  la  suprématie  de  la  France 
est  éternelle  autant  que  les  choses  humaines  peuvent 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  KOSSI.  507 

l'être.  Toute  idée  d'égalité  est  un  rêve,  du  moins  pour 
des  siècles  ;  et  toute  idée  de  supériorité  me  paraît  plus 
qu'un  rêve.  Nous  sommes  fondés  à  croire  que  cette  iné- 
vitable suprématie  produira  une  fois  plus  de  bien  qu'elle 
n'a  causé  de  mal,  et  c'est  beaucoup  dire. 


318 

A  i/.  le  Chevalier  de  Rossi. 

Saint-Pétersbourg,  7  (19)  décembre  1810. 

Monsieur  le  Chevalier, 

J'éprouve  une  grande  satisfaction  en  songeant  que 
cette  lettre  vous  sera  remise  par  un  envoyé  extraordi- 
naire de  S.  M.  I.  auprès  de  notre  auguste  Maître.  Pen- 
dant longtemps  j'ai  cru  que  nous  avions  encore  perdu 
cette  partie.  J'ai  parlé  deux  fois  au  Chancelier  de  l'Em- 
pire avec  la  mesure  et  les  précautions  qui  conviennent  à 
ma  situation.  11  m'a  écouté  avec  sa  politesse  ordinaire. 
Quant  à  l'Empereur,  vous  connaissez  assez  ses  senti- 
ments. Je  n'ai  pas  l'orgueil  de  croire  que  mes  instances 
aient  pu  influer  sur  la  décision  ;  d'ailleurs  qu'importe) 
pourvu  qu'elle  soit  telle  que  nous  la  désirons  et  que 
l'exige  la  dignité  de  S.  M.  Autant  que  j'en  puis  juger, 
j'espère  qu'Ellc  trouvera  dans  M.  le  Comte  de  Mocenigo 
tout  ce  qu'elle  peut  désirer.  C'est  un  homme  doux,  poli. 


.')0S  LETTRE 

ennemi  de  l'intrigue,  et  nullement  exigeant,  à  ce  qui 
me  semble.  Vous  trouverez  dans  son  extérieur  un  peu 
de  charge  italienne.  Mais  tout  cela  n'est  rien  ;  il  me  pa- 
raît dans  ces  circonstances  fait  tout  exprès  pour  nous, 
et  S.  M.  perfectionnera  encore  ses  bonnes  dispositions  à 
notre  égard  par  le  traitement  aimable  qu'Elle  lui  fera 
éprouver.  Je  ne  l'ai  vu  que  très  rarement,  et  seulement 
en  maison  étrangère,  avant  la  signature  de  l'Ukase; 
mais  depuis  cette  signature,  il  n'y  a  plus  d'obstacle.  Son 
arrivée  en  Sardaignc  souffrira  certainement  de  grandes 
difficultés,  et  j'espère  qu'avant  que  vous  receviez  cette 
lettre,  il  vous  en  parviendra  une  autre  de  moi  où  je 
vous  parle  des  moyens  qui  me  paraissent  être  au  pou- 
voir du  Roi  pour  diminuer  ces  difficultés. 

Un  nouvel  ordre  de  eboses  se  prépare,  Monsieur  le 
Chevalier,  et  j'ai  bien  peur  que  l'année  -I8M  ne  soit 
encore  plus  fameuse  que  celles  qui  l'ont  précédée.  A 
cette  expression  fai  bien  peur,  vous  allez  dire  :  il  est  tou- 
jours le  même.  Hélas!  oui,  je  suis  toujours  le  même,  et 
je  n'attends  encore  que  de  nouveaux  malheurs  pour  le 
monde  et  pour  la  Russie  en  particulier.  Mais  il  faut 
expliquer  les  choses  ab  ovo.  Dans  la  nuit  du  31  décembre 
au  Ier  janvier  (n.  s.),  et  pendant  un  bal  magnifique  que 
donnait  l'Ambassadeur  français,  le  Gouverneur  militaire 
accompagné  de  quelques  agents  de  la  police  se  rendit 
chez  le  Général  Hitrof  (prononcez  Khitrof),  se  saisit  de 
tous  ses  papiers  et  de  sa  personne,  pendant  que  sa  femme 
dansait  chez  l'Ambassadeur.  Elle  est  fille  du  Général 
Koutouzof  (d'Austerlitz).  Hitrof  a  été  mené  d'abord  à  la 
citadelle  de  cette  ville,  delà  à  celle  de  Schlusselbourg, 


A  M.   LE  CHEVALIETÎ  DE  ROSSI.  509 

d'où  l'on  assure  qu'il  a  filé  vers  la  Sibérie;  mais  comme 
ces  sortes  de  choses  sont  tenues  fort  secrètes  par  le 
gouvernement,  je  n'affirme  rien  surle  lieu  où  il  a  été  dé- 
finitivement transporté.  Il  était  extrêmement  lié  avec 
l'Ambassadeur,  et  même  ami  de  la  maison.  Nul  doute 
qu'il  n'ait  trahi  l'Empereur  et  qu'on  n'en  ait  trouvé  les 
preuves  les  plus  convaincantes  dans  ses  papiers  ;  mais 
comment,  et  jusqu'à  quel  point?  C'est  ce  que  je  ne  me 
permettrai  point  de  déterminer.  Je  vous  ferai  remarquer 
ici,  en  passant,  le  vice  de  cette  jurisprudence  prétendue 
philanthropique  qui  a  supprimé  la  peine  de  mort.  Celui 
qui  a  trahi  son  Prince  doit  être  mis  à  mort,  et  s'il  est 
gentilhomme  et  militaire,  c'est  grand  dommage  qu'on 
ne  puisse  pas  le  ressusciter  pour  l'exécuter  une  seconde 
fois.  L'exil  ou  la  prison  ne  punissent  jamais  convena- 
blement ces  sortes  de  crimes.  La  pitié  et  surtout  la  pro- 
tection s'en  mêlent.  Les  hommes  intriguent,  les  dames 
pleurent,  et  le  coupable  revient.  Morte  moriatur,  tant 
pis  pour  lui.  Un  tel  crime  n'a  point  d'excuse,  à  raison 
surtout  du  sang-froid,  de  la  longue  délibération  et  de  la 
détestable  persévérance  qui  l'accompagnent  nécessaire- 
ment. Cauiaincourt,  à  ce  que  m'assurent  des  gens  fort 
instruits,  a  fort  mal  pris  cette  affaire.  Il  est  certain  qu'à 
l'examiner  attentivement  le  coup  frappé  sur  Hitrof 
renferme  virtuellement  (comme  on  dit  au  collège),  une 
accusation  d'espionnage  contre  l'Ambassadeur  et  une 
déclaration  de  guerre  ou  au  moins  d'inimitié  contre  le 
Maître.  Il  faudrait  savoir  ce  qui  s'est  passé  a  cet  égard 
entre  Cauiaincourt  et  l'Empereur,  ou  si  ce  dernier  a  pris 
le  parti  du  silence  à  l'égard  du  premier  :  mais  je  ne  dis 


5  i  0  LETTRE 

que  ce  que  je  sais.  Je  croirais  au  reste  que  cet  événement 
est  plutôt  le  signe  que  la  cause  du  refroidissement  ; 
quoiqu'il  soit  vrai  aussi  qu'après  avoir  été  signe,  il  a  pu 
à  son  tour  devenir  cause. 

Vous  avez  vu  dans  les  papiers  publics  la  réunion  des 
Villes  Anséatiques  et  même  du  Duché  d'Oldenbourg.  Le 
Maître  de  cette  dernière  principauté  a  répondu  en  véri- 
table, sinon  en  grand  Souverain,  qu'il  ne  sortirait  jamais 
de  chez  lui  que  par  force,  qu'il  ne  voulait  aucune  indem- 
nisation formée  du  bien  d'autrui,  et  de  plus  il  paraît 
certain  qu'il  a  prié  son  puissant  parent  l'Empereur  de 
Russie  de  n'intervenir  d'aucune  manière  dans  cette  af- 
faire. 

Vous  ne  sauriez  croire  quel  effet  a  produit  ici  cette 
réunion  des  petits  Etats  Allemands.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  dire  en  particulier  comment  la  Cour  de  Twer 
en  a  été  affectée.  Mais  bientôt  l'Empereur  de  Russie  a 
été  requis  de  reconnaître  la  réunion,  d'admettre  dans 
ses  états  le  système  continental  à  l'égard  des  marchan- 
dises anglaises,  de  fermer  ses  ports  aux  neutres,  et  de 
ne  faire  aucune  paix  avec  la  Turquie  sans  la  forcer  à  se 
déclarer  contre  les  Anglais.  Il  y  a  peu  de  jours  que  la 
réponse  h  ces  demandes  est  partie.  Quant  aux  nouvelles 
réunions  sur  la  Baltique,  on  m'assure  qu'on  a  répondu 
par  un  silence  absolu,  et  pour  ce  qui  est  de  la  navigation 
dans  la  Baltique,  que  les  mesures  prises  par  le  passé 
étaient  suffisantes.  Sur  la  destruction  des  marchandises 
anglaises,  refus  péremptoire.  Je  suis  moins  informé  au 
sujet  de  cette  funeste  guerre  de  Turquie  ;  mais  il  aura 
été  aisé  de  répondre  d'une  manière  évasive.  Un  autre 


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  54  1 

sujet  terrible  de  refroidissement  se  joint  aux  précédents. 
Depuis  longtemps  la  baisse  du  change  effrayait  le  gou- 
vernement, et  certes,  ce  n'était  pas  sans  raison.  On  a 
consulté  les  négociants,  mais  sans  songer  à  ce  que  j'ima- 
gine, que  le  commerce  ne  conseille  jamais  qu'en  sa  fa- 
veur. Il  a  beaucoup  insisté  sur  l'excès  des  importations, 
sur  les  exportations  et  il  a  présenté  cet  excès  comme  la 
cause  de  la  baisse  du  change,  ce  qui  est  très  faux.  Le 
commerçant  qui  est  extrêmement  habile  pour  ses  propres 
intérêts,  et  pour  les  spéculations  pratiques  qui  l'occu- 
pent, est  en  même  temps  ce  qu'il  y  a  de  plus  égoïste  et 
de  plus  sot  dans  toutes  les  grandes  spéculations  politi- 
ques. Il  n'y  a  pas  d'état  qu'il  faille  plus  soigneusement 
écarter  des  conseils.  Dans  ce  cas,  il  voulait  établir  un 
monopole  en  sa  faveur  :  il  a  donc  tâché  d'écarter  la  con- 
currence étrangère.  Il  voulait  en  particulier  le  monopole 
du  sucre,  il  l'a  obtenu.  Je  sais  à  ce  sujet  des  anecdotes 
charmantes,  mais  il  faut  me  restreindre.  Enfin  S.  M.  L 
a  publié  le  4  9  décembre  dernier  (v.  s.)  un  nouveau  tarif 
d'importation  et  d'exportation,  et  dans  le  préambule  Elle 
adopte  le  principe  :  Que  la  baisse  du  change  a  pour 
cause  V extraction  du  numéraire,  causée  par  V importation 
excessive.  Je  le  répète,  rien  n'est  plus  faux.  Cette  cause 
est  présentée  uniquement  pour  cacher  les  véritables,  qui 
ne  sont  pas  difficiles  à  connaître.  On  cherche  des  mys- 
tères où  il  n'y  en  a  point.  Je  ne  crois  pas  du  tout  qu'une 
nation  puisse  acheter  plus  qu'elle  ne  veut.  C'est  un 
paradoxe,  je  l'avoue,  mais  c'est  un  paradoxe  comme 
tant  d'autres  qui  se  trouvent  à  la  fin  être  de  grandes 
vérités.  Un  peuple  peut  être  passif  à  l'égard  d'un  autre, 


512  LETTRE 

mais  c'est  parce  qu'il  se  trouve  actif  à  l'égard  d'an  troi- 
sième. Il  peut  être  passif  aujourd'hui,  mais  c'est  parce 
qu'il  était  actif  hier.  Somme  faite  des  temps  et  des 
marchés,  il  faut  qu'il  y  ait  équilibre.  Dire  qu'une  nation 
peut  habituellement  acheter  plus  qu'elle  ne  veut,  c'est 
dire  que  ie  corps  animal  pourrait  habituellement  perdre 
par  la  transpiration  insensible  plus  qu'il  n'acquiert  par 
la  nutrition.  J'aurais  voulu  avoir  été  appelé  à  défendre 
cette  opinion  au  Conseil.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  commerce 
a  ce  qu'il  veut.  11  vendra  ses  derniers  fonds  de  boutique 
à  des  prix  immodérés.  Toutes  les  valeurs  augmenteront, 
tous  les  consommateurs  souffriront  pour  former  quel- 
ques fortunes  indécentes,  et  le  change  ira  son  train 
jusqu'au  néant. 

Qu'est-ce  qu'un  billet  de  banque?  Une  lettre  de  change 
payable  à  vue  sur  le  trésor  public  :  dès  que  le  débiteur 
ne  peut  plus  payer,  il  a  fait  banqueroute.  Mais  comme 
dans  ce  cas,  il  n'y  a  pas  de  tribunal  devant  qui  il  puisse 
être  cité,  que  le  respect  d'ailleurs  et  l'attachement  en- 
dorment les  créanciers  dont  l'intérêt  commun  est  même 
de  soutenir  le  crédit  public,  personne  ne  s'empresse  de 
protester  la  lettre.  Mais  lorsque  enfin  la  conscience 
universelle  a  senti  l'impossibilité  de  payer  et  que  l'excès 
de  l'émission  interdit  même  l'espérance,  le  billet  est 
frappé  tout  à  coup  d'un  certain  discrédit  qui  a  l'air  d'un 
arrêt  prononcé  par  le  bon  sens  national.  Il  tombe  par 
une  dégradation  insensible  et  marche  invariablement 
vers  le  zéro,  sans  qu'aucune  mesure  imaginable  puisse 
l'arrêter.  Nous  l'avons  vu  chez  nous,  nous  l'avons  vu  en 
France,  nous  l'avons  vu  en  Autriche,  nous  le  voyons 


A  M.  LE  CREVA LTER  DE  R0SSI.  '.'>  \  ?» 

ici,  on  le  verra  partout.  Revenons  au  tarif.  Certainement 
l'Empereur  de  France  en  sera  cruellement  piqué,  car 
ses  marchandises  sont  fortement  grevées.  Vous  con- 
naissez l'étendue  et  la  vivacité  de  son  ressentiment.  Une 
explosion  sur  cet  article  seul  est  inévitable.  Au  reste, 
Monsieur  le  Chevalier,  ces  sortes  de  brouillerics  ressem- 
blent aux  duels.  La  véritable  cause  qui  engage  deux 
hommes  à  se  couper  la  gorge  n'est  presque  jamais  celle 
qu'on  laisse  voir.  Le  refroidissement  des  deux  Empe- 
reurs date  de  loin,  et  s'est  formé  peu  à  peu,  par  mille 
circonstances  que  le  public  ne  connaît  pas.  Alexandre 
est  trop  instruit  pour  ignorer  ce  que  l'antre  pense  et  ce 
qu'il  prépare  ;  d'ailleurs,  ce  sont  de  ces  choses  qui  n'ont 
pas  besoin  de  preuves.  Napoléon  ne  peut,  dans  son  sys- 
tème, laisser  volontairement  debout  une  puissance  telle 
que  la  Russie.  Tl  faut  absolument  qu'il  l'attaque  et  qu'il 
essaie  de  l'ébranler.  Aussi  tous  les  hommes  instruits, 
et  surtout  les  militaires  les  plus  distingués,  ne  doutent 
plus  de  la  guerre  avec  la  France.  Or  si  la  guerre  a  lieu, 
comme  je  le  crois  inévitable,  c'est  mon  devoir  exprès  de 
déclarer  à  S.  M.  que  j'ai  toutes  les  raisons  imaginables 
de  m'attendre  à  de  grands  revers.  Je  vais  à  mon  très 
grand  et  profond  regret,  puisque  j'en  trouve  l'occasion 
commode,  vous  déclarer  les  motifs  de  mes  justes 
craintes. 

I*  Pour  prendre  les  choses  d'aussi  haut  qu'il  est  pos- 
sible, je  dois  vous  rappeler  que  deux  grands  événements 
du  moyen -âge,  le  déplorable  schisme  de  la  pauvre 
église  grecque,  et  l'invasion  des  Tartares,  ont  soustrait 
les  Russes  à  l'influence  de  la  grande  civilisation  Euro- 

T.  XI.  33 


54  4  LETTRE 

péenne  qui  partait  de  Rome.  Ce  caractère  européen 
résultant  du  mélange  de  la  Chevalerie  avec  le  Christia- 
nisme n'a  jamais  traversé  la  Dwina.  Les  Russes  ont  de 
très  bonnes  qualités;  ils  ne  sont  nullement  cruels,  ils 
sont  hospitaliers,  généreux,  vaillants,  souples,  imitateurs, 
ingénieux,  entreprenants,  elc.;  mais,  à  côté  de  ces  traits 
lumineux,  il  y  a  de  fortes  ombres.  Une  certaine  infidélité 
qui  dans  le  peuple  s'appelle  vol, quoique  improprement, 
et  que  dans  les  classes  supérieures  vous  nommerez 
comme  il  vous  plaira,  pénètre  plus  ou  moins  dans  toutes 
les  classes,  et  porte  dans  toutes  les  branches  de  l'admi- 
nistration un  esprit  de  gaspillage  et  de  mauvaise  foi  dont 
vous  n'avez  pas  d'idée,  .l'honore  et  j'aime  honorer  les 
nombreuses  exceptions  ;  mais  je  parle  en  général.  On  ne 
sait  à  qui  se  fier.  Achetez  un  diamant  il  a  une  paille; 
achetez  une  allumette,  il  y  manque  le  soufre.  Le  Sou- 
verain le  sent,  et  l'on  sent  qu'il  le  sent.  A  force  d'être 
trompé,  il  s'est  enfin  arrêté  au  seul  système  qui  lui  a 
paru  capable  de  lui  procurer  quelque  sûreté.  C'est  de 
distribuer  sa  confiance  comme  ses  trésors  à  tous  plus  ou 
moins,  suivant  leurs  places  et  leurs  mérites,  mais  à  per- 
sonne exclusivement.  S'il  a  dix  Ministres,  il  partage  sa 
confiance  en  dix  portions.  Jamais  il  n'y  aura  de  premier 
Ministre  dans  la  force  du  terme.  L'Empereur  possède 
même  un  talent  merveilleux  pour  voir  venir  de  loin  tout 
homme  qui  voudrait  le  dominer  et  pour  rendre  inutiles 
tous  ses  efforts.  Je  ne  sais  trop  si  un  Ximenès  ou  un 
Richelieu  pourrait  en  venir  à  bout.  Mille  fois  j'ai  entendu 
accuser  l'Empereur  d'être  soupçonneux  et  même  dissi- 
mulé ;  mais  toujours  je  leur  ai  répondu  :  Messieurs,  c'est 


A  M.   LE  CHEVALIER   DE  BOSSI.  54  5 

votre  faute;  ne  le  trompez  pas,  il  cessera  de  vous  soupçon- 
ner. J'absous  donc  de  tout  mon  cœur  S.  M.  T.  du  reproche 
qu'on  lui  fait.  Je  crois  même  que  dans  des  temps  ordi- 
naires le  système  serait  bon  et  réussirait  fort  bien. 
Malheureusement  il  s'oppose  diamétralement  aux  be- 
soins du  moment,  où  la  Russie  ne  pourrait  être  sauvée 
que  par  un  immense  pouvoir  remis  à  un  seul  homme,  sans 
le  contrarier  ni  s'en  défier  ;  or,  c'est  ce  que  l'Empereur 
ne  fera  jamais.  Il  sera  donc  battu.  Je  plains  infiniment 
l'Empereur,  car  son  tact  juste  et  expérimenté  l'a  per- 
suadé qu'il  n'a  aucun  personnage  distingué  sur  qui  il 
puisse  se  reposer.  L'opinion  publique  ne  lui  désigne 
aucun  général.  En  4  805,  on  s'était  engoué  du  Maréchal 
Kamenski  :  tout  de  suite  il  ratifie,  contre  sa  propre  incli- 
nation, cette  décision  de  la  voix  publique.  Il  me  semble 
qu'on  n'a  pas  assez  remarqué  cette  belle  condescendance. 
Mais  bientôt  l'on  vit  que  l'Empereur  avait  raison,  et  que 
Kamenski  n'était  qu'une  espèce  de  mauvais  fou,  infini- 
ment au-dessous  des  circonstances.  Aujourd'hui,  il  n'y 
a  point  d'opinion  publique.  Je  le  répète  tristement  :  on 
sera  battu. 

2°  Mais  voici  le  grand  problème  de  la  Monarchie. 
Expliquez-le  moi,  Monsieur  le  Chevalier,  et  eris  mihi 
magnus  Apollo. 

Comment  se  fait-il  que  la  Monarchie  étant  et  devant 
être  militaire,  il  y  a  cependant  une  antipathie  naturelle, 
invincible,  fondamentale  entre  la  Cour  et  l'armée,  telle 
que  si  la  Cour  paraît  à  l'armée,  tout  est  perdu,  et  que 
jamais  un  homme  de  Cour  n'a  pu  gagner  une  bataille? 
Sans  raisonner  sur  les  causes,  contentons-nous  du  fait 


51 1$  LETTRE 

qui  est  incontestable.  Ce  serait  même  une  excellente 
politique  à  un  Souverain  qui  voudrait  donner  plus  de 
force  à  un  Général,  d'avoir  l'air  extérieurement  de  le 
livrer  aux  petites  tribulations  de  Cour  ;  tout  de  suite 
l'armée  redouble  de  confiance  et  d'attachement  pour  lui. 
Catinat  et  Souvarof  sont  des  exemples  remarquables  de 
ce  que  je  dis.  Le  genre  de  philosophie  que  je  professe 
m'éloigne  de  toute  aigreur  ;  même  je  me  sens  porté  à  voir 
dans  les  choses  le  bon  coté  autant  qu'il  m'est  possible. 
L'influence  de  la  Cour  sur  l'armée  rend  ordinairement 
ces  guerres  moins  féroces,  elle  est  d'ailleurs  parfaite- 
ment innocente  lorsqu'elle  est  exercée  de  part  et  d'autre, 
car  la  guerre  est  un  grand  mal,  et  c'est  un  grand  bien 
que  de  mal  faire  le  mal.  Cependant,  même  dans  les 
temps  ordinaires,  si  cette  inlluence  ne  s'exerce  que  d'un 
côté,  l'autre  est  aussi  sûr  de  vaincre  que  je  serais  sûr,  si 
je  jouais  aux  échecs  avec  vous,  de  vous  gagner,  à  forces 
égales,  si  vous  me  donniez  la  tour. 

Mais  dans  les  circonstances  présentes,  où  des  forces 
immenses  se  trouvent  réunies  dans  les  mains  d'un  mo- 
narque soldat,  s'il  trouve  des  Cours  dans  les  armées,  il 
les  renversera  toutes  comme  des  quilles. 

Si  vous  aviez  envie  de  ne  pas  me  croire  sur  cet  ar- 
ticle, croyez  au  moins  la  Providence.  Elle  peut  bien 
mériter  cette  distinction.  Voulant  sauver  une  Monarchie 
(à  ce  qui  paraît  du  moins)  par  des  moyens  purement 
humains,  qu'a-t-elle  fait?  Elle  a  écarté  la  Cour.  Jamais 
un  Prince  légitime,  même  à  talents  égaux,  ne  tiendra 
contre  un  usurpateur  5  son  infériorité  sur  ce  point  ne 
doit  pas  l'étonner.  Cette  infériorité  résulte  de  sa  supé- 


A  M.  LE  CHEVALIER   DE  UOSSI.  ')  I  7 

riorité  même.  Il  me  semble  que  je  vous  l'ai  dit  une 
autre  fois  :  L'or  ne  saurait  couper  le  fer;  c'est  cela. Tout 
Souverain  est  un  être  ordonnateur  et  régulateur;  il  est 
né  pour  l'ordre,  et  il  ne  comprend  que  l'ordre.  Dans  un 
chaos  tel  que  celui  que  nous  voyons,  il  est  hors  de  sa 
sphère  et  ne  peut  se  sauver  par  les  moyens  ordinaires. 
Ces  vérités  étant  aussi  claires  que  des  axiomes  de  mathé- 
matiques, que  fera  l'excellent  Empereur  s'il  est  attaqué, 
comme  tout  l'annonce  ?  Viendra- t-il  à  l'armée?  Au  mo- 
ment où  il  mettra  le  pied  dans  le  camp,  la  têle  de  ses 
Généraux  se  partagera  sur  le  champ  en  deux  parties  : 
Tune  sera  destinée  uniquement  à  l'Empereur  pour  veiller 
sur  sa  personne,  pour  savoir  ce  qu'il  veut,  ce  qu'il 
pense,  ce  qu'il  aime,  et  ce  qu'il  craint.  L'autre  moitié 
de  la  tête  se  divisera  encore  en  deux  :  l'une  sera  consa- 
crée à  la  guerre  d'intrigues,  de  manière  qu'il  ne  restera 
plus  qu'un  quart  de  tête  contre  un  ennemi  qui  sûre- 
ment aura  toute  la  siçnne. 

L'Empereur  restera-t-il  à  Saint-Pétersbourg  ?  Il  y 
aura  deux  foyers  d'intrigues.  L'un  à  l'armée  par  les  of- 
ficiers à  la  mode,  et  l'autre  dans  la  capitale  par  leurs 
parents  et  amis.  Nous  venons  d'en  voir  un  exemple  dans 
la  guerre  de  Moldavie.  Le  Prince  Troubetzkoy  et  le 
Comte  de  Strogonof  se  sont  pris  aux  cheveux  avec  le 
Général  Kamenski.  Ils  sont  revenus,  et  l'on  assure  même 
que  le  Général  les  a  renvoyés.  Leur  parti  s'occupe  ici  de 
toutes  ses  forces  à  défaire  la  réputation  de  Kamenski. 
Celui-ci  est  je  crois  bien  défendu  par  le  caractère  de 
l'Empereur,  qui  ne  croit  pas  aisément,  et  qui  a  beaucoup 
de  sagacité  pour  se  démêler  de  ces  sortes  d'intrigues. 


5f8  LETTRE 

Mais  les  arrivants  sont  ici  fort  à  leur  aise  et  personne  ne 
sait  s'ils  ont  tort  ou  raison.  Peut-être  que  le  caractère 
national  et  les  circonstances  exigent  cette  conduite  de  la 
part  du  Maître  ;  mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  peut  faire 
la  guerre  heureusement  à  Napoléon.  11  faut  bien  une 
autre  force  et  une  autre  énergie. 

Les  Anglais  sont  plaisants  !  Ils  impriment  dans  leurs 
papiers  que  puisque  les  Rois  ne  veulent  pas  ou  ne  savent 
pas  sauver  les  peuples,  c'est  aux  peuples  à  se  sauver  par 
eux-mêmes.  Beau  système  en  vérité  !  Faire  de  la  révolte 
un  moyen  de  défense,  c'est  une  idée  lumineuse.  Dieu 
seul  a  droit  de  congédier  les  Souverains  comme  il  Ta 
fait  en  Espagne. 

Tout  ce  qu'un  Prince  bic»  avisé  ponrrait  faire  en  ce 
moment  serait  de  se  mettre  à  quelques  égards,  et  jusqu'à 
un  certain  point ,  en  état  de  révolution  ;  de  créer  un 
commandement  militaire  unique  et  terrible,  sans  res- 
triction d'aucune  espèce,  et  d'imiter  encore  un  peu  les 
formes  révolutionnaires  dans  la  théorie  des  récompenses 
et  des  punitions.  En  ajoutant  à  ces  deux  précautions 
celle  de  ne  confier  aucun  commandement  important  à 
des  Officiers  attachés  à  la  Cour,  ou  de  les  retenir  non 
pas  dans  une  obéissance,  mais  dans  une  servitude  par- 
faite à  l'égard  de  l'autorité  première,  il  y  aurait  moyen 
de  compter  sur  une  résistance  honorable  et  même  heu- 
reuse. Mais  de  pareilles  dispositions  nous  paraissent-elles 
probables  ?  Pas  trop  je  crois.  Donc,  etc. 

3°  La  troisième  raison  qui  m'ôte  l'espoir  est  d'une 
espèce  qui  embarrasse  fort  ma  plume.  Souvent  j'ai  eu 
occasion  de  vous  parler  du  Grand-Duc.  C'est  le  frère  de 


A  M.   LE  CHKVAUEK   DE   HOSSI.  549 

l'Empereur.  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise?  Je  me 
plais  à  reconnaître  en  lui  beaucoup  d'esprit  naturel,  et 
des  mouvements  de  générosité  qui  ressemblent  à  des 
éclairs  dans  la  nuit.  Loin  d'avoir  à  m'en  plaindre,  j'ai 
au  contraire  à  m'en  louer  dans  la  personne  de  mon  fils, 
comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire.  Je  voudrais 

pouvoir  en  dire  encore  plus  de  bien.  Mais  !  mais  ! 

Encore  une  fois,  que  voulez-vous  que  je  vous  dise  ?  Le 
pouvoir  laissé  à  ce  Prince  de  faire  tout  ce  qu'il  veut  est 
un  phénomène  que  la  Russie  contemple  sans  savoir 
l'expliquer.  Tout  nouvellement  encore,  il  vient  d'obte- 
nir une  puissance  nouvelle  sur  la  Garde,  puissance  plus 
funeste  que  deux  ou  trois  batailles  perdues.  On  ne 
comprend  ni  celui  qui  fait  ni  celui  qui  laisse  faire.  Quoi 
qu'il  en  soit,  soyez  sûr  que  le  caractère  de  ce  Prince  et 
sa  manière  de  traiter  les  hommes,  joints  à  l'incapacité 
militaire,  compagne  inséparable  de  la  caporalerie,  est 
une  des  plus  douces  et  des  plus  solides  espérances  de 
Napoléon,  et  qu'en  face  de  toute  armée  où  il  trouvera  le 
Grand-Duc,  il  aura  beau  jeu. 

5°  Je  vous  ai  détaillé  trois  motifs  de  crainte  assez 
plausibles.  Il  en  reste  un  quatrième  plus  fort  que  tous 
les  autres  et  dont  le  développement  exigerait  un  livre. 
Voyons  si  je  pourrai  être  bref  sans  vous  laisser  ignorer 
rien  d'essentiel. 

La  nation  Russe  est,  je  crois,  la  seule  dont  l'éducation 
n'aitpas  commencé  dans  les  temples,  Depuis  les  Egyptiens 
jusqu'à  nous,  partout  les  enfants  ont  été  élevés  parles 
prêtres.  Ici,  l'homme  qui  ne  peut  rien  faire  seul,  a  voulu 
faire  l'homme  qui  est  la  chose  la  plus  difficile  à  faire. 


520  LETÏKE 

L'ouvrage  a  totalement  manqué  ;  rien  n'égale  le  mal- 
heur des  Paisses.  Leur  civilisation  au  lieu  de  s'opérer 
graduellement  comme  la  nôtre,  s'est  opérée  brusque- 
ment à  l'époque  de  la  plus  profonde  corruption  de  l'es- 
prit humain,  et,  pour  comble  de  malheur,  les  circons- 
tances ont  mis  le  Russe  en  contact  avec  une  nation  qui 
était  tout  à  la  fois  l'organe  le  plus  actif  et  la  plus  dé- 
plorable victime  de  cette  corruption.  Toutes  les  pour- 
ritures de  la  Régence  passèrent  d'emblée  dans  cette 
infortunée  Russie,  qui  a  commencé  par  où  les  au  1res  fi- 
nissent, par  la  corruption.  Je  n'ai  aucune  expression 
pour  vous  peindre  l'ascendant  de  la  France  dans  ce 
pays.  Le  génie  Français  monte  le  génie  Russe,  au  pied 
de  la  lettre,  comme  l'homme  monte  le  cheval.  Contre 
une  telle  influence,  il  n'y  avait  de  remède  général  que 
dans  l'esprit  religieux.  Malheureusement  ce  remède  est 
nul  ici,  car  la  religion  est  nulle  partout  où  ses  Ministres 
sont  nuls.  Vous  entendez  parler  de  la  religion  grecque  : 
je  vous  assure  qu'il  n'y  en  a  point.  Elle  consiste  à  l'exté- 
rieur en  signes  de  croix  à  l'envers  et  en  révérences,  et 
dans  l'intérieur  en  une  haine  machinale  et  irraisonnée 
contre  l'Eglise  romaine.  L'indifférence  religieuse  des 
Russes  se  manifeste  par  les  symptômes  les  plus  singu- 
liers. C'est  encore,  par  exemple,  le  seul  peuple  de  l'uni- 
vers où  l'on  ne  s'informe  point  de  la  croyance  des  insti- 
tuteurs de  la  jeunesse.  Il  est  très  ordinaire  de  voir  ici, 
dans  la  même  maison,  une  bonne  anglicane  et  un  pré- 
cepteur catholique.  Si  les  Turcs  enseignaient  la  musique 
ou  la  danse  ou  les  mathématiques,  les  Russes  auraient 
des  précepteurs  Turcs.  11  y  a  une  loi  ici  qui  défend  au 


A   M.   LE  CHEVAMEB  DE  K0SS1.  524 

sujet  protestant  de  S.  M.  I.  de  se  faire  catholique,  ou 
plutôt  qui  détend  aux  prêtres  catholiques  de  recevoir 
des  protestants  ;  mais  si  un  sujet  catholique  de  l'Empe- 
reur veut  se  faire  protestant,  il  n'y  a  nulle  défense  qui 
l'en  empêche.  C'est-à-dire  qu'il  est  défendu  d'adopter 
les  dogmes  du  Souverain  (car  nous  sommes  d'accord  sur 
tous  les  points,  excepté  celui  du  Pape),  et  qu'il  est  per- 
mis de  les  abdiquer.  Ce  degré  d'inconséquence,  presque 
incroyable,  vous  prouve  ce  que  je  disais  tout  à  l'heure, 
quil  n'y  a  en  effet  d'autre  religion  ici  que  l'antipathie 
contre  l'Eglise  latine.  Mais  si  vous  êtes  curieux  d'anec- 
dotes, en  voici  une  qui  vous  intéressera, 

1.1  y  a  quelque  temps  qu'il  nous  tomba  des  nues  un 
hongrois  nommé  Fessier,  extrêmement  protégé  par 
M,  Spéranski  (je  vous  ai  suffisamment  fait  connaître  ce 
personnage)  qui  voulait  en  faire  un  professeur  de  lan- 
gue hébraïque  et  d'antiquités  ecclésiastiques  du  Sémi- 
naire de  Newsky,  nouvellement  organisé,  qui  doit  être 
la  pépinière  des  ecclésiastiques.  Fessier,  à  peine  ar- 
rivé, a  fait  naître  une  infinité  de  discours  et  de  soup- 
çons graves.  On  a  dit  qu'il  avait  été  capucin,  qu'il  avait 
apostasie,  qu'il  s'était  fait  protestant  pour  se  ma- 
rier, etc.,  etc.  Un  parti  assez  nombreux  niait  tout  cela 
et  vantait  cet  homme  comme  un  personnage  également 
religieux  et  savant.  Avant  d'entrer  en  fonctions,  Fessier 
publia  un  prospectus  latin  des  leçons  qu'il  comptait 
donner  à  Newsky.  Sur  ce  prospectus,  le  clergé  s'alarma 
et  à  mon  avis  nullement  à  tort,  car  je  suis  parvenu  à 
lire  ce  prospectus,  et  quoiqu'il  renferme  des  pages  esti- 
mables, et  qu'il  n'en  renferme  aucune  qu'il  ne  soit  pos- 


522  LETTRE 

sible  de  publier  (car  ces  Messieurs  se  gardent  bien  de 
parler  clair),  il  est  cependant  vrai  que  la  pièce  dans  son 
ensemble,  et  dans  plus  d'un  passage  particulier,  prête 
infiniment  au  soupçon.  Enfin  le  métropolite  s'est  jeté  en 
travers,  et  a  refusé  Fessier  d'une  manière  si  péremptoire 
que  Spéranski  a  été  obligé  de  plier.  Il  en  a  été  furieux 
au  point  qu'il  a  juré  la  perle  de  l'archevêque,  à  ce  que 
m'a  dit  du  moins  un  grand  partisan  de  Fessier.  Celui- 
ci  a  été  consolé  par  une  gratification,  même,  je  crois,  par 
une  pension,  et  par  la  permission  de  faire  un  établisse- 
ment dans  les  terres,  ce  qui  vous  paraîtra  fort  étrange. 
Mais  écoutez  le  reste. 

Peu  de  temps  après,  Spéranski  fit  proposer  au  Géné- 
ral des  Jésuites  de  lui  donner  un  professeur  de  théolo- 
gie pour  le  séminaire  de  JNewski.  Ce  religieux  est  un 
homme  simple,  éminemment  pieux  et  prudent,  bon 
homme  d'ailleurs  et  n'entendant  rien  à  de  certains  com- 
plots. Il  me  fit  part  de  cette  incroyable  proposition.  Je 
lui  dis:  «  Mon  R.  P.,  prenez  garde  qu'on  ne  vous  tende 
quelque  piège;  répondez  que  sur  ce  point  comme  sur 
tous  les  autres  vous  êtes  toujours  aux  ordres  du  gou- 
vernement, mais  que  vous  ne  pouvez  dans  ce  cas  ac- 
cepter sans  l'assentiment  du  clergé.  »  C'est  ce  qu'il  a  fait 
et  il  s'en  est  bien  trouvé,  car  le  sacré  Synode  ne  voulait 
point  un  tel  professeur,  et  l'on  ne  m'ôtera  jamais  de  la 
tête  que  le  projet  était  de  pousser  le  Père  général  à  quel- 
que fausse  démarche  et  de  rendre  sur  sa  joue  le  soufflet 
donné  sur  celle  de  Fessier.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est 
que  tandis  que  le  gouvernement  croit  que  l'archevêque 
a  refusé  ce  dernier  comme  illuminé,  moi  je  penche  beau- 


A  M.  LE  CHEVÀLIEfi  J)E  iiOSSl .  523 

coup  à  croire  qu'il  Ta  refusé  comme  catholique;  car 
Fessier  s'est  donné  pour  tel,  et  a  fait  baptiser  dans  l'é- 
glise catholique  un  enfant  que  sa  femme  lui  a  donné 
ici.  Mais  devinez,  Monsieur  le  Chevalier,  ce  qui  est  ar- 
rivé de  tout  ce  grand  conflit?  On  a  proposé  au  Synode 
un  professeur  allemand  qX  protestant  nommé  Horn,  qui  a 
été  accepté  sans  difficulté.  Imaginez,  si  vous  pouvez,  un 
tel  degré  d'extravagance  et  tout  à  la  fois  d'indécence  ; 
vous  n'y  réussirez  pas.  Si  quelqu'un  proposait  à  S.  M. 
un  calviniste  pour  professeur  de  théologie  dans  l'univer- 
sité de  Cagliari,  eile  le  ferait  sûrement  enfermer  comme 
fou  :  c'est  précisément  la  même  chose,  et  personne  ici 
n'est  scandalisé,  car  cela  n'influe  nullement  sur  le  prix 
des  modes  et  du  vin  de  Champagne. 

Les  esprits  étant  ainsi  disposés,  vous  pensez  que  l'il- 
luminisme  allemand  avait  beau  jeu,  et  il  en  a  profité, 
d'autant  plus  que  dans  ce  moment  on  ne  pense  qu'à 
organiser  l'instruction  publique  sur  un  plan  radicale- 
ment faux  et  qui  achèvera  de  perdre  cette  nation.  Les 
gymnases  et  les  universités  des  provinces  sont  des  cloa- 
ques d'où  il  ne  peut  sortir  que  des  ennemis  forcenés  de 
toute  morale,  de  toute  croyance,  de  toute  subordina- 
tion. Je  connais  des  hommes  chargés  de  l'éducation 
de  la  jeunesse  (et  quelle  jeunesse!)  que  nos  aïeux 
auraient  fait  pendre,  et  que  nous  aurions  encore 
chassés  ignominieusement,  malgré  la  faiblesse  et  l'indif- 
férence modernes.  Le  Russe  en  est  venu  au  point  de 
ne  regarder,  même  pour  ses  propres  enfants,  qu'à  la 
science  et  aux  agréments,  et  nullement  à  la  morale. 
Dites  aux  Russes  qu'un  professeur  de  physique  ou  de 


524  LETTUK 

langue  grecque  ne  croit  pas  en  Dieu  ,  ils  vous 
diront  :  Qu'est-ce  que  cela  fait  ?  Il  ne  s'agit  que  de 
physique  et  de  langue  grecque.  —  Ils  ne  savent 
pas  que  le  caractère  principal  de  l'impiété  est  un 
prosélytisme  plus  ardent  sans  comparaison  que  ce- 
lui de  la  religion.  Ils  ignorent  cette  maxime  si  gaie- 
ment vraie,  écrite  à  Paris  :  Que  les  incrédules  ressem- 
blent aux  ivrognes  qui  ont  la  fureur  de  faire  boire  tout 
le  monde.  Telle  est  la  plaie  la  plus  profonde  de  l'Empire 
de  Russie,  plaie  qui  s'élargit  et  s'envenime  tous  les  jours 
par  l'influence  toujours  croissante  que  les  Allemands 
obtiennent  sur  l'éducation  publique  et  particulière. 
L'Emperenr,  malgré  les  préjugés  terribles  de  son  édu- 
cation (dont  la  postérité  n'absoudra  jamais  la  mémoire  de 
Catherine),  est  sur  ce  point  comme  sur  d'autres  au-dessus 
de  sa  nation.  Il  va  doucement,  il  tâtonne,  il  se  défie  de 
lui-même,  et  plus  d'une  fois  j'ai  eu  lieu  de  croire  qu'il 
est  capable  d'agir  contre  ses  préjugés,  il  ne  sait  rien 
sur  les  plus  importantes  questions,  mais  je  me  chargerais 
bien  plus  volontiers  de  lui  faire  comprendre  certaines 
choses  qu'à  certains  personnages  qui  l'environnent,  et 
qui  ont  deux  fois  son  âge  sans  avoir  la  moitié  de  sa  raison. 

Mais  toutes  ces  considérations  me  laissent  peu  d'es- 
poir, si  la  Russie  est  attaquée  sérieusement.  Elle  a  trop 
d'ennemis  dans  son  sein.  Il  arrivera  à  l'Empereur  ce  qui 
est  arrivé  à  tous  les  autres  Souveraius.  Les  instru- 
ments qu'il  emploiera  se  briseront  dans  ses  mains,  ses 
secrets  seront  éventés  ,  tout  ira  mal  comme  par  mira- 
cle; et  puis  l'on  dira  :  Comment  cela  s'est-il  fait  ?  Qui 
l aurait  dit  ?  On  ri  y  comprend  rien. 


À  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  525 

On  a  établi  ici  un  comité  secret  d'inquisiteurs  d'état, 
auxquels  on  a  dit  comme  aux  anciens  consuls  Romains  : 
Videant  consules  ne  respublica  détriment  uni  captât.  C'est 
une  bonne  mesure  que  personne  ne  saurait  blâmer, 
Tatistchef,  que  vous  connaissez  un  peu,  vient  d'être 
adjoint  à  ce  comité.  La  Franc-Maçonnerie,  dont  je  vous 
ai  suffisamment  entretenu,  ne  me  paraît  nullement 
prendre  une  couleur  menaçante.  Le  gouvernement  sem- 
ble s'être  fort  bien  tiré  de  là  par  l'inquisition  et  le  ridi- 
cule ;  cependant  je  ne  voudrais  répondre  de  rien.  Mais 
les  véritables  coupables,  dans  le  genre  qu'on  redoute,  ne 
se  présentent  pas  à  l'œil  comme  des  francs-maçons  vul- 
gaires, et  ne  sauraient  être  attaqués  de  la  même  ma- 
nière. En  récapitulant  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  et 
considérant  à  la  fois  :  le  système  de  l'Empereur,  qui 
s'oppose  à  l'organisation  d'un  grand  pouvoir  militaire  ; 
l'influence  de  la  Cour  sur  l'armée  ;  l'influence  bien  ter- 
rible dont  j'ai  fait  un  article  à  part;  l'absence  du  prin- 
cipe religieux,  qui  a  permis  à  l'immoralité  moderne 
d'attaquer  et  de  vicier  dans  son  principe  le  caractère 
national;  enfin  la  quantité  de  scélérats  étrangers  que 
le  prétexte  de  l'éducation  publique  accumule  dans  ce 
pays,  vous  ne  douterez  pas  de  la  légitimité  de  mes 
craintes.  Ajoutez  encore  le  défaut  d'argent,  l'affaiblis- 
sement moral  de  l'armée,  dont  l'antique  esprit  a  bien 
dégénéré,  le  mécontentement  particulier  des  Prétoriens, 
et  plus  que  tout  encore  la  baine  de  toutes  les  nations 
environnantes  qui  ont  été  aliénées  entièrement,  vos 
craintes  augmenteront  encore.  Il  ne  faut  pas  croire  ce- 
pendant que  le  gouvernement  s'oublie  ;  au  contraire,  il 


:>2G  LETTRE 

rassemble  de  grandes  forces  et  beaucoup  d'artillerie  en 
Pologne.  Tout  cela  se  fait  en  grand  silence.  Mais  il  est 
d'autres  mesures  plus  visibles,  comme  celles  des  cita- 
delles qu'on  bâtit  sur  la  frontière  et  dans  les  positions 
les  plus  avantageuses.  Les  Jésuites  y  ont  perdu  leur 
établissement  de  Dunabourg  :  c'est  un  objet  de  plus 
d'un  million.  Cette  mesure  ne  me  paraît  pas  d'une  sa- 
gesse aussi  évidente  que  les  autres,  car  la  construction 
des  citadelles  absorbera  nécessairement  des  sommes  im- 
menses qui  seraient  fort  bien  employées  ailleurs,  et 
avant  que  la  première  muraille  soit  sècbe  la  question 
sera  décidée.  Mais  je  puis  me  tromper. 

11  est  arrivé  de  Londres  un  Mémoire  adressé  au  lord 
\\  elesley  par  un  officier  Prussien  (réel  ou  prétendu) 
et  qui  a  été  mis,  je  n'en  puis  douter,  sous  les  yeux  de 
l'Empereur.  Il  roule  en  premier  lieu  sur  les  forces  de 
l'Empire  russe,  et  Ton  y  affirme  que  ces  forces  sont  en 
grande  partie  illusoires;  qu'il  ne  peut  jamais  rassem- 
bler plus  de  150,000  hommes  sur  le  même  point,  à 
cause  de  l'immensité  de  ses  frontières,  que  d'ailleurs  il 
manque  d'armes,  qu'il  n'a  point  de  commissariats  et  ne 
sait  pas  nourrir  ses  troupes. 

Le  Mémoire  montre  ensuite  tous  les  projets  de  Napo- 
léon contre  la  Russie,  il  le  montre  rassemblant  toutes 
ses  troupes  à  Varsovie  pour  marcher  de  là,  tout  à  la  fois 
sur  Moscou  par  Mohilev  et  sur  Pétersbourg  par  Riga,  en 
jetant  l'Empereur  à  Casan.  La  partie  la  plus  faible  du 
mémoire  est  celle  où  il  propose  pour  s'opposer  au  tor- 
rent certaines  manœuvres  anglaises  qui  sont  des  rêves, 
et  que  les  Anglais  n'exécuteront  certainement  jamais. 


A.   M  LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  527 

Au  reste,  il  me  semble  que  l'auteur  du  Mémoire  se 
trompe  fort  en  s'imaginant  que  Napoléon  aille  s'enfon- 
cer comme  un  fou  dans  ces  pays  immenses,  pour  être 
ensuite  coupé  et  exterminé  (car  c'est  là  la  dernière  es- 
pérance de  l'Auteur).  Napoléon  sait  trop  son  métier 
pour  faire  des  fautes  que  je  ne  ferais  pas,  moi,  pacifi- 
que philosophe.  Il  rassemblera  et  poussera  en  avant 
une  nuée  d'Allemands,  il  organisera  les  Polonais  après 
les  avoir  soulevés,  il  se  fortifiera  sur  tous  les  points 
possibles,  il  s'emparera  des  citadelles  élevées  contre 
lui,  il  appellera  à  la  liberté  tous  les  habitants  de  Cour- 
lande  et  de  Livonie,  il  pillera  d'une  main  pour  récom- 
penser de  l'autre  ;  et  soyez  sûr  que  si  jamais  il  en  était 
là,  il  nous  donnerait  de  belles  affaires  ;  mais  nous  n'y 
sommes  pas  et  la  Russie  ne  se  laissera  pas  avaler 
comme  une  huître.  Je  crois  que  les  victimes  en  défini- 
tive seront  les  Polonais. 

Il  me  prend  envie  de  pleurer,  comme  une  femme, 
quand  je  songe  au  rôle  qui  était  offert  à  la  Russie  et 
qu'elle  a  laissé  échapper  ;  elle  pouvait  balancer  et  peut- 
être  surpasser  la  gloire  de  l'Angleterre  et  de  l'Espagne  ; 
elle  pouvait  être  le  centre  du  commerce  du  continent, 
devenir  le  soutien,  l'espoir,  le  refuge  de  toute  la  pro- 
bité qui  respire  en  Europe,  s'enrichir  et  s'immortaliser. 
Au  lieu  de  cela,  elle  abdique  toute  idée  sublime;  elle 
trompe,  elle  se  ruine,  elle  s'humilie  et  s'environne  d'en- 
nemis forcenés.  Monsieur  le  Chevalier,  croyez-moi  si 
vous  voulez,  mais  je  donnerais  la  moité  du  sang  qui 
coule  dans  mes  veines,  et  qui  est  cependant  bien  utile  à 
mes  enfants,  pour  mettre  l'Empereur  de  Russie  à  sa 


;)28  LETTRE 

place  et  défaire  ce  qui  s'est  fait.  Tous  les  jours  je  suis 
convaincu  davantage  de  la  grande  vérité  qu'il  riy  a 
'point  d  autre  politique  que  la  morale.  Souvent  on  ne 
comprend  pas  un  misérable  qui  s'expose  à  la  potence 
pour  un  écu.  Il  n'y  a  pourtant  rien  de  si  aisé  à  com- 
prendre. C'est  que  l'écu  est  là  au  lieu  que  la  potence 
est  loin.  Petits  et  grands,  nous  ressemblons  tous  à  ce 
noble  modèle.  Quand  le  Roi  de  France  s'emparait  de  la 
Corse,  la  petite  île  était  là  et  Napoléon  qu'il  en  rap- 
porta si  heureu sèment  était  loin,  mais  cependant  ii  y 
était.  Songez  au  partage  de  la  Pologne,  à  la  guerre  d'A- 
mérique, etc.,  etc.  Toujours  vous  verrez  le  même  aveu- 
glement et  le  même  résultat.  Qui  de  nous  n'a  pas  en- 
tendu dire  cent  fois  en  parlant  de  Frédéric  II  :  Tout  lui 
réussit.  En  effet  tout  a  bien  réussi  ! 

Ou  je  me  trompe  fort,  ou  cette  année  ]$]  I  sera  fa- 
meuse. S'il  arrivait  ici  de  grands  malbeurs,  qui  sont 
très  possibles,  je  ne  puis  prendre  conseil,  comme  vous 
le  sentez  bien  ;  mais  mon  parti  est  pris  de  fuir  jusqu'au 
Kamtcbatka  chercher  une  puissance  à  laquelle  je  ne 
prêterai  serment  que  lorsqu'elle  aura  pris  le  monde. 
Alors,  s'il  n'y  a  pas  de  moyen  pour  passer  dans  la  lune, 
je  lui  obéirai.  Il  serait  inutile  de  vous  parler  de  mes  an- 
goisses, et  de  ce  que  je  dois  souffrir  comme  père  si  le 
yolcan  s'allume.  Mon  fils  à  la  guerre,  et  le  reste  de  ma 
famille  sous  la  main  de  l'ennemi  !  Que  pourrait-on  ima- 
giner de  plus  sensible!  Mais  je  sens  que  tout  cela  est 
étranger  au  service  du  Roi. 

Il  est  écrit  que  dans  cette  révolution  on  se  trompe 
surtout.  Bernadotte  nous  a  tous  trompés.  Il  réussit 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE  R0SS1.  528 

fort  bien  en  Suède  et  même  auprès  de  la  noblesse  du 
pays,  ce  qui  est  inconcevable.  Il  n'est  pas  plus  embar- 
rassé de  son  rôle  que  je  le  suis  d'écrire  cette  lettre.  J'en 
ai  vu  une  de  lui  entre  les  mains  du  Comte  de  Steddingk; 
c'est  absolument  le  style  de  Louis  XIV  et  de  son  fa- 
meux secrétaire  particulier,  Rose.  Je  l'ai  trouvée  fort 
plaisante  en  la  comparant  à  une  autre  lettre  autographe 
du  Roi  de  Suède  écrite  sur  quatre  pages,  avec  toute 
l'effusion  de  l'amitié,  et  sans  qu'il  soit  possible  d'imagi- 
ner que  c'est  un  Roi  qui  écrit  à  un  particulier.  Mais 
Vautre  tient  son  rang.  Vous  aurez  vu  dans  les  papiers 
publics  son  abjuration.  Pour  se  tirer  d'affaire,  il  a  sup- 
posé être  né  protestant,  car  il  y  en  a  beaucoup  dans  sa 
province  ;  mais  rien  n'est  plus  faux.  Au  reste,  l'homme 
qui  prête  par  force  un  faux  serment  hait  nécessaire- 
ment la  puissance  qui  le  lui  a  demandé.  Ainsi  ce  n'est 
plus  la  foi  des  Holstein  et  des  Wasa,  c'est  celle  d'un 
menteur  ambitieux  qui  change  son  honneur  contre  une 
couronne,  et  qui  s'en  vengera  au  moins  par  l'indiffé- 
rence. Tout  croule  en  Europe. 

Bernadotte  (ou  le  Prince  héréditaire)  serait  peut-être 
le  seul  général  qu'on  pourrait  opposer  avec  avantage  à 
son  ancien  Maître,  et  je  ne  crois  pas  que,  sans  la  con- 
quête de  la  Finlande,  il  eût  été  fort  difficile  de  l'ame- 
ner là.  Même,  malgré  ce  mur  de  séparation,  il  me  sem- 
ble que  les  deux  puissances  ne  se  traitent  pas  dans  ce 
moment  avec  aigreur.  Le  Danemarck  me  parait  violem- 
ment menacé  dans  cette  circonstance,  où  les  amis  se 
trouvent  plus  exposés  que  les  ennemis.  Je  plains  sur- 
tout le  digne  Roi  de  Saxe  ;  il  a  refusé  de  réunir  les  ter- 
t,  xt.  34 


530  LETTRE 

res  des  Princes  de  sa  famille,  et  il  a  consacré  une 
somme  très  considérable  au  paiement  des  marchandises 
anglaises  qu'il  a  fallu  brûler.  Ces  belles  actions  ont  fort 
déplu.  Dans  îa  refonte  générale;  de  l'Allemagne,  qui  sû- 
rement est  décrétée,  il  parait  que  la  Bavière  et  la  Saxe 
sont  les  premières  désignées.  Mais  quant  au  nord  en 
général,  il  me  semble  que  l'Espagne  doit  influer  infini- 
ment sur  la  date  des  événements.  Succombera-t-elle  ou 
ne  succombera-t-clle  pas?  S'obstinera-t-elle  ou  ne 
s'obstinera-t-elle  pas?  De  ces  questions  dépendent,  je 
crois,  la  guerre  contre  la  Russie. 

La  guerre  continue  sur  la  frontière  de  Perse.  Je  vous 
ai  mandé  l'expédition  du  Marquis  Paulucci.  Je  suis  per- 
sonnellement fort  intéressé  dans  cette  guerre,  comme 
vous  savez,  à  cause  de  mon  frère.  On  lui  a  fait  l'hon- 
neur de  lui  confier  l'avant  garde  d'une  petite  armée,  ou 
pour  mieux  dire,  d'un  corps  qui  a  marché  vers  le  Kuban 
contre  je  ne  sais  quel  Check-ali-khan  qui  remuait  de  ce 
côté.  Tout  est  allé  à  merveille.  Retiré  ensuite  à  Derbens 
(Pylse-Caspiœ),  mon  frère  a  appris  que  l'armée  se  prépa- 
rait à  faire  le  siège  d'Alkalsick  sur  le  Cur  (l'ancien 
Cyrus,  long.  66°,  lat.  40°,  à  peu  près).  Il  partit  subite- 
ment de  Derbens,  fit  900  verstes  achevai  en  neuf  jours 
(25  de  nos  lieues  par  jour),  et  le  22  novembre  (n.  s.)  il 
m'écrivait  de  Suram,  près  d'Alkalsick,  le  singulier  billet 
suivant:  «  J'arrive  à  temps,  si  la  ville  n'est  pas  prise 
aujourd'hui,  ce  que  je  ne  crois  pas.  Si  l'on  donne  l'as- 
saut, tu  entendras  parler  de  moi,  et  je  ferai  en  sorte 
que  l'on  me  loue  comme  le  soldat  de  César,  vif  ou  mort. 
Dans  ce  dernier  cas  voici  mes  dernières  volontés  


A  M.  LE  CHEVALIER  DE  ROSSI.  5&I 

Les  chevaux  sont  prêts:  adieu,  mon  cher  ami  ».  L'assaut 
était  en  effet  préparé,  à  ce  que  je  crois,  mais  il  n'a  pas 
eu  lieu.  Six  jours  après  la  date  de  ce  billet,  ceiui  qui 
l'avait  écrit  reçut  deux  coups  de  feu  à  l'attaque  d'une 
batterie.  L'un,  qui  a  touché  l'épaule,  n'a  pas  fait  grand 
mal,  mais  l'autre  qui  a  percé  le  bras  droit  de  part  en 
part  me  tient  fort  en  peine  ;  l'os  n'est  pas  cassé  :  mais  je 
vois,  qu'après  trois  jours,  l'inflammation  n'avait  pas 
diminué,  et  qu'on  craignait  une  lésion  du  périoste.  Le 
Général  en  chef  a  demandé  pour  lui  la  croix  de  Saint- 
Wladinair  au  cou.  C'est  une  distinction  distinguée  qui 
s'accorde  rarement  aux  Colonels  :  mais  j'y  compte  peu. 
Je  crois  voir  que  l'Empereur  est  mécontent  de  ce  qui 
s'est  fait,  et  dans  ces  sortes  de  cas  il  accorde  peu  de 
récompenses.  On  a  bien  laissé  couler  dans  le  public, 
avec  une  imprudence  simulée,  un  certain  bruit  de  peste 
qui  a  forcé  de  lever  en  hâte  le  siège  d'Alkalsick  ;  mais 
le  fait  est  qu'on  a  manqué  cette  ville  et  qu'on  est  revenu 
à  Tiflis.  Les  militaires  désapprouvent  beaucoup  celte 
guerre  ;  ils  disent  qu'il  y  a  en  Géorgie  trop  de  troupes 
pour  se  défendre,  et  pas  assez  pour  attaquer  les  Persans. 
S.  M.  I.  avait  daigné  me  parler  de  mon  frère  d'une 
manière  très  honorable.  Je  suis  fort  tranquille -,  rien 
n'est  perdu.  Je  crois  au  surplus  que  S.  M.  ne  sera  pas 
fâchée  d'apprendre  que,  dans  toutes  les  occasions,  ses 
sujets  se  sont  passablement  montrés  dans  ce  pays. 

La  guerre  de  Turquie  va  son  train.  Le  cri  de  la  nation 
est  comme  vous  l'imaginez  assez  :  Paix  avec  la  Turquie. 
Malheureusement  elle  n'est  pas  aisée  à  faire.  Les  Turcs 
présentent  comme  proposition  fondamentale  l'abandon 


532  LETTRE 

de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie.  Mais  ces  deux  princi- 
pautés sont  réunies  :  voilà  l'effet  de  cette  démarche 
française.  Lorsque  M.  d'Italinski  est  arrivé  pour  traiter, 
les  Plénipotentiaires  turcs  s'étaient  retirés.  Il  paraît 
qu'une  nouvelle  campagne  est  décidée,  ce  qui  fâche 
beaucoup  tout  le  monde.  Cette  guerre  coûte  cent  mille 
roubles  par  jour,  et  je  pense  qu'elle  a  bien  mis  aussi 
cent  mille  hommes  sous  terre  ou  hors  de  combat.  Dix- 
neuf  généraux  y  ont  péri,  dont  trois  seulement  par  le 
fer  ennemi. 

L'opinion  publique  en  veut  beaucoup  au  Chancelier, 
à  qui  elle  reproche  le  système  de  servitude  à  l'égard  de 
la  France,  et  les  guerres  qui  ont  ruiné  inutilement 
l'Empire.  Quant  à  la  guerre  de  Turquie,  il  n'en  est  ni 
ne  peut  en  être  l'auteur.  Je  vous  ai  appris  dans  le  temps 
de  quelle  singulière  manière  elle  fut  déclarée.  Depuis, 
M.  de  Budberg  a  confessé  en  termes  clairs  qu'il  avait 
conseillé  cette  guerre  afin  que  l'Empereur,  maître  des 
deux  principautés,  eût  des  gages  dans  les  mains  pour 
traiter  avec  ses  ennemis.  Voilà  qui  est  clair.  Or,  je  ne 
vois  pas  pourquoi  on  voudrait  mêler  le  Chancelier  dans 
cette  jurisprudence  de  cosaque,  et  même  de  cosaque 
aveugle.  Sur  la  conquête  de  la  Finlande,  et  sur  le  refus 
de  faire  la  paix  Tannée  dernière  avec  les  Turcs,  en  pre- 
nant le  Pruth  pour  limite,  il  est  plus  difficile  de  l'excu- 
ser :  cependant  il  est  difficile  dans  ces  sortes  de  choses 
de  faire  exactement  la  part  du  Maître  et  celle  du  Mi- 
nistre. Celui-ci  ne  peut,  ni  en  honneur  ni  en  conscience, 
dire  qu'on  se  conduit  mal  et  contre  ses  intentions.  Qui 
peut  savoir  ce  qui  se  passe  tête  à  tête  entre  lui  et  son 


A  M.   LE  CHEVALIER  DE   KOSSI.  )33 

Maître?  Qui  pourra  tirer  la  ligne  entre  le  conseil  et 
l'obéissance  ?  Le  Comte  de  Roumantzof  est-il  Empereur 
de  l'Empereur  ?  Pour  moi,  je  crois  que  personne  n'a  rien 
à  dire  contre  le  Ministre,  jusqu'à  ce  que  le  Maître  le 
disgracie  et  l'accuse  de  l'avoir  mal  conseillé.  Et  quant 
aux  révérences  trop  profondes  faites  à  la  France,  la 
politique  étant  quelquefois  obligée  d'être  ridicule,  je 
trouve  que  le  Ministre  qui  se  charge  de  la  partie  pé- 
nible de  cette  comédie  éternelle  décharge  d'autant  son 
Maître  et  mérite  récompense.  Vous  trouverez  peut-être 
de  la  partialité  dans  ce  jugement.  J'avoue  que  je  suis 
suspect,  car  je  n'ai  jamais  éprouvé  de  la  part  du  Chan- 
celier que  des  traits  de  bienveillance  et  de  politesse 
exquise  ;  cependant  je  crois  être  juste  en  refusant  de 
faire  chorus  avec  la  Bête  à  plusieurs  têtes  en  distinguant 
ce  qui  est  mal  de  ce  qui  est  excusable  ou  douteux,  et  en 
laissant  à  chacun  ce  qui  lui  appartient.  S.  M.  en  jugera. 

Il  me  semble,  Monsieur  le  Chevalier,  que  d'après 
tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  vous  pouvez  vous 
former  une  idée  assez  nette  des  craintes  qui  m'agitent. 
Ces  craintes  sont  partagées  par  une  grande  partie  de  la 
nation  qui  est  fort  découragée;  mais  je  vous  cacherais 
une  partie  de  la  vérité,  si  je  ne  vous  disais  pas  qu'un 
parti  considérable  s'est  ^jeté  dans  le  système  opposé  et 
ne  doute  de  rien.  L'Empereur  n'a  rien  à  craindre,  les 
hommes  ne  lui  manquent  pas,  l'argent  ne  lui  manquera 
pas' davantage.  S'il  riy  en  a  pas  dans  ses  coffres  en  rou- 
bles, il  y  en  a  en  vaisselle  dans  toutes  les  maisons  de  sa 
noblesse,  etc.  J'ai  entendu  tout  cela  de  mes  propres 
oreilles  avec  beaucoup  d'autres  belles  choses.  Dans  ces 


;>3rl  LETTRE 

sortes  de  cas,  il  farut  être  modeste,  car  l'événement 
trompe  souvent  les  calculs  en  apparence  les  mieux  fon- 
dés. Ici  les  jugements  sur  les  personnes  et  sur  les  choses 
sont  passionnés  et  extrêmes.  Un  ouvrier,  un  artiste, 
un  comédien,  un  ministre,  un  médecin,  un  musicien,  etc., 
tout  est  jugé  également  et  sans  miséricorde,  et  toujours 
suivant  les  coteries.  Vous  connaissez  probablement  le 
vers  :  Je  Cygne  (Vun  logis  est  Coq-d'hule  dans  Vautre. 
Voilà  précisément  la  devise  du  public  de  cette  grande 
capitale.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  un  étranger  est 
dérouté  par  ces  jugements.  Il  n'y  a  point  d'opinion 
publique,  il  ne  sait  que  croire.  Je  l'éprouve  surtout  dans 
ce  moment.  Une  des  grandes  peines  de  l'Empereur  est 
certainement  le  défaut  de  talents  militaires,  du  moins 
de  grands  talents.  Si  l'opinion  lui  désignait  un  Général, 
sûrement  il  le  nommerait  ;  mais  elle  garde  le  silence,  et, 
ce  qui  est  pire,  elle  dit  blanc  et  noir.  Moi,  qui  vois  des 
hommes  de  toutes  les  couleurs,  souvent  je  leur  demande  : 
Quel  Général  voulez-vous  ?  —  Personne  ne  se  réunit.  Je 
vous  dis  le  pour  et  le  contre  ;  mais  je  vous  avoue  que 
je  penche  vers  les  suppositions  tristes.  Personne  ne  rend 
plus  de  justice  que  moi  à  la  valeur  russe,  mais  la  pre- 
mière classe  est  légère,  gâtée  et  affaiblie,  et  partout 
c'est  elle  qui  mène  tout.  Vous  pensez  bien  si  j'ai  envie 
de  me  tromper  ! 

À  la  manière  dont  Ton  traite  ici  l'Envoyé  d'Autriche, 
on  voit  assez  clairement  que  les  deux  Cours  compren- 
nent qu'il  conviendrait,  toute  rancune  cessante,  de 
songer  à  faire  leur  salut  ensemble.  D'un  autre  côté,  on 
parle  d'une  manière  assez  affirmative  de  la  proposition 


A  M.   LE   CHEVALIER  DE  ROSSI.  535 

faite  par  Napoléon,  d'un  échange  des  provinces  mari- 
times sur  l'Adriatique  avec  la  Gallicie  pour  arrondir  la 
Pologne,  et  séparer  tout  à  fait  la  Russie  et  l'Autriche. 
On  ajoute  que  celte  dernière  puissance  est  tentée;  n'étant 
pas  instruit  sur  ce  fait  (quoique  probable  en  lui-même), 
je  n'affirme  rien.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  me  parait  qu'on  ne 
saurait  attendre  aucune  grande  résolution  de  la  part  de 
cette  Cour  de  Vienne  qui  a  trop  souffert  et  qui  est  trop 
écrasée.  Ce  serait  au  reste  un  très  grand  bien  que  de 
l'empêcher  de  faire  quelque  grand  mal. 

En  faisant  la  supposition  la  plus  avantageuse  pour 
nous,  la  Russie,  en  cas  d'attaque,  pourra  repousser  le 
terrible  homme,  et  l'humilier  en  l'obligeant  de  se  retirer  : 
ce  sera  un  très  beau  coup  pour  la  Russie,  et  je  le  souhaite 
de  tout  mon  cœur  ;  mais  qu'est-ce  que  cela  fera  au 
reste  du  monde?  Napoléon  en  sera-t-il  moins  possesseur 
du  plus  vaste  et  du  plus  puissant  Empire  de  l'Europe? 
Il  en  faudra  toujours  revenir  à  mon  éternel  axiome  : 
Sans  la  France,  point  de  salut.  Mais  il  y  a  toujours  beau- 
coup d'espérance  de  ce  côté.  Si  je  me  trompe,  si  les  an- 
ciennes dynasties  sont  condamnées,  si  la  vigueur  féroce 
d'une  nouvelle  race  mêlée  à  une  douceur  antique  peut 
former  un  véritable  Souverain,  comme  le  cuivre  mêlé  à 
Tétain  peut  faire  une  cloche  ou  un  canon,  que  ni  l'un  ni 
l'autre  n'auraient  pu  faire  séparément,  alors  je  ferme  les 
}eux  pour  ne  plus  voir.  Je  n'abandonnerai  cependant 
mes  idées  qu'à  la  dernière  extrémité. 

Tout  le  fracas,  tous  les  succès  que  je  vois  ne  me  dé- 
couragent pas.  On  dira  :  Où  est  la  force  capable  de  ren- 
verser ce  colosse?  Je  réponds  :  Elle  est  dans  un  souper 


5S8  LETTRE 

de  Paris  où  trois  ou  quatre  personnes  seraient  d'accord. 

Je  vous  quitte  sur  cet  augure,  en  vous  renouvelant 
l'assurance  de  la  haute  considération  avec  laquelle  j'ai 
l'honneur  d'être  

SUPPLÉMENT. 

J'ai  beaucoup  cherché  à  deviner  s'il  y  avait  eu  entre 
S.  M.  I.  et  l'Ambassadeur  de  France  quelque  explica- 
tion plus  ou  moins  violente  au  sujet  de  tout  ce  qui  se 
passe.  Je  n'ai  pu  obtenir  rien  de  certain  ;  mais  il  est 
infiniment  probable  qu'on  s'est  expliqué  plus  ou  moins 
vivement.  Ce  Gaulaincourt,  au  reste,  n'est  pas  du  tout 
un  homme  mauvais  ;  il  est  créature  de  Napoléon,  il  lui 
a  prêté  serment,  il  lui  doit  tout,  il  faut  bien  qu'il  lui 
obéisse  ;  mais  il  déplore  sûrement  les  excès  de  son 
Maître,  et  je  sais  certainement  que,  parlant  un  jour  avec 
une  femme  dont  il  est  amoureux,  il  lui  échappa  de  dire 
après  avoir  reçu  une  certaine  lettre  de  Paris:  «  Il  y  a 
des  moments  où  un  honnête  homme  voudrait  mourir.  »  Je 
ne  le  crois  d'ailleurs  nullement  insensible  à  la  manière 
dont  l'Empereur  l'a  traité;  personnellement  je  ne  puis 
m'en  plaindre.  Il  est  vrai  que  j'ai  eu  soin  de  ne  pas 
compromettre  S.  M.  par  des  démarches  ni  même  par  des 
discours  déplacés  ;  n'importe,  il  aurait  pu  aisément 
me  faire  de  la  peine.  En  tout,  je  n'en  voudrais  pas  un 
autre. 

On  m'assure  qu'il  a  tardé  d'envoyer  le  tarif  pour  voir 
s'il  pourrait  obtenir  quelques  adoucissements.  Mais  le 
Conseil,  comme  le  Maître,  tiennent  fortement  à  cette  me- 
sure, où  il  entre  beaucoup  d'orgueil  national.  Si  cepen- 


\   M.   LE  CHEVALIER  DE   ROSSI.  5 87 

dant  ils  croient  appuyer  sur  cette  mesure  la  réintégration 
du  billet,  je  crois  qu'ils  se  trompent  fort  en  cela  5  mais 
en  portant  pour  le  moment  un  coup  sensible  au  com- 
merce de  Lyon,  ce  sera  peut-être  un  bien:  nous  verrons. 
Le  billet  est  à  16  s.  de  France  (le  pair  est  72).  Ce 
n'est  pas  la  mort,  mais  c'est  bien  l'agonie.  Au  reste,  ces 
banqueroutes  dont  on  parle  tant  ne  sont  pas.,  je  crois, 
tout  ce  qu'on  imagine. — Jeudi  passé,  26  janv.  (7  févr.), 
il  a  paru  un  manifeste  fort  intéressant  de  S.  M.  I.,  par 
lequel  rendant  compte,  comme  Elle  s'y  était  engagée,  de 
l'état  de  ses  finances,  Elle  déclare  que  ses  économies  ont 
produit  cent  millions  de  roubles  en  augmentation  de 
revenus,  même  en  supprimant  la  capitation  d'un  demi- 
rouble.  Je  ne  vois  pas  qu'on  doute  le  moins  du  monde  de 
la  vérité  de  cette  assertion  qui  est  bien  consolante. 

Tous  les  Ministres  ont  paru  à  leur  tour  devant  le  Co- 
mité des  Finances  présidé  par  M.  Morwinof,  et  tous  ont 
proposé  ou  accepté  des  retranchements,  ce  qui  a  produit 
de  très  grandes  économies.  M.  de  Gourief,  Ministre  des 
linances,  a  refusé  de  paraître.  Il  s'agissait  de  rendre 
compte  de  l'administration  des  domaines,  et  surtout  de 
celle  qu'on  nomme  ici  le  Cabinet  (c'est  un  très  grand 
objet  qui  passe,  je  crois,  neuf  millions  de  revenu).  Le 
Ministre  prétendait  que  cet  article,  pouvant  être  appelé  ✓ 
en  quelque  façon  Yargent  de  poche  de  l'Empereur,  ne 
devait  de  compte  à  personne.  L'Empereur  lui  a  donné 
tort  ;  il  a  fait  au  conseil  Una  bellissima  diceria  dans 
laquelle  il  a  dit  que  les  domaines  étant  destinés  pour 
l'entretien  delà  Maison  régnante,  à  la  décharge  du  trésor 
public,  il  ne  pouvait  pas  apparemment  les  administrer 


53S  LETTBE 

lui-même,  et  que  loin  de  les  soustraire  h  l'inspection  du 
(Conseil,  il  avait  au  contraire  un  intérêt  particulier  à 
cette  reddition  de  comptes.  Vous  ne  sauriez  croire  com- 
bien il  est  citoyen.  Dans  ce  cas,  il  a  évidemment  raison. 
Par  quelle  vaine  idée  d'indépendance  livrerait-il  ses 
domaines  au  brigandage  qui  serait  la  suite  de  l'exception 
à  la  règle  générale  ?  11  sait  assez  qu'il  est  Maître,  et  par 
conséquent  maître  de  se  laisser  voler  ;  mais  ce  privilège  - 
là,  il  suffit  de  l'avoir;  il  n'est  pas  tout  à  fait  nécessaire 
d'en  user.  On  a  donné  pendant  quelques  jours  pour 
certaine  la  retraite  de  M.  de  Gouricf.  Ce  serait  un  très 
grand  mal  par  trois  raisons  :  1°  parce  qu'un  Prince  qui 
sait  son  métier  ne  doit  jamais  laisser  tomber  l'< mbre  de 
disgrâce  sur  le  sujet  qui  a  soutenu  sa  prérogative  même 
à  l'excès;  2°  parce  que  M.  de  Gouricf  est  un  homme  ir- 
réprochable qui  sert  bien  son  Maître  ;  3°  enfin  parce  que 
tout  changement  de  Ministre,  s'il  n'est  pas  rigoureuse- 
ment nécessité  par  des  malversations,  est  un  grand  mal. 
Voyez  tous  les  règnes  qui  brillent  dans  l'histoire  ;  tou- 
jours vous  verrez  à  côté  du  Prince  un  Ministre  immobile, 
qui  vieillit  et  meurt  à  côté  de  lui,  depuis  le  Cardinal 
d'Amboise  jusqu'à  Bogino.  Le  trésorier  de  l'Empire,  de- 
puis la  dernière  formation,  était  M.  de  Kampen-Hausen  ; 
il  est  fort  contre-pointé  avec  M.  de  Gourief,  et  c'est  sur 
les  mémoires  qu'il  a  fournis  que  ce  dernier  a  été  appelé 
à  l'ordre.  Mais  il  ne  peut  nullement  lui  être  comparé 
pour  le  caractère  et  ce  qu'on  appelle  Y  existence.  Il  ne 
vient  pas  moins  d'être  fait  Contrôleur  général.  Voilà 
encore  une  nouvelle  place,  et  le  trésor  de  l'Empire 
changé  d'administrateur.  C'est  cependant  l'administra- 


A   M.   LE  CHEVALIER  DE   UOSSÏ.  539 

tion  qui  devrait  le  moins  changer,  mais  ici  tout  change  ; 
c'est  encore  un  des  traits  les  plus  marquants  et  les 
moins  explicables  de  celte  grande  nation.  Le  changement 
est  pour  elle  un  besoin,  une  passion,  un  délire;  les 
meubles,  les  habits,  les  décorations,  les  maisons,  les 
modes,  les  lois,  les  institutions,  tout  est  dans  une  varia- 
tion continuelle.  Il  n'y  a  pas  dans  cette  capitale  une 
seule  maison  qui  loge  la  troisième  génération.  Les  terres 
changent  de  propriétaires  comme  les  chevaux, etc.,  etc. 

A  côté  de  cela,  il  est  curieux  de  voir  cette  inconce- 
vable nation  française  revenir  graduellement  à  toutes 
ses  anciennes  institutions,  même  aux  plus  petites.  Vous 
avez  vu  rétablir  les  Parlements  sous  le  nom  de  Cours 
impériales.  Depuis  on  a  rétabli  la  corporation  des  avo- 
cats, y  compris  le  bâtonnier  (notez  bien  ce  nom).  Mais 
rien  n'égale  l'abolition  de  l'uniforme  hors  de  service,  et 
le  rétablissement  de  ce  qu'on  appelait  les  quatre  saisons» 
Le  Roi  de  France  était  jadis  vêtu  en  Prêtre  le  jour  du 
sacre,  en  militaire  au  moment  où  il  faisait  reconnaître 
un  officier  de  sa  garde,  et  en  magistrat  dans  ses  lits  de 
justice.  Du  reste  il  ne  portait  l'habit  de  personne,  pas 
même  en  deuil.  Si  ce  bourreau  de  Napoléon  a  suivi  ces 
idées,  il  en  sait  autant  et  plus  que  nous  ;  j'en  suis  fâché. 
S'il  n'a  obéi  qu'aux  cris  des  manufactures  de  Lyon, 
meno  maie. 

Je  voudrais,  Monsieur  le  Chevalier,  vous  faire  lire 
une  dissertation  sur  la  vertu  des  habits.  En  attendant, 
observez,  je  vous  prie,  qu'aucun  des  changements  qui 
s'opèrent  en  France  n'auraient  pu  être  opérés  par  un 
Bourbon.  11  me  semble  entendre  les  frondeurs  :  Voilà 


540  LETTRE 

bien  les  Princes  !  Ils  ne  peuvent  changer  d'idées.  Ils  ne 
sauraient  vivre  sans  fiefs,  sans  majorais,  et  enfin  sans 
dentelles  et  sans  broderies.  On  ne  s'avise  pas  de  parler  de 
celui  qui  rebrode  sa  nation.  Je  dis  mal  :  La  Nation.  Lais- 
sons-le donc  faire,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  tout  refait, 
excepté  deux  choses.  Alors  il  faut  bien  espérer  qu'il 
arrivera  un  événement  extraordinaire.  Il  y  a  encore  une 
chose  que  j'oubliais,  et  qui  n'a  pas  besoin  d'un  autre 
homme,  c'est  le  gibet  substitué  à  la  guillotine. 

Des  renseignements,  que  j'ai  lieu  de  croire  aussi  sûrs 
qu'on  peut  les  avoir  dans  ce  genre,  portent  à  plus  de 
300,000  hommes  les  forces  qui  sont  prêtes  en  Pologne, 
outre  un  corps  de  réserve  de  près  de  40,000.  Les  forces 
ne  manquent  pas.  C'est  uniquement  le  côté  moral  qui 
me  fait  peur  :  je  vous  ai  tout  dit  pour  et  contre.  Dieu 
veuille  que  j'aie  raison  sur  le  pour,  et  tort  sur  le  contre. 
S.  M.  sait  ce  que  je  dois  à  l'Empereur  Alexandre.  Je 
m'étais  arrangé  pour  finir  ma  vie  à  côté  de  son  trône 
puisque  j'ai  perdu  ma  place  à  côté  de  celui  que  je  sers. 
S'il  arrive  malheur  à  ce  Prince,  je  cesserai  d'exister. 


FIN  DU  ONZIÈME  VOLUME. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  CE  ONZIÈME  VOLUME 


Page* 

246  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   1 

247  —  Au  Même   8 

248  —  f  A  Mlie  Adèle  de  Maistre   10 

249  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   13 

250  —  Au  Chevalier  de  Maistre   23 

251  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   27 

252  —  Au  Même  !   48 

253  —  Au  Même   56 

254  —  Au  Même   60 

255  —  Au  Même   77 

256  —  Au  Même   80 

257  —  A  M.  le  Général  Pardo,  Ministre  d'Espagne.  .  86 

258  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   89 

259  —  Au  Même   94 

260  —  Au  Même   96 

261  —  Au  Même   111 

262  —  Au  Même   113 

263  —  Au  Même  .    .   115 

264  —  Au  Même   124 

265  —  f  Au  Comte  Rodolphe   129 


542  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages 

266  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   131 

267  —  Au  Même   134 

268  —  A  M.  le  Comte  de  Soltikof   139 

269  —  f  A  Mlle  Constance  do  Maistre   141 

270  —  A  la  Même   146 

271  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   149 

272  —  Au  Même   163 

273  —  Au  Même   166 

274  —  Au  Même   182 

275  —  Au  Même   188 

276  —  Au  Même   202 

277  —  Au  Même   206 

278  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel   214 

279  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   218 

280  —  Au  Même   222 

281  —  Au  Même   228 

282  —  Au  Même   235 

282  —  Au  Même   242 

284  —  Au  Même   244 

285  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel   252 

286  —  Au  Même   259 

287  —  f  A  Mile  Adèle  de  Maistre   263 

288  —  f  A  Mlle  Constance  de  Maistre   266 

289  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   271 

290  —  Au  Même   288 

291  —  A  M.  le  Comte  de  ***   315 

292  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   325 

293  —  Mémoire   352 

294  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   355 

295  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel   360 

296  —  AMme  la  Baronne  de  Morand,  née  de  Costa,  sa 

belle-sœur   366 


TABLE  DES  MATIERES.  543 

Pages 

297  —  f  A  lu  Reine  Marie  Thérèse  d'Esté,  Reine  de 

Sardaigne   370 

298  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel   372 

299  —  A  M.  l'Amiral  Tchilchagof   393 

300  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel  .......  397 

301  —  Au  Même   404 

302  —  f  A  MIle  Adèle  de  Maistre   420 

303  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   423 

304  —  A  M.  l'Amiral  Tchitchagof   439 

305  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   443 

306  —  A  M.  l'Amiral  Tchitchagof   449 

307  —  A  M.  le  Comte  de  Schulembourg   457 

308  —  Au  Roi  Victor-Emmanuel   460 

309  —  A  M.  l'Amiral  Tchilchagof   461 

310  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   467 

311  —  Au  Même   471 

312  —  A  Mme  Tchilchagof   476 

313  —  A  M.  l'Amiral  Tchilchagof.  —  Dissertation  sur 

le  mot  :  Patrie   481 

314  —  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   486 

315  —  Au  Même   494 

316  —  A  MlIe  Constance  de  Maistre   498 

317  —  Au  Chevalier  de  Maislre   501 

318  — •  A  M.  le  Chevalier  de  Rossi   507 

FIN  DE  LA  TABLE. 


Lyon.  —  Impr.  VITTE  &  PERRUSSEL,  rue  Sala,  58.